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Aventures de Robinson Crusoé
Aventures de Robinson Crusoé
Aventures de Robinson Crusoé
Livre électronique800 pages11 heures

Aventures de Robinson Crusoé

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À propos de ce livre électronique

"Aventures de Robinson Crusoé", de Daniel Defoe. Publié par Good Press. Good Press publie un large éventail d'ouvrages, où sont inclus tous les genres littéraires. Les choix éditoriaux des éditions Good Press ne se limitent pas aux grands classiques, à la fiction et à la non-fiction littéraire. Ils englobent également les trésors, oubliés ou à découvrir, de la littérature mondiale. Nous publions les livres qu'il faut avoir lu. Chaque ouvrage publié par Good Press a été édité et mis en forme avec soin, afin d'optimiser le confort de lecture, sur liseuse ou tablette. Notre mission est d'élaborer des e-books faciles à utiliser, accessibles au plus grand nombre, dans un format numérique de qualité supérieure.
LangueFrançais
ÉditeurGood Press
Date de sortie23 nov. 2021
ISBN4064066307677
Aventures de Robinson Crusoé
Auteur

Daniel Dafoe

Daniel Defoe (1660-1731) was an English author, journalist, merchant and secret agent. His career in business was varied, with substantial success countered by enough debt to warrant his arrest. Political pamphleteering also landed Defoe in prison but, in a novelistic turn of events, an Earl helped free him on the condition that he become an intelligence agent. The author wrote widely on many topics, including politics, travel, and proper manners, but his novels, especially Robinson Crusoe, remain his best remembered work.

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    Aperçu du livre

    Aventures de Robinson Crusoé - Daniel Dafoe

    Daniel Defoe

    Aventures de Robinson Crusoé

    Publié par Good Press, 2022

    goodpress@okpublishing.info

    EAN 4064066307677

    Table des matières

    PREMIÈRE PARTIE

    DEUXIÈME PARTIE

    CLASSEMENT DES GRAVURES HORS TEXTE

    00003.jpg

    PREMIÈRE PARTIE

    Table des matières

    00004.jpg JE suis né dans la ville d’York, en 1632, d’une famille honnête, d’origine étrangère. Mon père était de Brème, et il s’était d’abord établi à Hull. Après avoir acquis une assez belle fortune dans le commerce, il se retira à York, où il épousa ma mère, dont les parents, nommés Robinson, étaient d’une ancienne et bonne maison du comté. Ce fut à cause d’eux que l’on me nomma Robinson Kreutznaer; mais, par une altération de mots assez ordinaire aux Anglais, on prononce maintenant et nous-mêmes nous prononçons et écrivons notre nom Crusoé : mes compagnons m’ont toujours appelé ainsi.

    J’avais deux frères, mes aînés: l’un d’eux, servant en Flandre comme lieutenant-colonel d’un régiment d’infanterie anglais, commandé par le célèbre colonel Lockart, fut tué à la bataille livrée aux Espagnols près de Dunkerque. Je n’ai jamais su ce qu’était devenu mon second frère, de même que mes parents ne surent jamais ce que j’étais devenu.

    J’étais le troisième fils de la famille, je n’avais appris aucun métier, et ma tête s’était remplie de pensées vagabondes. Mon père, qui était d’un grand âge, m’avait instruit autant qu’il le pouvait, soit par ses propres leçons, soit en m’envoyant à une petite école du voisinage. Il me destinait à l’état de légiste; mais je ne rêvais que voyages sur mer, et cette inclination naturelle, qui m’entraînait en un sens si contraire aux désirs et aux ordres de mon père, aux prières et aux persuasions de ma mère et de mes autres parents, cette inclination, dis-je, semblait une fatalité par laquelle j’étais poussé à la vie misérable que je devais mener.

    Mon père, homme grave et sage, me fit de sérieuses représentations pour me détourner du dessein qu’il voyait se former dans ma tête. Il me manda un matin dans sa chambre, où la goutte le retenait, et il me parla sur ce sujet avec beaucoup de chaleur. «Quelles raisons, me dit-il, autres que la folle envie de courir le monde, peuvent vous induire à quitter la maison paternelle et votre pays, où vous pouvez être produit avantageusement et gagner une honnête aisance par votre application et votre industrie, tout en vivant d’une manière douce et agréable? Il ne convient qu’à des gens dénués de ressources et d’espérances, ou bien à des gens opulents et ambitieux, de chercher à s’enrichir ou à s’illustrer par des entreprises hasardeuses, hors de la route commune: de tels desseins sont trop au-dessus ou trop au-dessous de vous.» Il ajouta que j’appartenais à la classe moyenne, c’est-à-dire à celle qui occupe le plus haut degré des classes inférieures, condition qu’il avait appris par expérience à regarder comme la mieux adaptée à la félicité humaine, puisqu’elle est exempte des rudes travaux auxquels les états mécaniques sont assujettis, et en même temps à l’abri du faste, de l’orgueil et de l’envie, passions ordinaires parmi les grands. Un seul fait, disait-il, prouve le bonheur de cette condition: c’est que tout le monde l’ambitionne. Combien de rois n’ont pas déploré les tristes conséquences de leur position élevée et regretté de n’être point nés entre les deux extrêmes de la grandeur et de la misère! Le plus sage des hommes montre cet état comme le seul où l’on puisse trouver le contentement sur la terre, lorsqu’il prie le Ciel de ne lui donner ni pauvreté ni richesse.

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    Il me fit observer encore que les maux physiques tombent en général sur les premières et les dernières classes de la société, tandis que les classes moyennes sont dispensées d’un grand nombre de maladies ou d’infirmités de corps et d’esprit engendrées, chez les grands, par les vices, la mollesse, l’intempérance, et, chez les petits, par la mauvaise nourriture, la pénurie, le travail excessif. Une condition médiocre est, disait-il, parfaitement propre à développer toutes les vertus et à permettre toutes les jouissances: la paix et l’abondance sont les fidèles suivantes de la moyenne fortune; la modération, la sobriété, la sérénité, les douceurs sociales l’accompagnent, et l’homme, par cette voie, avance sans peine à travers le monde, et se retire des affaires actives avec un bien-être modeste, libre de travail manuel ou mental, exempt de l’esclavage imposé par le besoin journalier et les soins vulgaires, étranger à la rage de l’envie et aux désirs dévorants d’une ambition cachée: il achève ainsi doucement sa carrière, goûtant les plaisirs les plus purs qui soient donnés à l’existence humaine, sans connaître ses amertumes, se sentant heureux, et apprenant chaque jour à mieux apprécier sa bonne destinée.

    Ensuite il me conjura dans les termes les plus affectueux de ne point agir en jeune homme, de ne point me précipiter en des misères que la nature et la fortune m’avaient épargnées. Il me dit que je n’avais pas besoin de gagner mon pain, qu’il comptait me soutenir convenablement dans la profession à laquelle il me destinait, pour me conduire à la position qu’il venait de me dépeindre. «Ce sera, dit-il, votre faute si vous ne parvenez pas à une situation prospère; je n’en serai point responsable, j’ai rempli mon devoir en vous éclairant sur le danger du parti que vous paraissez disposé à prendre. Enfin je suis prêt à faire beaucoup pour vous, si vous voulez vous établir ici suivant mes conseils; mais je ne veux avoir aucune part à votre malheur, en facilitant votre départ.» En terminant, il me rappela l’exemple de mon frère, auprès duquel il avait employé les mêmes arguments qu’avec moi, pour le dissuader de passer à l’armée de Flandre, où il avait péri. Il m’assura qu’il ne cesserait point de prier pour moi, mais qu’il usait cependant me prédire que, si je faisais ce pas insensé auquel je semblés décidé, Dieu ne me bénirait point, et que je regretterais d’avoir négligé ses avis, alors que je me trouverais malheureux et privé de secours.

    A cette dernière partie de son allocution, qui fut réellement prophétique, bien que mon père peut-être ne le pensât point, des larmes abondantes coulèrent sur son visage, surtout lorsqu’il parla de mon frère, de sa mort et du temps où je me repentirais et n’aurais personne pour me secourir; son émotion fut si vive que, rompant la conversation, il me déclara que son cœur était trop plein et qu’il ne pouvait en dire davantage.

    Je fus profondément touché de ce discours, comme cela devait être. Je ne pensais plus à quitter le pays; je voulais même m’y établir, selon les désirs de mon père. Mais, hélas! peu de jours suffirent pour effacer toutes ces bonnes résolutions; et, voulant éviter les remontrances paternelles, je formai le projet de m’enfuir de la maison. Toutefois je n’agis point avec autant de précipitation que je m’y sentais entraîné. Je profitai d’un moment où ma mère semblait de meilleure humeur qu’à l’ordinaire, pour lui avouer que mon esprit était tellement préoccupé du désir de voir le monde, qu’il me serait impossible de me fixer à rien avec la constance nécessaire pour réussir; que mon père ferait mieux de me donner son consentement que de me forcer à m’en passer; qu’à dix-huit ans passés il était trop tard pour entrer comme apprenti chez un marchand ou comme clerc chez un procureur, et que, si je commençais l’une ou l’autre de ces carrières, je les abandonnerais très certainement avant la fin de mon apprentissage. Je terminai en disant à ma mère que, si elle obtenait de mon père qu’il me permît de faire un seul voyage, je reviendrais après cela; et si la vie de marin ne me plaisait pas, je regagnerais le temps perdu en redoublant d’efforts.

    A cette confidence, ma mère se mit dans une grande colère et me dit qu’il était inutile de parler sur ce sujet à mon père, parce qu’il connaissait trop bien mes véritables intérêts pour se prêter à des projets si nuisibles; elle ne concevait pas que j’eusse le courage de persister, après le discours que m’avait adressé mon père et les tendres expressions dont il s’était servi avec moi. «Du reste, dit-elle, si vous voulez absolument courir le monde, rien ne vous en empêchera; mais vous pouvez être certain que nous n’y consentirons pas; quant à moi, je ne voudrais pas aider aussi évidemment à votre destruction, et vous ne pourrez jamais dire que votre mère ait approuvé ce que blâmait votre père.»

    Cependant, bien que ma mère refusât de communiquer ma résolution à mon père, j’ai su depuis qu’elle lui avait rapporté toute notre conversation, et que celui-ci, après avoir montré une grande affliction, avait dit en soupirant: «Cet enfant pourrait vivre très heureux s’il restait ici; mais, s’il nous quitte, il deviendra la plus misérable créature du monde: je ne saurais y consentir».

    Je fus encore près d’un an à la maison, sans essayer de rompre mes chaînes, mais faisant la sourde oreille toutes les fois qu’on me proposait d’entrer dans les affaires. Souvent je représentais à mes parents qu’ils avaient tort de s’obstiner à combattre en moi une vocation marquée. Enfin, étant allé un jour à Hull, par hasard et sans aucun dessein de m’échapper, je trouvai là un de mes camarades d’école, prêt à partir pour Londres sur un bâtiment appartenant à son père. Il m’engagea à l’accompagner, en employant le moyen de séduction habituel aux marins, savoir que mon passage ne me coûterait rien. Alors, sans consulter père ni mère, sans leur donner avis de mon départ, les laissant apprendre cette nouvelle quand et comme ils pourraient, ne songeant à implorer ni la bénédiction paternelle ni celle de Dieu, ne considérant ni les circonstances ni les conséquences de ma démarche, le 1er septembre 1651 (jour fatal, comme la suite l’a démontré), je montai sur un bâtiment destiné pour Londres.

    Jamais les infortunes d’un jeune aventurier ne commencèrent aussi vite et ne durèrent aussi longtemps que les miennes. A peine étions-nous sortis du port que le vent souffla violemment et que les vagues s’élevèrent; et comme c’était la première fois que j’allais en mer, je fus et très malade et fort effrayé. Je réfléchis alors sérieusement à ce que j’avais fait, et je sentis la justice du châtiment que le Ciel m’infligeait pour avoir si indignement quitté la maison paternelle et trahi mes devoirs. Tous les bons avis de mes parents, les larmes de mon père, les prières de ma mère me revinrent à l’esprit, et ma conscience, qui n’était pas encore à ce degré d’endurcissement qu’elle atteignit par la suite, me reprocha d’avoir négligé de sages conseils et d’avoir bravé l’autorité d’un père et les lois de Dieu.

    Cependant l’orage augmentait, et la mer, sur laquelle je n’avais jamais navigué, devint très grosse, bien que ses vagues fussent beaucoup moins hautes que je les ai vues depuis, et notamment peu de jours après; mais c’en était assez pour affecter un novice. Je m’attendais à être englouti à chaque vague; et quand la proue du navire plongeait, à ce que j’imaginais, jusqu’au fond de la mer, je croyais qu’il ne se relèverait plus. En ces moments d’angoisse, je fis force vœux et résolutions. Je jurai que, s’il plaisait à Dieu d’épargner ma vie dans ce voyage, dès que j’aurais posé le pied à terre, je retournerais directement au logis et ne remonterais jamais sur un vaisseau; que je m’établirais suivant les désirs de mon père, et ne m’exposerais plus à de pareils dangers. Je reconnaissais donc pleinement la vérité des paroles de mon père sur la condition moyenne dans laquelle il avait passé ses jours, à l’abri des tempêtes de l’Océan comme des soucis et des passions de la terre. Je résolus donc, tel qu’un enfant prodigue sincèrement repentant, de rentrer sous le toit paternel.

    Ces bonnes et sages pensées continuèrent tout le temps de l’orage, et même un peu après; mais le jour suivant le vent baissa, la mer devint plus calme, et je commençai à m’y accoutumer: cependant je fus très sérieux pendant cette journée, car je souffrais encore du mal de mer. Vers le soir le ciel s’éclaircit, le vent tomba tout à fait, et nous eûmes la plus charmante soirée. Le soleil se coucha dégagé de nuages et se leva de même le lendemain. Ses rayons brillaient sur une mer unie et tranquille, une brise légère nous poussait: ce spectacle me parut le plus délicieux qui se fût jamais offert à ma vue.

    J’avais bien dormi la nuit, je n’étais plus malade, et je contemplais avec un joyeux étonnement cette mer, si terrible la veille, maintenant si belle et si paisible. Craignant sans doute la continuité de mes bonnes résolutions, cet ami qui m’avait réellement entraîné vint alors à moi et me dit: «Eh bien, Bob, comment vous trouvez-vous après tout ce vacarme? Je parie que vous avez eu peur l’autre nuit, pendant la bouffée? — Vous appelez cela une bouffée, dis-je; mais c’était une horrible tempête. — Une tempête! nigaud que vous êtes, dit-il; ce n’était rien du tout. Avec un bon navire et le large, ces petites secousses ne nous inquiètent guère. Mais vous êtes un marin d’eau douce, mon pauvre Bob. Allons, un bol de punch nous fera oublier tout cela. Voyez quel temps admirable nous avons maintenant.»

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    Pour abréger cette triste partie de mon histoire, il suffit de dire que nous suivîmes le train ordinaire des marins. Le punch fut préparé, on m’enivra de cette liqueur, et j’y noyai mon repentir sur ma conduite passée et toutes mes sages résolutions sur l’avenir. En un mot, de même que les flots étaient redevenus calmes après l’orage, ainsi, l’esprit délivré de la crainte d’être englouti, je repris le cours habituel de mes idées, oubliant tous les vœux formés pendant ma détresse. J’avais encore néanmoins quelques intervalles où ma raison s’efforçait de reconquérir son empire; mais je m’en défendais comme d’une faiblesse, et, en me livrant à la boisson et à la société de mes camarades, je fus bientôt délivré de ce que j’appelais mes accès. En cinq à six jours, je gagnai sur ma conscience une victoire aussi complète que pouvait le désirer un jeune homme décidé à se débarrasser de ses importunités. Toutefois je devais subir une autre attaque de ce côté, et la Providence, comme il arrive presque toujours en pareil cas, voulait me laisser absolument sans excuse; car, si je me refusais à voir une grâce céleste dans l’issue de l’événement précédent, celui qui le suivit fut tel, que le plus endurci parmi nous n’aurait pu s’empêcher d’y reconnaître et le châtiment et la miséricorde du Ciel.

    Le sixième jour de notre voyage, nous entrâmes dans la rade d’Yarmouth, les vents contraires et les calmes ne nous ayant pas permis de faire beaucoup de chemin depuis l’orage. Nous fûmes obligés d’y mouiller, parce que le vent resta mauvais, c’est-à-dire qu’il souffla du S.-O. pendant sept à huit jours. Plusieurs gros bâtiments de Newcastle se trouvaient arrêtés là par les mêmes causes que nous. Le vent, d’abord trop vif, ensuite extrêmement violent, nous empêcha d’entrer dans la Tamise; mais le mouillage était bon, et notre fond était solide; aussi nos gens, ne craignant pas le moindre danger, passaient-ils le temps à se reposer et à rire, suivant la coutume des marins. Tout à coup, dans la matinée du huitième jour, le vent devint si furieux qu’il fallut manœuvrer de toutes mains pour carguer les hautes voiles et lui laisser moins de prise. Vers midi, la mer grossit; notre bâtiment reçut plusieurs lames, et nous crûmes une ou deux fois que l’ancre avait cédé, ce qui décida le contremaître à en jeter une seconde; alors nous chassâmes sur deux ancres, et à tous moments notre gaillard d’avant plongeait.

    Bientôt une affreuse tempête s’éleva, et je vis des signes de frayeur et d’abattement sur le visage des matelots eux-mêmes. Le patron s’occupait avec zèle de la conservation de son navire; je l’entendis cependant dire à voix basse, comme il passait près de moi en sortant et en rentrant dans sa cabine: «Seigneur, ayez pitié de nous! tout est perdu» ; et d’autres expressions pareilles. Dans les premiers moments, je restai frappé de stupeur sur le lit de ma cabine. Je ne saurais décrire ce que je sentais. J’avais peine à revenir à ces idées de repentir que je croyais avoir étouffées, et je tâchais de me roidir contre elles. Je me disais que la première amertume de la crainte était passée, et que cette alarme-ci ne serait rien en comparaison de la précédente. Mais quand le capitaine lui-même dit à côté de moi que nous pouvions tous périr, je sentis une horrible frayeur. Je m’élançai hors de la cabine, je jetai les yeux autour de moi et je vis le spectacle le plus épouvantable. De hautes montagnes d’eau venaient se briser sur nous, de trois en trois minutes; nous étions entourés de périls de toutes sortes. Deux bâtiments pesamment chargés, tout près de nous, avaient coupé leurs mâts au pied, et nos matelots crièrent qu’un autre navire qui chassait à un mille environ devant nous avait sombré. Deux autres, s’étant détachés de leurs ancres, avaient été poussés en pleine mer, où ils étaient ballottés, n’ayant pas un seul mât entier. Les bâtiments plus légers étaient moins maltraités; mais quelques-uns de ceux-ci vinrent contre nous en courant vent arrière avec une seule voile.

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    Vers le soir, le contre-maître et le pilote demandèrent au capitaine la permission de couper le mât de l’avant, ce qu’il n’accorda que sur l’assurance donnée par le pilote que, si l’on ne prenait ce parti, le bâtiment coulerait à fond. Quand ce mât fut coupé, le grand mât, se trouvant moins soutenu, nous donna de telles secousses, qu’on fut obligé de le couper aussi et de raser complètement le tillac.

    On peut imaginer facilement en quel état je devais être alors, moi nouveau marin, à peine remis d’une frayeur bien moins fondée. Toutefois, si je puis me rappeler à une si grande distance les pensées qui m’occupaient en ce moment, il me semble que le souvenir de mes anciennes convictions et de la perversité avec laquelle je les avais rejetées me causait plus de terreur que l’idée de la mort: ces pensées, jointes à l’horreur de la tempête, me jetèrent dans un trouble inexprimable. Mais le mal devait encore s’aggraver.

    L’orage continua avec une telle furie, que les hommes de l’équipage n’en avaient jamais vu de semblable. Notre bâtiment était bon; mais il avait une forte charge, et il plongeait si profondément dans les vagues, que les matelots criaient à chaque moment qu’il sombrait. Il était heureux pour moi que je ne connusse point la signification de ce mot; je l’appris bien vite. Cependant le gros temps ne cessait point; je vis ce que J’on voit rarement, le capitaine, le second, le pilote et quelques-uns des plus sensés de l’équipage, priant à genoux et se préparant à couler bas.

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    Au milieu de la nuit, pour mettre le comble à notre détresse, un des matelots, qui était descendu pour examiner la cale, cria que nous avions une voie d’eau: un autre dit qu’il y avait déjà quatre pieds d’eau dans la cale. Alors on appela tout le monde aux pompes. A ce mot je crus que j’allais mourir, et je tombai sur le côté du lit sur lequel j’étais couché dans la cabine. Cependant les matelots me réveillèrent de ma stupeur et me dirent que, si je n’avais été bon à rien jusque-là, je pourrais au moins pomper aussi bien qu’un autre. Je me levai sur-le-champ, j’allai à la pompe et j’y travaillai de tout cœur. Pendant ce temps-là, le capitaine aperçut quelques légères embarcations qui, ne pouvant tenir contre le vent, étaient obligées de gagner la mer et tâchaient de nous éviter; il ordonna de tirer le canon de détresse. Moi, qui ne savais ce que cela voulait dire, je pensai que le navire s’était brisé, ou qu’il était arrivé quelque chose d’horrible; bref, je fus tellement saisi que je m’évanouis. Personne ne prit garde à ce qui m’arrivait, chacun ayant assez à penser à sa propre vie; seulement un autre vint me remplacer à la pompe et me poussa de côté, me croyant mort. Je fus très longtemps sans reprendre connaissance.

    Nous luttions encore; mais l’eau nous gagnait. Il était évident que nous coulerions à fond, et, bien que la tempête fût un peu calmée, nous ne pouvions espérer que le navire fût en état de nous conduire à terre. Le capitaine continua donc ses signaux de détresse, et un petit bâtiment qui se trouvait devant nous risqua de nous envoyer un bateau. Par le plus heureux hasard, ce bateau vint assez près de nous; mais il nous était impossible d’y descendre, car il ne pouvait nous aborder. Enfin ceux qui le montaient ramèrent avec énergie, exposant leur vie pour sauver la nôtre; nos gens purent leur jeter une corde avec une bouée par-dessus l’arrière; ils la saisirent avec beaucoup de peine et de danger; nous tirâmes le bateau sous notre poupe et nous y descendîmes tous. Il ne fallait pas songer à gagner le bâtiment qui nous avait secourus, et d’un commun accord on convint de laisser flotter le bateau en le dirigeant doucement vers la terre; et notre capitaine promit de le payer s’il se brisait en échouant. Ainsi, partie en ramant, partie en allant au gré du vent, nous nous dirigeâmes au Nord, vers la côte, à la hauteur de Winterton-Ness.

    A peine avions-nous quitté notre bâtiment depuis un quart d’heure, que nous le vîmes s’enfoncer. Je compris alors ce qu’on entendait par les termes sombrer et couler à fond. Ma vue n’était pas bien nette lorsque les matelots me montrèrent le navire qui paraissait; et depuis le moment où je fus porté plutôt que conduit dans le bateau, j’étais resté demi-mort de frayeur pour le présent et pour l’avenir.

    Tandis que nous étions dans cette situation, les matelots ramant vigoureusement pour gagner le rivage, nous voyions, quand la barque montait sur les vagues, une foule de gens qui accouraient sur le bord de la mer, dans l’intention de nous secourir dès que nous serions à leur portée. Mais nous approchions très lentement de la côte, et nous ne pûmes la toucher qu’après avoir dépassé le phare de Winterton, à l’endroit où la rive, fuyant à l’O. du côté de Cromer, brise un peu la violence des vagues. Enfin, non sans beaucoup de difficultés, nous débarquâmes tous sains et saufs, et nous nous rendîmes à pied à Yarmouth. Nous y fûmes traités avec l’humanité réclamée par notre malheur; les magistrats nous assignèrent de bons logements, et les négociants et armateurs de la ville nous donnèrent, en se cotisant, les moyens de nous rendre à Londres ou de retourner à Hull.

    Si j’avais eu le bon sens de prendre ce dernier parti et de rentrer au logis, j’aurais été trop heureux; et mon père, pour me servir de la parabole de notre divin Sauveur, aurait tué le veau gras en réjouissance de mon retour; car, après avoir appris que le bâtiment sur lequel j’étais avait péri dans la rade d’Yarmouth, il demeura longtemps sans savoir que je n’étais pas noyé.

    Mais ma mauvaise destinée me poussait avec une obstination invincible; et, bien que la raison me sollicitât, dans les moments de réflexion calme, de revenir sous le toit paternel, il me fut impossible de m’y décider. Je ne sais comment expliquer cette singularité ; je n’ose affirmer qu’une fatalité secrète nous force d’être les agents de notre perte, même quand nous la voyons clairement et que nous y courons les yeux ouverts; mais il fallait assurément une cause bien puissante pour m’entraîner, en dépit de mes raisonnements les plus rassis, de mes convictions les plus intimes et des avertissements évidents qui me furent donnés à ma première tentative.

    Mon camarade, le fils du patron du navire, celui-là même qui m’avait encouragé à me raidir contre les reproches de ma conscience, était maintenant plus timide que moi. Comme on nous avait logés dans des quartiers éloignés l’un de l’autre, je ne me rencontrai avec lui que plusieurs jours après notre arrivée à Yarmouth. Il me parut avoir changé de ton: il avait l’air triste et il me demanda, en hochant la tête, comment je me trouvais; puis, se tournant vers son père, qui était présent, il lui dit qui j’étais, ajoutant que ce voyage était pour moi un coup d’essai, et que j’avais l’intention d’aller plus loin. Alors le capitaine, s’adressant à moi, me dit d’un ton grave et chagrin: «Jeune homme, vous ne devez plus vous aventurer sur la mer; tout ceci prouve bien clairement que vous n’êtes pas né pour être marin. — Eh quoi! Monsieur, lui dis-je, n’irez-vous plus en mer? — C’est autre chose, dit-il; c’est mon état, par conséquent, mon devoir. Mais puisque vous avez fait ce voyage comme épreuve, vous voyez quel avant-goût le Ciel vous a donné de ce qui vous est réservé si vous persistez à suivre cette carrière. Peut-être tous ces malheurs nous sont arrivés à cause de vous, de même que Jonas causa la perte du vaisseau de Tarsis. De grâce, continua-t-il, expliquez-moi les motifs qui vous font désirer d’aller en mer.» Je lui dis alors une partie de mon histoire, et, quand j’en fus à la fin, il s’écria, transporté de colère: «Qu’ai-je fait au Ciel pour qu’un pareil misérable soit venu sur mon bord? Je ne voudrais à aucun prix mettre le pied sur le même bâtiment que toi». Cette explosion était provoquée par l’agitation que sa perte avait produite sur son esprit, et elle le poussa un peu plus loin qu’il ne voulait. Cependant il me parla ensuite très sérieusement, et m’exhorta à retourner près de mon père et à ne point tenter la Providence, visiblement déclarée contre mon projet. «Soyez-en sûr, jeune homme, dit-il, si vous ne revenez point sur vos pas, vous ne trouverez partout que mécomptes et désastres, et les prédictions de votre père s’accompliront à vos dépens.» Nous nous séparâmes après ce colloque, et je ne le revis plus. Je ne sais où il alla; quant à moi, comme j’avais un peu d’argent, je me rendis à Londres par terre, et là, de même que sur la route, j’eus avec moi-même plusieurs luttes sérieuses sur le genre de vie que j’adopterais et sur la question de rentrer à la maison ou de m’embarquer.

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    A l’égard de mon retour au logis, la honte repoussait les meilleures pensées qui se présentaient à mon esprit, et je me figurai tout d’abord les rires et les moqueries des voisins, et combien j’aurais à rougir non seulement devant mon père et ma mère, mais devant tout le monde. J’ai souvent observé, en des occasions analogues, combien les hommes sont déraisonnables, surtout dans la jeunesse, lorsque, après avoir dévié de la bonne route, ils ont plus de honte du repentir que du péché ; ils ne rougissent point d’une action pour laquelle ils doivent être considérés comme des fous, et ils rougissent d’un retour qui peut seul les faire estimer sages. Je restai quelque temps en cet état d’incertitude sur mon avenir et sur les mesures que j’avais à prendre. Ma répugnance à retourner au logis resta toujours irrésistible, et bientôt le souvenir de ma détresse s’effaça, et avec lui mon faible désir de retour dans mes foyers; enfin j’en abandonnai tout à fait la pensée, et je cherchai une occasion de m’embarquer.

    Cette influence funeste qui m’entraîna d’abord loin de la maison paternelle, qui m’inspira l’idée téméraire et irréfléchie d’agrandir ma fortune, et grava cette idée si fortement dans mon esprit qu’elle me rendit sourd aux bons avis, aux prières, même aux ordres de mon père; cette influence, dis-je, quelle que fût sa nature, me jeta dans la plus malencontreuse des entreprises. Je montai à bord d’un vaisseau destiné pour la côte d’Afrique, ou la côte de Guinée, comme l’appellent nos marins.

    Mon plus grand malheur dans tous mes voyages fut de refuser de m’enrôler parmi les matelots. J’aurais, il est vrai, dans ce cas, travaillé plus durement que je n’y étais accoutumé ; mais avec le temps je serais devenu pilote, contremaître ou lieutenant, peut-être même patron. Mais j’étais destiné à prendre toujours le pire de tous les partis, et, me voyant de l’argent dans ma poche et de bons habits sur le dos, je m’embarquai toujours comme passager, en sorte que je n’avais rien à faire et n’apprenais rien à bord.

    A mon arrivée à Londres, je fus assez heureux pour rencontrer bonne compagnie, chance peu commune pour un jeune homme étourdi et égaré comme je l’étais alors; car le diable ne manque pas de leur tendre promptement des pièges, et je n’eus pas à combattre ce danger. Ma première connaissance fut le capitaine ou patron d’un navire qui revenait de la côte de Guinée, et qui, s’étant bien trouvé de son voyage, se disposait à le recommencer. Ce brave homme prit goût à ma conversation, qui alors n’était pas sans quelque agrément, et, sachant que je désirais voir le monde, il me proposa de l’accompagner, me dit qu’il ne m’en coûterait rien, que je partagerais sa table, et que, si je voulais emporter quelques marchandises, je pourrais m’en défaire avantageusement, peut-être même avec un bénéfice propre à m’encourager.

    J’acceptai; je me liai très étroitement avec ce capitaine, homme parfaitement honnête et franc, et j’emportai une petite pacotille qui me produisit beaucoup, grâce à la bienveillance désintéressée de mon ami. J’avais acheté par son conseil pour environ quarante livres sterling de verroteries et autres bagatelles, et j’avais réuni ces fonds à l’aide de quelques-uns de mes parents avec lesquels je correspondais et qui, je le suppose, engagèrent mon père et ma mère à contribuer à ma première aventure.

    Ce fut le seul voyage dans lequel je puisse dire que je fus heureux; et cela, je le dois à l’intégrité de mon ami le capitaine, sous lequel j’acquis une connaissance suffisante de la navigation. J’appris à tenir le journal d’un bâtiment, à noter les observations, toutes choses qu’un marin doit savoir. Il avait autant de plaisir à enseigner que j’en avais à m’instruire; aussi je devins pendant cette traversée négociant et homme de mer, et je rapportai cinq livres neuf onces d’or en échange de ma pacotille, ce qui me donna à Londres trois cents guinées. Ce succès me remplit de pensées ambitieuses qui complétèrent ma ruine.

    Cependant, même en ce voyage, j’eus quelques traverses: entre autres, je ne cessai d’être malade tout le temps de notre séjour en Afrique, l’excessive chaleur m’ayant donné une fièvre violente. Notre commerce, en effet, se faisait le long des côtes, depuis le 15e degré jusque sous la Ligne.

    J’étais donc devenu commerçant sur les côtes de Guinée, et mon ami, pour mon très grand malheur, étant mort peu de temps après son retour, je me décidai à refaire le même voyage et m’embarquai sur son bâtiment, alors commandé par son contremaître. Jamais expédition ne fut plus désastreuse. Je n’avais emporté que la valeur de cent guinées, sur mon pécule nouvellement acquis, et j’en laissai deux cents dans les mains de la veuve de mon ami, laquelle se conduisit très loyalement avec moi.

    J’éprouvai de grandes mésaventures. D’abord, en nous dirigeant vers les Canaries, pour passer entre ces îles et la côte d’Afrique, nous fûmes surpris, pendant le crépuscule du matin, par un corsaire turc de Salé. Il nous donna la chasse à toutes voiles. De notre côté, nous déployâmes toutes les nôtres; mais le pirate gagnait toujours sur nous, et ne pouvait manquer de nous atteindre en peu d’heures; nous nous préparâmes donc à combattre. Nous avions douze canons, et le forban en avait dix-huit.

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    Vers trois heures après midi, il était sur nous; mais comme il nous prit en flanc par méprise, au lieu de nous prendre en poupe comme il en avait l’intention, nous portâmes huit de nos canons du côté attaqué et lâchâmes une bordée qui fit reculer l’assaillant, non toutefois sans qu’il ripostât à notre feu, en joignant à la décharge de ses canons celle de la mousqueterie de deux cents hommes qu’il avait à bord. Pas un de nos gens ne fut atteint, et tous gardèrent leurs rangs bien serrés. Le Turc se prépara à une nouvelle attaque, et nous à la défense; mais cette fois il nous aborda par l’autre côté, et jeta soixante hommes sur notre pont, lesquels se mirent sur-le-champ à couper et hacher notre voilure et nos agrès.

    Nous les reçûmes avec des mousquets, des demi-piques, des grenades et autres armes, et deux fois nous les chassâmes de notre pont; enfin, pour abréger cette triste scène, le bâtiment ne pouvant plus tenir la mer et trois de nos hommes ayant été tués et huit autres blessés, nous fûmes forcés de nous rendre, et l’on nous emmena à Salé, petit port de la côte de Barbarie.

    Je ne fus pas aussi maltraité par les Maures que je le craignais dans le premier moment, et l’on ne me conduisit point, comme le reste de nos gens, à la résidence de l’empereur, dans l’intérieur du pays; mais le capitaine me garda pour sa part de la prise, parce que j’étais jeune et capable de lui être utile. Ce changement subit, ce passage de la condition d’un négociant à celle d’un misérable esclave m’accabla complètement, et je me rappelai alors le discours prophétique de mon père, qui m’assurait que je serais malheureux et n’aurais personne pour me secourir. Je crus ce moment arrivé, n’imaginant pas qu’il pût en arriver un pire. Maintenant, pensai-je, la main du ciel s’appesantit sur moi; je suis perdu sans ressource. Hélas! ce n’était que le prélude des maux que je devais endurer, comme on le verra dans la suite de cette histoire.

    Mon nouveau patron ou maître m’ayant conduit à son logis, j’espérais qu’il m’emmènerait avec lui quand il irait en mer, et je pensais qu’un jour ou l’autre il serait pris par quelque vaisseau de guerre espagnol ou portugais, et que je recouvrerais ma liberté. Je me trompai en cela; car, lorsqu’il s’embarquait, il me laissait chez lui pour surveiller son petit jardin et remplir les devoirs ordinaires des esclaves dans sa maison; et, lorsqu’il revenait de croisière, il me faisait coucher dans la cabine de son bâtiment, a fin de le tenir en ordre.

    Je ne songeais qu’à trouver le moyen de m’échapper; mais il ne s’en présentait pas un seul qui fût praticable. Je ne pouvais confier à personne mes projets, soit pour les faciliter, suit pour s’y associer, puisqu’il ne se trouvait parmi mes compagnons aucun esclave anglais, irlandais ou écossais. Ainsi pendant deux ans, bien que l’idée de fuir me restât toujours comme une espérance de salut éloignée, je n’entrevis aucune chance favorable à mon dessein.

    Au bout de ces deux années, une circonstance singulière me remit en tête mes premiers projets de fuite. Mon maître resta une fois plus longtemps que de coutume sans se remettre en course, faute d’argent, à ce qu’on disait; et pendant cet intervalle il allait, une ou deux fois par semaine, plus souvent même quand le temps était beau, pêcher dans la rade avec la pinasse. Il me prenait toujours avec lui dans ses excursions, ainsi qu’un petit Maure qui tenait la rame; et tous les deux nous tâchions de divertir le patron. Comme j’étais adroit et heureux à la pêche, mon maître m’envoyait quelquefois, avec un de ses parents et le petit Maure, pêcher un plat de poissons quand il en avait besoin.

    Une fois, nous étions partis pour la pêche par une matinée sèche et calme, et tout à coup il s’éleva un brouillard tellement épais, que nous perdîmes de vue la côte, dont nous étions éloignés à peine d’une demi-lieue. Naviguant à l’aventure, nous travaillâmes rudement à la rame tout le jour et toute la nuit; et, quand le soleil se leva, nous vîmes qu’au lieu de pousser au rivage, nous avions poussé au large, et que déjà nous nous trouvions à deux lieues de terre.

    Cependant nous rentrâmes sans la moindre avarie, mais non sans peine et sans danger; de plus, nous étions tous affamés.

    Averti par cet accident, notre patron résolut de ne plus s’exposer ainsi, et comme il avait à sa disposition le long bateau de la prise anglaise, il le fit arranger, ne voulant plus aller à la pêche sans être pourvu d’une boussole et de quelques provisions. Il ordonna au charpentier de son vaisseau (un esclave anglais comme moi) de construire au milieu du bateau une petite cabine semblable à celle d’une berge, en ménageant par derrière la place d’un homme pour diriger la grande voile, et, par devant, un espace suffisant pour que deux autres hommes pussent manœuvrer.

    Cette embarcation allait avec ce que nous appelons une voile latine ou triangulaire; la vergue s’inclinait sur le toit de la cabine, dans laquelle le patron pouvait tenir avec deux esclaves, son lit, une table, de petites armoires contenant des bouteilles de la liqueur qu’il jugeait à propos de boire, son pain, son riz et son café.

    Nous allions souvent à la pêche dans ce bateau, et, comme j’étais plus habile que mon maître à cet exercice, il n’y allait jamais sans moi. Il devait un jour faire une partie de promenade ou de pêche, avec deux ou trois personnages d’une certaine distinction, dans la ville, et pour lesquels il avait fait de grands préparatifs. Dès la veille, j’avais eu l’ordre dé porter dans la barque plus de provisions qu’à l’ordinaire, et, de plus, de la poudre et des dragées prises dans la sainte-barbe du vaisseau du patron, parce qu’il voulait aussi chasser.

    J’exécutai ces ordres, et le lendemain matin j’attendais sur le bateau, bien lavé et toutes ses banderoles déployées, l’arrivée de mon maître et de ses hôtes, lorsque je vis venir le premier tout seul:. me dit que des circonstances imprévues avaient dérangé son projet de promenade, et me commanda d’aller avec un rameur et le jeune garçon pêcher quelques poissons pour ses amis, qui devaient souper chez lui. En ce moment, mes anciennes idées de fuite se réveillèrent vivement dans mon esprit. Je disposais d’un petit bâtiment, et, quand mon maître fut parti, je songeai à me préparer non pas à la pêche, mais à une longue course, sans savoir de quel côté je me dirigerais; tous les lieux m’étaient bons, pourvu que je m’éloignasse.

    D’abord j’inventai un prétexte pour envoyer le Maure chercher quelque chose à manger pour nous. «Il ne nous convient pas, lui dis-je, de manger du pain de notre maître.» Il me répondit que j’avais raison, et il apporta dans la barque un grand panier de rhousk, sorte de biscuit en usage dans le pays, et trois jarres d’eau fraîche. Je savais où le patron tenait ses bouteilles, que leur forme faisait reconnaître pour avoir été prises sur des vaisseaux anglais j’en portai un certain nombre sur le bateau, tandis que le rameur était à terre, afin qu’il crût qu’elles avaient été embarquées pour le maître. Je pris encore à bord un bloc de cire d’environ cent livres, pour en faire des chandelles, un paquet de petites cordes, une scie, un marteau, une hachette, tous objets utiles, surtout la cire. Je tendis un autre piège à mon camarade, et il s’y laissa prendre fort innocemment. Son nom était Ismael, dont le diminutif est Muley. Je lui dis donc: «Muley, les fusils du patron sont à bord; si vous pouviez avoir un peu de poudre et de plomb, nous tuerions peut-être pour nous quelques alkamis (espèce de courlis). Vous savez où sont les munitions du canonnier, sur le vaisseau? — Oui, oui, dit-il, et je vais en chercher.» Il apporta en effet du vaisseau une grande poche en cuir contenant au moins une livre et demie de poudre, et une autre remplie de dragées et de menu plomb. Pendant ce temps j’avais trouvé un peu de poudre dans notre cabine, et j’en avais rempli une des bouteilles de l’armoire, après avoir transvasé dans une autre bouteille un reste de liqueur qu’elle contenait.

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    Ainsi pourvus des choses les plus nécessaires, nous fîmes voile en apparence pour aller pêcher. On nous connaissait au château situé à l’entrée du port, et l’on ne prit pas garde à nous; et, sitôt que nous eûmes gagné un mille au large, nous pliâmes la voile pour commencer notre pêche. Le vent était au N.-N.-E., ce qui ne m’était pas favorable. S’il eût été au S., j’aurais facilement gagné la côte d’Espagne, du moins la baie de Cadix. Toutefois ma résolution immuable était de sortir, malgré vent et marée, de ce lieu maudit, et d’abandonner le reste au destin.

    Après que nous eûmes péché quelque temps sans rien prendre, car si je sentais du poisson à mon hameçon, je ne cherchais pas à le tirer, je dis à mon compagnon: «Nous ne faisons ici rien qui vaille, le patron sera mécontent, il faut aller plus loin.» Le Maure, ne pensant point à mal, consentit à ma proposition, et, se trouvant en tête de l’embarcation, il déploya les voiles, tandis que je tenais le timon. Nous allâmes à une lieue au large; alors je pris la position ordinaire pour la pêche, et, donnant le timon au jeune garçon, j’avançai vers le Maure; je me baissai comme pour ramasser quelque chose derrière lui, et, le prenant par surprise, je passai mon bras autour de sa ceinture et le lançai par-dessus le bord. Il remonta sur l’eau presque au même instant, car il nageait comme un poisson, et il me supplia de le prendre à bord, assurant qu’il irait où je voudrais. Il nageait si vite qu’il aurait eu bientôt regagné le bateau, le vent n’étant pas très fort; mais j’allai chercher dans la cabine un fusil de chasse et je couchai en joue mon homme, en lui disant: «Je ne vous ai fait aucun mal et ne vous en ferai point, si vous me laissez tranquille. Vous nagez assez bien pour regagner le rivage; la mer est calme, faites tous vos efforts pour arriver à terre, vous n’aurez rien à craindre de moi; mais, si vous approchez du bateau, je vous casse la tête. Je suis décidé à me sauver.» Alors il se retourna et nagea vers la côte, qu’il sut atteindre facilement.

    Je me serais peut-être décidé à garder cet homme avec moi et à noyer le jeune garçon; mais il eût été imprudent de m’aventurer avec le premier, qui était aussi fort que moi. Lorsqu’il se fut éloigné, je dis à l’enfant, qui se nommait Xury; «J’aurai soin de vous, Xury, si vous me promettez fidélité ; mais si vous ne voulez pas m’engager votre foi, c’est-à-dire jurer de m’être fidèle, par Mahomet et la barbe de son père, je vous jetterai à la mer comme votre camarade. » Ce garçon me regarda en souriant avec un air de si grande innocence qu’il m’était impossible de me défier de lui. Il jura qu’il me serait fidèle et me suivrait au bout du monde.

    Tant que je restai en vue du Maure qui nageait, je dirigeai le bateau de manière à lui faire supposer que je voulais gagner l’embouchure du détroit; et c’est ce que tout homme ayant l’usage de sa raison aurait dû faire. En effet, on ne pouvait croire que nous irions au S., vers des côtes vraiment barbares, où des peuplades entières de noirs viendraient nous entourer dans leurs canots et nous exterminer, où nous ne pourrions débarquer nulle part sans être dévorés par des bêtes sauvages ou des êtres humains encore plus impitoyables qu’elles.

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    Aussitôt que le jour baissa, je changeai de direction et cinglai droit au S., en appuyant un peu à l’E., afin de ne pas m’éloigner trop des côtes. Le vent était frais, la mer tranquille, et je marchai si vite, que le lendemain, quand je pris terre, à trois heures après midi, j’étais au moins à cinquante lieues de Salé, tout à fait hors des domaines de l’empereur de Maroc et de tout autre souverain; car nous ne vîmes personne.

    Cependant la frayeur que j’avais de retomber dans les mains des Maures m’avait empêché de m’arrêter, d’aller à terre ou de jeter l’ancre; et le vent continuant d’être bon pendant cinq jours et passant alors au S., je pensai que si quelques bâtiments me donnaient la chasse, ils seraient forcés de me laisser, et je risquai alors de m’approcher des côtes. Je mis à l’ancre près de l’embouchure d’une petite rivière inconnue, en vue d’une terre également inconnue, où je ne vis personne et ne désirais voir personne, la principale chose dont j’avais besoin étant de l’eau fraîche. Nous entrâmes le soir dans la crique, résolus de gagner la terre à la nage dès qu’il ferait nuit et d’aller à la découverte; mais quand la nuit fut venue, nous entendîmes un vacarme si épouvantable de hurlements, d’aboiements, de rugissements de bêtes sauvages dont nous ne pouvions reconnaître l’espèce, que le pauvre garçon, mourant de peur, me conjura de ne pas débarquer avant le jour. «Eh bien! dis-je, Xury, j’attendrai le jour; mais alors nous trouverons peut-être des hommes aussi méchants que ces animaux. — Si nous trouver ces méchants hommes, dit Xury en riant, nous leur envoyer des balles, et eux s’enfuir...» Il avait appris à baragouiner l’anglais en causant avec des esclaves de mon pays. Cependant sa gaieté me fit plaisir, et, pour l’entretenir, je lui donnai un petit verre de la cave de notre maître. Son avis, toutes réflexions faites, me parut bon; je le suivis. Nous jetâmes l’ancre et restâmes tranquilles toute la nuit; je dis tranquilles, cependant nous ne pûmes dormir; car vers deux ou trois heures nous vîmes des bêtes énormes, auxquelles nous ne pouvions donner de nom, venir sur le rivage et courir dans l’eau en se vautrant et se plongeant comme pour se rafraîchir, et en poussant des cris tellement horribles, que je n’entendis jamais rien de pareil.

    Xury fut mortellement effrayé ; je le fus moi-même; et notre terreur redoubla quand nous entendîmes qu’un de ces monstres nageait vers notre barque. Nous ne pouvions le voir, mais, à son souffle, il était facile de reconnaître que c’était un animal furieux et très puissant. Xury prétendit que c’était un lion, et cela pouvait être en effet. Le pauvre garçon me criait de lever l’ancre et de nous sauver. «Non, dis-je, Xury, nous allongerons seulement notre câble, afin de gagner le large, et il ne pourra nous suivre.» J’avais à peine prononcé ces paroles, que je vis l’animal à deux longueurs de rame; ce qui me surprit un peu. J’entrai sur-le-champ dans la cabine, je pris un fusil, et je tirai sur la bête, qui se retourna à l’instant et regagna le bord.

    Mais il est impossible de décrire le bruit effroyable qui s’éleva tant sur la rive que plus haut dans la campagne, lorsque je Lirai un coup de fusil, chose que j’avais toutes raisons de croire nouvelle pour ces animaux. Cela me prouva qu’il n’y avait point de sûreté pour nous à débarquer de nuit sur cette côte, et il était douteux que nous pussions nous y aventurer même le jour; car nous avions autant de dangers à craindre des sauvages que des lions et des tigres; du moins nous avions également peur des uns et des autres.

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    Quoi qu’il dût arriver, néanmoins, il fallait descendre à terre pour avoir de l’eau, puisqu’il ne nous en restait pas une pinte; la question était de savoir où la chercher. Xury me dit que, si je voulais qu’il descendît à terre avec une des jarres, il trouverait de l’eau fraîche s’il y en avait, et m’en rapporterait. Je lui demandai pourquoi il voulait aller à terre, au lieu de m’y laisser aller et de rester dans le bateau, et sa réponse affectueuse me le fit aimer chèrement pour toujours. «Si les hommes sauvages viennent, dit-il, eux manger moi, et vous partir. — Eh bien, Xury, dis-je, nous irons tous les deux, et si les sauvages viennent, nous les tuerons, et ils ne mangeront ni vous ni moi.» Je donnai à Xury un morceau de biscuit et un demi-verre de ces liqueurs du patron desquelles j’ai déjà parlé ; nous approchâmes de la côte, et, trouvant un endroit favorable, nous gagnâmes la terre en marchant dans l’eau, chargés de nos armes et d’une jarre.

    Je ne voulais pas m’éloigner du bateau, parce que je craignais les sauvages qui pouvaient descendre la rivière dans des canots. Cependant mon petit compagnon aperçut un terrain bas, à une certaine distance; il s’élança de ce côté ; mais presque aussitôt il revint en courant. Je le crus poursuivi par quelque sauvage ou quelque bête, et je volai à son secours; lorsque je fus près de lui, je vis qu’il portait suspendu à son dos un animal qu’il avait tué. C’était une sorte de lièvre différent des nôtres seulement par la couleur du poil et la longueur des pattes. C’était pour nous une bonne aventure.; car ce gibier nous fournit un repas excellent. Mais Xury se réjouissait surtout d’avoir trouvé de l’eau fraîche et point d’hommes sauvages. Peu après nous découvrîmes que nous n’avions pas besoin de prendre tant de peine pour avoir de l’eau fraîche; car nous trouvâmes l’eau douce à la marée basse, en avançant dans la baie. Nous remplîmes nos jarres, nous fîmes un bon repas avec le lièvre, et nous nous disposâmes à repartir.

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    Comme j’avais déjà fait un voyage sur ces côtes, je savais que les Canaries et les îles du Cap-Vert ne devaient pas en être fort éloignées. Mais je n’avais aucun instrument pour reconnaître à quelle latitude nous étions; d’ailleurs, ne sachant pas ou ne me rappelant pas celle de ces îles, j’ignorais dans quelle direction il fallait les chercher: si je l’avais su, j’aurais pu facilement gagner une d’elles. Tout mon espoir était de longer la côte jusqu’aux parties fréquentées par les marchands anglais, et d’être recueilli par un de leurs bâtiments.

    D’après les calculs que je pouvais faire, la terre que j’avais en vue devait être le pays qui sépare l’empire de Maroc de la Nigritie, et qui se compose de vastes déserts hantés seulement par des bêtes sauvages, les nègres les ayant abandonnés en se retirant vers le S. pour fuir les Maures, et ceux-ci ayant dédaigné cette contrée stérile et n’y venant que pour de grandes chasses, réunis au nombre de deux à trois mille hommes. Les tigres, les lions, les léopards ont pullulé d’une manière prodigieuse dans ces parages; et, en effet, en longeant la côte pendant l’espace d’environ cent milles, nous ne vîmes le jour qu’une solitude complète, et nous n’entendîmes la nuit que les hurlements des animaux féroces.

    Une fois ou deux je crus distinguer le pic de Ténériffe, et j’étais tenté de gouverner de ce côté-là, dans l’espoir de l’atteindre; mais les vents contraires me forcèrent, à deux reprises, de me rapprocher des côtes: de plus, la mer devint trop houleuse pour ma pelitebarque; je persistai donc à suivre mon premier plan.

    Plusieurs fois je fus obligé de descendre à terre pour avoir de l’eau. Un jour nous jetâmes l’ancre, dans ce dessein, sous une petite langue de terre assez élevée. C’était de grand matin, la marée commençait à monter, et nous voulions attendre, afin de pouvoir aller plus avant. Xury, dont les yeux étaient plus perçants que les miens, m’appela tout doucement, et, me montrant un horrible monstre endormi sous le petit monticule abrité par une saillie de rocher, il me dit: «Maître, éloignons-nous.» Je regardai dans la direction indiquée par l’enfant, et je vis l’animal endormi sur le penchant de la petite colline; c’était un lion énorme. «Xury, dis-je, allez à terre tuer ce lion.» Xury parut saisi de frayeur et répondit: «Moi, tuer lui! oh non! lui manger moi d’une seule bouche.» Il voulait dire d’une seule bouchée.

    Je ne dis pas un mot de plus au jeune garçon; mais je lui fis signe de rester tranquille. Je pris notre plus gros fusil, qui avait une bonne charge de poudre et deux balles; je le posai à terre, ensuite je chargeai de deux balles mon second fusil, et je mis dans le troisième, car nous en avions trois, cinq balles de plus petit calibre. J’ajustai mon premier coup de mon mieux, pour atteindre le lion à la tête; mais il était couché à plat, les pattes de devant posées au-dessus de son museau, en sorte que les balles frappèrent une de ses pattes et la brisèrent à la hauteur du genou. D’abord il se leva en grondant, puis, sentant sa patte cassée, il retomba, et, se relevant bientôt sur trois pieds, il poussa un affreux rugissement. Un peu surpris de ne l’avoir point blessé à la tête, je pris un autre fusil, et, comme il se disposait à s’éloigner, je l’ajustai encore et l’atteignis à la tête; enfin j’eus le plaisir de le voir tomber sans beaucoup de cris, et se débattre dans les convulsions de la mort. Xury reprit alors un peu de courage et me pria de le laisser aller à terre. «Va,» lui dis-je; et il sauta dans l’eau, tenant un petit fusil d’une main et nageant de l’autre. Quand il fut près de la bête, il lui mit dans l’oreille le bout du canon et l’acheva.

    C’était une glorieuse chasse; mais ce n’était pas de la nourriture, et je regrettais fort les trois charges de munitions employées pour tuer un animal qui ne nous était bon à rien. Toutefois Xury voulut avoir quelque chose de lui; il vint à bord et me demanda de lui confier la hache. «Pourquoi faire, Xury? lui dis-je. — Moi couper sa tête», répondit-il. Mais il ne put couper cette tête et se contenta d’une patte, qu’il me rapporta: elle était réellement d’une proportion monstrueuse.

    Cependant je pensai que la peau nous serait peut-être utile de façon ou d’autre, et je résolus de l’avoir si je pouvais. A cet effet, nous commençâmes à dépouiller l’animal; mais Xury s’entendait beaucoup mieux à ce travail que moi, qui ne savais comment m’y prendre. Cette besogne nous occupa la journée entière; nous eûmes enfin la peau de notre lion, nous l’étendîmes sur le toit de la cabine, où le soleil la sécha en deux jours; ensuite elle me servit de lit.

    Après cette halte nous courûmes au S. pendant dix à douze jours, épargnant nos vivres, qui baissaient beaucoup, et descendant souvent à terre pour avoir de l’eau. Mon dessein était de gagner la rivière Gambie ou le Sénégal, c’est-à-dire la hauteur du cap Vert, parce que j’espérais rencontrer en ces parages des vaisseaux européens. Si mon espérance se trouvait déçue, mon unique ressource était d’essayer d’atteindre les îles ou bien de prendre terre dans le pays des Nègres, au risque d’être massacré. Je savais que les bâtiments frétés des ports d’Europe pour la côte de Guinée, le Brésil et les Indes, doublent le cap Vert ou les îles; bref, je mettais toute ma fortune sur cette double chance, d’être vu par quelque vaisseau ou de périr.

    Je suivis donc ce plan pendant dix jours, et je m’aperçus alors que le pays dont nous longions les rives devenait habité. En deux ou trois endroits, des hommes vinrent sur le bord de la mer pour nous regarder. Nous pûmes distinguer qu’ils étaient noirs et entièrement nus. Une fois je fus tenté de débarquer et de les aborder; mais mon fidèle et prudent conseiller Xury me dit que nous ferions mieux de ne pas aller à terre. Cependant je me rapprochai du rivage afin de pouvoir communiquer avec ces gens, qui nous suivirent assez longtemps en courant le long de la côte.

    ... Et se relevant bientôt sur trois pieds, il poussa un affreux rugissement (P.26)

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    J’observai qu’ils étaient sans armes, excepté un seul homme, qui portait un long bâton mince; Xury m’assura que c’était une lance que ces Nègres jettent en visant très juste à de grandes distances. Je me tins, en conséquence, à un éloignement raisonnable des Noirs; mais je leur parlai par signes, m’efforçant surtout de leur faire entendre que nous désirions avoir quelque chose à manger. Ils me firent signe d’arrêter mon bateau et qu’ils iraient chercher ce que je demandais. Alors je calai et me rapprochai du rivage. Deux de ces hommes s’éloignèrent en courant, et une demi-heure après ils revinrent, apportant deux morceaux de viande sèche et du grain probablement produit dans le pays. Nous ne connaissions ni cette viande ni ce grain; néanmoins nous les aurions acceptés volontiers si nous avions su comment les avoir sans nous aventurer au milieu des Nègres; ceux-ci paraissaient aussi effrayés que nous; mais enfin ils trouvèrent moyen de concilier la sûreté de tous. Ils déposèrent les provisions sur le rivage, puis ils s’en allèrent très loin, et attendirent que nous les eussions prises; alors ils revinrent au bord de la mer.

    Nous leur fîmes des signes de remercîment, n’ayant aucune autre récompense à leur offrir; mais au même instant il se présenta une occasion de leur rendre un service signalé. Deux énormes bêtes, l’une poursuivant l’autre, descendirent des montagnes vers la mer. Nous ne pouvions deviner quel mouvement provoquait cette course furieuse, ni si l’apparition de ces animaux était ordinaire ou étrange. Je crois plutôt cependant que le cas était rare: d’abord parce que les animaux féroces ne sortent pas en général avant la nuit; ensuite, parce que les Noirs furent excessivement effrayés, surtout les femmes. L’homme qui portait une lance ne chercha point à s’enfuir, mais tout le reste se sauva; et cependant les deux bêtes continuèrent à courir du côté de la mer sans songer à attaquer les Nègres, et se plongèrent dans l’eau, comme si elles fussent venues là pour prendre le plaisir du bain.

    Enfin l’une d’elles se rapprocha de notre barque. Je m’y attendais, et m’étais préparé à la recevoir, en chargeant promptement mon fusil et en ordonnant à Xury de charger les deux autres. Aussitôt que l’animal fut à ma portée, je fis feu et je le touchai droit à la tête. Il tomba dans l’eau, reparut un moment après, plongea et remonta plusieurs fois, paraissant lutter contre la mort. En effet, le sang qui coulait de sa blessure, joint à la suffocation, le fit mourir avant d’avoir pu gagner le bord.

    Il est impossible d’exprimer l’étonnement de ces pauvres Nègres au bruit et à la lueur de mon coup de fusil. Plusieurs faillirent mourir de peur et tombèrent évanouis. Mais quand ils virent l’animal tué et enfoncé dans l’eau, et que je les

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