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La Banarde rouge: « Être ce que je veux »
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La Banarde rouge: « Être ce que je veux »
Livre électronique253 pages3 heures

La Banarde rouge: « Être ce que je veux »

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À propos de ce livre électronique

Pour essayer de chasser les fantômes de sa jeunesse, Louis était autrefois devenu berger dans les montagnes de l’arrière-pays Niçois.
Cela a très bien fonctionné pendant très longtemps. Au pied du Mercantour, il s’était créé un petit paradis qu’il essayait, tant bien que mal, de protéger de la civilisation.
Mais alors qu’il commençait à oublier, tous les fantômes sont réapparus.
Pourtant cette fois-ci, ils vont l’aider à reconstruire sa vie comme il l’avait toujours rêvé.
LangueFrançais
Date de sortie30 déc. 2019
ISBN9782312071176
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    Aperçu du livre

    La Banarde rouge - Dominique Laperdrix

    978-2-312-07117-6

    Avant-propos

    Pour essayer de chasser les fantômes de sa jeunesse, Louis était autrefois devenu berger dans les montagnes de l’arrière-pays Niçois.

    Cela a très bien fonctionné pendant très longtemps. Au pied du Mercantour, il s’était créé un petit paradis qu’il essayait, tant bien que mal, de protéger de la civilisation.

    Mais alors qu’il commençait à oublier, tous les fantômes sont réapparus.

    Pourtant cette fois-ci, ils vont l’aider à reconstruire sa vie comme il l’avait toujours rêvé.

    Chapitre I

    D’un bond, le chien s’était soudain redressé sur ses pattes antérieures. Alors qu’il semblait profondément assoupi, délicieusement baigné par ce premier soleil de printemps, voilà qu’en une fraction de seconde tous ses sens étaient en éveil : yeux fixes, oreilles dressées et narines frémissantes.

    Louis le regarda tout d’abord un peu surpris. Lui, n’avait rien entendu. Il laissa toutefois tomber entre ses jambes le tabac qu’il était en train de tasser dans le creux de sa paume et qu’il s’apprêtait à rouler dans la feuille de papier qui pendait à sa lèvre inférieure.

    D’un geste à la fois rapide et doux, il attrapa le museau de Gaffet et murmura :

    « Coucha ti !

    Louis avait bien compris ce qui se passait. En effet le chien ne s’était pas tourné vers le troupeau dont les premières brebis étaient là, à quelques mètres, serrées sous les chênes verts.

    Ce soleil de Mars était étonnement chaud. Les bêtes, noyées dans leur épaisse toison de laine qu’on ne tondrait que dans un ou deux mois, semblaient souffrir de la chaleur. Elles « chaumaient » comme en plein été, debout, serrées dans l’ombre des petits arbres, la tête au ras du sol, immobiles. Pas le moindre tintement de sonnaille ne se faisait entendre.

    Non ! Ce n’était pas la conscience professionnelle du chien qui l’avait réveillé. Ce n’était d’ailleurs pas non plus le peu d’instinct de chasseur que ses ancêtres lui avaient légué et qu’il n’éprouvait que rarement, seulement envers les sangliers disparus à cette époque de l’année.

    C’était bien des êtres humains que Gaffet avait senti ou entendu et cela réjouissait Louis.

    Le comportement des « doryphores », comme il aimait à appeler, avec un étrange mélange d’affection et d’agacement, les promeneurs du week-end, l’intéressait énormément. Tout particulièrement après cet hiver triste où les êtres humains de cette espèce qui avaient traversé son univers se comptaient sur les doigts d’une main.

    Le berger gardait le museau de l’animal doucement serré dans sa grosse main, peu désireux qu’il était de se faire repérer trop tôt. Assis entre deux énormes genêts, avec son pantalon d’épais velours brun et sa chemise à carreau de même teinte, il savait que les intrus étaient bien capables de passer à un jet de pierre de lui sans le voir.

    Habituellement, lorsqu’il ne se faisait pas surprendre par les arrivants comme en cet instant, qu’il pouvait suivre leur progression sur le sentier à flanc de montagne qui menait vers lui et que la catégorie de doryphore lui convenait, il s’installait bien en vue, son petit chapeau tyrolien incliné sur le front et Gaffet couché à ses pieds.

    Immanquablement, les promeneurs le saluaient et tout de suite son charme agissait comme un aimant. Car Louis possédait un charme irrésistible pour ces aventuriers du week-end.

    Peut-être inconsciemment, soignait-il son « look » afin de correspondre exactement à l’image que ces modernes citadins se faisaient d’un berger des montagnes.

    Son petit chapeau de feutre vert, tanné par les pluies d’automne et les sueurs de l’été, orné d’une fleur de la saison, tout juste posé sur son épaisse chevelure poivre et sel ; son éternelle barbe de trois jours ; son mégot de cigarette roulé à la main et qu’il rallumait constamment avec son vieux Zippo ; ses grosses chaussures de cuir inusable qui l’avaient porté pendant des décennies sur toutes les montagnes de l’arrière-pays Niçois et qui n’avaient foulé que rarement le plancher d’une voiture ; les carrés de tissus qu’il découpait dans de vieux draps pour s’en faire des chaussettes et qui dépassaient sur ses chevilles.

    Et puis surtout ses yeux gris-vert, brûlés par le soleil perpétuel des cimes, plantés au milieu d’un visage coupé à la serpe.

    Lorsqu’ils le découvraient au détour d’un sentier, les timides explorateurs, bien qu’impressionnés par la stature du personnage, se sentaient une vocation d’ethnologue et voulaient immédiatement connaître tous les secrets du bon sauvage qu’ils venaient de découvrir.

    Ce qu’ils ignoraient, c’est que Louis, lui-même, était un passionné d’ethnologie et était devenu un expert en la matière. Il avait soigneusement classé par catégorie tous les habitants de la côte d’azur et les parisiens de l’été (ce nom regroupant en fait tous les indigènes de l’Europe du nord) qu’il voyait défiler dans son vaste univers. Tout là-bas, au fond de la vallée, au départ du sentier et sans l’aide de ses jumelles, il savait exactement à quelle catégorie appartenait le groupe qui montait vers lui.

    Il y avait tout d’abord les « Aliens », repérable de très loin grâce à leur tenue fluo. Chaussés d’escarpins de science fiction, ils portaient des sacs à dos à poches multiples et démontables, remplis de tout l’équipement nécessaire à l’escalade des sommets enneigés qu’on voyait se profiler au loin.

    L’âge de cette catégorie se situait principalement autour de la trentaine ; cadres dynamiques et professions libérales en phase montante. Ils connaissaient par cœur le nom de tous les pics environnants, bien que souvent ils les confondaient entre eux et n’utilisaient pas tout à fait les noms que les gens du pays leur avaient donnés depuis des siècles. Les sentiers étaient pour eux des séries de chiffres et de codes : distance en heure et minute donnée par la dernière édition du guide de randonnée qu’ils tenaient en permanence à la main, total de la dénivelée entre le départ et l’arrivée, forme et couleur des marques qu’il fallait suivre mais surtout le temps record qu’il fallait battre pour pouvoir qualifier leur promenade de « trekking ».

    Lorsque ces étranges créatures s’installaient à côté de Louis pour pique-niquer, c’était bien rare que celui-ci puisse profiter de l’aubaine. En effet, ils ne buvaient que des liquides synthétiques aux couleurs surprenantes, ne mangeaient que des mixtures énergétiques et concentrées. Les rares individus qui fumaient n’offraient que des cigarettes ultra blondes, ultra légères, ultra filtrées. Et puis ils ne restaient pas bien longtemps assis, pressés qu’ils étaient de vérifier si on ne leur avait pas volé l’auto-radio-disque-laser quadriphonique de leur GTI turbo-coupé qu’ils avaient menée le plus haut possible sur la piste forestière. Là où les pierres éboulées risquaient de rayer les jantes « alu ». Bref, catégorie assez sympathique mais peu intéressante, lisse, aseptisée et qui laissait peu de souvenirs.

    Elle constituait pourtant un défi et un échec pour l’ethnologue qu’était Louis. En effet, il n’avait pas encore découvert comment notre civilisation avait pu transformer les vieux montagnards de sa jeunesse, si colorés, si imprévisibles et si peu préoccupés de leur apparence, en une série d’êtres humains aux idées et au physique identiques. Des robots dont tous les efforts et les rêves ne semblaient programmés que pour ressembler à une image unique venue d’un autre continent.

    A tel point que parfois Louis hésitait dans l’identification de leur sexe. Un comble pour un ethnologue.

    Plus intéressante était la catégorie « Humains » qui se subdivisait en « Famille » et « Couple » ; catégorie d’un peu tous les âges, jusqu’à cinquante ans.

    « Couple » toutefois était assez difficile à étudier. Bien évidemment les amoureux se suffisent à eux même et leur curiosité du monde extérieur est rapidement satisfaite. Tout juste assez pour imprimer une petite touche typique à la belle journée qu’ils vivaient.

    Ainsi, lorsque la Belle, en poussant de petits cris effarouchés, avait donné quelques morceaux de pain à l’une des rare brebis qui se laissaient approcher, le couple passait son chemin pour aller manger ses sandwichs dans un endroit isolé, emportant ses secrets avec lui.

    Voilà pourquoi, lorsqu’il voyait arriver cette catégorie, Louis ne faisait aucun effort pour se montrer. C’est ainsi qu’il eut plusieurs fois l’occasion d’assister, parfois à quelques mètres de l’endroit où il se trouvait, à des scènes très privées de leur vie privée. Les couples avaient en général les mêmes goûts que lui pour les petites clairières à la fois abritées mais permettant une bonne vue sur le sentier de randonnée. Ils s’installaient confortablement à l’ombre d’un pin, puis se lançaient immédiatement dans des ébats amoureux avec une telle fougue que leurs vies paraissaient en dépendre.

    Il semblait que le décor bucolique, le ciel pur et les parfums de la montagne décuplaient l’imagination et les désirs de ces citadins dont la vie quotidienne devait être exactement l’inverse de cela.

    Sans aucun esprit lubrique, Louis prenait plaisir à regarder ces petites tranches de vie de ses sujets d’études. Tout comme bien souvent il prenait plaisir à surprendre des scènes de la vie sauvage qui auraient enchanté un cinéaste animalier : une renarde, pourtant son pire ennemi dans son métier de berger, jouant avec ses petits devant sa tanière, une buse traquant une couleuvre, un aigle courant au sol en battant des ailes afin de diriger un agneau vers une barre rocheuse. Dans ce domaine comme dans celui de la nature humaine, il découvrait périodiquement des comportements nouveaux pour lui.

    C’est ainsi que l’année dernière, il avait assisté à une première pour lui.

    Par une belle journée de printemps comme celle d’aujourd’hui, il avait suivi pendant une demi-heure, sur le flanc de la montagne, le cheminement de deux hommes qui montaient vers lui. Ils étaient finalement venus s’arrêter à quelques pas, dans sa clairière favorite. Persuadés d’être les seuls êtres humains à avoir pu s’aventurer dans un endroit aussi reculé, ils jetèrent à peine un regard autour d’eux. Peut-être même l’auraient-ils fait qu’ils n’auraient pas remarqué le berger, adossé au tronc d’un énorme pin. Celui ci n’eut pas le temps de se demander s’il allait se faire connaître car déjà les intrus s’étaient mis à l’aise, et même tout à fait à l’aise. Devant les yeux abasourdis de l’ethnologue, les deux individus se prodiguèrent en toute simplicité une petite gâterie mutuelle.

    Leur affaire terminée, ils sortirent de leur sac à dos un Thermos de café et s’en versèrent chacun une tasse. Louis ne pu résister au plaisir de se lever et de lancer, d’une voix de stentor :

    « Alors ! Après l’effort… le réconfort !!!

    Les héros de la petite scène bucolique en restèrent pétrifiés. Lorsqu’ils reprirent leur esprit, ils lancèrent leur breuvage sur les buissons environnants et, leur tasse et leur pantalon d’une main, leur sac dans l’autre, dévalèrent la montagne la tête basse, accompagnés par les aboiements de Gaffet et le rire tonitruant de son maître. Lorsqu’il eut retrouvé sa respiration, Louis regretta sa petite méchanceté mais continua néanmoins sa sieste un sourire aux lèvres.

    Parce qu’au fond le berger avait beaucoup de tact, les fêtes galantes des couples dits « normaux » ne se terminaient jamais de façon aussi brutale. En fait, cela posait un problème à Louis. Bien souvent une séance de bronzage suivait les ébats amoureux puis les rayons du soleil, le petit vent fripon et la fougue de la jeunesse aidant, les ébats reprenaient. Le pauvre homme se trouvait bloqué là, assis sans bouger toute une après-midi en obligeant Gaffet à faire de même. Le chien n’avait pas les mêmes scrupules que son maître et n’aurait pas hésité une seconde à endommager les beaux souvenirs de jeunesse qu’était en train de se forger la future catégorie « Famille ».

    Cette catégorie Famille ne survenait jamais par surprise dans le domaine de Louis. C’était les cris des enfants, les recommandations des parents, les rires, les plaintes et parfois les chansons qui annonçaient son arrivée. Le berger avait rarement à engager la conversation lui-même. Dans ces groupes plus ou moins nombreux, il y avait toujours un élément adulte fort en gueule qui se précipitait vers lui comme s’ils étaient de vieux camarades de régiment. Louis commençait à jouer le jeu puis sa conversation posée, émaillée d’expressions fleurant bon les temps jadis et parsemée de patois Nissarte, attirait les timides. Ceux-ci, bien souvent, étaient bien plus intéressants que le fanfaron. Pour conquérir les enfants qui se tenaient à l’écart, il suffisait de leur mettre un agneau dans les bras. Alors les questions fusaient.

    « Pourquoi il y en a qui ont des cornes et pas les autres ?

    « Combien il y en a des moutons, Monsieur ?

    « Pourquoi celui-là il est noir ?

    « Pourquoi ils n’ont pas tous une cloche ?

    Les questions s’adressaient à Louis mais c’était régulièrement le père ou le fort en gueule qui répondait avant lui. Tout aussi régulièrement, la réponse montrait l’ignorance du connaisseur mais le berger ne la rectifiait pas, ou bien alors avec tant de tact que le savant retombait sur ses pattes tout seul.

    A l’heure du pique-nique, la récolte était nettement plus abondante qu’avec la catégorie « Aliens ». Toutefois, elle décevait souvent Louis car il trouvait que, décidément, cette nourriture de supermarché n’avait aucune personnalité.

    Non, c’était en fait avec la catégorie « Cro-Magnon » qu’il faisait ses meilleures affaires.

    Il ne faudrait surtout pas croire que le seul but des études ethnologiques du berger était de s’offrir des repas gratis.

    Tout vrai explorateur vous le confirmera… il n’y a pas de plus grand bonheur que d’être invité aux festivités d’une tribu aux mœurs originales. Et où l’originalité en matière de mœurs s’exprime-t-elle le mieux, si ce n’est dans l’art de la cuisine ?

    Les membres de la catégorie « Cro-Magnon » étaient experts dans ce domaine. Les petits sacs à dos contenaient souvent des merveilles de gastronomie que leurs fragiles jambes de fonctionnaire retraité avaient eu bien du mal à monter jusqu’ici. Il semblait à Louis que le seul but de leur promenade était de s’ouvrir l’appétit et de déguster leur savoureux repas dans un cadre digne de lui. Salade composée, assaisonnée de délicates herbes aromatiques, conserves de viande cuisinées à l’ancienne, fromage de chèvre acheté sur les petits marchés du samedi matin, tout cela arrosé du vin de caractère dont ils avaient rempli leur gourde de peau.

    Louis se voyait offrir toutes ces merveilles avec force gentillesse et insistance. Alors, il rendait la pareille en proposant du « Brous », ce fromage fermenté, fabriqué à partir du fromage de chèvre frais qui, lui, s’appelait « la brousse ». Et c’est là qu’il voyait les efforts que faisaient ces braves gens pour retrouver leurs racines trouver leurs limites. En effet, il n’est pas donné à n’importe quel gosier citadin de supporter stoïquement le passage d’un Brous de trois ans d’âge. C’est en effet un fromage qui n’a rien à envier au piment de Cayenne.

    Au-delà de cette limite d’âge, le berger lui-même devait prendre la précaution de l’étaler sur un morceau de pain et de le griller devant son poêle pour en calmer l’ardeur.

    C’est généralement les jours de semaine, excepté pendant les fortes chaleurs de l’été, que la catégorie « Cro-Magnon » fréquentait la montagne. C’était donc elle que Louis s’attendait à voir apparaître sur le sentier qu’il surplombait, en ce beau lundi de printemps. Gaffet gardait toujours sa position mais rien n’indiquait une présence étrangère. Le berger commençait à penser que le chien était peut-être bien en train de surveiller une brebis indisciplinée lorsqu’une voix féminine se fit entendre.

    « Aie ! Je me suis encore tordu la cheville.

    Plus près, une voix masculine répliqua :

    « Tu n’as qu’à regarder où tu mets les pieds, pétasse ! Bon dieu ! Je me demande pourquoi il a fallu qu’on te traîne avec nous. Tu ne pouvais pas nous attendre au château ? Jack ! Aide-la et que je ne l’entende plus.

    Tout à coup, Louis senti frémir le museau du chien qu’il avait gardé serré dans sa grosse main. Un grondement sourd en sortait, les babines s’étaient retroussées.

    Le chien n’avait jamais eu un tel comportement avec les « doryphores ». Bien au contraire, car lui aussi appréciait souvent ce que contenaient les sacs à dos. De plus, il avait au moins autant de talent que son maître pour se les faire offrir avec force gentillesse.

    Cela inquiéta le berger, d’autant plus qu’en entendant cette voix masculine et sans savoir pourquoi, il avait senti ses propres mâchoires se crisper. Il décida de ne pas bouger et d’attendre la suite des événements avant de se faire connaître.

    L’endroit où les brebis avaient choisi de chaumer ce jour-là surplombait un petit plateau sur le flanc de la montagne. On l’appelait le plateau des amandiers. Des amandiers qu’autrefois on avait planté là, il n’en restait plus qu’un seul. Un vieil arbre à l’agonie dont les dernières branches vivantes devaient, pour survivre, lutter pied à pied contre les ronces envahissantes. L’appétit des brebis avait tenu à distance la forêt alentour. Seuls quelques chênes verts, dont le feuillage n’intéressait pas même les chèvres, avaient réussi à prendre pied. Le terrain descendait en pente douce mais, malgré les murs éboulés, on distinguait encore parfaitement l’escalier que formaient autrefois les restanques. Pendant la dernière guerre, beaucoup d’habitants de la vallée venaient encore y cultiver leur blé.

    Sur le bord supérieur du plateau, là où la pente se redressait, trônait un immense tas de pierres. Chacune d’entre-elles avait, dans le passé, arrêté le soc d’une charrue, été déterrée et transportée à cet endroit.

    De l’autre côté, surplombant un autre plateau beaucoup plus vaste, une restanque semblait s’élancer dans le vide en formant un promontoire parfaitement semi-circulaire. Les murs de soutènement, à cet endroit, étaient faits de pierres de taille scellées par un mortier de chaux qu’on avait fabriqué sur place. C’était là que, la récolte terminée, chaque famille venait tour à tour battre puis venter son blé en le lançant en l’air dans une toile de chanvre. Le vent, qui soufflait toujours un peu à cet endroit, emportait vers la vallée des nuages de balles de blé, comme pour annoncer au monde la réussite d’une année de dur labeur. Bien souvent les voisins venaient prêter main forte. Le soir venu, chacun sortait de son sac la coppa, la saucisse, le fromage et le vin et alors la journée se terminait en joyeuse fête. Bien plus tard, au clair de lune, derrière le mulet qui connaissait chaque pierre du sentier, on redescendait au village en s’interpellant, en riant, en chantant.

    Louis se souvenait parfaitement d’une telle journée, l’année de ses neuf ans. Ce jour-là, personne ne songea à faire la fête. L’occupant italien, devenu déserteur et parfois même allié, quittait la région un peu plus nombreux chaque jour. Il était remplacé au fur et à mesure par une armée allemande beaucoup moins débonnaire.

    Les bruits les plus alarmants couraient sur les changements auxquels il fallait s’attendre. On disait au village que toutes les récoltes allaient être confisquées. C’est pourquoi le père de Louis avait pris la décision un peu hâtive de mettre son blé à l’abri, sans attendre qu’il soit parfaitement mûr. Pendant deux jours et deux nuits, il avait fallu égrainer chaque épi à la main. Aujourd’hui encore, lorsqu’il passait à

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