Sept mois: « Quand est-ce qu’on est ? »
Par Alain Bouthier
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Et au fil de tous ces échanges, ces paroles qui germent le long des chemins de chacun.
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Petites lumières sous les planches Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationDéménagements Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationFragmentaire: Entre deux guerres… Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluationParfois, d'autres chemins… Évaluation : 0 sur 5 étoiles0 évaluation
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Sept mois - Alain Bouthier
Sept mois
Alain Bouthier
Sept mois
« Quand est-ce qu’on est ? »
LES ÉDITIONS DU NET
126, rue du Landy 93400 St Ouen
© Les Éditions du Net, 2020
ISBN : 978-2-312-07271-5
Il est 7 h 30. Antoine hésite un instant… puis renonce à passer dans la salle des profs pour déposer sa veste. Il doit faire encore frais dans le collège, le chauffage est toujours coupé les week-ends par souci d’économie bien sûr… et puis, à cette heure, il ne doit pas y avoir encore grand monde.
Il songe, au fond, qu’il aime bien ces instants où, seul dans les couloirs, il se prend pour un artiste qui rejoint sa loge. Il évite même d’actionner la minuterie, cette semi-pénombre accentue encore une sorte d’intimité avec les lieux.
Dans la salle 14, les tables sont bien alignées. Il sourit en imaginant l’arrivée des élèves tout à l’heure, la manière dont la géographie des lieux allait être remodelée en fonction des amitiés souvent fluctuantes du fameux « groupe classe ».
Il a machinalement disposé sur le bureau réservé au professeur son classeur, un manuel et sa vieille trousse.
Antoine s’assoit un instant. Comme des ombres en filigrane, les visages des élèves de la classe prennent place peu à peu devant lui.
Et puis, vendredi dernier…
La fin du cours a été un peu perturbée. Cynthia est subitement sortie en pleurant, évidemment accompagnée instantanément de sa copine Sabine. C’est tout juste si celle-ci a pris quelques secondes pour demander l’autorisation de l’accompagner. Antoine ne se souvient même pas lui avoir répondu quoi que ce soit. « C’est grave m’sieur. Je peux pas la laisser… mais on reste là, ne vous inquiétez pas ! » Elle n’a même pas imaginé un instant que le prof pouvait refuser…
C’est grave ! Qu’est-ce qu’on peut mettre derrière ces mots-là ? Il faudra tout de même demander à Cynthia comment elle va… Elle n’a pas été très présente pendant le cours, c’est vrai, et ce n’est pas habituel chez elle. C’est une fille plutôt exubérante !
C’est comme Kevin. Il est resté toute l’heure dans son coin au fond de la classe sans desserrer les dents.
Antoine s’étonne de revoir ces scènes avec tant de précisions, mieux même lui semble-t-il qu’au moment où il les a vécues. Bizarre la mémoire !
Cette semaine, trois nouveaux élèves… L’information était vendredi midi dans les casiers. Antoine a bien lu le papier et l’a remis où il l’avait pris comme il le fait bien souvent. Dans quelles classes était-ce ? Il faut descendre de toute façon, passer à la salle de profs… si sa classe est concernée, ne pas être pris au dépourvu… ni avoir l’air de découvrir le nouvel élève.
Une ombre passe devant les vitres dépolies qui donnent sur le couloir. Antoine se lève, sort de la salle. En fermant la porte à clé, il jette un coup d’œil circulaire. Personne en vue. Ça devait être une surveillante : c’était plutôt une silhouette féminine…
On entend déjà, dans le préau au rez-de-chaussée, le chuintement des premiers élèves pas encore très réveillés. Les autres doivent s’ébattre dans la cour. La rampe de l’escalier lui paraît très froide.
« Monsieur, s’il vous plait, vous avez fermé la salle à clé ? »
Antoine se retourne et considère un instant l’adolescente en haut de l’escalier, son visage ne lui dit rien.
« Bien sûr que je l’ai fermée. Mais toi, que fais-tu là à cette heure ? Tu devrais être en bas, avec les autres.
– Je sais, mais je suis nouvelle. Je repère les lieux… et si j’avais pu laisser mes affaires dans… elle fait mine de chercher sur son carnet de correspondance… la salle 14, c’est ça. C’est là que je suis en première heure.
– Et bien, il va te falloir porter tes affaires, qui ne semblent pas être si encombrantes que ça ».
Elle descend le rejoindre sur le palier.
« Je n’ai pas encore les livres. Vous êtes prof en 3me D ?
– Oui, on va même se retrouver tout de suite. Tu dois attendre dans la cour, ajoute-t-il d’un ton qu’il veut plus ferme.
– J’y vais. Je peux vous poser une question ? »
Elle cligne un peu des yeux en attendant une réponse qui n’arrive pas.
« Vous aimez votre métier ? »
Antoine reste un peu interdit. Il fronce les sourcils. Il s’apprête à répondre un peu vertement, mais il se ressaisit, bien que conservant un ton un peu sec.
« Voilà une bien étrange question pour un premier contact. Tu procèdes toujours ainsi ?
– Non, répond-elle avec un demi-sourire, mais vous n’êtes pas obligé de me répondre aujourd’hui !… À tout de suite. »
Elle assure son sac sur l’épaule et descend un peu nonchalamment la volée de marches jusqu’au préau.
Antoine est resté sur le palier. Il la suit des yeux. Il secoue le trouble qu’il sent monter en lui par quelques mots.
« Drôle de fille tout de même.
– Et bien Antoine, tu parles tout seul ? »
Karim, un surveillant, lui tend la main, un grand sourire sur le visage.
« Oui, tu vois ça. Je dois vieillir hein ? Tu as vu cette élève ? elle est nouvelle et déjà bien à l’aise, je trouve.
– Je l’ai à peine entrevue… Mais je vais vite l’avoir à l’œil ! »
Il rit. Les nouveaux sont vite repérés… on se méfie toujours un peu quand ils arrivent comme ça en milieu d’année.
« Tu vas l’avoir en cours ?
– Apparemment oui !
– Et bien, tu nous donneras tes impressions, c’est toi son prof principal ?
– Oui, et je pense qu’elle le savait déjà !
– Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
– Je ne sais pas. Au fond c’est idiot, tu as raison.
– Ce n’est pas ce que j’ai dit… »
Antoine a un sourire, c’est vrai. D’autant qu’effectivement, elle avait l’air de savoir à qui elle s’adressait en l’interpelant.
La traversée du préau, quelques « bonjour m’sieur ! », quelques sourires, quelques regards embrumés aussi, et puis la salle de profs.
« Hé Antoine, tu as vu, ils ont avancé les devoirs surveillés des troisièmes ! ça m’énerve, je ne serai pas en mesure de leur trouver un sujet. T’en es où dans ta séquence avec les tiens ? »
Ce qui est bien avec Sarah, c’est qu’elle n’a pas besoin de mise en route, elle est tout de suite sur la brèche. Certains des collègues trouvent qu’elle en fait trop… Antoine aime bien sa façon d’être dans l’énergie. Ce qu’il aime chez elle, c’est son enthousiasme à s’engager, à partir au combat.
« Je n’ai pas regardé le tableau… Et bien, s’il le faut je leur donnerai un entraînement et je ne le noterai pas. Il me faut encore au moins trois séances sur l’autobiographie !
– Tu étais où ? encore en vadrouille…
– Oui, si tu veux, je suis allé poser mes affaires dans la salle 14. Tu as passé un bon WE ?
– Tu parles, je l’ai passé à corriger les dossiers de ma sixième C. Je les ai laissé décider du thème… l’année prochaine, c’est moi qui en choisirai trois ou quatre ! Je ne me suis pas rendu compte du boulot pour évaluer tout ça. Remarque, j’en ai appris pas mal aussi… Et puis je n’ai pas trop trouvé de copier coller
… Je sais que Sylvie en a vu une grande partie au CDI. C’est pas mal en fait. »
Antoine en écoutant Sarah a retrouvé dans son casier la note de la semaine passée. C’est ça, il a bien une nouvelle élève : Clémence Souriaut. Il a déjà eu une Clémence, il y a quelques années. Ce n’est pas un prénom si répandu.
« J’ai une nouvelle, dans ma troisième. Tu es concernée par les autres ? il y a trois nouvelles inscriptions, tu as vu ?
– Non, je reste avec mes classes, suffisamment chargées comme ça. Ils sont combien dans ta troisième ?
– Tout juste 30 à présent. »
Alors que Sarah s’affère à trier le contenu de son casier au moins aussi rempli que celui d’Antoine, celui-ci échange quelques mots avec deux ou trois collègues, sans vraiment les sortir d’une certaine léthargie matinale. En sortant dans la cour, il les imagine subitement ranimés par l’animation de leurs élèves, dès qu’ils les retrouveront sur les rangs.
C’est toujours un brouhaha de foire bon enfant dans l’escalier principal au moment de la montée en cours. Antoine s’arrête sur le palier et se retourne vers les élèves qui le suivent. Manifestement, un certain nombre leur ont emboité le pas sans se soucier d’être avec leur propre classe. Certainement qu’il devrait s’inquiéter de cet état de fait, mais ce « laisser aller », comme il entend souvent dans la bouche de certains collègues récriminant, a parfois la légèreté de ce qui vit, simplement. Il intercepte quelques regards interrogateurs bloqués dans leur progression un peu mécanique. Quelques mots qui paraissent banalités… et Antoine continue jusqu’à la porte de la salle de classe. Certains ont le visage résigné de ceux qui se contentent d’être fidèles à leur devoir, d’autres poursuivent des conversations enflammées dans lesquelles de toute évidence des questions existentielles sont en jeu. C’est le moment où il mesure l’écart entre ce bouillonnant torrent et l’étang calme qu’il est censé obtenir quand les élèves seront installés dans leur salle.
Il essaye d’accueillir chacun, quand ils entrent en classe. C’est un rituel également utile pour lui-même, c’est comme une façon de donner le ton, comme s’il tentait d’être le diapason.
Au moins lui, s’efforcerait d’y être, dans le ton.
Au passage Mehdi le regarde de ses yeux dont le bleu accroche à chaque fois la curiosité d’Antoine. Il y a presque toujours l’échange d’un sourire complice. Mehdi semble avoir besoin de débusquer l’être facétieux caché sous le costume de prof d’Antoine. Celui-ci savoure ce moment où chacun sait qu’il joue un rôle.
Tiens ! il n’a pas aperçu Clémence, elle qui était venue repérer les lieux !
Elle est là en retrait semblant l’observer…
Kevin est là aussi, le regard fuyant, seul. Maxime qui l’accompagne presque toujours discute fermement avec d’autres élèves quelques mètres devant lui. Clémence franchit la porte sans regarder Antoine, repérant déjà quelle place libre on va lui laisser.
L’appel, un petit mot pour annoncer l’arrivée de Clémence qui déclenche quelques regards curieux. Et puis le cours. Une sorte de parenthèse dans la vie de chacun ?… Parenthèse qu’Antoine voudrait tant voir voler en éclats. Il voudrait bien, un peu naïvement pense-t-il parfois, que chacun se sente vivre pendant ces moments où il s’efforce de transmettre quelque chose.
L’autobiographie : deuxième séance, « pourquoi écrire son autobiographie ? ». Ça devrait bien se passer, Antoine a prévu une recherche en groupes, quelques textes courts d’auteurs s’exprimant sur leurs motivations…
« C’est comme un dompteur dans la cage » avait ironisé un formateur, il y a quelques années. Tout le rebute dans cette image. Le dompteur n’anime pas, les fauves ne vivent pas, ils s’exhibent !
Antoine aime avoir le sentiment d’être pleinement vivant pendant les cours, en espérant qu’il en soit un peu de même pour ses élèves ; marcher entre les rangs, mêler les remarques ou les questions à la cantonade et les remarques presque confidentielles faites à l’un ou l’autre. « Le tout c’est sans doute de trouver le bon dosage, celui qui me convient et qui leur convient aussi » avait-il répondu à une stagiaire venue quelques heures au fond de sa classe.
Un regard appuyé vers Cynthia qui n’a pas participé une seule fois, même pas pendant les travaux de groupes lui a-t-il semblé… Elle ne baisse pas les yeux, mais affiche un pâle sourire. Qui se voudrait rassurant ? Se sentant presqu’encouragé, Antoine s’approche d’elle :
« Ce serait bien qu’on se voit à la récré, tu peux ?…
– Oui, y’a pas d’souci ! » Parole presque chuchotée, mais sourire franc.
Et sans transition, à l’ensemble de la classe :
« Puisque maintenant vous savez bien de quoi on parle… pour demain… sur une feuille de brouillon, mais avec votre nom… rédigez un paragraphe très court : Expliquez-nous ce qui vous pousserait (ou ce qui vous pousse) à écrire votre autobiographie. »
Antoine note au tableau la consigne, relance l’ensemble de la classe qui n’a pas vraiment encore pris son agenda.
« Ça sera noté m’sieur ?
– Évidemment, il fallait bien que la question soit posée ! ça va changer quoi si c’est noté ?
– Si c’était noté, il aurait dit : « sur une copie ! »…
Tout le monde se tourne vers Clémence qui vient de prendre la parole. Un court silence.
« J’crois qu’elle a raison, hein m’sieur ?
– Oui, ça sera pour mettre en commun et vous préparer à rédiger un petit quelque chose d’autobiographique… qui sera noté, Samuel ! »
Quelques protestations plus ou moins appuyées fusent. « J’ai pas envie de raconter ma vie, c’est quoi ça ?! » Antoine balaye du regard les remous qu’il vient de susciter, un peu goguenard. C’est souvent la même scène, il faudra aller en convaincre quelques-uns à jouer le jeu.
Les élèves se lèvent dans un brouhaha libérateur, et sortent. Au moment où elle passe près d’Antoine :
« Clémence, il faut qu’on se prenne un moment tous les deux. Je suis le prof principal de la classe… »
Pourquoi ajouter cela, c’est comme s’il voulait se justifier…
« Enfin, j’ai besoin d’en savoir un peu plus que ton nom sur toi. Tu manges à la cantine ?
– Oui…
– Bon, je suis dans cette salle cet après-midi aussi, on se retrouve ici à 13 h 00. Tu connais déjà bien le chemin, je préviendrai le surveillant en bas, parce que normalement, on ne peut accéder ici en dehors des heures de cours.
– C’est d’accord, répond-elle en riant. »
D’accord avec quoi se dit-il, avec le rendez-vous ou avec le fait qu’il faut respecter un règlement ?
Les cinquièmes ont de l’énergie à revendre.
Aujourd’hui particulièrement : tout a été sujet à questions, intéressantes en soi. D’une certaine façon ce pourrait être l’idéal : des élèves curieux, qui veulent comprendre…
Mais Antoine a bien conscience de n’avoir fait que la moitié de ce qu’il avait prévu, déjà qu’il n’était pas en avance. Heureux, saoulé… et déçu, inquiet… Déçu de n’avoir pas su prévoir ou canaliser…
Comment tisser ses ressentis entre les mailles de sentiments si divers ? Voilà que lui-même s’inquiète de « prendre du retard ». Dieu sait que ces vociférations de quelques collègues l’indisposent ; sans trop comprendre pourquoi par ailleurs. Pas facile de ne pas se dérober devant les paradoxes auxquels ce métier le confronte.
C’est la récréation, et Antoine allait oublier Cynthia. Elle est là devant la porte de la classe.
« Entre Cynthia, excuse-moi, je rêvais, j’essaie de surnager au-dessus des flots de paroles de mes cinquièmes.
– Là, vous avez fait une métaphore filée !
– Heu, pardon !… Qu’est-ce que tu veux dire ?
– surnage
, flots de paroles
, c’est ce qu’on a vu la semaine dernière : une métaphore filée… je crois.
– C’est exact ; Antoine, d’un seul coup retrouve la Cynthia qu’il connaît en classe ; justement, j’aime bien quand tu es comme ça, quand je retrouve ta vivacité… Mais en fait ça n’a pas l’air d’aller très fort depuis la semaine dernière… »
Cynthia le regarde quelques secondes, silencieuse. Antoine se retient de reprendre la parole. Elle baisse un peu les yeux et dit :
« Pas fort, non ça ne va pas fort, c’est un peu compliqué…
– C’est souvent compliqué…
– C’est ma mère…
– Elle était malade je crois, ça ne va pas mieux ?
– C’est une dépression qu’elle m’a dit, mais elle ne veut pas que j’en parle…
La semaine dernière, j’avais laissé mon téléphone dans la salle à manger, j’étais montée dans ma chambre et j’ai reçu un texto de mon copain…
C’est un gars du lycée, il est en terminale…
Et ma mère… elle s’est permise de le lire ! et de lui répondre, qu’elle ne voulait pas que sa fille fréquente un mec trop vieux, ou quelque chose comme ça, qu’elle pouvait porter plainte… elle a complètement déliré…
C’est lui qui m’a appelée et qui m’a racontée, elle ne m’a rien dit. Un délire de ouf, m’sieur ! Alex, il a pris le coup de sang comme on dit, j’ai essayé de le calmer… depuis je n’ai plus de nouvelle, il ne me répond même pas. Et puis je me suis engueulée avec ma mère comme jamais…
Je sais qu’elle est malade, mais ça ne se fait pas ce qu’elle a fait ! »
Tout s’est déversé comme si une vanne avait lâché. Elle a parlé sans regarder Antoine. Et puis elle a levé ses yeux rougis vers lui.
« Bon, mais je vais gérer, et puis c’est dégueulasse aussi, de la part d’Alex de me laisser comme ça.
– Écoute Cynthia, tu m’as dit beaucoup en quelques mots. Il faudrait qu’on reprenne cela en fin de semaine, si tu veux bien. Il y a beaucoup de choses différentes dans ce que tu m’as raconté. Je ne veux pas te mettre mal à l’aise, mais j’aimerais qu’on en reparle… Tu as un adulte avec qui en discuter autour de toi ?
– Je parle souvent avec ma tante, c’est la sœur de ma mère… mais elle est en province, et je ne me sens pas de lui raconter tout ça au téléphone… On se voit aux vacances…
– Le vendredi, vous quittez à 15 h 30… cette semaine, moi aussi. Tu pourras rester un peu ? si tu veux avec Sabine…
– Oui m’sieur. »
La sonnerie. Fin de la récréation. Elle se lève.
« Merci m’sieur.
– À demain, en cours… c’était bien le coup de la métaphore filée, au moins tu t’en rappelleras, ajoute-t-il avec un clin d’œil. »
Antoine reste un instant perplexe. Pourquoi avoir proposé de la revoir ? Ce qu’elle lui a confié n’a rien de scolaire. Il imagine déjà les remarques de certains… Elle n’a bizarrement pas paru étonnée de sa proposition… Plutôt partante…
Antoine s’est levé un peu précipitamment à la suite de Cynthia. Il doit aller chercher les sixièmes dans la cour. En descendant l’escalier, il se surprend à se remémorer mentalement ce qu’il a prévu pour ces deux heures avec cette classe, très agitée aux dires de tous. « Comme un élève qui révise avant son contrôle » se dit-il. Il doit bien en convenir : cette effervescence perpétuelle en 6ème A a bien occupé son esprit quand il a préparé les activités de cette classe…
Le visage endormi de Lisa s’impose un instant. C’était hier soir, elle s’était levée alors qu’il terminait de préparer des travaux de groupes justement pour eux… Il était presque minuit, et elle s’était étonnée :
« Papa, pourquoi t’es par terre ?… »
Antoine a essayé de lui expliquer qu’à cette heure, lorsqu’il est seul, pour travailler, il a tendance à s’étaler, et que la moquette est alors bien pratique…
Recoucher Lisa, qui semble déjà souvent très fatiguée en classe de maternelle. La maîtresse s’en inquiète un peu… Revenir à sa tâche…
C’est ça : en fait, il n’a pas terminé tout à fait ce qu’il voulait faire. De toute façon, ça ne se passe jamais vraiment comme il le prévoit.
Ils sont en rang ! Plutôt attroupés en face de la marque de leur classe… Quelle différence avec Cynthia tout à l’heure ! une vraie volière, dont une bonne part se chamaille ; Antony qui pleurniche à l’arrière…
Il s’agit de jouer le représentant de l’ordre : voix forte, quelques réprimandes, regard d’acier !… Il est vrai que quelques garçons, et Carole aussi avec eux, peuvent être violents parfois dans ce groupe ; et particulièrement avec les filles. Certaines les ignorent et adoptent une attitude qui se veut dédaigneuse. Deux par contre ont parfois des regards quasiment terrorisés !
Midi et quart. Les élèves de la sixième A se sont levés avec un ensemble parfait dès la première note de la sonnerie. Antoine a anticipé, et cette fois-ci, il s’est senti satisfait d’avoir su bien gérer son temps. Pas d’élèves à rattraper in extremis pour noter le travail sur l’agenda. Il a su prendre les devants !… Tout était noté et commenté 5 minutes avant la fin du cours. Il a même pu prendre le temps d’un flash back sur ces deux heures avec eux, tout du moins avec une dizaine d’entre eux, les autres étaient déjà dans l’effervescence d’une fin de séance imminente.
Ça n’a toutefois pas été sans orages…
Edgar a failli se battre pour de bon avec Alberto. Ce dernier s’amuse régulièrement à se moquer de son embonpoint, et ce n’est pas la finesse qui l’étouffe. Antoine s’est rendu compte depuis quelques semaines, que prendre sa défense n’arrangeait rien. Ce dernier se sentant d’autant fragilisé qu’il avait besoin de l’adulte… pas toujours là…
Alberto, lui, avait trouvé chez Sacha, le « dur » de la classe, quelques appuis. Antoine avait bien repéré les coups d’œil entre eux deux.
Il ne peut s’empêcher de penser que Rolande, la « prof principale » de la classe, et professeur d’EPS, devait avoir du fil à retordre avec eux… surtout pour une première année d’enseignement. Il faudrait décider en équipe l’attitude à adopter en commun…
Le lundi, Rolande n’est jamais là. Antoine verra avec elle demain.
Il s’active pour ne pas faire trop la queue au self.
Parfois lors de ces repas, des affirmations définitives fusent, entre deux bouchées, à propos de tel ou tel élève. « On vide son sac en se remplissant l’estomac », ce n’est pas le moment pour évoquer l’ambiance dans cette sixième. Antoine décide d’attendre le lendemain et de n’en parler avec les collègues qu’après avoir vu Rolande.
« Tu manges trop vite Antoine…
– Oui, maman
répond-il en souriant. »
Radija, elle, prend son temps. Quoiqu’il arrive, Antoine ne se souvient pas l’avoir vu perdre son calme. Cette année, ils ne partagent pas de classe, au grand regret d’Antoine qui apprécie particulièrement son bon sens tout en rondeurs.
« Tu as raison, prends ton temps, Radija. Il lui pose la main sur l’épaule et ajoute : J’ai rendez-vous avec une élève.
– Tu as toujours de bonnes raisons… Elle a plus de chance que ton yaourt qui a disparu en un clin d’œil, cette élève. »
Antoine rejoint le préau, se dirige vers l’escalier.
« Je peux monter avec vous, comme ça, pas besoin de demander l’autorisation au surveillant ? »
Après un court instant de surprise, ne s’attendant pas à la trouver déjà là :
« Tu as eu le temps de manger ?
– Oui, je mange vite, paraît-il. Vous aussi, non ? Je vous ai vu faire la queue au self des profs… j’étais déjà assise. C’est à cause de notre rendez-vous que vous avez dû faire vite… »
Antoine se sent un peu troublé par ces remarques qui font échos avec tant de netteté à celles de Radija. « Drôle de fille tout de même » se surprend-il à penser pour la seconde fois.
« Et bien, viens, on va s’installer. J’espère qu’on parlera d’autre chose que de nos digestions… »
Il ouvre la porte de la salle de classe, tire une chaise et se place en face de Clémence.
« Alors, explique-moi un peu, comme tu en as envie, ce qui fait que tu nous arrives, comme ça à trois semaines des vacances de Noël…
– Ma mère a retrouvé du travail par ici. Je vais vous expliquer… On a habité à St Étienne, et puis la boite où travaillait maman a fermé… Et ma tante, c’est sa sœur, lui a retrouvé du travail par ici. Elle habite à dix minutes du bahut… enfin du collège. Ma cousine est en 6ème ici, en 6ème A je crois.
– En 6ème A ?… Comment s’appelle-t-elle ?
– Inès, Inès Médaoui.
– Effectivement, je l’ai comme élève…
– Je sais, c’est elle qui m’a parlé des profs, et de vous, c’est pour ça que je vous connais un peu, enfin… de ce qu’elle m’a dit.
– Et… ton père ?…
– Mon père ! Je ne sais pas. Il a disparu quand j’avais à peine trois ans… Plus de nouvelles… Et puis on n’en parle pas dans la famille. J’ai l’impression que ça arrange tout le monde.
– Pas de frère ou sœur ?
– Non ! je suis fille unique.
– Et alors toi ? comment ça se passait où tu étais ?
– Ça allait, j’ai eu toujours au-dessus de la moyenne au premier trimestre. Sauf en arts plastiques…
– Ah oui, tiens ce n’est pas banal. Et pourquoi ?
– Je ne supportais pas le prof, il fallait toujours suivre sa façon de faire… Je n’aime pas ça !
– Et pourtant dans les autres disciplines… tu es bien obligée de faire comme on te dit, non ?
– Oui, je sais ! Là j’ai appris à suivre les consignes. Elle sourit en prenant une intonation chantante. C’est pour ça que ça allait mieux cette année.
– Parce qu’avant…
– Dans les autres classes du collège je m’emm… je m’ennuyais… Il paraît que je suis précoce, c’est la psychologue qui l’a dit à ma mère ! Mais je ne veux pas que ça se sache, parce que sinon, je vais passer pour une intello. »
Antoine reste un instant silencieux. Il observe ce visage encadré de longs cheveux bruns, qui s’applique à rester tourné vers le plateau de la table – du pupitre aurait-on dit en d’autres temps.
Elle relève la tête, le regarde.
« Voilà !
– Voilà, comme tu dis ! Tu as des projets pour cette année… et les suivantes peut-être ?
– Oui… me faire oublier.
– Pour ma part, j’ai l’impression que tu as fait ce qu’il fallait pour ne pas passer inaperçue. Du moins, avec moi.
– Oui, c’est vrai. Elle reprend un air désinvolte, regarde autour d’elle… Mais ce n’est pas pareil.
– Qu’est-ce qui n’est pas pareil ?
– Je ne sais pas. Et puis j’ai décidé de profiter de ce changement pour écrire mon journal ! Je sais, ça fait gnangnan…
– Non, pourquoi dis-tu cela ?…
– Bah ! la fille qui tient son journal intime, qui raconte ses petites histoires… C’est pas très… adulte !
– Ah ? Il n’y a pas d’âge pour ça… et puis tu n’es pas tout à fait adulte !
– Ça dépend !
– Ça dépend ?
– Oui, parfois je me sens plus adulte que les adultes officiels, mais des fois une vraie gosse ! Vous tenez un journal vous ?
– Moi, non. Mais je pourrais, pourquoi pas ! Il faudrait que je prenne le temps. Je ne vois pas quand je le ferai…
– Vous voyez ! Mais ça ne fait rien ; ce ne sera pas un journal comme les autres : je veux garder tout ce que je vois, ce que je comprends autour de moi. J’ai l’impression qu’après, quand on est vieux,