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Van Eyck et les rivières: Littérature blanche
Van Eyck et les rivières: Littérature blanche
Van Eyck et les rivières: Littérature blanche
Livre électronique566 pages4 heures

Van Eyck et les rivières: Littérature blanche

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À propos de ce livre électronique

À déplacer des montagnes de conventions littéraires et de clichés romanesques — en renouant avec les musiques de l'oralité —, Jacques DARRAS parvient ici à faire couler avec bonheur (parfois tourbillonner) des rivières dans lesquelles on imagine volontiers un Joyce se baignant. Où il fait bon revenir souvent, même si cela n'est pas sans risque…

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jacques DARRAS, né à Bernay-en-Ponthieu (Somme) en 1939, est professeur de littérature anglo-américaine à l’Université de Picardie. Après des études à la rue d’Ulm à Paris, il a publié les quatre premiers chants d’un long poème (La Maye I, Le petit Affluent de la Maye II, L’Embouchure de la Maye dans les vagues de la Manche III, Van Eyck et les rivières IV), des essais (Le Génie du Nord, La Mer hors d’elle-même) et des traductions (Ezra Pound, Walt Whitman, Malcolm Lowry). Il est également le premier Français à avoir prononcé les Reith Lectures à la BBC en 1989, lors du bicentenaire de la Révolution française. Il dirige la revue In’hui depuis 1979.
LangueFrançais
ÉditeurLe Cri
Date de sortie12 août 2021
ISBN9782871066736
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    Aperçu du livre

    Van Eyck et les rivières - Jacques Darras

    I  Liévine

    Aussi loin qu’elle remontait, elle n’avait jamais aimé la couleur ni l’odeur des canaux. Elle se demandait encore si la boue du fond était noire par corruption, tourbière ou macération pourrissante des lessives, épluchures, urines, excréments jetés à longueur de journées par les fenêtres. Quatre dizaines de milliers de gens s’entassant dans de toutes petites maisons de brique par familles de huit ou dix faisaient bouillir la ville comme une cornue du diable d’où s’échappait la vapeur des fièvres estivales. On mourait beaucoup en juin à Bruges, on mourait davantage l’été que l’hiver et les petits enfants qui comme elle étaient nés dans la chaleur avaient eu beaucoup de chance de survivre. C’est pourquoi elle aimait incomparablement mieux la grande route d’eau grise dans la large vallée où elle habitait maintenant — la Meuse —, voyageant depuis la France très loin au-delà de Maastricht ou Liège et, rapportaient ceux qui l’avaient accompagnée depuis le commencement, d’au-delà les collines et les forêts opaques de l’Ardenne. Avec les agnètes ses sœurs elles allaient quelquefois respirer la libre circulation du vent sur ses rives. Elle lui paraissait encore plus belle dans sa nature de Meuse pour l’avoir vue briller, enfant, sur plusieurs tableaux peints par son père Jan dans leur maison de Bruges. L’ayant aujourd’hui réellement devant les yeux, qui aurait jamais pu douter que ce fût la Meuse qu’il peignît alors ! Elle conservait par-dessus tout l’image d’un balcon, peut-être une terrasse où l’on voyait la Vierge tenir l’Enfant Jésus — elle n’avait pas servi de modèle, Seigneur, quel blasphème rien que de l’évoquer ! —, d’où le regard s’abaissait aux sinuosités d’une rivière coulant sous les arches d’un pont arrondi avant de disparaître dans la direction des montagnes. Elle ne reverrait sans doute jamais le tableau mais avait certitude que c’était la Meuse. Elle sentait sa présence tout près d’elle comme une onction d’huile qui vous ferait voir, yeux fermés, jusqu’aux limites de l’éternité. Elle avait seize ans, cette année mil quatre cent cinquante, et si dans son souvenir la ville de Bruges ranimait son image tout à coup, c’était parce que juin était une seizième fois revenu pour elle et que, presque jour pour jour, l’année auparavant, elle était entrée comme novice au couvent de Maaseik. Juin était décidément beaucoup plus supportable ici qu’à Bruges, mais comment avait-elle pu accepter aussi facilement de renoncer à la nature et au monde ? Comment avait-elle pu quitter la grande maison de la rue Neuve Saint-Gilles aux fenêtres donnant sur la route liquide de Damme ? C’était une affaire sue d’elle seule. Elle s’était très intimement tenu promesse de ne jamais trahir son cœur jusqu’à la mort. Personne n’en connaîtrait rien. La Meuse coulerait, coulerait sous les arches des ponts avant qu’ils ne l’apprissent parmi des millions d’autres secrets au jour du Jugement dernier. Il y aurait alors une telle somme de secrets, une tellement volumineuse somme de Meuse de secrets, que l’on verrait les hommes les femmes de la Résurrection flotter joyeusement nus à même la limpidité qui les laverait. À moins que ce ne fût l’image impie que lui soufflaient ses rêves terrestres les jours d’air plus doux que d’autres où elle confondait le bruit de l’eau du fleuve tout proche cheminant vers son embouchure et le cours des vies humaines allant vers le Seigneur. Qu’elle s’imprégnât plutôt de son modèle, conduite de force dans la piscine par le fils du préfet romain ! De même que sainte Agnès, alors miraculeusement nimbée d’un voile de feu et de lumière la protégeant du ravisseur, pour elle ce serait feu et soleil aussi, le jour du Jugement dernier. Elle avancerait aux tout premiers rangs de la troupe des Saintes. Elle retrouverait l’Agneau glorieux son Père rayonnant dans le mitan de la prairie.

    II Maastricht

    1

    Pareille énormité doit-elle se confesser ?

    Oui pour que l’on comprenne le sens des lignes qui vont suivre.

    (La honte sera secrètement partagée par beaucoup).

    Nous n’avions évidemment pas pu ne pas savoir.

    Comment eussions-nous voté l’été précédent lors du référendum ?

    Dire « oui » sur papier blanc ne nous suffisait pas.

    Nous voulions nous unir dans la ville elle-même.

    Jeunes conjoints de l’Europe.

    Vérifier notre légitimité à Maastricht.

    Catastrophe de la mémoire, nous ne nous souvenions plus que Maastricht fût aux Pays-Bas.

    2

    La faute à Liège.

    Nous avions descendu la colline pour contourner la ville par l’ouest, délaissant la direction d’Aix-la-Chapelle et l’Allemagne, obliquant vers l’autoroute qui suit la rive droite du fleuve.

    Diagnostic : syndrome classique de l’amnésie.

    La ville endormie dans son reflet glissait vers l’aval des langues germaniques, flamande, néerlandaise, allemande, feignant de croire que sa source la baptisait éternellement française.

    D’amnésie plus grave que celle du futur il n’y a pas.

    Dangereuse la ville qui oublie dans quel sens le courant la traverse.

    Riveraine d’un suicide.

    Le sien.

    3

    Nous frissonnâmes.

    Ce vingt-sept décembre il faisait froid.

    Nous nous en rendîmes compte dès l’ouverture des portières.

    Engouffré dans le couloir de la rivière le vent protesta immédiatement contre nous de sa voix négative.

    Depuis plusieurs semaines la pluie était tombée à longueur de journée, gonflant jusqu’à la crue les eaux de la Meuse.

    La Meuse, avait-on vu entendu lu sur trente-six canaux d’information, noyait les parties basses de plusieurs villages ardennais.

    De la Campine, du Limbourg plus loin vers l’aval, niente !

    C’était comme si cette partie du fleuve ne les concernant pas, l’information coulait hors de portée des oreilles, des yeux français.

    Interdite de rumeur.

    Comprendre que le rayon de notre intérêt aux choses change suivant la découpe des langues nationales, nous devions venir à Maastricht aussi pour cela.

    Outre la crue du fleuve, l’hostilité du vent, la noirceur de la nuit, notre ignorance du néerlandais — où avions-nous lu que Maastricht fût en Belgique ? — nous angoissa la constatation que la majorité des hôtels était fermée.

    Aventure pour un couple français que de se retrouver ici un 27 décembre.

    4

    J’aime la Meuse.

    Ai composé plusieurs poèmes à cette rivière.

    Ou plus précisément avec elle, tant je la sens qui me guide le coude le bras — directrice mieux encore qu’inspiratrice.

    J’aime croire que d’entre toutes les rivières françaises elle est celle qui me correspond le mieux.

    Né moi-même près d’un petit ruisseau dont le filet d’eau s’étire jusqu’à la Manche sur une distance de quarante kilomètres, au nord de la Picardie, à la frontière des départements Somme Pas-de-Calais.

    J’aurai beaucoup écrit sur lui.

    Lui donnant les lettres de noblesse qu’il ne m’avait pas demandées, dont il n’a sans doute que faire, étant occupé à garder son lit inviolé par autoroute résidences secondaires ambitions cadastrales des fermiers.

    Son nom : la Maye.

    Que les vingt lecteurs qui achetèrent mon livre — quatre cents cinquante pages prose vers croisés comme par confrontation typographique, caractères romains italiques dialoguant en présence du blanc — ont toujours eu quelque mal à prononcer.

    Dit-on « Maille » m’interrogent-ils soupçonneux sur la justesse de mon « oreille » (il a la surdité de certaines harmoniques).

    Je les invite à ouvrir la bouche le plus ovinement possible pour que sonne la diphtongue.

    « Mêê ».

    5

    Maye Meuse la distance en kilomètres n’est pas tellement immense.

    Notre conscience géographique n’a cependant pas grand-chose à voir avec la géographie.

    La psychologie plutôt.

    Trois heures trente d’automobile suffisent pour monter d’Amiens à Namur par l’autoroute Nord.

    Curieusement, à l’embranchement Cambrai puis en Belgique Feluy, les véhicules semblent s’évanouir deux fois.

    Nous Français privilégions depuis des temps immé-moriaux l’axe perpendiculaire (cardo/décumane)

    Aimant depuis/vers Paris lever droite imaginaire montant d’un côté à Lille, horizontalement Brest-Strasbourg.

    Dessinant en somme mannequin articulé — tête épaules concentrant le pouvoir pendant que côté sud-ouest les jambes sont promises à la course du rugby, sud-est les cabrioles de l’amour.

    Les Ardennes, que la Meuse rejoint après avoir pris source tournant dos à la Seine la Marne sur le désertique plateau de Langres, ont l’inconvénient du décentrement par rapport à l’axe.

    Les Ardennes s’en vont en biais chevreuils coupant des laies jusqu’aux forêts du Luxembourg, de l’Allemagne.

    Demandez à un Français de vous parler de cette capitale aux immenses viaducs aériens dont les jambes évitent de piétiner la minuscule Alzette, remparts jaunes d’où l’on distingue dans la direction de l’est une trouée à travers les sapins qui semble aller droit en Bohême — la Bohême de Jean de Bohême.

    Luxembourg, il ne connaîtra pas.

    6

    J’aime que la Meuse soit française en Germanie.

    La rejoindre d’une course oblique versant ensommeillé de la France.

    Namur par exemple.

    Non pas la ville basse humide de brumes, Sambre glissant jusque dans la gorge des églises — Saint-Loup voûtes vermicellées Saint-Jean l’obscure.

    Mais les collines d’où l’on aperçoit au loin l’arc de forêts rouges rousses à l’automne défendant l’entrée d’une contrée impénétrable, cependant que dans le matin brume bleue mêlée au soleil sur le fleuve, montent les fumées des dinanderies.

    Très tôt à neuf heures rive gauche ou redescendant cette même route à quatre heures de l’après-midi vers Namur est comme d’épeler la géographie française langue étrangère.

    Traduction dans le dictionnaire bilingue aux teintes fluviales, nuancier gris bleu vert que la Meuse ouvre à disposition.

    J’allie Maye à Meuse son affluent imaginaire.

    L’y baigne baptême dans la somptueuse rivière où rebondissent très loin par écho à sa surface les heurts des marteaux du chantier Rotterdam.

    Lui confère une identité plus ample.

    La fais changer de nationalité.

    7

    Maastricht.

    Au fond de la place de l’hôtel de ville l’hôtel du Chêne

    Néerlandais eyck, allemand eisch, anglais oak.

    Appuyé contre le bureau de la réception du Eyck Hotel je demande pour la nuit — formulant question dans mon français de France le plus limpide, nous sommes dans la cité de toutes les langues de l’Europe — une chambre.

    Crispation immédiate.

    Je viens de toucher la peau de mon interlocuteur.

    Comme si la langue était derme.

    Comme si notre langue natale-nationale nous enveloppait d’une membrane sensible.

    Après la crispation, retour de l’instinct professionnel.

    Par souci d’expérimentation je me réserve d’utiliser l’anglais demain matin au moment où je réglerai la facture.

    Je sais que je me ferai rétrospectivement pardonner ma « faute » de la veille.

    8

    Faudra-t-il imaginer une biologie biotopie biopraxie des langues.

    Dehors dedans — comme lorsque nous dormons sous nos couvertures.

    N’étant préparés par aucune forme d’éducation à vivre dans l’inconfortable « entre deux » — deux langues, deux pays, deux hôtels, deux vies.

    Toujours il faut que nous décidions.

    Si nous sommes dehors.

    Si nous sommes dedans.

    Comme si l’indécidabilité ne concernerait que l’énigme de l’au-delà (serons-nous mélangés à la matière anonyme, serons-nous accueillis par Dieu dans son nom ?)

    Mon pessimisme est grand.

    9

    Nos fenêtres place de l’Hôtel de Ville : double vitrage rideaux amidonnés parfum de tabac froid sous les plinthes.

    Dans dix minutes nous bravons la nuit pour aller juger de plus près l’étendue de la crue.

    Je t’embrasse sur la joue à ce moment-là.

    Toi paupières baissées sur les yeux comme pour le sommeil.

    Fatiguée par la longue route dans le soir d’hiver tombant.

    De la difficulté qu’il y a à s’aventurer en langue, terre étrangères, sans personne ni rien au bout du voyage pour vous accueillir qu’un personnel d’hôtel indifféremment aimable.

    Dehors la fatigue.

    Dehors — le nom de notre fatigue au monde

    10

    27 décembre huit heures sortie dans un bloc de glace noire.

    Ville deux moitiés égales de part et d’autre du fleuve.

    À contre-couloir du vent rues piétonnes la rive gauche — vitrines illuminées pour rien entre Noël Nouvel An — nous dirigeant vers l’eau dont nous entendons la rumeur comme une brume bruyante.

    Sur la rive en face les lumières éclairent à peine les pignons, augurant encore moins du degré d’activité commerciale réelle.

    Nous nous approchons par la pente conduisant au pont.

    L’eau recouvre les quais.

    Des planches accèdent aux péniches dont l’hermétisme des ouvertures ainsi que l’oscillation au bout de leurs amarres comportent une menace.

    Omniprésente.

    Sur le pont, des jeunes cou mains engoncés dans leur blouson sont venus voir le spectacle du fleuve se précipiter contre les piles dans un tourbillon de colère offensée avant de trouver voie difficile sous les arches.

    L’idée nous saisit que les pierres pourraient s’effondrer sans prévenir.

    Oreilles emplies par la symphonie des affluents, ruisseaux, rigoles, fossés ayant hiérarchiquement contribué au gonflement de cette volumineuse voix réminiscente du romantisme, nous avons peur.

    D’une peur étrangement confortable.

    III Maaseik

    1

    28 décembre.

    Grésil blanc sur toute la ville.

    Grésil blanc sur fond de grisaille.

    L’eau du chauffage dans le serpentin placé bas sous la fenêtre bout, directement alimentée par la Meuse venue faire quelques boucles supplémentaires pour éponger son volume excessif en vapeur.

    Au rez-de-chaussée dans une salle moquette verte où traînent mauvaise chiennerie des relents de nourriture du soir précédent, petit déjeuner germanique.

    Früchstuck conquiert l’hôtellerie européenne.

    Chaque matin, dorénavant, nous nous réveillerons fruchtuqués.

    Au nom de quel croissant décongelé ou café noir acide protesterions-nous contre cette conquête-là ?

    Les sauces au vin s’en trouveront simplement repoussées vers la nuit.

    Dehors, l’humidité du froid grippe les automobiles.

    Français en panne — pas la plus infime étincelle dans la batterie !

    Voter pour ou contre un garagiste ?

    2

    Décembre pour décembre court-circuit d’images — il y a trente-trois ans au parvis de Saint-Bavon à Gand, faute de précaution d’antigel, je découvrais au matin bloc de glace dans mon radiateur.

    Ne sachant plus maintenant ce qui l’emporte, du sentiment d’écrasante répétition du destin ou de la honte du mauvais représentant commercial automobile à l’étranger.

    Europe, combat permanent entre adolescence âge adulte.

    Eau fluide la même solidifiée en glace.

    Croire aux miracles, l’énergie qui nous fera peut-être redémarrer.

    Moteur remis en marche (résurrection ?) d’une toute petite boucle effectuée avec la Junior, moi tête baissée bras en croix au cul de la carlingue, toi pieds à l’embrayage.

    Le miracle ne s’était pas produit il y a trente-trois ans.

    Redémarrer — croire à ce qui se produit deux fois.

    Il faudra que nous changions de roman de romantisme.

    3

    « Quelle direction ? »

    Tu ne m’as pas réellement posé la question.

    Je te la fais prononcer parce que menant ma réflexion à voix haute je prends forme momentanée du dialogue.

    Je me fais l’impression de toujours conduire.

    D’aller à la rencontre de quelque chose que je ne connais pas.

    Je nous conduis comme si ton acquiescement que je tiens trop souvent pour acquis était d’une passagère silencieuse.

    Place du mort disait-on avant l’invention des ceintures de sécurité.

    Qui ne dit mort consent.

    Je t’imagine transie par la fluidité sans fin du paysage comme rivière dont fuieraient sur chaque côté les deux rives.

    L’image de notre mouvement reflété dans l’eau transparente de ton silence m’emplit soudainement d’un vertige

    Je me tais pour t’entendre parler.

    Est-ce toi qui parles ?

    Ou le reproche que fait résonner en moi ton silence auquel je fais écho ?

    4

    Maaseik chêne sur la Meuse.

    Sans attendre ma réponse tu as ouvert la boîte à gants devant toi, en as extrait la carte topographique Belgique numéro 26 publiée par l’Institut géographique national.

    Je me revois l’achetant à l’abbaye de la Cambre à Ixelles.

    Matin de février aussi gris qu’aujourd’hui où croire en la beauté de la géographie exige une lumière intérieure.

    Je n’oublierai pas le Flamand qui nous la vendit.

    Figure massive à la serpe, roux désordonné de la tignasse qui, faute de pouvoir me refuser l’échange des mots au taux français — un fonctionnaire belge ne doit-il pas être bilingue ? — se racheta sur l’échange des monnaies.

    M’obligea à courir les banques du voisinage où convertir mes francs qu’il avait refusés.

    Les sarcasmes de mes amis contre mon idéalisme maastrichtien m’apparaissent cruellement justes.

    Je concède avoir rencontré échantillon d’humanité exécrable en ce Flamand.

    Non pas ennemi parce que Flamand.

    Mais parce que mesquin — Charles le Mesquin.

    Prendre conscience que ses compatriotes pourraient accaparer la topographie de leur pays fût-ce à échelle symbolique microscopique du 1/50 millième, dans le plus fin maillage de ses frontières (Belgique, terre de frontières imperceptibles) m’apparut ce matin-là impératif catégorique.

    Je me jurai de ne jamais oublier sa physionomie.

    5

    Entre Meuse et Zuyd Willems sur la gauche les prairies étaient inondées.

    Vicinales barrées sauf aux riverains vers Uikhoven Boorsem.

    L’eau mangeait la terre encerclait la base des peupliers pour en faire des saules d’occasion.

    En moins blanchi par la neige, en moins durci par le gel, c’était l’hiver de Bruegel dans lequel nous avancions.

    Les automobiles feux de croisement allumés semblaient glisser sur des patins de caoutchouc.

    Fut-ce à Meeswijk ou plus haut à Molenveld ou encore à Elen, que nous nous rangeâmes avec vingt autres en contrebas d’un talus ?

    Visiblement quelque chose se passait sur le fleuve, des familles sortaient par les portières, enfants courant en tête, d’autres serrant la main de leurs pères, tous saisis d’une fièvre les haussant sur leurs semelles

    Tu avais trop froid pour m’accompagner.

    Je suivis seul la parabole des curieux.

    Au fleuve, il y avait à voir le fleuve.

    La difformité de sa crue.

    Comme une fable en train de se raconter elle-même silencieusement.

    Avec suffisamment de menace en elle pour faire frissonner les enfants et les hommes mais la bienveillance aussi d’une créature antédiluvienne.

    6

    Les clôtures avaient l’air particulièrement absurdes de ne plus délimiter aucun espace.

    Il n’existe pas de pire maladie pour un piquet de clôture que celle du narcissisme riverain.

    Une frontière contemplant sa propre image dans l’eau est proche de la dilution.

    À Maaseik dans le milieu du courant de la Meuse a été tracée la frontière entre Pays-Bas Belgique.

    Les riverains étaient inconsciemment venus assister à une invasion naturelle d’une frontière par l’autre.

    Faire constatation que l’extension de l’eau de quelques centimètres dans le sens de la hauteur suffit à oblitérer les lignes coutures laborieusement incisées par les hommes sur le sol.

    Ne devrions-nous pas vivre nos propres vies en état de crue permanente ?

    Constamment nous déborder.

    Sortir de nos rives individuelles plutôt que vivre à leur abri par défaut.

    Je ne t’ai pas fait toutes ces réflexions rentrant dans l’automobile dont tu avais laissé marcher le moteur pour jouir d’une climatisation tempérée.

    « Petit agneau » dis-je, m’engouffrant très vite pour ne pas laisser échapper la douceur de l’air, frottant mon nez glacé par la morsure mosanne contre ton front.

    7

    Nous serions à Gand aux alentours de seize heures, ai-je ajouté.

    Comme si ma brutale transition du dehors à l’air chaud du dedans m’avait subitement dégelé la langue.

    Cela impliquait de ne pas trop s’attarder à Maaseik dont, à juger par les toits les clochers d’ardoise qu’on apercevait de la route où nous nous engagions maintenant, la taille était d’un gros bourg fermier.

    Déboucher par accident sur la place centrale — place tendue dans toutes ses dimensions comme si son espace avait été dynamiquement noué au centre par un architecte — me donna instantanément du regret.

    L’étrangeté venait de la profusion des scintillations de Noël suspendues aux arbres aux vitrines en hauteur contre les pignons de brique rouge fumée.

    À mesure que je fis le tour du périmètre mon esprit se promit d’en savoir plus sur Maaseik.

    Mon désir emmagasina la proximité surréelle de la ville à la Meuse en crue.

    La comparant au fond de mon musée secret à un étrange tableau de Khnopff où l’on voit les vagues de la mer lécher les soubassements d’une ville flamande imaginaire.

    8

    Flocons de neige sur les sapins noirs de la Campine.

    Nous nous élevons maintenant au-dessus du fleuve par une route dont l’existence se réduit à deux sillages laissés par les pneus.

    Le reste est hypothèse blanche.

    Dangereusement glissante sans doute.

    Accompagner le volant dans le sens d’un dérapage est comme ces premiers conseils que l’on donne au skieur — inutiles puisque de toute façon la chute suivra immanquablement.

    Sommes-nous dans les Fagnes ?

    Que la Belgique soit montagneuse m’apparaît comme évidence sitôt que j’évoque les amis poètes qui par naissance ou habitation ont partie liée aux cantons du Condroz, de la Campine, des Hautes-Fagnes.

    Les Français sont seuls à sourire.

    J’ai souvenir de mon immense étonnement l’hiver où, montant par la route Charlemagne depuis Laon, j’avais sauté la frontière à Macquenoise glissé entre le bois de Chimay les Fagnes jusqu’à Couvin Mariembourg pour tomber sur une station de ski avec pylones de remonte-pente (laquelle ?)

    Neige fréquente sur les Ardennes.

    L’évidence m’est tout à coup apparue qu’Arthur Rimbaud n’aimait pas l’hiver.

    Manque un versant nord de sa poésie qu’il va exposer au sud en même temps que Gauguin Van Gogh et autres.

    Se produirait-il de soudaines mutations collectives dans nos tropismes — tropes, troupeaux ?

    9

    Cent cinquante kilomètres d’autoroute entre Meuse Flandre, Meuse Escaut.

    Comme nous descendons vers Louvain la neige se liquéfie pluie, que la vitesse automobile l’émulsionnant sous le caoutchouc des roues fait rebondir élastiquement au pare-brise.

    Panique des balais — pinceaux à pluie automatiques.

    Notre plaisir au vingtième siècle transformer l’espace en salle de bal valser en couple avec lui.

    En toute gratuité.

    En toute chasteté.

    Technologie primitivisme s’épousant chaque seconde par le rythme.

    Ne plus s’étonner que l’art s’essouffle à rejoindre ces dynamiques machines automobiles qu’aucune huile même acrylique ne va assez vite pour fixer sur le tableau.

    Depuis toujours mobiles sans notre permission les fleuves seuls de fluidité comparable.

    Incomparable.

    « Te rends-tu compte qu’il nous aura fallu à peine deux heures d’autoroute pour condenser toute la carrière de van Eyck — Maaseik Gand ? — mystiques malgré nous aujourd’hui, c’est notre drame, circulant dans la vie comme dans un musée d’art abstrait sans nous rendre compte de rien. Faisons pause à Bruxelles, il est déjà une heure de l’après-midi, que dirais-tu d’une bonne casserole de moules de Zeelande avec frites et bouteille de Moselle frais ? »

    10

    Ciel gris de mer du Nord Gand paraît rétracté.

    Notre plaque minéralogique française induit l’hostilité sur les visages.

    Ruraux profitant du dimanche pour venir occuper cette ville qu’ils mépriseront le reste de la semaine.

    Si indéracinablement loin pousse la racine du racisme chez le moindre propriétaire terrien !

    Homme de la campagne moi-même, j’ai douloureusement appris à haïr son esprit.

    Ne conservant de mes années villageoises qu’une légère trace de cette essence de lisières qui me communique propension animale à fuir dans la direction de l’horizon au lieu de m’agréger m’enclore dans les bornes de mon cadastre.

    Ce sera la douleur secrète de mon existence cette aliénation progressive d’avec les miens.

    Quoique grise la ville me va comme gant, parce que l’histoire y sécréta l’onguent miraculeux de la fréquentation entre femmes et hommes dont l’agissement n’est pas encore évanoui.

    Devant toi la feuille sur laquelle notre ami nous a dessiné à grands traits de plume le plan des rues.

    Sint-Niklaas Michielsbrug Burgstraat Prinsenhof — la dilatation magique d’espace que produisent ces noms croît en raison proportionnellement inverse du résillement de plus en plus serré des ruelles où s’enfonce l’automobile.

    Où commence à pénétrer en même temps la nuit.

    Gauche une fois, droite une deuxième fois — la vue du même béguinage ne nous rapproche toujours pas de la demeure natale de Charles Quint, comme si être Français nous interdisait l’accès au cœur historique de l’Europe.

    11

    Sur le sommier de nos hôtes la lumière du matin qu’affaiblit un store blanc nous surprend.

    Ensevelis dans la neige de la mort gisants côte à côte

    Comme si l’accident nous avait rattrapés que nous fussions allongés sur bas-côté de route dans les sapins, dissimulés sous les plis d’une toile.

    Claus Sluter notre ciseau.

    Loin devant toi tu sembles prolonger en imagination toutes les routes que nous avons prises ensemble.

    Qui reconduisent au même reproche muet.

    Trente années communes pour quelques imperceptibles centimètres de froideur.

    Ne suffit-il pas que la Terre penche sur son axe d’une seconde pour que s’abatte une catastrophe climatique ?

    Ton corps sculpté dans la glace me demande pressamment ce que fait mon désir.

    Te répondre que notre route hier Maaseik Gand avait pour but van Eyck son Agneau mystique, quand même le croirais-tu, tu ne l’accepteras pas.

    L’amour demande preuve par le ciseau sexuel.

    Dans l’impatience de l’inachèvement.

    La plaie du plaisir, l’entaille, l’incise.

    « Étends sur moi la main

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