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La Chute du Voile: La Vie de Hoda Charaoui, La Première Féministe Égyptienne
La Chute du Voile: La Vie de Hoda Charaoui, La Première Féministe Égyptienne
La Chute du Voile: La Vie de Hoda Charaoui, La Première Féministe Égyptienne
Livre électronique522 pages6 heures

La Chute du Voile: La Vie de Hoda Charaoui, La Première Féministe Égyptienne

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À propos de ce livre électronique

A l'époque où Sania Shaarawi Lanfranchi était encore en train de rédiger cet ouvrage important, la société égyptienne déplorait les tentatives de sa grand-mère à vouloir inciter les femmes à rejeter le voile car l'extrémisme religieux était à son apogée et les Frères Musulmans étaient dominants.

Cette nouvelle édition en français apparait alors que les égyptiens, hommes et femmes, en évinçant les Frères Musulmans du pouvoir en 2013, avaient virtuellement repris, un peu moins d'un siècle plus tard, la démarche courageuse et libératrice de Hoda Shaarawi.

Dans cet ouvrage enrichissant et facilement accessible, la petite fille de Hoda Shaarawi fait revivre, à travers une myriade de documents enfouis et de manuscrits oubliés, la première féministe d'Égypte.

Mohamed Salamawy
LangueFrançais
ÉditeurBookBaby
Date de sortie4 mai 2021
ISBN9780993163494
La Chute du Voile: La Vie de Hoda Charaoui, La Première Féministe Égyptienne

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    Aperçu du livre

    La Chute du Voile - Sania Sharawi Lanfranchi

    Sania Sharawi Lanfranchi est une interprète indépendante qui a collaboré avec des organisations nationales, régionales et internationales, dont les différentes agences des Nations Unies ainsi que la Librairie d’Alexandrie, et le Ministère Égyptien des Affaires Étrangères. Elle a à son escient deux maîtrises, l’une en Littérature Anglaise et l’autre en littérature Arabe, decernées par l’Université Américaine au Caire.

    Published in 2018, 2021 by Rowayat Ltd

    c/o Hilden Park House,

    79 Tonbridge Road,

    Hildenborough, Kent,

    TN11 9BH UK

    www.rowayat.com

    info@rowayat.com

    ISBN: 978-0-9931634-8-7

    ISBN (ebook): 978-0-9931634-9-4

    Copyright © 2012, 2015, 2018, 2021 Sania Sharawi Lanfranchi

    Published by arrangement with I.B. Tauris & Co Ltd, London. The original English edition of this book is entitled "Casting off the Veil: The Life of Huda Sharawi, Egypt’s First Feminist and published by I.B. Tauris & Co Ltd.

    Copyright © 2018, 2021 Rowayat Limited. Second Edition. All rights reserved.

    Copyright Textes © Sania Sharawi Lanfranchi, 2018, 2021

    Copyright Photos © Sania Sharawi Lanfranchi, 2018, 2021

    The right of Sania Sharawi Lanfranchi to be identified as the author of this work has been asserted by her in accordance with the Copyright, Designs, and Patents Act, 1988.

    All rights reserved. Unless otherwise noted, the contents of this publication are the copyrighted property of Rowayat Limited. Use may be made of these pages for non-commercial purposes without permission from the copyright holder. All commercial use permission requests be made in writing.

    Rowayat is registered in Great Britain as a trademark and the Rowayat logo is a trademark.

    No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted by any means without the written permission of the publisher.

    All copyrights and trademarks are recognized.

    Table des matières

    Remerciements

    Translitération

    I. Une Enfance Rangée

    II. Premiers Pas dans le Travail Social

    III. Le féminisme international et l’ufe

    IV. Contre l’occupation

    V. Un Ministère Wafdiste

    VI. Une Leçon Diplomatique

    VII. Un Jeu Politique

    VIII. La Question de la Grande Syrie

    IX. Les Vrais Ennemis de la Guerre

    X. Les Tournants de l’Histoire

    XI. La Paix et la Justice

    XII. La Seconde Guerre Mondiale

    XIII. L’Assemblée Générale de l’ONU divise la Palestine

    NOTES

    BIBLIOGRAPHIE

    Magazines, articles et discours en anglais, français et italien

    Sources en Arabe

    Magazines, essais et articles en arabe

    Remerciements

    Dans un discours prononcé à l’UNESCO en 1960, le grand écrivain malien Amadou Hampaté Bâ a déclaré : « En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle. » Il est vrai que l’histoire orale enrichit l’expérience humaine tout autant que l’histoire écrite. Je voudrais donc adresser des remerciements posthumes à Céza Nabaraoui, Hawa Idriss, Houreya Idriss-Chafik et son mari Hassan Chafik, à Chérifa Loutfi-Mehrez, à Eva Habib El-Masri, à Doreya Chafik, Suza Hulusi, Fatheya Abdel Razek, ainsi qu’à ma mère, Mounira Assem, qui ont bien voulu me parler librement de leurs vies et de leurs expériences, depuis ma plus tendre jeunesse. Leurs souvenirs ont été ajoutés aux découvertes que j’ai faites de différentes manières dans la grande demeure de ma grand-mère.  

    Je voudrais aussi adresser des remerciements posthumes à Gabrielle Rousseau-Fahmi, Jeanne Marquès, Marie Kahil et toutes les femmes qui ont collaboré avec Hoda Charaoui et qui ont continué à rendre visite à la famille bien après son décès, pour toutes leurs conversations précises et intelligentes.

    Ma mémoire me ramène aussi à Dame Margery Corbett-Ashby que j’ai rencontrée lors de son séjour au Caire avec sa petite fille Charlotte et qui m’a reçue après de longues années à Horsted Keynes où nous avons longuement parlé de ma grand-mère et elle a décidé qu’elle serait dorénavant «ma grand-mère anglaise.»

    Je voudrais en outre remercier Ahmed Loutfi El-Sayed Pacha qui a généreusement bavardé avec moi depuis ma plus tendre enfance, ainsi que Magd El Din Hefni Nassef, qui m’a raconté de nombreuses histoires sur l’Égypte, sur Hoda Charaoui et sur sa propre sœur, Malak Hefni Nassef, avec sons sens de l’humour habituel.

    Je voudrais également remercier Charles Bahari qui a été toute sa vie le propriétaire de L’Orientaliste, une librairie de livres anciens, ainsi que Nagwa Kamy après lui, pour m’avoir, à tour de rôle, aidée à trouver les livres que je cherchais. 

    En outre, je voudrais remercier Dr. Margot Badran pour son excellente traduction en anglais des mémoires de Hoda Charaoui. C’est encore un cas de tradition orale, puisque Hoda avait dicté ses souvenirs à son secrétaire, qui a ensuite pris en charge l’écriture de l’autobiographie, dont le titre anglais est Harem Years. Margot Badran doit également être remerciée pour ses recherches approfondies au sujet du féminisme en Égypte et dans le monde arabe.

    Pour cette version française, je voudrais finalement remercier de tout cœur ma fille Maria Angela Soraya Lanfranchi qui a gentiment tapé le texte à un moment où je ne serais pas arrivée à le faire, ma grande amie Hanaa Fahmy, professeur de littérature française à l’université du Caire, pour une révision méticuleuse, et Sherine Elbanhawy, des éditions Rowayat, pour sa publication.

    Translitération

    Des règles de translitération rigoureuses ont été observées pour la version anglaise mais, étant donné qu’une grande partie des sources de cette histoire sont en langue française, nous avons décidé de rester le plus près possible de l’orthographe des noms propres et autres dans leur intégrité. Si l’on prend le nom de Hoda Charaoui, qu’elle écrivait elle-même de cette façon, selon la translitération de l’arabe à l’anglais, c’est « Huda Shaarawi » qu’est devenu le nom de notre héroine. Nous prions les lecteurs de bien vouloir comprendre cette différence due à l’adaptation de la langue arabe aux autres langues, sur la base des voyelles, dans le sens qu’en passant de l’arabe à l’anglais l’alef devient un « a » ou une fat7a (harf nasb), le ya’ devient « y ou i » une kasra (harf garr), et le waw devient un « u » ou une damma (harf raf3 ) dans le texte anglais. La version française, par contre, se réfère aux textes français originaux, provenant d’un groupe de personnes qui étaient francophiles et francophones et qui ne savaient rien bien sûr des règles de translitération survenues dans le futur académique.

    À ma soeur Malak

    I

    Une Enfance Rangée

    Hoda Charaoui naît le 23 juin 1879. Son nom de jeune fille est Nour El-Hoda Sultan. Son père, Mohamed Sultan, est un homme influent dans la société et sur la scène politique égyptienne. Il a une cinquantaine d’années et est originaire du Sa’id, la Haute-Égypte, et plus précisément de la ville de Minya, où il possède de grandes propriétés foncières. C’est un homme extrêmement riche, habitué à la déférence de tout son entourage. Les personnages importants portent souvent un surnom en Égypte et celui de Sultan Pacha est Le Roi de la Haute-Égypte. Wilfrid Blunt - un poète irlandais qui avait épousé Lady Anne, la fille du grand poète Lord Byron et qui connaissait bien le pays et soutenait la lutte nationaliste égyptienne - raconte, dans son journal, que Sultan Pacha "était un homme fier, qui possédait une grande fortune, qui exerçait une grande influence, et qui était habitué à avoir la première place dans tous les domaines".¹

    La mère de Hoda, Ikbal, est d’origine circassienne. Elle descend d’une famille de la tribu des Chapsigh du Daghestan. Ses origines sont mystérieuses et romantiques. Elle a une vingtaine d’années à la naissance de sa fille Hoda dont le cadet, Omar, vient au monde en 1881. L’histoire d’Ikbal tient de la légende. Cette femme fière et réservée avait été envoyée en Égypte pendant son enfance, lors de l’invasion russe du Caucase, et Hoda a senti le besoin de reconstruire son histoire. Les frères d’Ikbal dont le père, un chef de tribu circassien, avait été tué par les Moudjiks russes lors de l’invasion, l’aideront à reconstruire les faits. Aziza, la mère d’Ikbal, s’était enfuie à Istanbul avec le reste de la famille et leur vie de réfugiés était des plus dures, un fils en était mort et une petite sœur, qui était un nourrisson, fut enlevée par sa nourrice. Ikbal avait alors été envoyée en Égypte où elle aurait été en sécurité. Elle avait été confiée à un ami de famille qui se rendait justement au Caire. Cette confiance aveugle en un homme non apparenté démontre à quel point Aziza était inquiète pour sa fille. D’après l’histoire que racontèrent les frères d’Ikbal, l’intention était de confier la petite fille, qui avait alors neuf ans, à un oncle maternel d’Aziza. Cet oncle, Youssef Sabri Pacha, était un officier de l’armée égyptienne, un membre de l’élite turco-circassienne en Égypte et il participait, à ce moment précis, à une campagne militaire au Soudan. Sa femme, une esclave libérée par un membre de la famille royale, était sans doute aussi circassienne et sa réaction à l’arrivée de la jolie petite Ikbal fut négative et violente. Elle avait affirmé que son mari n’avait pas de famille au Caucase. Ikbal fut alors déposée par son accompagnateur, Ali bey Ragheb, un ami de Youssef Pacha, qui l’avait prise sous sa protection, et l’avait confiée à sa femme. Elle avait grandi aux côtés de la fille de ce couple et avait appris, comme elle, à parler et écrire l’arabe et le turc. De retour en Égypte à la fin de la campagne du Soudan, Youssef Sabri Pacha resta quand même en contact avec Ikbal et elle prit l’habitude de le considérer, lui et sa famille, comme des parents proches. Elle avait surtout un rapport affectueux avec la fille de Youssef Pacha, Mounira Sabri, qui était sa cousine. Mais Ikbal grandissait et Ragheb bey et sa famille se mirent en quête d’un mari pour cette jeune circassienne qu’ils avaient accueillie chez eux. Le destin, toujours à l’affût, avait fait que Mohamed Sultan Pacha était à la recherche d’une seconde épouse² parce que sa première femme, Hassiba, avait sombré dans le désespoir à la mort de son fils Ismail. Elle ne quittait même plus son lit.

    Le mariage se fait donc et devant sa jeune et jolie femme qui semble souvent rêveuse et a les larmes aux yeux quand elle pense à sa famille, Sultan Pacha se met à chercher les frères d’Ikbal, qu’il finit par trouver en Turquie avec leur mère, Aziza, dans le petit port turc de Bandirma, au sud de la mer de Marmara. Sultan Pacha invite alors au Caire Aziza, ainsi que ses deux fils, Youssef et Ahmed Idriss. Les deux frères d’Ikbal parlent le turc, même pour bavarder entre eux. Ils apportent avec eux leurs souvenirs du passé et Hoda questionne avidement le frère aîné, Youssef, au sujet de sa famille circassienne. Elle est captivée par leurs histoires et son imagination est stimulée par le fait qu’il s’agit de ses ancêtres. Youssef lui raconte l’histoire de son père, dont le nom est Charalouka Gouattich. Il avait été le chef de la tribu des Chapsigh qui provenait du littoral de la mer Caspienne. Comme Hadji Mourad, le héros Caucasien que Tolstoy a immortalisé dans un roman, Charalouka avait lutté contre l’envahisseur russe et avait péri au cours d’une violente bataille. La fuite en Turquie de cette famille faisait partie, comme pour tant d’autres, de l’exode effréné déchaîné par la conquête russe du Caucase.³ Peu après son mariage, en fréquentant les salons des dames de la haute société égyptienne, Ikbal avait aussi rencontré une jeune femme circassienne du nom de Jazb Achik, dont l’histoire était étrangement semblable à celle de la petite sœur enlevée dans le passé. Une étrange attraction les avait portées à se lier d’amitié, chose inattendue pour Ikbal qui est de nature réservée. En échangeant leurs souvenirs et leurs expériences, les deux jeunes femmes étaient arrivées à la conclusion que Jazb Achik n’était autre que la petite sœur disparue d’Ikbal. Dès son enfance, Hoda s’habitue à appeler Jazb Achik tante et Ikbal invite spontanément sa cadette à se joindre au reste de la famille.

    Sultan Pacha était un haut fonctionnaire de la municipalité de la ville de Minya. Grâce à sa prestance et à ses capacités personnelles, il était devenu l’Inspecteur Général de la Haute-Égypte, avait amassé une immense fortune, et était devenu influent sur la scène politique nationale. Nommé éventuellement Président du Conseil Consultatif Parlementaire (Majlis Shoura al-Nouwwab), il avait formé un gouvernement constitutionnel et avait fait des plans, avec ses associés, pour mettre en oeuvre une réforme en Égypte, à tous les niveaux.⁴ À part ses amitiés politiques, il avait un excellent rapport avec Jamal El-Din El-Afghani et son disciple, Cheikh Mohamed Abdou, le Grand Moufti d’Égypte pendant le règne du Khédive Tewfik. Sultan Pacha partageait les idées et les croyances éclairées de Mohamed Abdou, même au sujet des institutions bancaires et des assurances. En 1879, l’année de la naissance de Hoda, Sultan Pacha et son ami Omar Loutfi Pacha, un haut fonctionnaire du gouvernement du Khédive Tewfik, avaient formulé ensemble un projet pour la création d’une banque nationale égyptienne, dont le capital devait être entièrement égyptien. Ce projet devait mener à d’autres plans dans le futur.⁵

    Rien dans la vie de Mohamed Sultan Pacha ne laissait prévoir un destin tragique mais, tout comme le Khédive et les riches propriétaires fonciers qui gouvernaient le pays, il avait été obligé de supporter le contrôle politique et financier exercé par les pays occidentaux et en particulier par la Grande-Bretagne. La dette contractée par le prédécesseur de Tewfik, le Khédive Ismail lors de la construction du Canal de Suez avait eu pour résultat la création de la «Caisse de la Dette « imposée à l’Égypte par les gouvernements anglais et français. Ces derniers avaient exigé la présence de deux contrôleurs financiers, provenant de ces deux pays, qui devaient examiner minutieusement ensemble les affaires fiscales de l’Égypte. L’occupation économique du pays devint une réalité. La plupart des décisions relatives aux questions financières étaient soumises à l’attention des deux contrôleurs qui avaient toujours le dernier mot. L’ économie égyptienne fut prise en otage par le service de la dette et les gouvernements successifs furent empêtrés dans une situation fausse qui les empêchait de gouverner efficacement. Cette situation inspirait un réel mécontentement dans le pays et au sein de l’armée, et l’autocratie khédiviale était fortement critiquée par le peuple. En février 1881, sous le commandement du Colonel Ahmed Orabi, des officiers égyptiens commencèrent à réclamer un gouvernement constitutionnel et plus d’opportunités de travail pour les citoyens égyptiens dont les droits, dans tous les domaines, étaient plus légitimes que ceux de la toute puissante élite turco-circassienne. Sultan Pacha leur avait donné tout d’abord son appui. Il était lui-même égyptien et convaincu que l’Égypte était mûre pour un système politique constitutionnel et parlementaire.

    L’histoire fut racontée à Hoda par Gallini Fahmi Pacha, un ami de famille qui avait aussi été le secrétaire de son père.⁶ Sultan Pacha et d’autres politiciens avaient d’abord donné leur appui à Orabi et à ses officiers, mais le consul britannique, Sir Edward Malet ainsi que le conseiller financier du Khédive, Sir Auckland Colvin, les avaient prévenus à plusieurs reprises qu’une révolution provoquerait l’ire des Anglais et aurait certainement pour résultat une réaction sévère de l’Angleterre. La seule façon de sauver le pays, pour eux, serait d’assurer la défaite d’Ahmed Orabi. L’Angleterre avait envoyé sa flotte au large d’Alexandrie et menaçait de faire un désastre si Orabi et les autres officiers continuaient à vouloir forcer le Khédive Tewfik à renoncer au trône. Sultan Pacha avait changé d’avis de peur qu’un massacre n’ait lieu à cause de la présence des navires de guerre anglais au large de la côte d’Alexandrie.⁷ Il se rendait compte qu’une intervention militaire de la part de l’invincible armée de la Grande Bretagne pourrait mener à l’occupation de l’Égypte, qui passerait alors des mains de l’Empire Ottoman à celles de l’Empire Britannique. Il pensait, en fin de compte, qu’il devait obéir au Khédive, le vice-roi du Sultan Ottoman et, par conséquent, se ranger du côté de l’Empire Ottoman. Son propre instinct ainsi que ses idées politiques lui firent donner en 1882 son appui au Khédive et suivre les conseils des Anglais et se retourner donc contre Orabi et les autres officiers. Wilfrid Blunt, qui soutenait la cause de Orabi Pacha, avait écrit que Sultan, qu’il appelait «  le vieil homme », « avait été en partie cajolé et en partie terrifié par Malet, au point de se plier aux exigences des Anglais et de se ranger finalement du côté du Palais et contre ses associés précédents. »⁸ Sa décision avait provoqué la colère des Égyptiens et, pendant un voyage qu’il fit à Alexandrie, une foule de partisans d’Orabi avaient pillé ses propriétés au Caire. Blunt a copié dans son journal un article du quotidien The Observer, selon lequel "Sultan Pacha ... s’était rendu chez le Khédive pour le réconcilier avec Orabi…Il aurait, d’après tous les journaux, formé une opposition contre Orabi et favorable au Khédive avec les autres députés à la Chambre, mais je n’y croirai que lorsque j’aurai plus d’informations. Sultan Pacha avait été déçu quand la Chambre fut convoquée officieusement et à une date inopportune. L’armée avait une trop grande influence sur le ministère pour qu’il ne se crée pas des ennemis. Il y a probablement eu, à mon avis, de la jalousie et rien d’autre. La chose a été probablement encouragée par Colvin et Malet, et les Circassiens ont été stimulés à l’idée d’une intervention de la part de la Turquie. Ils ont envoyé des navires de guerre à Alexandrie, ce qui, si je ne m’abuse, provoquera un tollé général contre les Européens…"

    Entre-temps, Edward Malet avait promis à Sultan Pacha et à d’autres que les Anglais ne permettraient en aucun cas que Orabi et ses amis puissent prendre le pays en main à la place du Khédive. Il avait promis que l’Angleterre retirerait ses forces immédiatement après la crise. D’autre part, Edward Malet n’avait quand même pas remis par écrit à Sultan Pacha le mémorandum que ce dernier lui avait demandé au sujet de la position du gouvernement britannique. Ayant une mentalité typiquement orientale, Sultan Pacha avait eu confiance dans le Consul d’Angleterre qui lui avait donné sa parole d’honneur. Il n’imaginait pas que cet homme puisse vouloir le rouler. Il était sincèrement convaincu que les forces britanniques ne resteraient pas dans le pays après la bataille et sa déception fut grande par la suite. Il ne fut plus jamais le même après la crise. En fin de compte, l’impression que le Pacha se soit senti responsable du dénouement regrettable de cette histoire, et qu’il se soit amèrement reproché le fait que les Anglais, qui étaient censés intervenir dans le seul but de garder le Khédive au pouvoir, avaient décidé de maintenir leur occupation de l’Égypte pour une période de temps indéfinie, est restée ancrée dans l’esprit de tous les membres de sa famille et dans d’autres cercles de la société égyptienne.

    Wilfrid Blunt cite aussi, en 1882, Abdel-Salam El-Mouelhi. Celui-ci était lui-même un parlementaire et un grand ami de Sultan Pacha mais il a tout de même rapporté dans un article l’avis des partisans d’Ahmed Orabi. Il dit de lui-même qu’il avait été un ami intime de Sultan Pacha et qu’il lui avait donné son appui dans la lutte contre Ahmed Orabi, mais qu’ils avaient tous regretté de ne pas être restés unis et qu’il n’avait pas apprécié le comportement de Sultan Pacha. Sultan avait été roulé par Edward Malet qui l’avait convaincu d’aider le khédive, en lui donnant sa parole d’honneur que les lois du Parlement égyptien seraient rigoureusement respectées. Malet n’avait prononcé qu’une promesse verbale alors que Sultan Pacha exigeait qu’il la lui donne par écrit, mais il fut dissuadé d’insister par le Khédive qui lui assura que les mots du fonctionnaire britannique étaient aussi fiables que les siens propres. Quand le vieil homme se rendit compte qu’il avait été trahi, il en eut le cœur brisé et mourut en exprimant le désir qu’Orabi puisse lui pardonner et que son nom ne passe pas à l’histoire comme celui d’un traître à la patrie.¹⁰

    Sultan Pacha a développé une maladie incurable après ces évènements. Il en est mort deux ans plus tard, en 1884, avant d’atteindre la soixantaine, à Graz où il espérait trouver un remède à ses maux. Il avait l’air d’avoir 90 ans et l’on pense que ce crève-cœur l’a achevé. Grâce à sa victoire sur les Orabistes, le gouvernement britannique a réussi à maintenir son emprise sur le Canal de Suez, qui est ainsi devenu pour l’Angleterre la plus importante voie d’accès à l’Asie. D’autre part, une entente secrète anglo-française, « l’entente cordiale » qui partage les États suzerains de l’Empire Ottoman entre ces deux pouvoirs, avait déjà été signée.

    Avant sa mort, Sultan Pacha avait pris la précaution de nommer son neveu Ali Charaoui – un riche propriétaire foncier de la région de Minya – tuteur de Hoda, Omar et leurs grandes sœurs Loza et Nessim. Il en avait aussi fait le gérant des propriétés de la famille. La fortune des Charaoui se compose de terrains achetés par Hassan Charaoui, le père d’Ali, qui avait été le maire (umda) d’un village proche de Minya. Ali gère ses terrains agricoles, il a des activités politiques et, après la mort de Sultan Pacha, réussit à remplir ses fonctions de tuteur en rendant souvent visite à la famille de son oncle. Les deux veuves de Sultan Pacha continuent à s’occuper de la maison avec l’aide du personnel qui y travaille, dont le personnage le plus important est un eunuque du nom de Said Agha que tous les membres de la famille appellent affectueusement Lala Said. Il est le chef des serviteurs de la famille et a le devoir d’assurer la sécurité des femmes. À vingt-cinq ans à peine, Ikbal est devenue le chef de famille et gère la belle demeure que Sultan Pacha a fait construire à la rue Jami Charkas. ¹¹

    Ayant perdu son père et son mari, Ikbal est hantée par l’idée de la mort. Elle se sent vulnérable et effrayée, tout en essayant de ne pas le montrer. Elle a eu une vie aventureuse dès sa plus tendre enfance, et a adopté une attitude philosophique et sérieuse devant la vie. À un peu plus de vingt ans, elle est une très belle femme, mince, élancée, avec une peau de porcelaine, des yeux couleur noisette et des traits ravissants. Son ascendance circassienne est évidente et son dos droit et sa démarche fière trahissent la noblesse de ses origines. Grâce à son union avec Sultan Pacha, elle fréquente les cercles de la haute société. Hoda se souviendra toujours d’avoir été emmenée au Palais par sa mère pour rencontrer la femme du Khédive Tewfik.

    Hoda grandit quand même au sein d’une famille dévastée par le deuil et par les échos des conflits politiques internationaux. À l’âge de cinq ans, elle vit dans une maison dont les meubles, les miroirs et les lustres sont drapés de noir. Les femmes adultes de la maison sont toutes en habits de deuil. Ikbal est accablée depuis la mort de son mari et doit se reposer par ordre du médecin. La première femme de Sultan Pacha, Hassiba, se porte encore plus mal. La mort de son fils Ismail l’a plongée huit ans auparavant dans le désespoir et en a fait une invalide bien avant le mariage de Sultan Pacha avec Ikbal. Elle a aussi deux filles, Loza et Nessim, mais elle se morfond depuis la mort de son fils. Le décès de son mari signifie pour elle que son dernier lien avec son fils a disparu. Quant à Hoda, qui est une enfant, elle ne se rend pas encore compte du sens politique de la mort de Sultan Pacha et du vide qui en résulte dans la vie publique égyptienne. Elle a perdu son père et sa présence à la maison lui manque ainsi que son parfum et son contact quotidien. Elle commence à se rendre compte que ce père tant aimé, qui l’embrassait et la rassurait quand elle avait besoin de réconfort, est parti pour toujours. Son absence lui pèse et les visites matinales qu’elle lui rendait avec son petit frère maladif, qui avait besoin de protection, lui manquent ainsi que ses bras forts, sa voix chaude, sa retenue, son calme, et la marée de visiteurs qui venaient le trouver à la maison. Cette maison est trop grande et trop vide en son absence.

    Hoda, à un très jeune âge, est forcée d’affronter le fait que la mort emporte les gens et qu’il n’est plus jamais possible de les revoir dans ce monde. Elle n’a jamais connu son grand frère, mais elle aime Hassiba, la mère d’Ismail qu’elle considère comme sa meilleure amie. Elle sait à quel point Ismail manque à Hassiba et elle passe des heures avec cette femme invalide dans son grand lit. Elle l’appelle "Ommi El-Kebira, c’est à dire maman grande". Elle est trop jeune encore pour comprendre qu’elle est dans une situation exceptionnelle puisque deux mères l’aiment et s’occupent d’elle, ni qu’elles avaient été les épouses du même homme en même temps et, par miracle, des amies. Hassiba a perdu son fils, sa santé et son mari et a donc reporté son affection sur Ikbal et ses deux enfants, ainsi que ses propres filles. Le désespoir éprouvé à la mort de son enfant semble s’être résorbé et elle attend, au sein de sa famille, le moment où la mort viendra la chercher.

    Hoda demande fréquemment à sa mère la permission de passer la nuit avec Hassiba qui a sur elle une influence apaisante. Elles aiment toutes les deux l’air frais et laissent les fenêtres ouvertes toute la nuit en été, ce qui serait impossible dans la chambre que Hoda partage avec son petit frère fragile. Hassiba lui a aussi appris à boire le lait bouilli froid et recouvert de crème. Elles boivent leur lait et y trempent du pain en faisant cuire des châtaignes dans l’âtre de la cheminée. En été, le pépiement des oiseaux dans les arbres devant la fenêtre les réveille et Hoda se sent heureuse et revigorée. Ikbal est obsédée par la santé fragile de son petit garçon et est au fond heureuse de laisser Hoda se faire dorloter par Hassiba.¹² Quand Hoda se plaint de la préférence de sa mère pour Omar, c’est Hassiba qui lui explique que ce n’est pas une préférence mais que les garçons sont responsables de la sauvegarde du nom de la famille. Omar est un enfant fragile et il faut lui prodiguer une attention particulière.¹³Et Hoda, malgré sa jalousie envers Omar, aime énormément son petit frère.

    La période du deuil arrive à sa fin. Hoda aime la vie dans cette grande maison qui a été érigée dans le nouveau quartier du Caire, un quartier plein de boulevards et de jardins qui s’étend du vieux Caire jusqu’au Nil. La maison est comme une ruche active, où un bataillon de bonnes, de serviteurs et d’esclaves veillent à maintenir l’ordre et la propreté et où des amis viennent régulièrement en visite, pour ne pas parler des vendeurs ambulants et des mendiants qui sont constamment à sa porte. Les traditions sont scrupuleusement observées et les fêtes des trois religions monothéistes y sont célébrées avec enthousiasme. La famille, comme toutes les familles de la haute société, a son cercle d’amis et de connaissances. Bon nombre de vieux amis du Pacha continuent à leur rendre visite et à les recevoir à leur tour. Les enfants vont souvent jouer sous surveillance dans le jardin de Cattaoui Pacha, entre la rue Chériffein et la rue Soliman Pacha. Leur vie sociale est telle que Hoda a la possibilité de se lier d’amitié avec des filles de son âge. Cattaoui Pacha est un aristocrate juif de Minya qui possède une maison dans le voisinage. Cheikh Ali El-Leithi, qui est un habitué, est le poète de la Cour Khédiviale et vit au Palais. Il est fameux pour son sens de l’humour et son grand talent. La seule personne qui met Hoda profondément mal à l’aise, malgré son savoir et sa culture considérable, est Zubair Pacha, un soudanais richissime, souvent brutal et arrogant, dont la fortune provient du commerce des esclaves.

    De son vivant, Sultan Pacha avait tenu un salon littéraire que ces hommes fréquentaient. Hoda et Omar, à cause de l’amour de leur père pour la littérature et la poésie, ont passé leur enfance dans un milieu où la culture avait autant d’importance que la politique. Les deux femmes de Sultan Pacha continuent à maintenir cette tradition après sa mort. Elles ont toutes les deux une grande ouverture mentale et elles sont cultivées malgré les limites normalement imposées aux femmes à l’époque victorienne. Ces limites avaient un impact inévitable sur leur attitude envers les questions de genre et de différence. En outre, la famille est fabuleusement riche et les deux enfants grandissent dans une ignorance complète de la misère et de ses déchirements. Leurs difficultés, s’ils en ont, sont plutôt de nature émotive, ce qui est souvent le cas de ceux qui n’ont pas besoin de penser à leur gagne-pain.

    Les deux enfants continuent à souffrir énormément de la disparition de leur père et Hoda, malgré les multiples consolations prodiguées par Hassiba, continue pendant une grande partie de son enfance, à souffrir de l’inquiétude de sa mère pour son cadet. Elle vit la sollicitude appréhensive de sa mère envers Omar comme une grande injustice et sa vie dans le harem confirme ce sentiment. Les membres de la famille, les amis, les instituteurs, les serviteurs et même les esclaves tendent à faire la différence entre les filles et les garçons. Par ailleurs, Hoda s’est habituée dès sa plus tendre enfance à observer les actes et les attitudes individuelles des gens. Elle est une enfant intelligente et évite d’instinct quiconque manque de respect à sa personne ou son intelligence.

    Hoda commence très tôt à placer l’accomplissement intellectuel et l’éducation au-dessus de tout le reste. L’esprit la fascine et elle sent que sa vie serait insupportable si sa soif de savoir devait être frustrée. Elle déteste le fait d’être une fille parce que son sexe la prive d’acquérir le savoir qu’elle désire. Quant à la culture physique, il n’en est pas question, mais elle se rattrape autrement. Intelligente et robuste, elle aime le plein air mais aussi la lecture et la compagnie des livres. Elle grimpe aux arbres et en plante avec l’aide du jardinier. Elle marche sur les murs du jardin, se déchaîne en plein air dans l’après-midi alors que le pauvre Omar doit faire la sieste. Elle apprend à lire et à écrire le turc ottoman et Cheikh Ibrahim, le professeur d’arabe d’Omar, accepte de l’aider à étudier le Coran.¹⁴ Tout comme son frère, elle lit le livre sacré et le connaît déjà par cœur à l’âge de neuf ans, mais les leçons de grammaire ne sont pas au programme et elle en a fort besoin. Au fait, les voyelles sont toujours mises en évidence dans le texte coranique imprimé, le seul qu’elle puisse lire correctement en arabe. L’arabe classique est différent de la langue parlée, le dialecte égyptien que Hoda connait parfaitement, mais il faut maîtriser la grammaire et la diction pour posséder la langue classique. Ot, Hoda veut apprendre à lire l’arabe correctement et achète parfois des livres de qualité douteuse aux vendeurs ambulants qui passent dans la rue. Elle sent le besoin de mieux apprendre la langue et d’étudier les mécanismes compliqués de la grammaire et de la syntaxe arabes. Elle réussit à convaincre le professeur d’arabe de son frère de lui donner des leçons mais Said Agha donne l’ordre au professeur de ne plus le faire car, dit-il d’un ton moqueur, « elle n’en aura pas besoin dans la vie puisqu’elle ne deviendra en tout cas pas un avocat.»¹⁵ L’arabe classique est considéré comme la langue des hommes et des savants. Malgré le fait qu’elles parlent au quotidien cette langue, les filles de la haute société doivent plutôt se concentrer sur le turc ou le français. Hoda aime Said Agha pour son attachement dévoué à la famille et à sa propre personne, mais elle le déteste parce qu’il veut freiner l’épanouissement de son intellect. Par contre, les leçons de français qu’elle commence à prendre sont une source indiscutable de satisfaction.

    Hoda commence à passer beaucoup de temps dans la bibliothèque de son père, qu’elle pense retrouver en lisant les livres qu’il aimait tant. Elle ouvre la porte avec une clef dont elle a découvert la cachette et passe son temps seule dans la grande pièce abandonnée et close comme un mausolée érigé à la mémoire de son père. Fardos et Yasmine,¹⁶ les deux petites filles qui ont été élevées à ses côtés, font la garde au cas où Said Agha ou toute autre personne passerait par là. Hoda regarde les étagères couvertes de livres et se souvient de l’importance qu’ils avaient eue pour son père. Elle le revoit, lisant pendant de longues heures, désireux d’approfondir ses connaissances dans tous les domaines – le monde, l’histoire et l’héritage culturel de son peuple qu’il voulait préserver. Elle se souvient des chocolats qu’il gardait dans la bibliothèque pour ses enfants quand ils allaient lui dire bonjour et Hoda, dans son esprit d’enfant, en était arrivée à associer le chocolat avec les livres. Elle avait trouvé sur une étagère des traces de chocolat qui appartenaient à ces moments inoubliables.

    La musique est une autre source de consolation. La maîtresse

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