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À propos de ce livre électronique

Laurent Curt est avocat et pilote privé. Il est donc doublement à son aise, pour suivre avec le lecteur les pérégrinations d’un avocat qui va, entre les hauteurs de Talloires, sur le lac d’Annecy, et la baie de Fort de France, en Martinique, assurer la défense d’un Antillais accusé de viol sur une métropolitaine. Cette aventure - basée sur des faits réels - va se compliquer lorsque le ténor au sommet de sa carrière va recueillir, de façon inattendue et brutale, une jeune femme fuyant ses agresseurs après avoir été violée. Pris au piège entre coup de foudre et premiers états d’âme sur sa profession, le héros va se trouver lui-même victime d’un plan machiavélique, destiné à l’éloigner du dossier, par tous les moyens. Le second personnage clé de ce procès aux lourdes implications politiques se trouvera confronté, quant à lui, aux aléas de l’aviation légère. Entre deux continents et deux avions censés se rejoindre, l’auteur entraîne son lecteur dans un tourbillon politico-judiciaire au rythme soutenu, dévoilant au passage la face cachée d’une justice naïve, mais efficace.
LangueFrançais
Date de sortie15 déc. 2011
ISBN9782312006079
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    Aperçu du livre

    24 Heures - Laurent Curt

    cover.jpg

    24 Heures

    Laurent Curt

    24 Heures

    LES ÉDITIONS DU NET

    70, Quai Dion Bouton – 92800 Puteaux

    © Les Éditions du Net 2011

    ISBN : 978-2-312-00607-9

    A mes parents, sans qui cette histoire n’aurait jamais existé,

    A ma femme, sans qui cet ouvrage n’aurait jamais vu le jour,

    A mes enfants et petits enfants, à qui cette aventure permettra de me retrouver, jusqu’à la nuit des temps.

    A Gérard, mon ami pilote, que notre passion commune a dévoré, jusqu’à l’emporter… quelques jours avant de pouvoir lire ce livre, qu’il attendait avec impatience.

    Gérard, depuis de longues années, tous tes décollages ont été suivis d’un atterrissage… sauf le dernier.

    Je penserai à toi, chaque fois que je quitterai la planète.

    « C’est une sotte présomption

    d’aller dédaignant

    et condamnant pour faux

    ce qui ne nous semble pas vraisemblable. »

    Montaigne

    J - 2

    Il était une heure du matin à Talloires. Pierre ne pouvait pas dormir. Il était habitué aux orages en Haute Savoie, particulièrement au mois d'août. Mais ce soir, c'était différent : l'air paraissait plus lourd que d'habitude, presque palpable. Ses doigts collaient sur les touches de l'ordinateur. Il avait tardé à s'en rendre compte, peut-être à cause de la fatigue qui l'engourdissait, peut-être aussi parce qu'il n'était plus vraiment dans son dossier. Il pensait à elle plus qu'à son client, comme toujours depuis cinq ans. Cinq ans de galère, ou cinq ans de bonheur ? Il cherchait la réponse, depuis le premier jour. Parfois pendant des heures, en attendant le sommeil dans son lit, trop grand quand ils ne passaient pas la nuit ensemble. Ou au volant, quand il n'était pas au téléphone avec elle. Ou encore planté devant son clavier, quand il se figeait pendant des heures, sans toucher une pièce du dossier.

    Son ordinateur le ramena sur terre, en lui envoyant au visage un écran de veille qui lui rappelait l'heure.

    Pierre sortit de son rêve. Il se dit qu'il avait assez travaillé… Il n'avait pas vraiment avancé dans son dossier, ce soir. Il leva les yeux et contempla, par-dessus l'écran du portable, la vue plongeante que lui offrait sa maison sur le lac, le Grand Lac, qui se refermait, entre deux montagnes, sur la ville d'Annecy. Pour l'heure, la ville ressemblait à un gigantesque navire, posé sur le lac endormi.

    Pierre était assez fier de sa maison. Il en avait lui-même dessiné les plans, malgré son inexpérience totale dans ce domaine. Il s'était bien fait conseiller à droite et à gauche, par des amis architectes, ou d'autres qui avaient déjà vécu l'expérience de la construction. Le résultat était aussi éclectique que les conseils reçus : il y en avait pour tous les goûts. Elle était quand même remarquable, à plus d'un titre.

    D'abord, par sa situation exceptionnelle : à flanc de montagne, elle dominait le versant sud-est du petit lac. Au premier plan, la baie de Talloires – la plus belle du monde, selon Churchill –, qui se refermait au milieu du plan d'eau, comme pour mieux souligner la perspective du grand lac, se prolongeant jusqu'à la large baie d'Annecy, au pied du col de la Forclaz.

    Cent hectares de forêt à l'arrière, trois cents devant, la maison était ancrée sur son rocher avec une discrétion étonnante, en retrait de la pente, visible seulement au dernier contour du chemin sinueux qui la séparait de la route.

    Pierre avait trouvé ce terrain par le plus grand des hasards. En août 1994, il avait voulu faire plaisir à ses enfants, en leur offrant un baptême de parapente. Un jeune couple de parapentistes attendait le touriste, à l'orée du hameau de Perroix, situé à l'entrée de Talloires, cent mètres en surplomb du village. Le marché fut vite conclu, et rendez-vous fut donné au départ de Planfait, huit cents mètres plus haut. Le moniteur embarqua ses trois clients dans son 4X4, tandis que Pierre laissait sa voiture près du terrain d'atterrissage, pour permettre le retour au terrain de départ, après le premier vol. Du haut de ses quatorze ans, Sidney avait vite convaincu sa sœur de le laisser sauter en premier. D'abord, parce qu'à l'époque, ses quatre ans de plus lui donnaient souvent, il faut bien le reconnaître, la priorité dans de nombreux domaines. Ensuite, parce qu'il avait déjà fait un stage de parapente avec son père, ce qui lui conférait une prétendue expérience… Au moins pour ne pas céder à Laura la primeur du grand frisson.

    Pierre, tandis qu'il assistait, mi-anxieux, mi-réjoui, aux préparatifs du premier vol de son fils, ne pouvait pas s'empêcher de contempler le spectacle majestueux qui s'offrait à lui en contrebas : le départ du parapente n'était rien de plus qu'une clairière naturelle entre deux massifs de sapins. En fait, un champ minuscule, qui s'étendait sur une centaine de mètres de largeur et deux cents de longueur, avec une déclivité croissante, avant de plonger en un à pic vertigineux au-dessus de Perroix. Le terrain avait été sommairement aménagé pour les parapentistes : quelques bâches de toile épaisse avaient été étalées sur l'herbe, fixées au sol avec des gros clous sans tête, pour faciliter la course d'accélération sur une cinquantaine de mètres, puis quelques rondins de bois étaient solidement arrimés au sol en travers de la pente, pour permettre le freinage en cas de besoin : des suspentes enchevêtrées, une voile mal gonflée… Ou un pilote qui ne l'était pas assez !

    En face, le lac reflétait, aux plus belles heures de la journée, les montagnes alentour. A droite, le roc de Chair, qui s'avançait dans la surface d'émeraude, comme pour mieux protéger Talloires de la civilisation annécienne, et à gauche, la Tournette, couverte d'une verdure luxuriante, que rien ni personne n'avait jamais pu souiller, tant elle semblait inaccessible. Seuls les éperviers, les aigles royaux et les faucons pèlerins la visitaient, entre deux plongeons dans les eaux du lac.

    Pierre s'était soudain senti irrésistiblement attiré par cette masse imposante et sauvage. Dès les premiers regards, il avait compris qu'il irait voler uniquement à cet endroit précis, tandis que toutes les voiles qui décollaient s'empressaient de monter le plus haut possible : les parapentistes purs et durs exploitaient les « pompes » offertes par les petits cumulus accrochés autour des montagnes, pour redescendre lentement, en tournoyant au-dessus du lac.

    Il n'aurait pas pu dire combien de temps il avait passé à contempler cette oasis de verdure accrochée à flan de montagne. C'était le moniteur qui l'avait tiré de sa rêverie, en lui présentant le harnais à endosser, pour sauter à son tour. Il était à cent lieues des joies du parapente et des conseils de dernière minute que le pilote lui assénait à la hâte. Il n'avait plus qu'une idée en tête : voler sur cette pente, visiter ce coin de paradis, en rasant la cime des sapins qui la peuplaient… N'en déplaise aux éperviers !

    La chance était avec lui : les nuages et leurs pompes ascendantes s'étaient déplacés, et c'est précisément dans cette direction que le pilote avait orienté la voile après le décollage. Pierre n'avait pas eu besoin de le demander. Après quelques minutes de ronds dans l'air pour grimper deux cents mètres au-dessus de l'aire de départ, l'équipage s'était lentement rapproché de la pente majestueuse, pour y entamer une descente en douceur, en évitant les vents rabattants qui descendaient à l'aplomb du départ. Le vol était agréable, parce que l'air était stable le long de ce versant. Le pilote fit signe à Pierre qu'il lui laissait les commandes, et la visite dura dix minutes, qui furent parmi les plus grandes de sa vie.

    C'est à l'instant où le moniteur reprenait les manettes que Pierre l'aperçut : au-dessus de la cime des sapins, un petit champ s'étendait sur quelques dizaines de mètres au-dessus d'un groupe de rochers, formant dans la pente verte une saillie si légère qu'elle était imperceptible depuis l'autre versant. Aujourd'hui encore, il était incapable d'expliquer pourquoi ce petit carré d'herbe sauvage l'avait marqué à ce point. Il se rappelait seulement l'avoir contemplé quelques secondes, jusqu'à ce qu'il passe au-dessus de la voile qui poursuivait sa descente inexorable. Il l'avait observé jusqu'au dernier moment, au prix d'une contorsion sur sa sellette qui avait étonné le pilote, à tel point qu'il l'avait rappelé à l'ordre, d'un coup de genoux rageur. Mais Pierre n'était plus là. Pour lui, le vol était terminé. Il était passé à un autre sujet : il venait de trouver son eldorado savoyard, il allait enfin pouvoir planter ses racines, ce petit champ était pour lui. Il le savait déjà, comme si cette vision lui avait rappelé des souvenirs d'une autre vie passée là, sur son rocher isolé, entre les massifs de sapins centenaires et l'onde majestueuse du grand lac, au royaume des écureuils, des marmottes… et des éperviers.

    Dès qu'il eût posé un pied au sol, il avait appelé ses enfants qui admiraient le ballet des voiles autour du lac :

    – Sid, Laura, vite, venez ! On monte. J'ai un coin génial à vous montrer !

    Les enfants avaient tout de suite accroché : ils adoraient les envolées d'enthousiasme de leur père.

    Depuis ce jour magique, chaque fois qu'il empruntait la route de Bluffy pour monter chez lui, après avoir quitté la nationale en contournant le terrain de parapente, Pierre ne pouvait pas s'empêcher de repenser à cette expédition impromptue vers les hauteurs de Talloires. Il avait, à l'époque, une vieille Jaguar Type E cabriolet, vert anglais - comme il se doit - intérieur cuir fauve, d'une rare élégance, et d'une cruelle inefficacité au quotidien : il avait l'habitude de confier à tous les admirateurs fugaces que c'était « la voiture la plus rapide d'un garage à l'autre »… En plus, c'était vrai !

    En tout cas, ce jour-là, elle avait rempli son office - pour une fois - en leur faisant découvrir la petite route sinueuse qui montait aux confins du territoire de la commune, en contournant les plus grosses masses montagneuses, et en traversant les plus modestes de part en part, sous de vieux tunnels suintants d'humidité, où le feulement du V 12 les transportait de plaisir.

    Ils chantaient à tue-tête, en accompagnant le lecteur CD qui distillait sur la colline l'incontournable « Unchain my heart » de Joe Cocker, quand Pierre s'arrêta brusquement : il était là, son coin de paradis. Il le sentait… Et le détail qui lui faisait le plus chaud au cœur, chaque fois qu'il évoquait ce souvenir, c'est que les enfants ne lui avaient même pas laissé le temps de garer la voiture : dès qu'il avait stoppé, ils avaient bondi sous les arbres, pour trouver plus vite. Entre eux et lui, ce n'était plus de la complicité, c'était l'osmose !

    Le plus dur était fait. Une heure plus tard, ils étaient ressortis de la forêt, couverts de ronces, mais transportés d'enthousiasme. Deux jours après, Pierre avait identifié le propriétaire du terrain, un vieil agriculteur qui habitait une ferme perdue en pleine montagne. Le lendemain à l'aube, Pierre frappait sur la lourde porte en chêne hors d'âge, sans obtenir le moindre écho. Des voisins lui apprenaient que le grand-père était décédé deux mois plus tôt. Après une rapide tournée des notaires de la région, Pierre avait rapidement obtenu les coordonnées des héritiers : aucun n'était intéressé par le terrain (deux sur les trois premiers contactés n'en connaissaient même pas l'existence). Quant au quatrième, il était « injoignable », selon ses frères et sœurs. C'était mal connaître Pierre, qui le trouva en huit jours, perdu aux fins fonds de la Lozère, dans un… hôpital psychiatrique ! Belle aubaine pour Pierre, qui voyait là une excellente monnaie d'échange à offrir aux héritiers : pour vendre les biens de la succession, il leur fallait une autorisation judiciaire, donc un avocat. Autrement dit, quelle chance ils avaient de l'avoir rencontré…

    La procédure fut menée rondement par un confrère - et sans frais, ce qui intéresse toujours les héritiers qui n'aiment pas vraiment dépenser leur argent avant de recevoir l'héritage - le tout, bien sûr, en échange d'un prix de vente raisonnable… Deux mois plus tard, Pierre était propriétaire du terrain de ses rêves.

    En trois mois, il était viabilisé, et la construction commençait.

    Les contours du lac étaient imperceptibles, et Pierre se sentait seul au monde, perché sur sa montagne, face au néant. Pire : face à lui-même. Pierre se rangea à l'argument et revint à des considérations plus prosaïques : la journée qui l'attendait s'annonçait chargée… Il avait rendez-vous avec son « black », le « violeur de la corniche », d'après les journaux de Fort de France.

    Deux ans, déjà, que le dossier était ouvert, et Pierre n'avait pas avancé d'un centimètre. Demain sur place, et après-demain à la barre : il n'y croyait pas… Plaider, oui, mais plaider quoi ? Le juge d'instruction avait bâclé son dossier - comme d'habitude - et le gros Fetnat comparaissait jeudi devant ses juges, pour ramasser sa peine. C'était comme si la justice était devenue une machine automatique, au programme huilé comme un moteur qui ronronne sagement, sans savoir où il va : arrestation-incarcération-instruction-jugement… Et ça donnerait quoi ? Quatre ans ? Six ou sept ? Allez savoir !

    Dans moins de quarante huit heures, on serait fixé. Pierre en avait froid dans le dos.

    Il s'enfonçait dans sa chaise quand le téléphone sonna. Le petit écran vert annonçait Martinez. Qui d'autre appellerait à une heure pareille ? Il était 19 heures en Martinique.

    Pierre ne lui laissa pas le temps de s'annoncer. En appuyant sur le bouton vert, il lui lança :

    – Salut Félix, t'es toujours aussi black ?

    – Et toi, t'es toujours aussi con ?

    – Enfoiré, c'est maintenant que tu m'appelles ?

    – Oui, pourquoi ?

    – Je te signale que le dossier Fetnat vient après-demain devant la cour d'assises. Tu ne m'auras pas vraiment aidé sur ce coup-là !

    – Hey, Bwana, t'as pas lu les journaux ? J'ai une grande nouvelle pour toi : l'esclavage est aboli, mon pote. Tu ne le savais pas ?

    – Si, j'avais remarqué, déjà, quand tu m'as balancé ta note d'honoraires…

    – Eclat de rire de l'autre côté de l'Atlantique. Félix prit son plus bel accent créole :

    – Mon Chè Maîtwe, la vie est twès twès chèw dans les Dom Tom…

    – Surtout quand on a ton train de vie, play boy !

    – Il faut dire qu'à ton contact, j'étais à bonne école, « paatwon » !

    – D'accord. Un partout. C'est bon de t'entendre. Je te vois demain ?

    – Sans problème. Tu arrives à quelle heure ?

    – Comme d'hab, seize heures, ou dans ces eaux-là.

    – Air France, je suppose ?

    – Bien sûr, j'ai mes habitudes…

    – Tu vas encore enlever une hôtesse !

    – Ah non, j'essaye d'arrêter…

    – Eclat de rire des deux côtés de l'Atlantique.

    – Je serai à l'aéroport. Salut ma poule !

    – C'est sympa. Tchao, à demain.

    C'est à cet instant précis que la baie vitrée vola en éclats.

    La maison avait été conçue avec deux impératifs : intégration dans le paysage, et clarté permanente. De ces deux points de vue, la réussite était totale. L'ensemble s'articulait autour du salon qui dominait le lac, en arrondi sur quatre pans composés de gigantesques baies vitrées légèrement teintées de brun, séparées par des madriers en chêne sur un soubassement d'ardoises. Les baies montaient en un plan incliné, pour s'enfouir sous l'avancée du toit qui dissimulait les volets roulants électriques. L'ensemble de la construction avait été réalisé en bois, de la charpente aux planchers, en passant par les murs et les terrasses extérieures. Au centre du salon, la cheminée centrale descendait du faîte de la toiture, dont elle supportait la charge grâce à deux pieds discrets posés de part et d'autre de l'âtre.

    La distribution intérieure était commandée par la cheminée, qui constituait une séparation naturelle entre le salon et la salle à manger. Un couloir de cinq mètres de largeur distribuait la cuisine, un bureau à l'opposé, et quatre chambres, deux de chaque côté du couloir.

    Depuis la porte d'entrée jusqu'à la cheminée, le couloir et la salle à manger étaient éclairés par un gigantesque puits de lumière qui assurait la clarté de l'ensemble, en toutes saisons.

    Côté lac, les immenses baies vitrées s'ouvraient sur toute leur largeur, pour permettre l'accès direct à la piscine. Le bassin s'étalait sur toute la longueur du salon pour se terminer, droit devant, par une extrémité à débordement, donnant l'impression de plonger sur le lac.

    L'an passé, Pierre avait fait construire une extension qui prolongeait la maison vers l'ouest. Un patio édifié autour d'un superbe sapin de dix mètres, entouré d'une terrasse en bois distribuant trois autres pièces : deux chambres dotées chacune d'une grande salle de bains, et son bureau, ouvrant bien entendu sur le lac, près de la piscine à laquelle il accédait directement par un deck couvert d'un brise lumière en bois exotique du meilleur effet.

    Une entrée indépendante, donnant directement sur le patio, était réservée aux visiteurs qui accédaient ainsi au bureau, sans entrer dans la partie habitation. La pièce, de bonne taille, avait été divisée en un petit salon et le bureau proprement dit : la déontologie était respectée.

    Le parking était- en principe - le seul accès à la propriété. Il était revêtu sur toute sa surface de cinq couches de gravillons, permettant à la fois de circuler au sec par tous les temps, mais aussi d'entendre tout visiteur inattendu, qu'il soit arrivé à pied, à cheval ou en voiture.

    Ce détail lui avait rendu bien des services, que ce soit pour clôturer élégamment un entretien avec un client, ou pour achever ses ébats amoureux au bord de la piscine avant d'aller ouvrir, comme si de rien n'était…

    Pour l'instant, c'était bien ce qui l'inquiétait, justement : il n'avait rien entendu, jusqu'à l'explosion de la baie vitrée. Pourtant, ce soir-là, il n'écoutait pas de musique, contrairement à son habitude. Il avait voulu jouir du silence parfait de la montagne endormie, pour mieux se concentrer sur son dossier… sans grand succès, d'ailleurs. C'était à peine s'il entendait la chute de l'eau dans le bac tampon, à l'extrémité de la piscine, d'abord parce qu'il y était habitué, ensuite parce que les grillons le couvraient amplement… sauf, précisément, à cet instant. Il avait fallu cette explosion de la baie vitrée, pour qu'il s'aperçoive que les grillons s'étaient tus : il en prenait conscience, maintenant. Et si les grillons s'étaient tus, c'était en raison d'une présence.

    C'est alors seulement qu'il comprit qu'il avait peur. Il n'avait pas ressenti cette impression depuis très longtemps. Pas une peur furtive : ça lui arrivait de temps en temps, comme à tout le monde, quand il passait pas loin d'une catastrophe avec sa moto, ou en avion, quand il avait commencé le pilotage. Non, cette fois, c'était une vraie peur qu'il sentait monter, celle qui vous interdit tout mouvement parce que vous ne savez pas d'où elle vient, ni surtout quelle en est la cause, où est la menace, et comment la contrer.

    Il avait bien pensé, plus d'une fois, qu'il était vulnérable, quand il était seul dans sa maison perdue au fond des bois. Il avait même envisagé de reprendre un chien, mais il était trop souvent absent. Alors, il s'était toujours rassuré en astiquant son fusil à pompe, soigneusement rangé dans le placard, près de son lit, dans… sa chambre… dans sa chambre : quelle connerie, sa chambre est de l'autre côté de la maison ! Si quelqu'un est entré par la baie vitrée du salon - ou ce qu'il en reste- il lui est évidemment impossible d'aller jusqu'à sa chambre sans faire une mauvaise rencontre. Est-ce qu'il pourrait seulement sortir de son bureau sans rencontrer l'intrus dans le patio ?

    Peur ! C'en était trop : d'un geste rageur, il repoussa sa chaise en arrière, se leva d'un bond et sortit par la porte-fenêtre du bureau. Il enjamba en un quart de seconde les dix mètres de caillebotis qui le séparaient de la piscine. Les poings serrés, prêt à bondir, il s'arrêta devant la baie explosée, pour jeter un regard circulaire, pointé de colère et de haine… Et il ne vit personne. Il courut le long du couloir, ouvrit violemment la porte d'entrée, avant de se jeter littéralement dans la cour, prêt à cogner de toutes ses forces au moindre signal : rien ni personne. Ni dans les chambres principales, ni dans la cuisine, ni dans le patio, ni dans les chambres annexes : rien !

    C'est en allant prendre le téléphone, sur le rebord de la cheminée, qu'il entendit comme un sanglot venant de l'extérieur. Il s'orienta à l'oreille : le bruit venait de la terrasse, à droite de la piscine… Le seul endroit où il n'était pas allé. Il traversa de nouveau la baie vitrée explosée et, malgré le crissement des éclats de verre sous ses chaussures, il entendait maintenant clairement une voix de femme, en sanglots, qui gémissait de plus en plus fort, comme pour signaler sa présence. Il s'approcha lentement du bord de la terrasse qui donnait sur une petite pelouse, bordée par les hautes herbes délimitant son terrain. Il la vit là, assise sur l'herbe, ou plutôt à demi étendue sur le flan, la tête posée contre un pilier de bois maintenant le rebord de la terrasse. Ses cheveux blonds collaient sur son visage inondé de larmes. Elle se replia sur elle-même en l'entendant approcher, et ses sanglots devinrent plus silencieux, comme si elle voulait se faire oublier. Il ne savait pas s'il se sentait rassuré, ou s'il était attendri, mais tout naturellement il s'accroupit près d'elle, et il resta un long moment, sans bouger, en attendant qu'elle le regarde… Pour l'instant, il ne savait pas qui elle était, ni pourquoi elle l'avait agressé… Tout ce qu’il savait, c’est qu’elle était belle.

    A ce moment précis, la nuit s’était installée depuis deux heures à Fort de France. Une nouvelle nuit chaude s’annonçait, avec une humidité qui frisait les 90 pour 100, comme presque toujours en cette saison. Fetnat n’avait pas besoin d’un hygromètre pour s’en apercevoir : à peine sorti de la douche à 18 heures, il avait trempé sa chemise propre en dix minutes, le temps de rejoindre sa cellule au bout du couloir. Sur son unique table qui faisait office de salle à manger, de bureau ou encore de coiffeuse, selon l’heure, son réveil analogique affichait encore 28 degrés, malgré l’épaisseur des murs et l’absence définitive de tout rayon de soleil à l’intérieur de la pièce. Quatre mètres sur trois, c’était son nouvel univers, depuis la fameuse nuit du « drame », comme il disait sur un ton mi- tragique, mi- naïf, quand il lui arrivait d’en parler. C’est à dire rarement, en réalité. Fetnat n’était pas très loquace de nature, et encore moins depuis son arrivée brutale à la maison d'arrêt de Ducos. Une arrivée brutale, dans tous les sens du terme : du jour au lendemain, c’est sûr, puisque comme tous ses voisins, il était venu sans réservation. Mais aussi une installation musclée, grâce à l’accueil chaleureux, et même cuisant, des gardiens de sa section, les « matons », comme on dit en prison. Il n’avait pourtant pas cherché la bagarre, en arrivant. Il avait seulement pété les plombs : la fatigue, les pressions qu’il avait subies pendant une garde à vue de 48 heures, et puis la peur, aussi… Pas la peur des autres, il n’avait jamais eu peur de personne, son physique de colosse l’avait toujours protégé – du moins, il le croyait – mais la peur de l’avenir : en prison pour la première fois de sa vie, d’accord, bien qu’il n’ait rien fait – il n’était pas le seul – mais pour combien de temps ? Est- ce qu’ils allaient comprendre qu’il était innocent ? Et quand ? C’était ça qui lui avait fait perdre confiance. Le temps d’une soirée, la première passée dans ce trou à rats, il avait acquis la conviction qu’il risquait d’y passer des années, les plus belles de sa vie : il n’avait que trente-quatre ans à son arrivée, et s’il prenait huit ou dix ans, que resterait- il de sa jeunesse à la sortie ? Mais surtout, pendant tout ce temps, qu’adviendrait- il de sa petite Luce, son « petit bout » de trois ans, sa poupée d’ébène qui était si fière de ses premières tresses, le dernier jour où il l’avait vue ? Et sa maman, comment allait- elle prendre ça ? Il n’avait eu aucun contact avec elle, depuis son interpellation. Les inspecteurs lui avaient donné l’autorisation de passer un coup de fil, pas deux. Il avait fallu faire un choix : sa femme, un parent ou son employeur. Le cœur ou la raison. On ne lui avait pas vraiment laissé le temps de réfléchir. On lui faisait déjà une faveur, en le laissant appeler directement : selon la loi, il avait seulement le droit de « faire prévenir ». L’inspecteur Bonnin, le seul qui se soit montré correct avec lui, était parti commander des sandwiches, pendant l’interrogatoire. En sortant du bureau, il avait lancé à Villeneuve, son nouveau collègue – ou plutôt le nouveau tortionnaire du commissariat :

    – Passez- lui le téléphone, il a droit à un appel. Une minute.

    – Avant, j’voulais…

    – Maintenant !

    Fetnat avait eu envie de sourire, mais il n’en avait plus la force. Il venait de comprendre que c’était grave, et surtout qu’il ne rentrerait pas ce soir, ni même demain… Peut-être même pas cette année ! Ses yeux le piquaient, sa gorge brûlait, il était à deux doigts de craquer.

    Dès que l’inspecteur Bonnin avait fermé la porte derrière lui, Villeneuve s’était assis sur l’angle du bureau, à un mètre de Fetnat. Il le fixait avec un sourire narquois, empreint de dédain et de haine, comme pour mieux lui faire comprendre qu’il était foutu. Fetnat, assis en face du bureau, tenait son visage dans ses mains immenses, dont il ne maîtrisait plus les tremblements, de plus en plus visibles. A la grande satisfaction de Villeneuve, de toute évidence. Il releva lentement la tête avec un regard interrogateur : le silence de Villeneuve l’inquiétait. Bonnin n’était plus là pour museler son collègue déchaîné. Villeneuve continua à le fixer, sans rien dire. Son rictus haineux était comme ancré sur son visage dégoulinant, malgré la clim. Il attrapa le téléphone posé près de lui, le leva en l’air, comme pour éprouver les réflexes de sa victime, avant de le redescendre à bout de bras pour mieux le cogner violemment contre le genou droit de Fetnat. Il ne put dissimuler une grimace de douleur.

    – Tiens, Rambo, fais tes adieux, tu la verras plus ta gonzesse, surtout après ce que t’as fait.

    Du coup, Fetnat avait fait son choix : il n’appellerait pas sa Rose. Il ne voulait surtout pas faire plaisir à ce débile, en lui offrant le spectacle qu’il attendait. Il n’allait pas, devant lui, expliquer à Rose qu’il était en garde à vue pour un viol, et qu’il ne rentrerait pas avant des jours, ou des mois… Voire peut-être des années. Il brûlait de l’entendre et de lui parler, ne serait- ce que pour lui apprendre lui- même ce qu’il ne voulait pas qu’elle apprenne par d’autres, et Dieu sait avec quels commentaires… Mais pas devant ce ripou, qui serait trop heureux de surprendre un mot tendre, une parole intime de Rose, ou une émotion qu’il n’hésiterait pas, ensuite, à tourner en dérision, pour mieux le détruire. Parce que c’était son but, manifestement.

    Fetnat se racla la gorge, que l’émotion avait nouée à lui faire perdre la voix :

    – Je voudrais appeler mon avocat.

    Villeneuve ravala instantanément son sourire sadique, incapable de dissimuler sa déception.

    – T’as un avocat, toi ? Depuis quand ?

    – Ça me regarde.

    Villeneuve se leva d’un bond. Fetnat ne put s’empêcher de tourner la tête pour esquiver un coup, tant la haine de l’autre était palpable. Mais Villeneuve se contenta de lui arracher le téléphone, tellement violemment que le combiné se décrocha, avant d’aller cogner contre le bureau, dans un claquement sec. Il toisa Fetnat, se tenant debout devant lui, tellement près qu’il sentait son souffle au- dessus de sa tête. Désiré le sentait contracté jusqu’aux orteils, prêt à cogner de toutes ses forces, s’il avait eu le moindre mouvement ambigu. Il resta dans cette position jusqu’à ce que la tonalité devienne discontinue, ce qui parut lui donner la mesure du ridicule de son comportement. Il se retourna pour poser le téléphone sur la table, tira le fil calmement, pour montrer qu’il n’avait pas perdu ses moyens, reposa le combiné sur son socle, et contourna lentement le bureau, avant de se laisser tomber lourdement dans le fauteuil de cuir noir. Il laissa tomber sa tête en arrière, sur le bord du dossier, et posa sur Fetnat un regard las et vide :

    – On peut savoir qui c’est, ton baveux ?

    – Un métro.

    – L’autre se redressa dans le fauteuil.

    – Et en plus, tu voudrais qu’on t’appelle la France ?

    – Non, la Métropole.

    – Oh ! Pardon, j’oubliais : tu es français… Excuse- moi, ça ne me saute pas aux yeux, quand je te regarde.

    Fetnat lui lança un regard qui en disait long sur le mépris qu’il éprouvait.

    L’autre se sentit mal à l’aise. Il tourna les yeux vers la baie vitrée qui bordait le bureau sur toute sa longueur. Elle était couverte de micro gouttelettes de condensation qui trahissaient la mauvaise isolation du double vitrage.

    Puis, pour se donner un semblant de contenance, il prit une cigarette dans la poche de sa chemise trempée, approcha lentement le briquet, et tira une longue bouffée en prenant soin de ne pas toucher le tabac avec l’extrémité de la flamme, comme pour faire diversion.

    Il souffla longuement pour exhaler la fumée droit devant lui, en la contemplant fixement. Puis, en suivant du regard le nuage qui montait lentement au plafond, il demanda d’une voix sourde :

    – Il s’appelle comment, cet avocat ?

    – Pierre Millemont.

    Villeneuve prit un air de chien battu.

    – Ah ! c’est pas vrai… lâcha- t- il dans un soupir.

    Fetnat comprit que Villeneuve connaissait Pierre Millemont, et surtout qu’il ne l’appréciait pas. Il se demandait s’il devait se réjouir d’être défendu par un caïd redouté des policiers, ou s’il devait au contraire considérer que son choix aggravait son cas.

    Il se rappelait ce que Pierre avait dit, au cours d’une sortie en mer, quelques mois plus tôt. A l’époque, Pierre commençait à être vraiment connu dans les Caraïbes, après un acquittement arraché en deux heures de plaidoirie, pour un accusé que toute l’opinion publique donnait coupable.

    Ce jour-là, Fetnat n’avait pas pris son poste à 6 heures sur le port, comme d’habitude : son chef lui avait donné rendez- vous au bureau, pour l’emmener sur la marina de la Pointe du Bout, de l’autre côté de la baie. Là, il devait préparer des lignes sur le bateau personnel du patron, qui sortait à 7 heures pour une pêche entre amis. Il y avait Norbert, son patron, avec sa femme, et un couple de métros que Fetnat ne connaissait pas : Pierre Millemont et sa compagne.

    Norbert était sanglé sur le siège arrière du Princess 44. Il surveillait sa ligne en traîne dans le sillage du bateau. Il moulinait lentement, pour maintenir une tension constante sur sa canne, solidement arrimée dans le dévidoir fixé devant l’assise de son siège. Il taquinait Pierre, en attendant une touche :

    – J’en sors un, et après c’est ton tour : on va se marrer !

    Pierre, assis sur le franc bord, passait son temps à se couvrir de crème, pour éviter les brûlures du soleil qui commençait déjà à lui mordre la peau, malgré l’heure matinale.

    – Qui te dit que je ne vais pas en sortir plus que toi ?

    – Prétentieux ! Le succès te monte à la tête… Tiens, on m’a encore parlé de toi, hier.

    – En bien, j’espère !

    – Pas spécialement.

    – Ah ! Tu m’intéresses.

    Fetnat écoutait d’une oreille distraite, accaparé par la préparation des appâts, tout en luttant contre le roulis qu’il n’appréciait pas trop : il avait l’habitude de la mer, mais sur des unités bien plus importantes.

    – J’étais invité au cocktail d’inauguration de l’hôtel Caribbean, à Schoelcher, et j’ai revu Million. Tu sais, le commissaire…

    – Le passionné d’avions de guerre ?

    – C’est ça. Il fait toujours ses diaporamas, d’ailleurs.

    – Depuis le temps qu’on doit aller les voir, ses diaporamas ! Il faudrait l’appeler…

    – C’est pas le moment !

    – Pourquoi ?

    – Il divorce.

    – Ah ! ça arrive à des gens très bien.

    – Je sais. Mais lui, il n’a pas l’air de le prendre comme ça.

    – Envoie- le- moi !

    – Eh bien justement, figure- toi qu’il m’a demandé si tu prenais toujours les divorces.

    – Et pourquoi pas ?

    – Apparemment, il pensait que tu t’étais spécialisé dans les affaires médiatiques, comme ton dernier pénal… Tu sais, ici c’est petit : tu te fais remarquer dans une affaire pénale, et le lendemain toute l’île te connaît comme un pénaliste.

    – Je sais, mais c’est partout pareil. En Métropole aussi ; ça va un peu moins vite, c’est tout.

    – Pierre prit une gorgée de café, et reprit :

    – C’est très difficile à canaliser, une réputation.

    – Ça va plus vite à défaire qu’à construire…

    – Non seulement ça, mais en plus, les gens ont vite fait de te coller une étiquette.

    – C’est ce que je te dis.

    – Oui, mais ça va encore plus loin : c’est bien d’être connu localement, dans ton secteur, mais si tu accèdes au vedettariat, ça peut se retourner contre toi.

    – Tu crois ? Je n’ai pas l’impression que les grands ténors du passé aient eu l’occasion de regretter leur réputation.

    – Eux, non. Mais leurs clients, si.

    – Pourquoi ?

    – Parce que, même dans un état de droit, tant que la justice sera rendue par des hommes, il faudra tenir compte de la dimension psychologique : si ta réputation te précède, on va te juger, toi, en tant qu’avocat… Avant même de juger ton client.

    – Tu es

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