Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Une si jolie colonie
Une si jolie colonie
Une si jolie colonie
Livre électronique352 pages5 heures

Une si jolie colonie

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Comment deux visiteuses médicales peuvent tomber amoureuses de deux patients hospitalisés,  alors qu'elles viennent seulement les soutenir de leur présence ?
On est là en milieu psychiatrique, et toute maladie peut révéler ses symptômes ou les tenir cachés. Face à elles, les hommes dont elles désirent un peu égayer la vie recluse, ont eu un parcours particulier. Comme presque trois-­millions d'entre eux, ils ont fait la guerre en Algérie, et comme trois-­cent-­mille d'entre eux, en sont revenus traumatisés. Ces deux ex-militaires trouveront-­ils guérison et même amour au travers des relations qui vont ainsi naître, puis se construire, chambre 7, pavillon C ?
Mais les choses vont se compliquer, par l'entrée en scène d'autres personnages inattendus, surgis du passé...

LangueFrançais
Date de sortie28 nov. 2021
ISBN9782491934972
Une si jolie colonie

Auteurs associés

Lié à Une si jolie colonie

Livres électroniques liés

Fiction générale pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Une si jolie colonie

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Une si jolie colonie - Arthur Veller

    Chapitre premier

    « Allô maman ?... Tu peux venir ? Eh bien, oui ! Voir Tatie Camille… Non !… Pas qu’au téléphone… À Aix ! S’il te plaît, maman !… Tu sais comment elle est, des fois ?... Eh bien, voilà ! Là elle fait pareil… pire même ! »

    Ça, c’était hier soir. Hier on était samedi 13 septembre 1969. Ouf ! Ce n’était pas un vendredi 13 ! Elle n’est pas superstitieuse, mais !… Sa fille qui lui téléphone ! Ce coup de fil de Melissa avait plongé Géraldine dans un état de pseudo-mélancolie qu’elle n’arrive plus à gérer. Ce dont lui a fait état sa fille cadette, c’est un genre de situation à répétition. Elle a la certitude naissante qu’elle n’arrivera pas à modifier Camille, quoi qu’elle tente à son sujet. Pourtant c’est sa petite sœur, et elle la connaît sur le bout des doigts, elle l’a élevée depuis sa naissance ! Enfin, jusqu’à présent elle pensait la connaître… Mais dorénavant les zones d’ombre chez Camille vont en se multipliant… Et Mélissa qui avait énigmatiquement persisté, comme pour en rajouter !

    « Maman ! Elle ne veut rien me dire ! Sous prétexte que ça ne me regarde pas… Oh ça ! Elle est toujours gentille, adorable, même… Mes vacances ? Ça se passe bien, oui, je suis bien chez elle, pas de problème ! Elle est toujours aux petits soins… J’ai toujours l’impression qu’elle joue à la poupée avec moi… Quoi ? Oui, bien sûr ! Je suis Sa poupée ! D’ailleurs elle me le dit, des fois. Je sais ! Maintenant que je suis plus grande je m’en aperçois ! Je suis… oui maman, je suis… la fille qu’elle n’a pas eue. Mais ce n’est pas ça, le sujet ! Le sujet c’est qu’elle me fait un peu peur ! Je ne sais pas pourquoi elle est comme ça. C’est pour ça que je te dis… tu devrais venir… »

    Soudain inquiète, Géraldine avait demandé des précisions à sa fille. À bientôt quinze ans, celle-ci commençait à savoir deviner des choses à peine visibles… Alors, quel changement avait-elle perçu chez sa tante ?

    « Par rapport à avant ? Eh bien… avant d’être en maladie, tu sais, de toute façon, elle partait tôt au boulot, et quand elle revenait le soir, elle s’enfermait dans sa chambre dès qu’elle arrivait… Maintenant que je suis là, elle est toute la journée dans sa chambre, à son bureau je crois, en tout cas elle n’arrête pas de tourner en rond… Elle ne me propose même plus de faire des jeux avec moi… Oui ? Tu peux venir ? Ah, merci maman, tu es un chou… À Marjorie, elle aurait peut-être dit ce qu’elle a… c’est ma grande sœur… Mais moi, je ne compte pas ! Voilà, maman, tu as tout compris… Alors à demain soir, bisous… Mais tu viens, hein ? Et puis lundi c’est la rentrée, alors il faut bien que je revienne à la maison… Alors tu n’as qu’à dire que tu passais pour venir me chercher ! »

    *

    *     *

    Certaines personnes affirment que dans la vie, on reste comme on est, qu’on ne change pas ! De plus la mélancolie de Camille a toujours été contagieuse ! Et là, Géraldine sent que vis-à-vis de sa petite sœur, elle brûle ses dernières cartouches. Après, si cette situation devait continuer, elle n’a plus aucune idée de ce qui pourrait se passer.

    Camille ne pourra jamais être que « sa petite dernière » ! Dans la tête de Géraldine, cela reste une évidence ! Leurs parents avaient eu trois filles, toutes sans problèmes pourtant. Et un jour, longtemps après, était arrivée Camille… Du coup, les parents, vieillissants, avaient laissé le flambeau aux trois filles, et c’était surtout elle, Géraldine, la cadette, qui s’était occupée d’élever, si l’on peut dire, cette dernière. Elle sentait quand même qu’on lui avait donné le rôle d’une aînée, dans cette histoire.

    Mais l’aînée, Arlette, était partie tôt de la maison, et n’avait jamais eu la fibre familiale.

    Aussi Géraldine avait eu, avec sa petite sœur, la quatrième, la petite dernière, sa poupée vivante, lou caganis, sa pitchounette, et cela dès le début, plus un lien de parenté qu’un lien de sœur à sœur.

    Étonnamment, Sophie, la troisième, n’avait jamais éprouvé de telles pulsions maternelles, mais bien plutôt de la jalousie, les parents divisant, à son avis, leur affection, la délaissant à un âge de sa petite enfance où elle aurait eu encore plus besoin d’eux. Aussi Sophie s’était accrochée à la sphère familiale, tentant de coloniser toutes les attentions. Et ceci jusqu’à sa majorité. Puis elle était partie, amère…

    Ce qui fait maintenant déprimer Géraldine, c’est qu’elle n’a jamais fait que du bien, du beau, du bon pour son premier « petit bouchon ». S’en étant toujours sentie responsable, elle en arrive à culpabiliser en pensant qu’elle s’était « fait la main » sur Camille, ce qui lui avait permis par la suite d’élever Marjorie et Melissa sans problèmes apparents. En fond de pensée, chez Géraldine, il y a toujours désormais ce « c’est ma faute !... »

    Elle ressasse, confortablement installée dans la deux-chevaux cahotante qu’elle vient d’acheter à crédit, mais se tortille nerveusement à l’approche du centre d’Aix-en-Provence. Dans sa tête, elle est prête à attaquer sa sœur.

    *

    *     *

    « Bon alors, Camille, qu’est-ce que tu nous fais, là encore ?

    — Moi ? Rien !

    — Attends ! Chaque année c’est pareil, on dirait que c’est toujours à la même époque ! C’est la saison ? Remarque, moi aussi, l’automne, je n’aime pas. Les jours qui raccourcissent, le froid qui arrive, les feuilles qui meurent… Mais toi, tu déprimes pour de vrai, là ! Non ? Jusque-là tu te noyais dans le boulot, dans tes activités, ça on sait, on est habitués ! Mais maintenant, tu t’enfermes !

    — Je fais ce que je veux chez moi, j’ai le droit, non ?

    — Et surtout ne m’aide pas, hein ? Pourquoi tu ne dis rien ? Si tu vas même plus à tes cours du soir, alors là c’est qu’il y a quelque chose ! Tu n’as rien à dire ? Bon, eh bien, je vais m’occuper de toi ! Quand tu étais bébé, je te changeais les couches et je te donnais le bibi… Eh bien, maintenant, tu vas venir avec moi, sœurette, tu vas me suivre, ça te fera du bien, tu verras !

    — Géraldine ! Où tu comptes m’emmener ?

    — Ah quand même, ça t’intéresse ! Ça va te paraître bizarre au début, tu vas croire que je te prends pour une folle pour t’amener chez les fous, mais ce n’est pas ça !

    — Tu veux me faire enfermer à l’asile de fous ?

    — Pas du tout, ma chérie, pas du tout ! Et d’abord, maintenant on dit « hôpital psychiatrique », on ne dit plus asile de fous, on est en 69 et plus au début du siècle ! Mai 68 est passé par là aussi, et même si ce n’est pas encore l’idéal, tu verras ce que je te dis. Tu vas avoir affaire à des êtres humains. Oui, c’est nouveau, on les traite comme des êtres humains ! Eh oui, ma belle, ce sont des gens comme toi ! Tu pourrais y être toi aussi… Il y a des gens qui y entrent pour une semaine pour faire une cure de sommeil, par exemple, et qui en ressortent avec la tête bien sur les épaules !

    — Tu veux me faire faire ça ?

    — Mais non, Camille, je vais seulement te montrer ce que je fais. Nous, on va y aller pour voir des gens, parler avec eux, les écouter, on sera des visiteuses médicales, et quand tu auras vu ce qu’ils ont, ces pauvres gens, peut-être que tu penseras moins à tes petits problèmes…

    — J’ai pas de problèmes, moi !

    — D’accord, alors tu seras au courant des problèmes de ceux qui en ont, et ça t’occupera l’esprit !

    — Mais je suis pas médecin, moi !

    — Pas besoin ! Écouter ! Simplement écouter ! Tu vois ce que ça veut dire, écouter ? Eh bien, tu n’auras rien d’autre à faire, et tu leur apporteras certainement, sans même le savoir, une aide immense !

    — Bon, si tu y tiens, je vais avec toi, mais c’est à tes risques et périls !

    — Ce que tu peux être bête ! Tu verras ! Ça se passera… bien ! Bon, je ne t’en dis pas plus ! »

    Géraldine quitte sa sœur avec une espèce de boule au ventre. Camille s’exprime peu, de moins en moins, comme si elle cachait quelque chose. Elle la trouve vraiment renfermée. Alors, de voir s’exprimer des gens qui ont des problèmes, est-ce que cela facilitera l’expression des siens ? Géraldine sent confusément que sa sœur vit en permanence avec un obstacle interne à sa vie, à sa libération, à sa liberté. Elle souhaite pour elle une liberté tranquille. C’est cela ! Une liberté tranquille. De voir des fous la libérera-t-il pour autant ?

    *

    *     *

    « Ce que tu es bête ! Tu verras, ça se passera bien ! Bon, je t’en dis pas plus. »

    Cette phrase anodine résonne désormais dans la tête de Camille. Méfiance ! Elle se sent prise dans un étau.

    D’une part sa sœur, sa mère devrait-elle dire, la surprotège, et ce depuis toujours… Voilà qui est bien ! Et cela lui a valu une certaine sérénité dans sa prime enfance. Elle a été tellement chouchoutée, dorlotée, que les problèmes lui sont toujours passés à côté sans qu’elle les aperçoive, ou sinon à peine. Pas plus tôt arrivés que sa sœur y palliait, et basta.

    Mais d’autre part, ce que Camille ressent, c’est que dans la vie des problèmes existent, et elle devine que plus tard, quand sa sœur ne sera plus là, ce sera à elle, et elle seule, de les affronter. Et malheureusement elle ne se sent pas armée pour cela. Alors elle aimerait bien savoir se débrouiller toute seule, y parvenir à petites doses, sans que personne ne s’en aperçoive, et qu’il n’y ait surtout pas une Géraldine pour la juger, comme elle l’a déjà fait parfois dans le passé. Même un simple guidage de sa part, pour lui indiquer la solution, ou l’aider à choisir entre plusieurs solutions, cette simple idée la hérisse dorénavant.

    Depuis quelque temps, elle a le réflexe de s’isoler. Seule, elle ne fait strictement rien, mais au moins elle existe. Elle peut choisir de respirer vite ou lentement. Personne pour lui faire des remarques ! Et puis elle se dit que, ma foi, cela n’intéresserait personne de savoir comment elle respire, alors elle se sent ado, tiens, comme sa nièce, Melissa, qui vient de passer ses vacances chez elle, qu’elle a pu observer à loisir, et qui du coup lui semble parfois plus mûre qu’elle.

    Elle se prend à détester tous ceux qu’elle a aimé, elle en a bien conscience, et cela la gêne, elle se perçoit comme un monstre du sentiment. Et avec les garçons, son parcours a été encore pire ! Sachant que ceux-ci ont toujours, en tout cas ceux qu’elle a connus jusqu’à présent, l’habitude d’entraîner les filles dans leur sillage, à vouloir être directifs, autoritaires, à se prendre pour des êtres supérieurs, ou les meilleurs ! Avec les garçons elle ne se sent pas pouvoir exister, oui… exister, tout simplement.

    Alors, seule dans sa chambre, elle fond en larmes, sans plus aucune perspective de vie. La vie, la vraie, ce ne peut être que pour les autres ! Mais comment font-ils pour réussir ? Parce qu’eux réussissent ! C’est clair ! Si elle faisait mentalement le tour des membres de sa famille, les décortiquant les uns après les autres, elle verrait bien qu’ils ont tous tout pour réussir… Bon, ce sont vraiment les seuls qu’elle a toujours pu suivre dans leur intimité, et qu’elle pense connaître par cœur, car elle n’en connaît pas d’autres aussi profondément…

    Elle n’a pas la tête à ce que sa sœur veut l’obliger à faire. Et cela l’inquiète au plus haut point. Faire la connaissance d’autres personnes ! Ce serait donc, ainsi, pouvoir connaître des gens qui n’ont pas réussi ! Quel intérêt ? Se voir dans les autres comme dans un miroir ? Elle craint d’avoir, sans le savoir, franchi un cap qui, désormais, va la faire considérer comme une foldingue, et ce, déjà dans sa famille. Si sa famille la voit comme ça, alors, elle n’a plus aucun refuge ! Tout se brouille… Pourtant elle travaille chez un comptable, et quoi de plus ordonné dans sa tête qu’un comptable, qui sait immédiatement différencier le positif du négatif, l’actif du passif, ce que l’on doit de ce que l’on possède, quoi !… Oui tout se brouille dans la vie de Camille, et elle pleure dans son coin ! Bêtement, pense-t-elle…

    Chapitre 2

    « Bonjour, mesdames…

    — On vient rendre visite à…

    — Ah oui, vous êtes les visiteuses médicales pour Laurent !

    — Oui c’est ça ! Mais on tenait à vous dire que c’est la première fois qu’on vient en milieu psychiatrique…

    — Pas de problème ! Dans ce pavillon vous êtes en milieu… paisible. Vous n’allez pas voir beaucoup de différences avec l’hôpital… je dirai… classique !

    — Bon ça va, parce que ma sœur se faisait des idées. Ah oui !... Voici ma sœur, Camille ! Et moi, c’est Géraldine !

    — Très bien, Géraldine et Camille ! Donc, je me répète, n’ayez pas peur. Dans la chambre ils sont deux… Laurent vous paraîtra d’emblée le moins atteint des deux, mais ne vous y fiez pas. En fait c’est le plus calme, parce qu’il fait des études.

    — Des études ? De quoi ?

    — De médecine… par correspondance.

    — Ça existe, ça ?

    — Oui, pour lui… Enfin vous verrez, il aura pas mal de papiers sur son bureau, il vous en parlera, certainement !

    — On nous a dit qu’ils ont fait la guerre d’Algérie. Ils ne sont pas dangereux ?

    — Ils ne sont à priori pas dangereux, lui et son collègue, ils sont là depuis la fin de la guerre, depuis 1963 exactement pour Laurent, le temps que l’armée les démobilise. Pour l’autre, c’est plus ancien… Lui, Laurent, devrait pouvoir sortir de plus en plus souvent, si sa phobie disparaît peu à peu. Et puis il s’est donné comme mission de soigner son collègue de chambre ! Bernard ! Vous verrez peut-être, ce qui est positif dans ce couple, c’est que Bernard attend maintenant que sa guérison vienne de Laurent. C’est pourquoi on les laisse ensemble, on les observe seulement et on les laisse faire, tant qu’ils ne se créent pas l’un l’autre une nouvelle pathologie.

    — On peut quand même discuter avec eux ?

    — Donc, comme je vous disais, vous constaterez vite que Laurent paraît normal, et que Bernard est difficile de contact, comment dire ? Très renfermé !

    — Bon ! On peut les voir ?

    — Bien sûr ! Allez-y ! Chambre 7, pavillon C. Sachez que vous pouvez revenir quand vous voulez, simplement vous vous signalez à l’arrivée au bureau du pavillon.

    — Merci. »

    Les deux sœurs se regardent, avant de quitter le… elles ne savent comment l’appeler : stationnaire téléphone, concierge, accueillant des visiteurs, éducateur, psychiatre, peut-être fou en liberté va savoir ? Elles constatent qu’elles ont autant d’appréhension l’une que l’autre finalement, à entrer dans ce monde inconnu qu’elles ne maîtrisent pas comme la simple rue. Chacune voulant montrer à l’autre qu’elle est à l’aise, elles se toisent presque comme pour dire : « Allez petite, viens, suis-moi ! » et constatent toutes deux qu’elles tremblent comme des feuilles.

    *

    *     *

    Un couloir, très éclairé, aux murs nus couleur crème, seulement décorés de quelques affiches CGT, FO et CFDT, une CFTC déchirée par terre, donne accès à une dizaine de portes. Deux d’entre elles, ouvertes, laissent échapper des musiques à la mode en provenance de chambres obscures.

    Porte 7, toc toc… En l’absence de réponse, Géraldine ouvre prudemment. Elle est surprise par la découverte d’une bruyante et vaste chambre aux murs capitonnés de reliefs, genre boîtes à œufs. Avant même que de remarquer que la pièce est bien éclairée par un plafonnier central et d’autres sources plus discrètes, les deux sœurs, secouées par une décharge d’adrénaline, sont captivées, scotchées par la vision d’un énergumène s’activant à tourner rapidement, à grandes enjambées malhabiles, autour d’un vaste bureau trônant au milieu de la pièce. Un deuxième homme, apparemment indifférent au comportement du premier, est assis au bureau. Il est de dos.

    Le dégingandé achève de faire son tour. Quand il se trouve face aux filles, il pousse un cri d’effroi supplantant largement la musique rock qui emplissait déjà la pièce. Se remettant à courir, mais là bizarrement, comme si ses jambes n’obéissaient pas très bien à son cerveau, il se réfugie couché sous un lit accolé à un mur sans fenêtre, et tente de se cacher, recroquevillé en position fœtale, enfin il se plaque ventre au sol, la tête tournée vers l’entrée, le regard paralysé par la vision des filles, bloqué sur l’une, puis sur l’autre. Un chat au poil clair, couché sur le bureau, qui fixait les filles depuis leur apparition, détale brusquement et disparaît sous un autre lit. Quant à l’homme assis, il s’est dans le même temps levé d’un bond, mais s’oblige maintenant à se tourner lentement vers elles, le visage empreint d’étonnement… Puis, rendu légèrement suspicieux par l’apparition de ces inconnues, il ferme rapidement un dossier sur son bureau pour s’orienter franchement vers elles, dorénavant jovial.

    « Bonjour, nous venons voir Laurent…

    — C’est moi, entrez ! On m’avait effectivement prévenu de votre venue.

    — Nous sommes visiteuses médic… articule avec difficulté Géraldine, qui ne voulait pas employer ici le mot médical. Camille… Géraldine…

    — Ah ! Attendez une seconde ! »

    Le prénommé Laurent s’adresse fermement à l’homme qui courait en rond puis s’était réfugié sous son lit.

    « Bernard ! Tu n’as rien à craindre, tu vas rester, hein ? Mais assis sur ton lit, tu entends ? Pas dessous, hein ! Je dois discuter avec ces dames ! C’est bon ? Ça ira ?

    — Oui, oui ! Mais peur ! J’ai eu… une de ces peurs ! »

    Rasséréné, Laurent se détend et accueille désormais sereinement les deux femmes.

    « Asseyez-vous ! Oui, vous pouvez vous asseoir… Ah ! Attendez ! Je vais baisser la musique… Voilà ! Alors ! Je suppose que… vous, c’est Géraldine, et vous, Camille ?

    — Bravo ! Comment avez-vous… ?

    — Le droit d’aînesse donné généralement aux Géraldine, les Camille sont les cadettes qu’on aurait aimé être de l’autre sexe… Mais non, je vous dis des bêtises ! Et vous me croyez ! J’avais seulement une chance sur deux de me tromper ! C’est comme à la guerre, face à un ennemi on a une chance sur deux d’y rester ! Mais bon ! Alors vous êtes là pour… ?

    — … Discuter avec vous, de vous, si vous le voulez bien, cela nous intéresse de passer un peu de temps avec vous.

    — C’est gentil, mais… de quoi voulez-vous qu’on parle ? Savez-vous que depuis presque six ans qu’on est ici, on n’a jamais eu de visite ? Oui, de visite comme vous, là ! De gens qu’on ne connaît pas. Et c’est étonnant, ce que vous me dites ! Vous ne nous connaissez pas et on vous intéresse ? D’abord, dites-moi : est-ce que vous comptez revenir ou est-ce une visite unique ?

    — Nous reviendrons autant de fois que cela sera souhaité ou vous plaira !

    — Ah, ça me plaît, d’autant que vous avez l’air gentil, belles, souriantes ! Que des choses qu’on… non, que je ne vois pas ici… Bernard, lui, ne compte pas à ce niveau.

    — Vous avez parlé de la guerre…

    — Regardez bien Bernard, c’est de lui que j’aurais plutôt envie de vous parler. Parce que lui, c’est malheureux à dire, mais il ne peut presque plus parler… Et son dossier militaire, si vous le voyiez !… Presque vide ! En gros n’y était mentionné que ce qui lui était arrivé en opération.

    — Il a été opéré ?

    — Non, je veux parler de mission, d’intervention militaire… Il a très peu dit aux psychiatres de l’armée ce qu’il avait ressenti, comment il avait pris, encaissé tout au fond de lui ce qui lui était tombé dessus. Moi, j’ai voulu m’occuper de lui, et j’ai mis des années pour l’établir, son dossier mental ! Il m’a fallu discuter avec lui, péniblement d’ailleurs, mais peut-être des centaines de fois, tellement il avait été atteint par ce qu’il a vécu là-bas, et tellement peu ne sortait ! Je peux dire que je lui ai tiré les vers du nez, à ce grand gaillard ! Il est devenu un peu… comme mon fils, sur le plan médical ! Il me doit tout ! Je peux le dire, sans me glorifier pour autant…

    — Ah bon ? C’est génial, mais vous ?

    — Moi ? On a bien le temps pour moi, si vous comptez revenir ! Lui, c’est lui l’important, parce qu’il faut que je le soigne encore, que je le sorte de là. Il est très atteint ! Savez-vous qu’il est dans cet état depuis déjà dix ans !? Vous avez pu le constater. Alors quand on pense que le peu d’évolution qu’il a eue, il me le doit !

    — Mais qu’est-ce qui lui est arrivé ?

    — Ah, je préfère ! Là vous me faites plaisir ! Je préfère qu’aujourd’hui vous vous intéressiez à lui, que vous le remettiez au rang d’une vraie personne humaine en écoutant son histoire, parce que, vous savez, à part moi, je crois que plus personne ne s’occupe de sa dignité humaine depuis 59. Ce gars que vous voyez, là, il a trente-et-un ans, mais c’est un petit enfant. Il est resté le petit enfant qu’il était, qu’il a toujours été chez son papa et sa maman. Il vient du Berry, famille d’agriculteurs, des gens retardés !… Comment vous dire ? Des gens chez qui un enfant met toute sa vie – toute sa vie vous savez ce que ça veut dire ? – pour devenir adulte ! Jamais instruit, jamais autonome, condamné à travailler dans le domaine familial en restant en permanence dans le giron de sa mère. Pas de vie personnelle, de sexualité encore moins, un grand bébé toujours puceau quand… »

    Laurent sort des verres et s’inquiète de savoir ce que voudront boire les filles.

    *

    *     *

    « Comment vous en parlez, en sa présence !

    — Détrompez-vous ! Là il nous regarde, mais il ne sait même pas qu’on parle de lui. Ah c’est vrai, je me trompe, quand je vous dis qu’il ne savait rien faire ! Il savait faire quelque chose : il savait conduire… tous les engins du domaine ! Pas vrai, Bernard, que tu sais conduire ?

    — Ouais ! Je sais tout conduire ! Tous les autos, camions, tout ! Véhicules, tout ! Moissonneuses… tout !

    — C’est ça d’ailleurs qui lui a sauvé la vie…

    — Comment ça ?

    — Tout !...

    — Vous verrez ! Quand ça a été son tour d’être incorporé, à vingt ans, il a été envoyé là-bas. En 58… C’est la première fois qu’il quittait son département, son village même, et ça a été un déchirement, pour lui, d’être séparé de sa famille. Il a d’abord fait ses classes, c’est là qu’on lui a appris à conduire et s’occuper des camions de l’armée, mais pour lui ça a été facile. Par contre, pour tout le reste, il savait pas faire et était apeuré. Les armes… les autres mecs… la discipline con et pas logique pour un gamin… Quand il est parti pour là-bas, c’était la première fois qu’il montait dans un train ! Et après, c’était la première fois qu’il prenait un bateau ! Il m’a dit un jour qu’il pleurait sa mère, sans le dire, mais presque tout le temps. »

    Camille est subjuguée, autant par le cas de ce fou qu’elle découvre, vivant, là devant elle, un cas jugé désespéré, Bernard, que par l’attitude professorale de cet inconnu, Laurent, dont elle se demande ce qu’il fait ici. Laurent, fou ? Ou soignant ? Quel monde étrange et angoissant, pour elle qui n’arrive pas à se situer dans cet hôpital. Camille est subjuguée, également, par l’attitude calme et posée de sa sœur.

    Laurent poursuit son récit :

    « Et puis là-bas, il a découvert un pays qui était à l’opposé de sa région verdoyante. La sécheresse, de la végétation rare poussant sur des cailloux… Et des cailloux dont on lui a dit qu’il allait devoir les défendre contre des ennemis. Ennemis ! Ça aussi, c’était un mot qu’il ne connaissait pas. En plus, dans le Berry ils ne savaient même pas qu’il y avait une guerre en Algérie. En France on ne parlait pas de guerre pour là-bas, on disait événements, maintien de l’ordre. Ils ne savaient même pas ce que c’était l’Algérie, et que ça faisait partie de la France ! Et le mot ennemi, à part les Boches, lui, Bernard, ne le connaissait pas plus… pas plus que les ennemis en question, d’ailleurs. Et ces fameux ennemis, là-bas, il en a jamais vu la tête d’un. Pas eu le temps ! Bien que ! Ses chefs, pour éviter d’avoir un paniquard, avaient décidé de l’envoyer un peu plus tard en mission dangereuse : Comme ça tu sauras ce qui va t’arriver ! Eh ben, il en a pas eu le temps !

    — Pas le temps… ? De s’ennuyer ? On ne s’ennuie pas, à l’armée ? Moi, on m’a toujours dit qu’à l’armée…

    — Non ! Pas le temps ! Avec son unité, on l’a envoyé dès son arrivée en ravitaillement d’un poste établi après un défilé. Pour le dépuceler, en somme… Ils étaient une dizaine de gus, c’est lui qui conduisait le camion. Et là, au retour, embuscade ! Ils ont été mitraillés. Je vous rapporte là des renseignements que j’ai mis des années à glaner, tellement rien ne pouvait sortir de lui. Dans leur camion, ils ne savaient pas d’où le déluge venait, mais ça venait de tous les côtés. Surtout de derrière… C’est pour cette raison que la plupart se sont réfugiés devant le camion. Ça claquait de partout, sur les rochers, sur les tôles…

    — Je ne comprends pas, c’est quoi ce déluge ? C’est quoi qui claquait ?

    — Ah, Camille, excusez-moi ! Je vous explique… Dans un combat, quand l’ennemi est assez loin, à quelques cent mètres ou plus, vous entendez des balles siffler, en l’air, ou au-dessus ou à côté de vous, mais celles-là ne vous atteindront pas, on va dire qu’elles sont déjà passées. Celles-là, elles vous font seulement peur pour celles que vous pourriez recevoir, et que vous n’entendrez pas venir, elles. Mais là, c’étaient des tirs tellement rapprochés, peut-être quarante mètres, qu’ils ne pouvaient entendre que les impacts des balles autour d’eux, ou qui retombaient après au sol, et presque dans le même temps les coups de feu. Vous voyez, pour l’ambiance ? Plus les cris des fellaghas qui tiraient en hurlant : Sales Français, connards, on va vous tuer !

    « Lui, Bernard, était resté au volant, et s’était aplati sous le tableau de bord. Et puis deux grenades ont pété, mais juste devant le camion, c’est ça qui l’a protégé lui, il était juste derrière la masse de ferraille du moteur. Mais les autres ! Ils ont morflé un max ! Lui a été blessé de deux balles dans le bras, mais il ne sait plus à quel moment. Il avait été assourdi par l’explosion des grenades et en était resté sourd d’un côté. En tout cas il a réussi à rester conscient tout le temps. Par peur de mourir ! Parce qu’on se rend compte, d’un coup, qu’on va mourir sûr ! Finis les immenses espaces verdoyants de son beau Berry, où il s’amusait encore quatre mois avant ! Maintenant il est couvert de poussière et de sang.

    — Mais c’est affreux, tout ça ! Comment...

    — Et d’où elle vient, la poussière ?

    — … on peut supporter tout ça ? »

    Camille a lâché ces mots sans savoir exactement de quoi il s’agit.

    « Des explosions de grenades ! Mais attendez, la poussière ce n’est rien ! On vit chaque seconde comme si c’était la dernière qu’on va vivre ! Et la mort ne vient pas, n’est pas venue quand on s’y attendait. On le sait bien, parce qu’après la mort, là, on n’imagine rien. Tu sais même plus si t’es mort ou vivant, ou ce que tu préférerais. L’un ou l’autre, t’es plus que de la peur. T’es transformé en peur ! Tu sais plus de quoi t’as peur. À aucun moment on s’imaginerait se voyant de là-haut, à contempler enfin son propre cadavre délivré. Parce qu’on ne se voit pas délivré. On ne peut que souffrir, et la mort, on la souhaite ! Mais Dieu n’existe pas, et te laisse mariner dans la peur d’une souffrance qui va arriver, et qui sera pire que ce que tu aurais pu craindre. Alors c’est la prochaine seconde qui va être la dernière, c’est sûr. Et ça continue ! Et on sait

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1