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Leaders du monde artistique
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Livre électronique495 pages6 heures

Leaders du monde artistique

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À propos de ce livre électronique

Qu’est-ce que les artistes qui dirigent d’autres artistes peuvent nous apprendre sur le leadership ? Quels sont les secrets de ces « leaders d’artistes » ? Que peut-on tirer de leur expérience, nous qui nous intéressons au leadership en général dans les organisations ? Les artistes qui dirigent des collectifs parviennent à faire travailler ensemble des gens qui sont souvent parmi les meilleurs dans leur domaine, des experts de leur art, qui pourraient mener des carrières de solistes et que nous pourrions appeler des experts autonomes.

Animés par une passion artistique qu’ils cherchent à transmettre jour après jour dans un contexte de gestion, les chefs d’orchestre, chorégraphes, metteurs en scène, réalisateurs et chefs de cuisine dont les parcours sont présentés dans cet ouvrage nous aident à mieux comprendre certains enjeux du leadership, notamment lorsqu’il est question de faire collaborer des experts autonomes.

Ce recueil de neuf cas pédagogiques offre une perspective originale et des avenues parfois inattendues pour qui cherche à explorer – ou exercer – le leadership dans des collectifs d’experts autonomes de plus en plus communs et essentiels dans nombre d’organisations aujourd’hui. Le présent ouvrage entend inspirer les gestionnaires ou futurs gestionnaires en leur offrant à lire des cas plus éloignés de ce qu’ils ont l’habitude d’étudier, mais qui pourraient s’avérer tout aussi éclairants.
LangueFrançais
Date de sortie19 mai 2021
ISBN9782760554979
Leaders du monde artistique
Auteur

Cyrille Sardais

Cyrille Sardais est professeur au Département de management de HEC Montréal où il enseigne les cours de leadership et de management, ainsi que le module Reflective Mindset de l’Executive MBA. Depuis 2014, il est titulaire de la Chaire de leadership Pierre-Péladeau. Ses dernières recherches ont porté sur les chefs d’orchestre, les joueurs de poker et les personnages de Game of Thrones.

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    Aperçu du livre

    Leaders du monde artistique - Cyrille Sardais

    [01]

    Liste des figures et tableaux

    Figures

    Figure 3.1 Geneviève Soly

    Figure 3.2 L’ensemble Les Idées heureuses

    Figure 5.1 Le Cirque Éloize

    Figure 5.2 Excentricus

    Figure 5.3 Rain

    Figure 5.4 iD

    Figure 5.5 Jeannot Painchaud

    Figure 6.1 Subventions de fonctionnement du CAC et du CALQ en 2004-2005

    Figure 6.2 Stagnation des subventions de fonctionnement de Chants Libres

    Figure 8.1 Wajdi Mouawad

    Tableaux

    Tableau 4.1 Ligne de vie

    Tableau 6.1 Comparatif des subventions de fonctionnement du Canada et du Québec

    Tableau 6.2 Les subventions de fonctionnement de quelques compagnies de création au Québec et au Canada 2010-2011

    Introduction

    Quelle drôle d’idée de s’intéresser à ce leadership dans le cadre de la gestion ! Et d’abord, que peut bien signifier cette notion de leaders d’artistes, de leadership d’artistes ? Il n’est bien sûr pas question d’un éventuel leadership que pourrait exercer un artiste sur le monde de l’art, ou même sur son domaine. Nous nous intéressons ici uniquement à des personnes qui dirigent des artistes : chorégraphes, metteur en scène, réalisateur, chefs d’orchestre, etc. Des artistes eux-mêmes, bien sûr, mais qui dirigent d’autres artistes, qu’il s’agisse de musiciens, d’acteurs, de danseurs, de dessinateurs.

    S’intéresser au monde de l’art dans une école de gestion n’est pas nouveau. Il existe des cours et même des programmes sur le monde culturel et artistique. Il s’agit notamment de pouvoir amener au monde de l’art des concepts et bonnes pratiques de gestion, car après tout, une organisation culturelle ou artistique, même si elle présente des particularités tout à fait évidentes, reste une organisation qui fait face à des enjeux de gestion. Le monde de la gestion a donc bien sûr des éléments à apporter au monde artistique. Mais cela est vrai dans l’autre sens. Le monde artistique, toujours en quête d’équilibre entre la liberté de la créativité et les impératifs du marché, a certainement aussi à apporter au monde de la gestion. Et c’est cette inversion de perspective que nous proposons ici : qu’est-ce que les artistes, et plus précisément les artistes qui dirigent d’autres artistes, peuvent nous apprendre sur le leadership en général, à nous qui nous intéressons au leadership dans les organisations ?

    Après tout, au risque de caricaturer quelque peu, on pourrait avancer l’idée que, finalement, l’un des grands enjeux du management au début du XXe siècle était de pouvoir faire fonctionner de grandes organisations (comme des usines réunissant des milliers de personnes) composées d’employés qui, pour nombre d’entre eux, ne possédaient pas ou peu de qualifications pour le travail qu’on leur demandait. Cela ne veut pas dire qu’ils n’avaient pas de qualifications : beaucoup d’entre eux avaient des compétences et qualifications comme agriculteur, mais lorsqu’ils arrivaient à l’usine, leur qualification ne correspondait pas aux exigences des postes.

    À l’inverse, l’un des grands enjeux du management au début du XXIe siècle consiste plutôt à faire travailler ensemble des gens très qualifiés, voire dans certains cas ce que l’on pourrait appeler des experts autonomes. Or, faire travailler ensemble des experts autonomes, n’est-ce pas précisément ce que font les chefs d’orchestre depuis des décennies ? Mettre ensemble des gens qui ont 10, 20 ans d’études de leur instrument, qui sont parmi les meilleurs dans leur domaine, voire pourraient mener des carrières de solistes. Voilà donc de quoi susciter la curiosité et l’intérêt de tous ceux qui se demandent comment peut-on au mieux diriger de tels collectifs qui deviennent de plus en plus fréquents, et essentiels, dans nombre d’organisations.

    Quels sont donc les secrets de ceux qui dirigent ces collectifs d’artistes ? Quelles sont leurs bonnes pratiques ? Que peut-on tirer de leur expérience, nous qui nous intéressons au leadership en général dans les organisations ?

    L’ouvrage que vous tenez entre les mains n’est pas un livre de recherche ni un manuel. Il s’agit d’un recueil de cas pédagogiques qui nous présente plusieurs exemples dans différents domaines artistiques, de leadership de collectif d’artistes.

    Nous avons deux buts. D’une part, inspirer les gestionnaires et futurs gestionnaires à partir de cas assez éloignés de ce qu’ils ont l’habitude de lire ou d’étudier, mais qui pourraient, du moins dans nombre de domaines, être éclairants pour comprendre et faire face à certains enjeux du leadership, et notamment lorsqu’il s’agit de faire travailler ensemble un collectif d’experts autonomes. D’autre part, fournir plusieurs cas pédagogiques qui pourraient être utilisés par des collègues et des étudiants ou bien dans le cadre d’études sur les organismes culturels et artistiques, ou à l’inverse dans le domaine de la gestion d’entreprise afin d’apporter un peu de diversité et d’ouvrir les horizons.

    Pour y parvenir, nous avons procédé de deux manières. D’une part, nous avons lancé une compétition de cas sur le leadership d’artistes et nous vous présentons ici plusieurs des cas qui nous ont été soumis, et qui nous paraissaient présenter un intérêt pédagogique évident. D’autre part, nous avons complété ces cas par quelques-uns des cas publiés par la Revue internationale de cas en gestion au cours des dernières années. Nous avons inclus un cas écrit dans les années 1980, un des tout premiers cas portant sur le leadership d’artistes que nous avons trouvé, jusqu’à des cas beaucoup plus récents.

    Nous avons essayé de proposer la plus grande diversité possible en vous présentant des cas portant sur des chefs d’orchestre, chorégraphe, metteur en scène, réalisateur, et même un chef de cuisine (après tout, la cuisine n’est-elle pas le huitième art ?).

    Incarner plus grand que soi

    Chacun des parcours offre des avenues intéressantes pour qui cherche à explorer le leadership hors de ses lieux communs dans un domaine où la notoriété s’impose comme le symbole absolu. Animés fondamentalement par une passion artistique, les leaders présentés dans cet ouvrage sont chacun à leur manière au service de leur art, dans lequel ils sont souvent investis depuis leur très jeune âge. De longues années pour apprendre et maîtriser cet art qu’ils cherchent à faire vivre jour après jour et transmettre à leurs équipes dans un contexte de gestion. Les leaders d’artistes présentés dans ces cas rendent compte d’un regard subjectif sur eux-mêmes, mais il n’en demeure pas moins que la signature artistique de chacun de leur collectif est inscrite dans la durée. Nous vous proposons ici une rapide présentation de ces neuf cas, chacun d’entre eux amenant une couleur particulière du leadership à découvrir.

    En tout premier lieu, nous présentons le parcours d’Agnès Grossmann, cas écrit par Francine Richer, Francine Harel Giasson et Laurent Lapierre. D’abord pianiste douée destinée à une carrière internationale, elle devient chef d’orchestre à la suite d’une épreuve où elle doit apprendre à exprimer sans son piano la sonorité personnelle qu’elle peaufine depuis qu’elle est enfant. Elle développe et expérimente avec l’orchestre un langage corporel lui donnant la possibilité d’exprimer cette sonorité musicale particulière qui prend vie par le biais des multiples voix de l’orchestre. Ce cas révèle l’importance cruciale du collectif dans le leadership artistique où les œuvres créatives ne peuvent qu’exister par le travail hautement qualifié de chacune des personnes qui composent ce collectif. On retient également de son histoire comment son leadership est à la fois incarné et exprimé par le corps.

    Dans « Riccardo Bertolino : l’excellence d’un chef de cuisine à fleur de peau », c’est cette corporalité du leadership que Josée Lortie et Cyrille Sardais font ressortir. La communication est une dimension du leadership incontournable qui automatiquement, autre lieu commun du leadership, est associée à l’éloquence du leader ou à ses habiletés de communication. Chez ce discret chef de cuisine dont l’excellence de sa brigade se confirme de plus en plus dans les palmarès du domaine, l’éloquence certes se dévoile dans sa signature gastronomique forte, mais surtout par le biais de son corps (les gestes, le regard, les expressions du visage, etc.) et l’acuité de ses sens corporels qui se révèle comme un savoir particulier par lesquels il communique sa philosophie de la cuisine et exerce ultimement son leadership. Ce cas rend compte que le leadership peut être un phénomène qui se révèle dans le ressenti.

    Dans « Geneviève Soly, musicologue, interprète et gestionnaire » de Laurence Prud’homme et Laurent Lapierre, la brillante claveciniste, devenue musicologue après avoir fondé son ensemble, fait valoir dans un même souffle l’importance de l’intuition dans l’ensemble de sa carrière, cette forme de connaissance immédiate qui ne repose pas non plus sur un raisonnement cartésien. L’intuition, phénomène omniprésent dans le monde des arts, en est un également quand on évoque le leadership. Le parcours de Geneviève Soly montre comment, dans le développement de ses qualités de gestionnaire, elle a appris à travailler de concert avec son intuition, une base sur laquelle en tant que musicienne elle commence à travailler, et une approche plus analytique lui permettant de réaliser en termes de gestion ce que son intuition lui dicte. Il reste que pour elle, la gestion demeure le « reflet des relations humaines » et en tant que gestionnaire c’est ce qu’elle privilégie.

    Créer des liens

    Le quatrième cas, « Dominic Champagne, taper sur son clou », décrit le cheminement de ce prolifique metteur en scène qui a signé au théâtre, à la télévision, au cirque, au cinéma et à l’opéra plus de 100 œuvres. Son auteur Sébastien St-Hilaire éclaire d’abord une idée certes connue, mais combien nécessaire de rappeler tellement elle est vite oubliée quand il est temps de discuter de leadership : vivre l’échec malgré un talent clairement au rendez-vous s’avère souvent un tremplin pour la réalisation future de ce qui reste à ce stade une œuvre artistique imaginée. Le rebond remarquable de Dominic Champagne s’appuie à la fois sur une persévérance indéniable à réaliser sa signature artistique distinctive et sur une cohésion au sein d’un collectif élargi qui émerge d’un leadership que son entourage décrit comme rassembleur. La combinaison d’une signature artistique distinctive couplée à la force du groupe ressort dans ce cas comme un élément clé. Un enseignement à retenir pour qui poursuit une stratégie nichée dans sa mise en marché.

    Avec le cas « Le Cirque Éloize : jongler entre rupture et continuité » de Sébastien Boutonnet et Serge Poisson-de Haro, nous nous retrouvons dans l’univers circassien. Nous découvrons d’abord par l’intermédiaire de son fondateur Jeannot Painchaud, également directeur artistique ainsi que son directeur général Christian Leduc, que les enjeux et les défis rencontrés par le Cirque Éloize pour assurer sa croissance n’ont rien de la magie que le cirque fait vivre grâce à la qualité artistique et à l’originalité de ses spectacles. On assiste ici à un leadership partagé par un artiste, dont le métier de saltimbanque est une passion, et un gestionnaire aguerri qui permet, par ses compétences managériales, que les valeurs d’ouverture et de solidarité avec les professionnels du milieu circassien auxquelles l’artiste du cirque adhère puissent non seulement se matérialiser au jour le jour, mais également s’inscrire comme philosophie de gestion dans la durée.

    Andréanne Laframboise et Wendy Reid dans « Pauline Vaillancourt : visionnaire de Chants Libres » suivent le périple de la chanteuse classique Pauline Vaillancourt qui a consacré sa vie artistique à la création d’opéra d’avant-garde au Québec. D’artiste engagée dont les interprétations sont reconnues comme risquées et hautement théâtrales, Pauline Vaillancourt, fondatrice et directrice artistique de Chants Libres, devient gestionnaire selon son propre aveu, « par la force des choses » expliquant qu’elle n’a pas eu le choix. En tant que mémoire et capitaine de Chants Libres, elle se sent responsable de sa mission qui consiste à « réunir des créateurs de toutes disciplines pour créer des événements uniques autour d’un point commun, la voix. » Ce cas rend compte des batailles que Pauline Vaillancourt a dû livrer pour assurer la survie de la compagnie et rendre cet espace de collaboration plus vivant que jamais à la veille d’une transition de direction vers un leadership bicéphale après 30 ans d’existence.

    Unifier les intentions

    Nous retrouvons cette configuration de leadership bicéphale très fréquente dans le monde artistique dans l’étude de cas « Andrei Feher et l’Orchestre symphonique de Kitchener-Waterloo : un leadership ancré dans le métier » écrit par Laurence Orillard et Wendy Reid, cas qui a gagné la présente compétition. Les autrices présentent le parcours impressionnant de ce jeune chef d’orchestre âgé de seulement 26 ans. Nouvellement directeur musical de cette institution vieille de 72 ans, il impressionne d’abord tous ses interlocuteurs par sa véritable et profonde connaissance des œuvres. Élu en grande majorité par tous les musiciens de l’orchestre dès leur première expérience avec lui, l’interaction de grande qualité que Feher bâtit avec eux rend compte de la relation vraie basée sur l’écoute qu’il réussit à établir par ailleurs avec toute la communauté. C’est l’amalgame de cette authenticité dans les relations et la connaissance intime de son métier qui font du leadership de Feher un modèle de leadership pouvant inspirer les organisations de tout domaine.

    Pour l’homme de théâtre et metteur en scène Wajdi Mouawad, la gestion arrive aussi un peu par accident. C’est par un long cheminement porté par la réflexion, les expériences et les relations signifiantes que Mouawad apprivoise la gestion. Il comprend que cette expérience de gestion qu’il acquiert au fil du temps avec des collaborateurs de confiance lui permet de développer un processus de création par lequel les comédiens s’expriment et ultimement lui permet de se rapprocher de l’écriture, son vrai métier. Dans « Wajdi Mouawad et l’insatiable soif de l’infini », Anne-Catherine Rioux et Laurent Lapierre décrivent le « voyage mi-sédentaire, mi-nomade » de Mouawad où la fusion entre la gestion et la démarche artistique donne un sens particulier au leadership. Pour Mouawad, la gestion est une sphère et peu importe le point de départ « on est certain de se retrouver au centre, et ce, malgré le fait qu’il y ait des milliards de points de départ » qu’il est requis d’unifier.

    Pour conclure cet ouvrage, Chen Jian Wu nous fait connaître le singulier « Maître animateur de l’Orient, Hayao Miyazaki » dont la douzaine de chefs d’œuvres ont marqué le monde de l’animation. Aimer ce que l’on fait, créer de bons films et continuer à apprendre sont les messages forts de Miyazaki pour qui le succès financier ne fait pas partie de l’équation : « Le futur est clair, [Studio Ghibli] va s’effondrer. Pourquoi s’inquiéter ? » Ce cas met en lumière l’omniprésence du rigoureux Maître dans le processus de création et expose une éthique de travail relevant d’un autre siècle. Il montre une autre face de la pièce pouvant susciter alors une réflexion plus profonde quant à toutes les suppositions qui soutiennent l’exercice du leadership et d’une manière plus large l’action managériale : selon Myazaki, lui-même n’est qu’un passeur entre l’histoire qui se dévoile d’elle-même et le dénouement final du film qui reste inconnu de tous, incluant le Maître lui-même : « Lorsqu’on pense que l’on peut prédire quelque chose, on révèle en fait notre propre arrogance. […] Ce qui est prévu et ce qui se produit sont deux choses entièrement différentes. »

    Nous avons là un enseignement non seulement essentiel à inclure dans l’exercice du leadership, mais dont l’urgence se fait particulièrement sentir…

    Les auteurs tiennent à remercier chaleureusement Stéphanie Rioux-Wunder, de la Chaire de leadership Pierre-Péladeau, qui a agi en tant que chef de projet sur cet ouvrage.

    1 Cyrille Sardais et Chantale Mailhot (2015). Leadership du monde communautaire, Québec, Presses de l’Université du Québec.

    INCARNER PLUS GRAND QUE SOI

    Cas 1

    Agnès Grossmann : Sans toucher l’instrument, transmettre sa propre sonorité

    ¹

    Cas produit par

    Francine Richer, Francine Harel Giasson et Laurent Lapierre

    « Le son est une masse qui peut être tirée vers vous, qui peut être jetée, qui

    peut devenir très lourde, qui peut devenir très légère, tout dépend de la façon

    dont vous bougez le bâton. C’est assez magique et assez extra-terrestre. »

    – Agnès Grossman²

    Agnès Grossmann parle du son et de la musique comme une autre parle d’une bonne pâte à pain. Tout le corps accompagne la phrase, les mains s’envolent, vont et viennent. La musique est présente, toujours.

    Chez cette femme, il y a quelque chose d’un ange : la blondeur, la transparence, un air aérien, le sourire. Et cette femme vous embrasse pour vous accueillir avec des gestes amples et généreux. Elle vous embrasse comme elle embrasse l’orchestre, comme elle embrasse la musique, comme elle embrasse la vie. Agnès Grossmann est une femme d’une puissante douceur.

    Une enfance baignée de musique

    Agnès Grossmann, chef d’orchestre, directrice artistique de l’Orchestre Métropolitain de Montréal depuis 1986, est née à Vienne de parents musiciens. Elle est la septième des huit enfants de Ferdinand Grossmann.

    De son premier mariage, mon père avait eu six enfants : quatre filles et deux fils. Ses deux fils sont morts à la guerre en 1944, l’année de ma naissance. J’étais l’aînée des deux enfants de son second mariage.

    Ferdinand Grossmann était un musicien très connu. Directeur artistique des Petits Chanteurs de Vienne pendant plus de 30 ans, il est considéré comme un père du développement choral en Autriche. Professeur de chant, il a compté parmi ses élèves des chanteurs réputés en Europe.

    En tant que directeur artistique de la Chapelle Royale, la plus prestigieuse chapelle de la ville, chaque dimanche, aux messes qui y étaient célébrées, il dirigeait les Petits Chanteurs de Vienne accompagnés par l’Orchestre philharmonique et les Chœurs de l’Opéra.

    Tous des hommes, des hommes, des hommes ! N’oublions pas que nous sommes en Autriche, un pays encore bien dominé par l’Église catholique qui ne veut pas de femmes. Mon père était le directeur artistique des Petits Chanteurs de Vienne. Il a travaillé avec toutes les grandes chorales à Vienne et pratiquement tous les directeurs artistiques actuels de ces grandes chorales sont ses anciens élèves.

    Chaque année, Ferdinand Grossmann se rendait à Tokyo pour des concerts, pour préparer et présenter de grandes œuvres pour chœur et orchestre comme, par exemple, le Requiem de Brahms. Depuis, de nombreux chanteurs japonais sont venus régulièrement étudier le chant à Vienne et en Europe.

    Mon père était un homme très simple qui ne regardait pas les autres de haut, comme s’ils étaient des petits moutons. C’était un homme près du peuple et convaincu que la musique est essentielle pour tout le monde.

    Il a créé une école, juste à la fin de sa vie, une école pour mobiliser la créativité des jeunes. Cette école était associée aux Petits Chanteurs de Vienne, sans filles, naturellement, et à son grand regret.

    Agnès Grossmann a son père comme premier professeur de piano, un père attentif à ne pas faire de sa fille une enfant prodige, souhaitant qu’elle se développe intégralement, complètement, et non seulement en musique.

    Il a fait très attention de traiter ses enfants également. D’un autre côté, je savais que c’était une joie incroyable pour lui d’avoir une fille dotée d’un don musical. Je crois que c’était une joie extraordinaire pour lui, par exemple, de m’entendre jouer ses compositions au piano. Il a écrit beaucoup de pièces pour moi, comme pianiste. C’était une joie, une réalisation, une continuité.

    Doté d’une oreille exceptionnelle, cette oreille dite absolue, Ferdinand Grossmann est heureux de retrouver le même don chez sa fille, Agnès.

    Il était magnifique comme professeur. Sa façon d’enseigner était créative. Il n’avait rien d’un dictateur ! Avec un texte, fait par lui et moi, nous cherchions ensemble une mélodie et un accompagnement. N’oublions pas qu’il était lui-même compositeur ! Il jouait avec moi aux questions et réponses musicales. À une question musicale, je lui répondais en musique. C’était pour stimuler ma créativité. J’improvisais beaucoup au piano et j’adorais ça.

    Ma mère n’avait rien d’un dictateur, non plus. Elle nous a guidés avec une vision précise. Elle nous a donné beaucoup de liberté dans notre vie d’enfant et d’adulte. Aujourd’hui, elle vit avec mon frère et ses enfants, Benedict et Nina, dans une jolie maison qui date du temps de Schubert et que nous possédons encore dans la périphérie de Vienne. Elle vit en amitié avec les autres, mais elle ne s’impose absolument pas.

    Les parents d’Agnès Grossmann vivaient une complicité, une amitié tout à fait extraordinaire.

    Ma mère comprenait exactement tous les besoins musicaux de mon père parce qu’elle était musicienne elle-même. Elle avait reçu une éducation raffinée. Elle était d’une famille anglaise de très haute aristocratie. Elle avait un background que mon père, venu de la campagne, n’avait pas.

    Je crois que c’était un mariage d’amour. Elle a abandonné sa carrière voyant que mon père avait énormément besoin d’aide. Elle le suivait presque partout. Mon père était toujours très occupé par les Petits Chanteurs, l’enseignement vocal et les voyages.

    Puisque mes parents étaient souvent en voyage, à l’âge de 7 ans, j’ai commencé à fréquenter le pensionnat. Ce n’était pas très rigolo. Ce pensionnat privé était une école remarquable où l’on traitait les enfants vraiment comme des individus, mais ce n’était pas cette liberté que nous avions connue, mon frère et moi, en dehors de Vienne, dans une maison magnifique avec un grand jardin qui faisait partie des bois viennois. Nous jouions avec d’autres enfants dans ces bois. Nous étions extrêmement libres. Ce fut vraiment très difficile pour moi de quitter cette liberté et de m’adapter à la discipline stricte de l’école. Disons que l’école, c’était une préparation à la vie.

    Je suis très reconnaissante à mes parents de m’avoir donné cette enfance libre et dans la nature parce que je crois que le lien avec la nature est très important pour un musicien. Ma mère ne nous a jamais forcés, mon frère et moi, à faire de la musique. Mon frère était plus jeune que moi. Il était aussi musicien, mais il ne voulait pas en faire une carrière.

    Dans cette famille, une grand-mère musicienne, Lili Kraus, pianiste hongroise, interprète réputée des œuvres de Mozart, de Schubert, de cette belle musique viennoise, vient régulièrement en visite.

    Lili Kraus était la seconde femme de mon grand-père maternel. Grand-mère venait régulièrement nous voir à la maison et elle jouait du piano. Ces moments sont les plus merveilleux de mon enfance. Assise en dessous du piano, enrobée, enveloppée dans le son, je l’écoutais. Ou bien, j’étais assise à côté d’elle et je regardais ses doigts. J’étais fascinée par sa façon de bouger les doigts, des doigts agiles, extrêmement précis et pleins d’expression. Elle aussi m’a beaucoup encouragée à devenir pianiste, sans me forcer. Elle m’a montré des choses magnifiques au piano.

    À l’école, il y avait un professeur de piano, « une femme, une personne très bien, qui venait de Prague » et qui, un jour, convoque ses parents.

    Elle était très douce, cette femme, et elle était excellente comme professeur. Alors que j’avais 10 ans, elle a convoqué mes parents. Je me suis demandé ce qu’elle avait à dire ! Elle a dit simplement : « Chers parents, j’ai fait le maximum. Je ne peux plus prendre la responsabilité d’enseigner à votre fille. Elle doit aller à l’Académie de musique de Vienne. Il faut absolument que vous fassiez quelque chose ! »

    Cette femme professeure aurait préféré me garder comme élève, mais elle sentait qu’elle n’avait pas l’expérience pour former une pianiste de renommée internationale. Cette femme a eu la simplicité de l’admettre. Cela, je ne l’oublierai jamais. C’est quelque chose de remarquable chez un professeur. Elle a senti que j’avais besoin d’être avec d’autres gens très doués et que j’avais besoin d’un enseignement encore meilleur que le sien.

    Agnès Grossmann entre donc à l’Académie de musique de Vienne. Dans la classe préparatoire où elle se trouve, des élèves très doués, plus jeunes qu’elle, ont déjà commencé leur formation intensive depuis l’âge de 6 ans au rythme de quatre heures par jour, au moins.

    Cet entraînement, à un jeune âge, est absolument essentiel pour un pianiste. Il fallait que je rattrape le niveau des autres enfants. C’était difficile pour moi. C’est peut-être à cause de ce training intensif commencé si tard que j’ai eu ce problème avec mon doigt. Moi, voyez-vous, à la maison, quand j’avais joué une demi-heure, une heure, c’était magnifique ! Un jeu ! J’ai eu une enfance inoubliable, je peux le dire.

    En deux ans, elle rattrape les autres enfants. Elle entre ensuite dans la classe du Maître Bruno Seidlhofer à la Wiener Musikhochschule.

    Maître Seidlhofer était le plus grand professeur à Vienne. Sa classe était prestigieuse. Les élèves venaient de partout dans le monde. Il était magnifique pour la musique viennoise de l’époque classique non plus, spécialiste de l’interprétation de la musique française et russe.

    À l’âge de 17 ans, à la recherche de cette virtuosité, de cette brillance musicale, Agnès Grossmann quitte l’Autriche pour la France. Aidée de ses parents, récipiendaire d’une bourse d’études octroyée par la France, elle s’inscrit au Conservatoire national supérieur de musique à Paris. Elle y séjournera presque trois ans, étudiant avec Pierre Sancan, professeur réputé, compositeur, pianiste et chef d’orchestre.

    Juste avant que je reçoive mon premier prix, mon père est tombé très malade. Je suis retournée auprès de lui parce qu’on a cru qu’il allait mourir. Il avait un cancer. Il a été opéré et il a survécu. C’était dix ans avant sa mort. Mon père est décédé en 1970. Ses dix dernières années, il les a vécues complètement actif, d’une vitalité et d’une agilité incroyables.

    Agnès Grossmann quitte Paris, riche d’une formation de pianiste accomplie et reconnue. Son diplôme de l’Académie de Musique de Vienne obtenu, elle donne des concerts en Europe et au Japon. Elle fonde le Wiener Flötentrio avec le premier flûtiste de l’Orchestre philharmonique de Vienne, Wolfgang Schulz, et la violoncelliste, Heidi Litschauer. Avec eux, elle donne des concerts en Europe et au Moyen-Orient. En 1972, elle reçoit le prix d’interprétation de Mozart et, acceptée par le Columbia Artist Management, elle entreprend une première tournée aux États-Unis et au Canada. Son père aurait été heureux et rassuré de voir sa carrière gérée par cet organisme prestigieux.

    Juste un petit nœud…

    C’est au cours d’une première tournée aux États-Unis et au Canada qu’elle éprouve un malaise bizarre, un inconfort, une gêne, au troisième doigt de la main droite.

    J’ai senti que je ne pouvais pas vraiment bouger le doigt comme il le fallait. J’ai vu un docteur. Il m’a dit : « Il n’y a pas de problème ; c’est juste un petit nœud, un nodule, qui s’est développé au tendon. On va l’opérer et après, vous allez bouger votre doigt normalement. »

    Deux semaines après l’opération, le troisième doigt ne lève toujours pas : la physiothérapie va régler ça. Rien à faire. « Il y a eu deux ans d’agonie, mais aussi deux années où j’ai beaucoup appris. C’est ici que ma mère entre en scène. »

    D’abord élève de Ferdinand Grossmann, Maria Durant Grossmann était beaucoup plus jeune que son mari. Chanteuse, elle avait une très belle voix de mezzo-soprano. Maria Durant Grossmann n’était pas seulement musicienne. Elle fut pour sa fille une grande source de connaissances et d’inspiration philosophique. Elle lisait beaucoup. « Elle avait un horizon extrêmement large. Elle avait lu des philosophes, des psychologues. Elle s’intéressait aux religions. »

    Ma mère était pour moi une amie. Je pouvais partager avec elle. Elle m’a beaucoup instruite de cette façon. Surtout, elle ne voulait pas me forcer à me marier à l’âge de 23 ans parce que, bien sûr, les femmes, en Autriche, doivent être mariées et avoir des enfants.

    Ma mère était une femme à l’esprit très libre, très évolué. Elle a beaucoup encouragé l’autonomie de la femme, mais pas dans le sens d’une séparation des hommes et des femmes. L’autonomie, c’était dans le sens qu’une femme est capable de vivre seule, mais liée, en relation avec l’autre. Une femme est capable de vivre sans l’appui direct ou le soutien de l’homme. Ma mère était beaucoup à la maison et très souvent seule aussi parce que mon père n’était pratiquement jamais là. Elle s’occupait de façon remarquable. Elle a enseigné le chant. Elle a eu beaucoup d’amis avec lesquels elle avait des conversations importantes. Ces amitiés se sont révélées importantes aussi dans ma vie.

    Cette mère aux larges horizons, avec sa richesse de connaissances philosophiques et religieuses, aide sa fille à comprendre que la vie comporte de multiples facettes qui en font toute la richesse.

    C’est ma mère qui m’a aidée à apprendre à vivre sans piano. Le piano avait été ma vie depuis toujours. J’ai toujours voulu jouer du piano. C’était ma passion. C’était clair pour moi depuis l’âge de 3 ans déjà. C’était mon rêve.

    Agnès Grossmann a 28 ans. Elle rencontre des médecins, des spécialistes à travers le monde entier. Et, de cinq à six heures par jour, elle fait des exercices de physiothérapie pour tenter de guérir et, finalement, de réanimer ce troisième doigt. « Pendant ces deux ans, j’ai vécu sur un fil, comme un funambule de cirque, suspendue entre l’espoir et le désespoir. L’espoir fait tenir. Le désespoir fait tomber. »

    Tous les jours, il fallait réactiver la force et l’espoir de se tenir en équilibre sur le fil, mais en même temps, il fallait apprendre que, peut-être, ça ne fonctionnerait pas. Se maintenir sur ce fil… J’ai eu de l’espoir pendant un an. Je n’obtenais que des résultats temporaires ; jamais des résultats qui m’auraient permis de jouer comme avant.

    Ses nombreuses démarches auprès des médecins spécialistes les plus connus l’amènent à voyager, lui permettant de visiter plusieurs pays sans les contraintes d’une tournée de pianiste. Elle a du temps pour réfléchir puisqu’elle voyage seule. Elle se rend en Israël, en Suisse, aux États-Unis.

    Je suis devenue une grande spécialiste de ce problème. Les docteurs ne m’en apprenaient pas beaucoup. J’ai lu tous les livres qui existaient sur la question. Un médecin me l’a d’ailleurs dit :« Vous serez votre meilleur docteur parce que vous connaissez l’autre main aussi et vous savez comment vos mains bougent. Vous êtes pianiste. Vous savez comment vous êtes arrivée à votre technique. »

    Au cours de l’opération, un muscle entre les doigts a probablement été touché, un muscle important pour le mouvement habituel des doigts.

    J’ai appris en 1985 qu’une équipe médicale de Boston a développé des traitements justement pour ces problèmes-là. Plus de 150 artistes ont été traités à cette clinique : des pianistes et des violonistes. Pour moi, c’était trop tard.

    Parmi les personnes qui l’ont conduite, qui l’ont guidée vers sa nouvelle destinée, Agnès Grossmann doit beaucoup à une femme de Copenhague, Gerda Alexander.

    Elle devait m’aider avec ce doigt, mais elle m’a surtout montré comment on peut bouger ses mains et être en contact avec une chose très éloignée de soi. Elle m’a montré à allonger intérieurement le bras. Je vous en reparlerai plus tard.

    Et puis, Agnès Grossmann lit. Elle lit beaucoup. Elle cherche de l’aide « dans la magie blanche ».

    J’ai lu sur des gens qui avaient surmonté de grandes difficultés. Helen Keller, par exemple. J’ai beaucoup aimé Hermann Hesse, ses contes surtout. L’un de ces contes parle d’arriver au sommet de la montagne, seul, contre les vents et les orages. Il parle de l’arbre qui se tient debout. Moi aussi, j’ai déjà écrit un conte. C’était l’histoire d’une personne qui créait des images intérieures en faisant de la musique.

    J’ai lu Siddhartha. J’ai redécouvert Goethe. J’ai toujours considéré Master Eckhart³ comme un mystique et un esprit extrêmement développé. J’ai découvert le bouddhisme zen⁴ qui se rapproche de Maître Eckhart. J’ai lu pratiquement tous les livres d’Erich Fromm⁵. J’ai lu L’homme créatif de Neumann, cet élève de Jung qui analysait, d’une façon si complète, les artistes. […] J’ai lu tout ce qui est magie blanche : les Roses-Croix, les soufis de l’islam, les mystiques catholiques orthodoxes russes qui vivent avec la prière dans le cœur. J’avais besoin d’apprendre à me renouveler. J’avais besoin de rassembler mes forces et mon énergie intérieure. Les premiers mois de la première année, j’ai voulu mourir.

    Agnès Grossmann redécouvre la religion et l’effet rassérénant, presque guérisseur des rites.

    Je trouvais très ennuyeux les rites catholiques extrêmement rigides et répétitifs. Je trouvais stupide de répéter l’Ave Maria 15 fois et de croire que les péchés étaient ainsi éliminés, mais j’ai redécouvert le christianisme et l’utilité de ces répétitions par le bouddhisme zen. J’ai compris que la répétition conditionnait la vie intérieure et préparait à la réceptivité spirituelle.

    Avec le bouddhisme zen, j’ai appris que, par la concentration et la méditation, je deviens ce que je pense. C’est la clé de l’interprétation comme chef d’orchestre. Vous avez une vision très précise et, dans l’interprétation musicale, vous devenez ce morceau, ce mouvement.

    J’ai appris qu’il ne fallait pas se concentrer seulement sur une chose, se dire : « Je dois, je

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