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Maloya: Un roman au cœur de l'île de la Réunion
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Livre électronique330 pages4 heures

Maloya: Un roman au cœur de l'île de la Réunion

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À propos de ce livre électronique

...plus il pénétrait en son cœur, plus il la trouvait attirante. Il voulait tout savoir sur elle : son passé, ses coutumes...

Nous sommes en 1970, à l'île de La Réunion, aux prémices des transformations d'une société qui lutte pour conserver son identité aux facettes multiples. Le maloya, symbole d'un l'héritage culturel qui remonte au temps des esclaves, est interdit par les autorités. Sur fond d'opposition politique qui oppose le puissant député Michel Debré à Paul Vergès, le défenseur de l'identité créole, les affrontements au cœur d'une famille prise dans l'écheveau des idées préconçues qui dominent dans ce contexte post-colonial...
Anielle Hoarau magnifie l'île de la Réunion, dont elle est originaire, par ses descriptions poétiques. Ce roman est un rayon de soleil au cœur de l'hiver...

Ce roman, aux accents créoles, éclabousse de soleil, gronde comme un ouragan et chante et danse aux rythmes du Maloya.

EXTRAIT

De l’autre côté du Cap Bernard, à la Possession, dans la maison des Villemont, une radio diffusait la voix d’Alexis, suivie de la musique séga ; « Les écoles restent fermées... L’antenne tient le coup malgré quelques parasites et quelques fritures, nous pouvons encore émettre sur les ondes, c’est une chance de pouvoir rester ensemble à l’abri des bourrasques… Et maintenant un séga du malgache Henri Ratsimbazafy, reprise de Pierre Roselli « Le Lamba blanc ! … Ah oui vraiment tu es jolie avec ton lamba blanc… ».
Assise sur le canapé en rotin, Mimose, une jeune fille de couleur de 19 ans, essayait de se concentrer sur sa broderie de Cilaos. Elle entendait la radio sans l’écouter, l’esprit ailleurs. Elle tirait et repiquait machinalement l’aiguille dans le tissu. Soudain, elle poussa un petit cri, elle venait de se piquer l’index. À la vue de la perle de sang, elle posa la broderie sur ses genoux et suça son doigt de façon distraite.
La radio continuait à répandre sa musique séga.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Anielle Hoarau est réalisatrice de courts métrages. Maloya est né d'un scénario destiné à une adaptation cinématographique. Le temps d'en faire un film, elle en a fait tout un roman.
LangueFrançais
Date de sortie29 mars 2017
ISBN9791095999164
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    Maloya - Anielle Hoarau

    MALOYA

    Les Lettres Mouchetées

    Chapitre 1

    Ile de la Réunion, 1970

    Alexis Texier se dirigeait vers la station de radio O.R.T.F (Office de Radiodiffusion Télévision Française), au Barachois à Saint-Denis, installée dans une ancienne caserne d’artillerie, laquelle avait appartenu à la Compagnie des Indes.

    Aux dernières nouvelles, le cyclone Irénée continuait sa course folle, frôlant l’ouest de l’île à quatre-vingt-dix kilomètres de ses côtes. Dans le nord, les vents mollissaient, les pluies tombaient moins torrentielles, mais l’alerte rouge et le plan Orsec étaient toujours en vigueur. Irénée avait semé la désolation sur la partie septentrionale de l’île. Les routes étaient impraticables. Des arbres avaient perdu leurs branches, des palmiers s’étaient courbés, fatigués de lutter. Des tapis de feuilles jonchaient les sols inondés, les toits des maisons étaient arrachés, des tôles et des morceaux de bois traînaient dans les flaques d’eau boueuse. La capitale, comme en tout lieu de l’île, offrait une vision effrayante. Seuls les pompiers, la police, les journalistes, les agents du réseau électrique étaient dehors, affairés à soigner l’île.

    La veille, Alexis avait dormi chez un copain, rue Juliette Dodu, à deux pas de la régie, puisqu’il ne pouvait regagner la maison de son père, située dans un quartier éloigné du centre-ville.

    Malgré sa précipitation à franchir la courte distance qui le séparait du studio, il arriva trempé. Mais cela lui était bien égal d’affronter les bourrasques tellement il aimait son métier d’animateur dans la seule et unique station radio de l’île. Son antenne, placée sur le chef-lieu, ne permettait pas toujours aux ondes d’être parfaitement perceptibles à tous les auditeurs, mais malgré tout, son émission ouvrait les voies de l’échange et de l’information et maintenait le lien social dans les endroits isolés. Ainsi, tout avait été déployé pour réparer l’antenne le plus rapidement possible.

    À l’entrée du local, une grande pancarte présentait les vœux traditionnels du Nouvel An en lettres majuscules :

    « L’O.R.T.F VOUS SOUHAITE UNE BONNE ANNÉE 1970 »

    Alexis leva les yeux sur l’écriteau. Il était impossible à quiconque de l’éviter. Il jeta un coup d’œil à sa montre, il était en avance. Son émission était prévue à 14 heures, ce qui lui permettrait d’écouter Marie, la speakerine zoreil¹ qui assurait un programme de musique classique avant lui. Il était heureux de vivre cette expérience avec l’espoir de travailler un jour au sein d’une grande radio en métropole.

    Trois mois auparavant, il s’était présenté devant le directeur de l’Office de Radiodiffusion métropolitain de la Charente-Maritime, Vincent, au regard suspicieux. Avec beaucoup d’insistance, Alexis avait fini par obtenir son poste à l’essai. Vincent avait accepté de l’engager parce qu’il venait de métropole comme lui, et qu’il maîtrisait parfaitement la langue de Molière.

    Le jeune homme s’était installé dans la maison de fonction attribuée par l’Éducation Nationale à son père, en sa qualité de proviseur au lycée Leconte de L’Isle, depuis la rentrée scolaire du mois d’août.

    Très vite, Alexis fut charmé par l’île. Il alla à la découverte de ses paysages, l’arpentant « du battant des lames aux sommets des montagnes ».

    Plus il pénétrait en son cœur, plus il la trouvait attirante. Il voulait tout savoir d’elle ; son passé, ses coutumes, pour la raconter sur les ondes. Féru d’Histoire, il connaissait celle de France mais peu celle des anciennes colonies. Depuis son arrivée, il dévorait les manuscrits des Archives Réunionnaises et découvrait cette part insulaire de l’Histoire de la France. Il s’étonnait que ce morceau de terre du bout du monde, si éloigné de l’hexagone, soit un département, au même titre que sa Bretagne natale. Il s’extasiait d’être ici sous l’égide du même Président de la République, dans ce territoire bordé de sable blond, de lagons, de palmiers, de cocotiers, et d’anses, comme dans les films de corsaires. Une autre France sur laquelle vivaient des gens merveilleux, calmes et sereins, des gens sans histoire.

    Il se lia à de jeunes réunionnais de son âge : Didier, Marc, Perrine, Delcy et d’autres encore. Ses nouveaux amis jouaient de la musique ensemble, c’était leur passe-temps favori. Ces jeunes étaient de toutes origines ; asiatiques, indiennes, africaines, européennes. Au regard d’Alexis, le métissage de toutes ces provenances représentait la particularité la plus surprenante de cette île. Dans une même famille, on découvrait les nuances extrêmes de couleur de peau ou de texture de cheveux. Au sein d’une même fratrie, un enfant pouvait être de type européen aux cheveux clairs alors qu’un autre avait le type négroïde, ou encore asiatique. Les diverses religions pratiquées dans l’île n’engendraient aucune animosité.

    La pluie cinglait la vitre du studio. Il était presque 14 heures. Alexis alla rejoindre sa place en régie. Marie était en train de ranger ses dossiers tout en saluant son auditoire. Le lac des cygnes de Tchaïkovski couvrait leur rotation. L’œuvre musicale se poursuivait, dramatique et théâtrale. Alexis prit ses aises, s’affalant dans son fauteuil. Sa sacoche sur les genoux, il l’ouvrit pour en retirer le planning de son émission ; il remarqua alors au fond de son sac, la bande d’enregistrement du maloya qu’il traînait avec lui depuis quelques jours. Il avait oublié de l’écouter avant de la rendre à Didier. Alexis lança un séga pour chauffer l’ambiance. Il baissait le son par intermittence pour faire des annonces : « Nous sommes toujours en alerte cyclonique avec un vent soufflant à 120 km/h et une précipitation exceptionnelle de mille cent soixante-dix millimètres en douze heures... »

    De l’autre côté du Cap Bernard, à la Possession, dans la maison des Villemont, une radio diffusait la voix d’Alexis, suivie de la musique séga ; « Les écoles restent fermées... L’antenne tient le coup malgré quelques parasites et quelques fritures, nous pouvons encore émettre sur les ondes, c’est une chance de pouvoir rester ensemble à l’abri des bourrasques… Et maintenant un séga du malgache Henri Ratsimbazafy, reprise de Pierre Roselli « Le Lamba blanc ! … Ah oui vraiment tu es jolie avec ton lamba blanc… ».

    Assise sur le canapé en rotin, Mimose, une jeune fille de couleur de 19 ans, essayait de se concentrer sur sa broderie de Cilaos. Elle entendait la radio sans l’écouter, l’esprit ailleurs. Elle tirait et repiquait machinalement l’aiguille dans le tissu. Soudain, elle poussa un petit cri, elle venait de se piquer l’index. À la vue de la perle de sang, elle posa la broderie sur ses genoux et suça son doigt de façon distraite.

    La radio continuait à répandre sa musique séga.

    À l’étage au-dessus, Gemma Bénard, qu'on appelait Gemme, était anxieuse et impatiente. Elle préparait les chambres, aidée de Suzie, en attendant le retour des siens. Elle venait d’apprendre que Raphaël Rivière, son époux, surnommé Phaël, avait bien récupéré leur fille Tessa et sa petite-fille Anélie à l’aéroport mais qu’ils restaient à Sainte-Marie jusqu’à l’éclaircie.

    C’était un grand jour. Clarisse, la nénène² de couleur était venue avec sa fille, Coralie, en renfort. Du même âge que Mimose, Coralie, vêtue d'un tablier blanc, descendait au salon. Elle aimait venir aider sa mère dans la maison des Villemont, parce qu’elle y retrouvait Mimose, son amie d’enfance. Elle l’enviait de vivre dans l’une des dernières demeures des premiers colons de l’île. Elle avait entendu des récits fabuleux sur ces lieux qui la faisaient rêver. Bien que grand-père Phaël ne portait pas le nom associé à la bâtisse, les gens aux alentours avaient gardé l’habitude d’appeler le domaine : La Maison des Villemont.

    Coralie entra dans le salon, un plateau de verres à la main. Au bruit de ses pas, Mimose laissa tomber sa broderie pour se tourner vers son amie. Coralie jeta un regard furtif vers l’entrée avant de se diriger vers Mimose. L’une face à l’autre, elles se fixaient avec gravité. Coralie lança un dernier coup d’œil vers le hall avant de tirer de dessous son plateau le journal de l’île, Témoignages pour le tendre promptement à Mimose et s’en retourner aussi vite pour la laisser à sa lecture.

    Témoignages était le journal engagé de mouvance communiste, fondé en 1944. À la fin de la deuxième guerre mondiale, l’émergence de la guerre froide déclenchée entre les deux grandes nations, l’Amérique et l’URSS, allait se transformer en affrontement idéologique. Chacun voulait exporter son modèle de vérité et percevait l’autre comme le mal absolu. Alors que la France tentait de maintenir les restes de son empire colonial en Indochine, dernier gage de sa suprématie, l’URSS et les États-Unis soutenaient, chacun de leur côté, les mouvements d’émancipation des peuples colonisés, cherchant à atteindre l’autre par pays et par guerres interposés. Chaque superpuissance s’affirmait tutélaire et pacifique mais divisait la planète en deux blocs où se rangeaient les coalisés. Partout dans le monde régnait un état de tension. La guerre froide prenait toutes les formes possibles de dissension : espionnage, propagande, actions secrètes, rivalités dans la conquête de l’espace, concurrences technologiques, jusque dans les stades, au cœur des compétitions sportives. Il fallait faire mieux et plus vite que l’ennemi. Il en allait de même à la Réunion, où les luttes idéologiques vinrent occuper le paysage politique réunionnais.

    L’île était partagée en deux camps opposés. D’un côté, la droite conservatrice, appuyée par les nantis réunionnais et l’église, et de l’autre, les communistes.

    À la tête de ces deux camps, deux hommes ; Michel Debré, ancien Premier ministre du Général de Gaulle, père de la Constitution de 1958, et Paul Vergès, fils de Raymond Vergès, fondateur de Témoignages et initiateur de la loi de la départementalisation et de la mutation des quatre vieilles colonies en départements d’Outre-mer.

    Le passage au statut de département avait eu pour but, sous l’inspiration de ses instigateurs, de combattre la misère qui régnait dans l’île et d’abolir le régime colonial qui entretenait cette pauvreté. Le changement vers une égalité sociale espéré sur le même mode qu’en Métropole, non seulement ne s’était pas manifesté, mais la départementalisation avait conduit à l’assimilation et au rejet de l’identité créole.

    Devenu à 31 ans l’un des plus jeunes députés, Paul Vergès avait repris le flambeau à la direction du journal. Après le décès de son père, il avait conduit la liste des municipales et fondé le Parti Communiste réunionnais, dénonçant les injustices, soutenant le « parler créole », défendant l’héritage culturel des humbles et des effacés qui reconnurent en cet homme simple et proche d’eux, leur leader. Ses partisans étaient les descendants des esclaves qui  jadis criaient et épanchaient leurs souffrances à travers le maloya. Il n’y avait pas meilleur symbole que le maloya, associé à l’image de l’oppression et de la résistance d’un peuple qui refusait de taire son identité.

    Paul Vergès s’était emparé du pouvoir que représentait le maloya, de sa force perdurable et clandestine, envers et contre tous ceux qui lui avaient été hostiles pendant des générations. À Paris, à l’Assemblée Nationale, il avait revendiqué le respect de l’identité réunionnaise constituée de communautés de culture et de religion distinctes. Il avait aussi insisté sur l’avènement de la départementalisation qui n’avait profité qu’à une infime partie de la population et déploré l’absence de considération pour cette île localisée dans une zone géographique et géopolitique particulière. Face à une opposition sourde à ses revendications, il préconisait pour l’île un statut d’autonomie articulé dans un cadre français.

    Dans ce climat de guerre froide, la réponse du pouvoir en place, représenté par le préfet Jean Perreau-Pradier, ne s’était pas fait attendre face à l’audace du chef de file du parti communiste réunionnais qui défiait l’autorité établie et qui de surcroît, semblait rassembler de plus en plus d’électeurs. Pour contrer cet homme qui ralliait à sa cause les mécontents, il fallait une forte carrure. Aussi, l’avion qui atterrit à l’aéroport de Gillot apporta la riposte d’un candidat de haute stature : Michel Debré. Son élection en tant que député de l’île avait pour but de sauver ce qui restait de l’héritage de l’œuvre coloniale française, de combattre fermement l’idéologie communiste et d’imposer sa vision jacobine aux différentes communautés. Ce dernier n’allait pas lésiner sur les moyens pour combattre ses adversaires. La chasse aux sorcières était ouverte, les pièges mis en place, ainsi qu’une surveillance étroite des opposants par les R.G. (Renseignements Généraux). Une ordonnance assignait à l’exil les ennemis du pouvoir.

    Comme chaque semaine, Clarisse devait changer les plaids et les coussins du salon. Mimose, trop absorbée par sa lecture, ne l’avait pas entendue venir. À la vue du journal, Clarisse, furieuse, bondit et le lui arracha des mains.

    Ou na rien d’mieux pou lire ? (Tu n’as rien de mieux à lire ?)

    Sans attendre de réponse, elle jeta le journal dans son panier et le recouvrit d’un linge. Puis elle s’affaira à changer les housses des coussins alors que Mimose exaspérée se contentait de souffler.

        — Et ne souffle pas ! Ek Gemme fait pour ou, ou devrais

    avoir honte ! (Et ne souffle pas ! Avec ce que Gemme fait pour toi, tu devrais avoir honte !)

    Mimose savait qu’il était inutile de riposter puisque de toute façon Clarisse aurait le dernier mot. On lui avait appris à ne jamais répondre aux grandes personnes, on se devait de leur laisser croire qu’elles avaient toujours raison. Au fond d’elle-même, Mimose pensait que Clarisse était vraiment stupide pour imaginer qu’elle puisse oublier, ne serait-ce qu’une seconde, ce que Gemme avait fait pour elle. Des souvenirs douloureux liés à son arrivée dans la maison la submergèrent, au moment même où la voix d’Alexis propageait sa diffusion radiophonique : « Tout déplacement inutile est à éviter. La route à corniche est inaccessible. La route de la Montagne reste la seule voie praticable à emprunter qu'en cas de grande nécessité. Et maintenant une musique séga… »

    Clarisse quitta la pièce. Pour contenir sa rage, Mimose se dirigea vers la porte-fenêtre ouvrant sous la varangue. Elle aurait voulu avoir l’âge de partir sans regarder derrière elle, abandonner ce jardin fleuri imbibé d’eau. À travers la vitre, elle revoyait jouer la petite fille qu’elle était au temps de l’insouciance. Elle scrutait l’horizon à la recherche d’une échappatoire, mais devant elle, il n’y avait que l’océan. Il l’encerclait de gris, il enténébrait ses jours, soulevant les flots de larmes qui baignaient ses joues et faisaient couler le noir de son rimmel. Elle était naufragée sur cette île, abandonnée dans la tourmente, battue par les vents. Elle en voulait au ciel de lui avoir tout pris ; sa mère, son père et de ne lui avoir rien laissé, que le noir de sa peau et le crépus de ses cheveux. Une fatalité, le noir !

    « Certainement pas ! », prononça-t-elle tout bas. Il y avait bien un moyen de sortir de cette impasse, d’échapper aux règles établies par les blancs. Elle en avait fait le serment, un jour viendrait où elle ferait voler en éclat les chaînes et les boulets de ses pas, alors nul ne déciderait de sa vie. Mais aujourd’hui, elle pouvait être en colère ou se sentir humiliée, qu’importe, aujourd’hui personne ne se souciait de ses sentiments. Tous étaient trop occupés par le grand chambardement occasionné par le retour de Tessa et d’Anélie. Un évènement qu’elle avait redouté durant ces dix dernières années. Une menace qui se rapprochait…

    Mimose

    « Mimose Sery, tu es encore trop jeune ! »

    C’est ce que me répétaient sans cesse Gemme et Suzie. Quelques fois, elles avaient raison. J’étais trop jeune pour comprendre les histoires lontan que ma mère me racontait dans le but de me transmettre ma généalogie dont elle était si fière, fière d’être si proche de Gemme, fière d’être assimilable aux blancs. Mais en grandissant, le récit de la vie de cette aïeule esclave est devenu pour moi de plus en plus compréhensible. Un jour, j’ai fait le lien. Elle était mon ancêtre en 1760 et elle travaillait ici sur les terres des Villemont. Un peu plus tard, j’ai découvert qu’elle en avait été chassée. Cette révélation a déclenché en moi un sentiment de rage, de dégoût et d’humiliation. Alors j’ai pris en horreur cette maison et tous les êtres qui l’occupent. Pourtant, c’est ici que je vis depuis dix ans. Où irais-je ? Je n’ai que 19 ans. Ma'am - c’est ainsi que j’appelais Gemme - m'a recueillie, elle était proche de ma mère qui n'est plus. Ma’am me racontait que des enfants souffraient de malnutrition et qu’elles s’occupaient toutes deux de les nourrir, de les soigner, avant la départementalisation. Je m’appelle Mimose Séry. Ma mère me manque terriblement et cela me rend souvent irascible. En moi souffle le vent de la révolte, mais quand Ma’am me parle, je me calme. Comme elle le dit si bien pour me rassurer : « Moi non plus je ne suis pas une Villemont, mais une Bénard et Phaël porte le nom de Rivière. Nul n’est maître de son destin, sache que nous ne faisons que passer sur cette terre, seul le domaine perdure…"

    Oui, je suis une Séry. Ma’am peut prôner la tolérance, mais dans le soir qui décline trop vite, je ressens la présence de mon aïeule et de ma mère, alors mon chagrin revient. J’ai du mal à trouver l’équilibre, j’ai la fougue de la jeunesse et je possède en moi la dualité des sentiments, un conflit entre la haine et l’amour, entre le blanc et le noir. Pourtant, j'aime discuter de tous les sujets avec Ma'am car elle est indulgente et bienveillante, même si nous ne sommes pas en accord sur bien des points. Ma'am a cru en la départementalisation, elle y croit encore, sans réaliser qu'une dictature s'est installée sous l’égide de ce Michel Debré. Elle manque d'informations sur ce qui l'entoure. La francisation est pour elle un processus logique, sa peau est blanche, ses origines sont de la métropole, elle ne pense pas que les nôtres sont africaines et qu’on gomme peu à peu l'identité de nos ancêtres. Elle ne voit que l’image d’une France qui apporte le progrès technique, la médecine, le développement économique, sans se rendre compte que ce gouvernement façonne et aseptise nos cerveaux. C’est le peuple noir, une fois de plus, qu’on maltraite. On poursuit, comme par le passé, sa déshumanisation, sa dépersonnalisation. La négritude est un fait, une culture, et c’est cette culture que l’on rejette, alors qu’elle est celle de ces hommes érudits et brillants, partisans des valeurs culturelles de l’Afrique noire, Aimé Césaire, Birago Diop, et bien d’autres encore… Quand je lis Négritude et humanisme de Léopold Sédar Senghor, j’adhère au courant littéraire et politique de mes maîtres à penser. Ils réveillent en moi la force et la détermination d’imposer nos valeurs à l’égal de celles de tous les îliens.

    Bien que je vive dans le confort auprès de Ma’am et de Phaël, je ne possède rien, seulement mes opinions. Au sein de cette société, les mains vides et les pieds nus, les créoles sont laissés pour compte. Je n'accepte pas l’arrivée massive des fonctionnaires métropolitains surévalués qui détiennent - au détriment des réunionnais sous-estimés - tous les postes clés de l’administration française. Je m’obstine à lutter contre l’amnésie collective et contre les dénégations des institutions qui cautionnent encore de nos jours, l’exploitation de l’homme par l’homme, du faible sous le joug du plus fort, du réunionnais sous la domination des zoreils. L’île est sous contrôle.

    Je revendique le droit à la différence ainsi que le respect de l’identité propre des communautés. Je combats l'uniformisation et la francisation. Je persiste dans l'ombre, à m’opposer au colonialisme et à tout mouvement qui perpétue cette idéologie. Comme mon camarade Didier, je suis marquée au fer rouge par la douleur des miens et au feu de sa réminiscence, je m’acharne à démontrer que la traite et l’esclavage des êtres humains sont une atteinte aux droits de l’homme et un crime contre l'humanité que nos gouvernants scotomisent.

    Mon engagement est conforme à ma ténacité. Comme nos devanciers, je perpétue la culture du moringue et celle du maloya comme symboles de l’esclavage. Je suis gardienne de la mémoire des stigmates de l'asservissement qui me révoltent et me poussent à exiger de l’Etat la reconnaissance de ses crimes.

    J’appartiens à cette nouvelle génération de jeunes qui cherche à transformer le monde au cœur d’une guerre froide réduite à la dimension d’une île où règne la même atmosphère étrange d’appréhension et de peur qu’entre les deux grandes puissances du monde. J’ai choisi mon camp, celui de Paul Vergès, Chef du PCR, notre Parti Communiste Réunionnais, pour un monde plus juste. Pour l'instant, ma liberté est seulement dans ma tête, une résistance acharnée, réfrénée par l’histoire qui se répète sur le lieu même où mon aïeule fut chassée. J’endure à mon tour l’exclusion qui provoque en moi la rage, le dégout et l’humiliation.

    Coralie était revenue au salon tandis que Mimose continuait à sonder l’horizon pour ne pas montrer ses yeux rougis. Coralie avait bien compris que le temps était aux sanglots. Pour le ciel, elle ne pouvait rien, mais pour son amie, elle devait y remédier. Elle était si attachée à Mimose que sa tristesse devenait la sienne, elle était prête à tout pour l’atténuer.

    La radio jouait toujours son séga. Coralie tapota l’épaule de Mimose. Elle grimaça, loucha… Elle était si surprenante que Mimose, bien qu’habituée à ses pitreries, ne put se retenir d’éclater de rire en essuyant ses larmes.

    Inkiet pa ou ! Tou va byin pasé ! (Ne t’inquiète pas ! Tu verras, ça va bien se passer !) dit Coralie.

    Mimose hocha la tête pour rassurer son amie, elle lui devait bien ça. Coralie avait toujours partagé ses joies et ses peines et s’était même ralliée à toutes ses opinions.

    À grandes enjambées, Coralie se précipita vers l’entrée pour s’assurer que personne ne venait, puis revint saisir les épaules de Mimose au moment où la radio diffusait un séga au rythme si entraînant qu’il aurait fait danser un unijambiste. Tiraillée, Mimose avait du mal à lutter, elle ne pouvait faire autrement que de suivre les pas de danse, Coralie lui tenait fermement les mains. Malgré son amertume, elle abandonna toute résistance pour se laisser emporter au rythme de la musique, dans le tempo léger de l’insouciance. Ensemble, elles se mirent à tournoyer au milieu du salon.

    Dans la chambre du haut, Clarisse finissait de faire le lit pendant que Suzie aidait Gemme à ranger l’armoire.

    Suzie et son mari Lucien étaient les descendants d’une longue lignée d’hommes et de femmes qui travaillaient jadis sur la propriété des Villemont. Leur maison avoisinante appartenait à Gemme et Phaël. Lucien était employé au jardin tandis que Suzie s’occupait du ménage, des courses et de la cuisine. Elle était aussi une confidente pour Gemme. Enfant, elle avait partagé les jeux de Tessa.

    Toute la maison attendait avec joie le retour d’Anélie. Cela se voyait d’ailleurs sur le visage souriant de Suzie quand elle s’adressa à Gemme :

    — Plus que quelques heures et elle sera là !

    Mais Gemme était tourmentée depuis quelques jours, et continuait de l’être ce matin.

    — Je n’ai pas de chance ! Je n’ai qu’une petite fille et je dois me battre pour la voir ! Et c’est Mimose qui vit dans sa maison…

    Suzie réalisa soudain qu’elle avait oublié Mimose.

    — Justement. Comment vas-tu faire pour Mimose ?

    Gemme semblait dépassée par la question.

    — Cela fait onze ans que Tessa prétend que son travail l’absorbe, au point qu’il lui était impossible de voyager. Si bien que je pensais qu’elle allait laisser Anélie revenir seule, surtout à 18 ans…

    — Tu connais ta fille, elle veut tout maîtriser autour d’elle. Surtout la vie d’Anélie !

    — Que faire pour qu’Anélie reste définitivement avec nous ? Elle ne connaît rien d’ici.

    — Je ne veux pas t’enlever tes espoirs, mais Tessa ne laissera jamais sa fille vivre ici ! C’est la raison pour laquelle elle l’accompagne.

    — Pierre avait pensé à cette

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