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La Terre de Béarn
La Terre de Béarn
La Terre de Béarn
Livre électronique356 pages5 heures

La Terre de Béarn

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À propos de ce livre électronique

Extrait : "Il y a des années qu'un jouvenceau descendit de wagon, un soir de juin, à la halte du village de…non loin d'ici. Il traversa la voie, s'enquit du chemin qu'il fallait suivre pour aller au bac du Gave et partit d'un pas léger…Il arrivait de la ville et rentrait sans être attendu chez lui, dans la gentilhommière paternelle, où nichaient les rêves de son génie…"

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
LangueFrançais
ÉditeurLigaran
Date de sortie30 août 2016
ISBN9782335168501
La Terre de Béarn

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    Aperçu du livre

    La Terre de Béarn - Ligaran

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    CHAPITRE PREMIER

    Prologue

    23 mars.

    J’habite le village d’Abos, dans la plaine du Gave. Mon village a pour voisins, autour de sa campagne : au levant, Tarsacq, dont la rue s’allonge entre les feuillées des Saligues et le hallier du coteau, près de l’eau du moulin… Parbayse au midi, dans une vallée pastorale, hameau de vignerons enclins au braconnage… Pardies au couchant ; ses maisons blanches s’adossent à des futaies dont la courbe, ainsi qu’une autre colline abaissée, suit la ligne des collines et de l’horizon… enfin, au nord, Besingrand, qui n’est qu’une famille, au bord de la rivière, de quelques agriculteurs et pêcheurs…

    J’emploie ce mot de campagne comme les paysans béarnais, en un sens tout latin, plus rural et moins étendu que sa signification usuelle de cultures et de paysages divers. La campagne est pour nous la plaine labourable, les lati campi de Virgile, la terre riveraine et d’alluvion propre par excellence aux céréales, que le campagnard aime et travaille de prédilection. C’est, en effet, le sol plus directement nourricier, la Terre-mère des villages bavards, qui la retournent dans les chants agrestes. C’est la tranquille arène des moissons, des Géorgiques et des épopées, qu’il convient, en sa superficie cultivable, d’ensemencer des grains qu’elle veut. Car sa beauté consiste avant tout dans sa fécondité libérale et croît, conséquemment, avec l’étendue des labours.

    Cette plaine est riche, ample et belle, et très variée dans son harmonie. Des collines à peine ondulées en leurs lignes, bleues mais parfois glauques comme une longue vague, s’élèvent au nord et à l’occident telles que deux murailles, qui vont s’atteindre en angle presque droit, mais laissent ouverte une brèche où la vue s’enfonce, porte du soleil aux soirs d’été. Les coteaux du sud, grands et montueux devant les Pyrénées qui les couronnent, les vallées de prairies sylvestres et leur estuaire sur l’arène des champs composent un majestueux ensemble.

    C’est l’horizon fait à souhait pour le plaisir des yeux, de l’âme aussi, par la grâce des courbes et des lointains, par la douceur de l’air et le vaporeux voluptueux des teintes qui enveloppent les formes de la terre, mais davantage par la grandeur et l’ordonnance du tout.

    Voilà le cloître de mon esprit et l’horizon de ma vie. Ce village aux sentiers de retour où j’ai ma maison à côté de l’église, arche de son village au milieu des terres, cette maison trois fois séculaire où dix générations ont passé, arche de ma jeune famille, les quelques arpents de champs qui l’environnent, dont je mange le pain et bois le vin, sont mon champ d’action circonscrit mais paisible, l’asile de mes habitudes héréditaires, la ruche et le domaine de mes pensées.

    Là, je vais, ouvrant au mieux que je puis les jours qui font la trame de mes années. Là coule, a coulé sans que j’y aie pris garde, le temps qui m’est donné. Car l’homme est inattentif à lui-même, comme aux choses qui passent avec lui. Son âme, toujours distraite ou soucieuse, ne recueille point les magnificences. Il ne sait pas les utiliser…

    C’est à peu près sans profit intime et sans que se sérénise son esprit, sans qu’il renouvelle, en se donnant simplement la peine de regarder, la joie grave et féconde d’admirer qui peut entrer en lui par tous ses sens, qu’il voit revenir dans leur beauté toujours jeune, différents presque d’heure en heure et sans cesse entraînés, mais statiques selon les floraisons et les fruits, les spectacles de chaque saison.

    L’homme ne modifie pas beaucoup la nature… Le visage mobile et permanent des choses n’est pas altéré sensiblement pour quelques variations dans la culture, pour des terrains nouvellement défrichés, pour des maisons construites ou démolies, des guérets devenus pâturages, ou pour des pans coupés çà et là dans l’étendue des forêts, qui renaissent, à peine abattues, de leur ruine.

    Nous, qui changeons et vieillissons, nous projetons sans cesse, sur les miracles de la Déesse sereine, l’inquiétude de notre esprit… Mais il y a, d’elle à nous, des rapports stables. Ces rapports sont les échanges de chacun de nos travaux et de ses dons. Ce sont les nourritures et les abris, nos servitudes et nos habitudes… C’est notre vie en sa trame active, confiante sous le grand ciel paternel, dans son pli de la Terre, où tous les cœurs aimants nouent leurs racines… Ainsi tout prend un sens dans l’univers…

    Ainsi s’associeront à chaque retour, en une harmonie de munificence et de gratitude, les nappes des moissons sous les splendeurs de la lumière, au contentement plein et fort de l’âme, ou, dans l’ordre intellectuel, à la puissance de la pensée mûre… L’ampleur des plaines, les eaux recueillies ou errantes, le charme de nos collines aromatiques, leurs chemins creux, qui vont s’enfonçant, entre les talus des hautes vignes et de métairie en métairie, sous des voûtes de châtaigniers, le penchant et l’ombre des vallées, leur solitude, la diversité, la majesté d’un peuple végétal élevant autour d’une clairière ses arcades sur sa colonnade, les attitudes et la sublimité des montagnes impriment leur vision dans notre cœur selon leur grandeur propre et expressive.

    Il s’émeut, suivant son eurythmie, devant ces nobles formes et ces splendeurs, selon quelques impressions non moins simples de force et de tranquillité, de joie et de reconnaissance… Et nous transmuons instinctivement nos éblouissements en volupté d’âme. Nous pouvons ainsi traduire en pensées les murmures des esprits de l’air sur les feuillages autour des fontaines, composer et parler avec justesse le langage et la musique de la nature, comprendre sa grave rêverie…

    Mais l’habitude, terne et opprimante, éteint le prodige permanent. Le monde, enveloppé dans le tissu de nos songes, qui se trament avec ses magnificences, se décolore pour nous quand leur mirage pâlit. Car il en est formé peu de sublimes, qui résistent à notre légèreté, beaucoup de pauvres par le désir et l’objet…

    Ces songes s’en vont avec nous dans la vie… Pour identique qu’il se sache en soi, de sa croissance à sa décadence charnelle, l’homme qui se regarde dans le passé, a souvent peine à se reconnaître. Quand il assiste à ce qu’il a fait, c’est proprement par une évocation de fantômes.

    Se fixer en soi reste impossible, même par les regrets les plus doux… Mais faire attention à soi est plus facile et, réfléchir sa vie, c’est l’aimer mieux. C’est mieux voir, entendre et ramener à son cœur la beauté de tout. C’est se reconnaître au centre du monde et point de rencontre de ses rayons, enfin prendre joie de sa grandeur… Contemplation royale, en effet, pourvu qu’elle reste sensée et active…

    Souvent, je fus ému par ces pensées. Et, comme je m’échappe à moi-même, selon la loi commune, je voudrais m’arrêter un temps…

    Je ne le peux que par amitié : d’abord envers chacun des chers êtres qui rompent à ma table le pain quotidien, puis par aménité familière envers mes bons voisins et féaux, comme on disait autrefois, enfin par l’admiration et la foi… Par-delà les désillusions et les amertumes, n’est-ce pas la science vraie de la vie ?…

    C’est de ma vie que je vais parler, en ses dehors et son intimité affectueuse, dans ce livre projeté depuis longtemps, que je voudrais faire simple et exact… Je l’écris pour moi d’abord, puis pour les miens, comptant qu’un jour ils aimeront mieux leur maison natale, à travers ces souvenirs que je leur présente, enfin pour quelques amis inconnus.

    Je commence avec le printemps, comme si la saison légère me venait donner un renouveau de force juvénile et d’espérance, à moi, pour parler à la Montaigne, automnal par l’âge et les pensées… Sois le bienvenu, Printemps subtil !…

    J’écris sous un dôme de splendeurs, dont la magnificence semble rendre la vie transparente… Ce temps d’allégresse déclos les cœurs comme les logis… Il fait venir les vieux sur les portes, pour boire la lumière comme du vin. Il balance aux branches la joie des oiseaux, dans les jardins en fleur où bêchent et fredonnent des jeunes filles. Les garçons, qui chantent en allant aux travaux, s’arrêtent à la première rencontrée, devant sa haie d’aubépine. Ils jasent, chuchotent et rient à plein cœur, et jettent en éclats retentissants, par les chemins, leur gaieté hardie, en frappant la terre de la sandale… Ce beau temps, qui dure depuis trois semaines, rend plus limpides les eaux vagabondes, et sereines au-dessus des toits, les colonnes des fumées…

    C’est le matin… Le ciel est sans rides ni vent. Pas un banc de brume éclatante, tel qu’on en voit parfois, dans sa blancheur dorée, y dériver comme détaché de quelque côte de la mer céleste, pas un archipel d’îlots errants, pas même un flocon de nuée qui s’efface, pareil à l’aile d’un cygne en voyage, ne s’en vont à travers l’azur.

    Splendeur ! Irradiation sans rivages ! Éblouissement, tel qu’on le songe immuable, des ondes lumineuses que l’on croit voir s’épancher des gouffres du zénith par torrents et nappes et, dans leurs remous, traverser l’espace, emplir de leur azur vaporisé, comme d’une eau d’air et de rayons, le lac de la plaine et les vallées.

    … Il fera grand chaud, cet après-midi… Les ruches sauvages au creux des chênes et celles des jardins sont réveillées. Les mouches bourdonnent, l’hirondelle jase… Avec les arômes des prairies, des vergers en fleur et des champs de fèves, le soleil roule dans les plis du vent des langueurs de volupté puissante. Le chant des coqs va sonner l’été…

    CHAPITRE II

    Les eaux transparentes

    Il y a des années qu’un jouvenceau descendit de wagon, un soir de juin, à la halte du village de… non loin d’ici. Il traversa la voie, s’enquit du chemin qu’il fallait suivre pour aller au bac du Gave et partit d’un pas léger… Il arrivait de la ville et rentrait sans être attendu chez lui, dans la gentilhommière paternelle, où nichaient les rêves de son génie…

    Il longea des champs de blé, qui bruissaient opulemment dans leurs ondes, déjà blondissantes, et des champs de maïs aux luisantes courroies, dont les tiges s’agitaient au vent comme une forêt de roseaux. Les saulaies de la rivière et leurs pelouses succédèrent et charmèrent ses yeux. Des vaches y erraient, tondant l’herbe courte, qui agitaient dans l’air la mélodie, toute pastorale, de leurs clochettes… Les poulinières sonnaient des entraves… Quelque âne rencontré, brave philosophe amplement favorisé en chardons, s’arrêtait gravement de brouter, en voyant l’adolescent passer près de lui d’un pas rapide, et le suivait des yeux en remuant les oreilles, d’un air méditatif…

    Il traversa des eaux de cristal sur des passerelles tremblantes. Par endroits, ces eaux s’étendaient sur des sables, en viviers dormants et poissonneux, ridés dans leurs moires. Des coupes d’herbes recueillaient des sources transparentes comme l’air. Les ruisseaux fuyaient dans les remous légers, en s’enroulant et se déroulant, ainsi qu’au fuseau d’une fée de l’onde…

    Tandis que ces ruisseaux étaient clairs, le Gave courait, trouble et violent, grossi par la fonte des neiges sur les montagnes et par les pluies d’orages récents…

    Il atteignit le bac, à travers d’épais taillis d’aunes, dominés par des peupliers, dont la flèche indiquait le vent de sa courbure, par d’autres peupliers blancs non moins altiers, au branchage étendu et, de place en place, par un chêne royal, sur lequel tournaient de grands milans au-dessus des eaux et des feuillages, planant, avant de se brancher pour la nuit, de leurs ailes bronzées aux rayons du soir.

    Le batelier-vannier n’était point là, dans la cahute en ramée, où d’habitude il tressait des corbeilles en attendant les passants. Le jouvenceau s’assit près de l’eau… Un bouvier, hâlé comme un vieux mur et d’une gravité de patriarche, l’avertit obligeamment qu’il ne fallait pas qu’il attendît l’homme. Le naulier buvait depuis deux jours… Deux jours de boisson étaient sa mesure… À cette heure, farci jusqu’à la gorge, le naulier ronflait sur son matelas, sinon dans un fossé, comme porc en bauge, – parlant sauf respect, dit le bonhomme, – et rien, pas même le feu, ne le redresserait sur ses jambes. Mais le lendemain, à la pointe de l’aube, il serait à siffler là, avant les merles, tout près de sa nef… D’autre part, on ne pouvait traverser, à cheval ni sur un char à bœufs… L’eau trop grande noyait tous les gués.

    L’adolescent revint au village, où on lui dit :

    – Allez chez Joannès.

    Joannès, homme cordial et d’ample mine, était assis, en bras de chemise, à respirer le frais paisiblement, devant la porte de sa maison. Il se leva, d’un air empressé. Sa face rasée s’épanouit, quand l’adolescent lui dit son nom :

    – Vous êtes le fils du docteur d’Arbonne ?

    – Non, son petit-fils.

    – C’est vrai !… c’est vrai !… Il était vieux quand il vint ici, voilà vingt ans passés… Il a sauvé ma femme et ma fille… Il était grand, tout blanc, imposant… Je crois le voir encore…

    Joannès raconta comment le docteur était entré chez lui, en un jour d’agonie. Il dit à l’enfant sa reconnaissance, grande du désespoir qu’il avait eu… Il regardait expirer sa femme, anéantie de fièvre et de mal. Et, quand il se penchait sur son enfant, empoisonnée par le mauvais lait, il ne savait si elle était morte ou vive, tant pauvre était sa respiration. Il allait et venait de l’une à l’autre, la tête vide, étranglé d’angoisse, oppressé jusqu’à étouffer. En regardant le docteur examiner, d’un air méditatif, ces moribondes, Joannès avait tremblé, du crâne aux talons. Mais M. d’Arbonne, en se relevant, lui donna confiance.

    – Il avait dans le regard, déclara le brave homme, une lumière que je n’ai pas vue dans d’autres yeux… Il me parla, bien qu’on le prétendît altier et rude, avec une douceur encourageante. Il me dit paisiblement, en homme sûr de ce qu’il prévoit : « N’ayez pas trop peur ! J’espère encore ! » Et là où les autres ne savaient plus rien, il ordonna ce qu’il fallait faire : la mère et la fille furent guéries… Il m’aurait pu demander beaucoup !… J’aurais donné tout et plus encore !… Mais votre grand-père n’était pas un homme d’argent, mon jeune monsieur, quoique l’argent lui fondît dans les mains, à ce qu’on m’a dit… J’ai perdu ma pauvre femme l’année dernière. Pour ma fille… Il cria : « Anaïs ! »… Je n’ai eu d’enfant qu’elle… Vous allez voir s’il valait la peine de me la conserver…

    Joannès présenta à l’adolescent une belle personne dans sa pleine floraison, grande et svelte, quoique large des hanches et des épaules, agile et de souples mouvements… Elle avait une peau ambrée de paysanne, d’éclatants yeux bruns, sous un front bas, que surmontait opulemment une chevelure ondulée d’or sombre, le nez aquilin, les lèvres rieuses, entrouvertes sur des dents brillantes… Chaussée de sandales et court-vêtue, avec plus de coquetterie, cependant, qu’il n’est d’habitude aux villageoises, à chacun de ses pas, à chaque geste, le charme se révélait d’un corps nerveux, harmonieux et frais… Elle fit avec grâce sa révérence à l’adolescent émerveillé. Et il rougit ému, en s’inclinant. Elle sourit avec un peu de malice, car cet émoi ne lui échappa point. Elle le regardait complaisamment aussi, le trouvant agréable à voir…

    Vint une vieille femme vêtue de noir, à la mode des maîtresses-fermières d’autrefois, la mère de l’hôte. Elle était petite, mais d’un grand air, à la fois bon et un peu sévère. Elle avait les yeux vifs…

    Une existence d’honneur, toute une tradition rurale de labeur, de probité rigide, de sens clair et d’économie bien entendue, se lisaient sur son visage ridé… Elle retenait à quatre-vingts ans, pour une grande part, le gouvernement de sa maison, pleine de domestiques et d’ouvriers, qu’il fallait nourrir. Dans la cuisine, où pendaient aux poutres des jambons et des quartiers de lard, ou dans la vaste salle attenante, de son fauteuil de paille à coussins, elle voyait tout et donnait ses ordres…

    Le jouvenceau s’inclina devant cette vieille femme avec respect. Elle lui rappelait sa grand-mère morte, qui l’avait aimé de tout son cœur d’aïeule… Sa grand-mère était petite aussi et d’un air imposant, rigide et bon, comme cette ménagère rustique, et, comme visiblement celle-ci, douée de fortes vertus héréditaires de grand sens, prévoyance et largesse indulgente, sans faiblesse dans sa maison, sévère pour elle-même seulement… Cette paysanne avait été belle… Elle était coiffée, à la béarnaise, d’un mouchoir qui descendait sur son front, comme un bandeau monastique. Son profil était droit et fier, sereine sa face aux traits réguliers. Ses cheveux brillaient autour de ses tempes avec la blancheur de la neige tombée fraîchement sur les buissons… Elle aussi accueillit l’enfant, sitôt qu’elle eut entendu son nom, avec une touchante déférence. Elle aussi le salua d’une révérence à la mode ancienne, avec un sourire de bienvenue. Et elle déposa pour lui faire honneur la quenouille en roseau chargée de lin, qu’elle filait comme les reines d’autrefois…

    On prépara la meilleure chambre de la maison. Et le souper improvisé fut savoureux… Ce fut la jeune fille qui le fit cuire, puis le servit, de ses mains alertes. Elle avait tendu la table d’une nappe en toile de lin filée dans la maison, ourdie par le tisserand du village, puis blanchie aux rosées nocturnes et rangée dans l’armoire au linge, avec des feuilles de lavande, des brins d’absinthe et de marjolaine entre les plis… Elle disposa dessus les assiettes à fleurs, les verres en cristal de forme ancienne et des fourchettes et cuillers d’argent qui servaient aux grands jours, orgueil de cette opulente maison rurale…

    L’hôte alla extraire de son cellier un vin qui n’avait point d’âge connu. Il déboucha d’un poignet puissant le flacon poudreux, sans une secousse. Il en huma l’arôme au goulot, de l’air d’un alchimiste qui se rend compte. Enfin, il examina dans un rayon son élixir qu’il voulait fameux, et qu’on eût dit en effet composé d’ambre fondu, ou bien de topazes liquéfiées, avec les parfums de la terre béarnaise…

    Des truites du Gave furent servies, puis une poularde rôtie, enfin des cèpes, poussés sur la mousse depuis les dernières ondées, où avait passé la senteur des bois… Le pain de ménage fleurait le grain… La jolie fille qui le présentait en souriant, avec le couteau planté dans la croûte, l’avait salé, pétri, mis au four. L’enfant, en le prenant de ses mains, frémissait d’un frisson timide… Il s’imaginait la voir, mi-vêtue, plonger dans la farine ses bras blancs. Il croyait sentir, en mordant dans son pain, l’arôme de sa chair, mêlé à l’odeur de la moisson et du froment broyé par la meule… Le miel de bruyère dont il goûta avait la lumière de ses cheveux. Il eût bien voulu manger sur sa bouche les cerises rouges et charnues de juin.

    Et tous lui faisaient fête à l’envi, la belle de sa grâce moqueuse et douce, car elle y trouvait un plaisir léger, l’aïeule avec sollicitude, et son hôte avec une cordiale bonhomie…

    Joannès servait à boire et le pressait de manger, en s’excusant fort de la pauvre chère. Et l’enfant mangeait avec appétit, charmé de l’aventure, pris par l’aménité hospitalière et la simplicité de ces braves gens. Il buvait avec circonspection du vin aromatique et fumeux de son hôte, qui lui disait et prouvait avoir le gosier large et l’estomac ample, mangeant des plats copieux abondamment, et vidant rasade avec lenteur.

    Cependant l’aïeule leur assurait qu’elle avait attendu pendant toute la journée quelque lettre ou bien une visite, et qu’elle savait que cette visite leur devait être agréable, d’après des signes qui ne la trompaient guère… La mèche de la chandelle, la veille au soir, avait grésillé à plusieurs reprises… Une araignée, présage infaillible, s’était suspendue à son fuseau… Enfin elle avait vu dans son sommeil le défunt Hubac, surnommé Jean qui n’est pas pressé, facteur de son métier et jovial ivrogne en son vivant, forgeur de bourdes et grand colporteur de balivernes, qui entrait et lui tendait un large pli… Ensuite, elle avait vu son enfant mort, son petit Biaise si longtemps pleuré, que le Seigneur lui avait voulu prendre à douze ans… Il venait parfois à son chevet, plus souvent depuis qu’elle était vieille, et cela lui était une joie céleste dont elle s’éveillait baignée de larmes. Sans dormir de reste, elle songeait à peu près chaque nuit… Son père et son grand-père avaient été bons songeurs aussi… Elle prévoyait juste, ou approchant vrai, d’après ces rêves, dans les grandes choses et les petites…

    … Ainsi quand elle avait rêvé de don Carlos, il y aurait trois ans à la Saint-Pierre, la nuit d’avant le terrible orage… Don Carlos bataillait alors, par la Navarre espagnole… Elle l’avait vu là, dans la cour, dînant sous le noyer… Il avait l’œil et la barbe noirs, un grand sabre à la ceinture, ses pistolets sur la table… Ses hommes, faits comme des charbonniers, l’entouraient et s’agitaient. Et les uns buvaient, vautrés à plat ventre, dans des flaques ou mares rouges de vin… D’autres vidaient les coffres de grains par les croisées. D’autres embrochaient le lard de leurs flamberges, décrochaient des poutres les jambons, emportaient les jarres de graisse et de salaisons… D’aucuns égorgeaient les oies et volailles ou poussaient les bœufs à coups de pointe… Don Carlos parla comme le tonnerre : « Allumez le foin ! Portez les fagots ! Allumez partout et que tout flambe ! » Et elle avait vu la flamme courir, s’étendre et gagner par larges bonds, comme on la voit, en mars, dans un touya qui prend feu… Elle s’était éveillée, baignée de sueur et transie de terreur et s’était mise à prier jusqu’au jour… À midi, l’orage ruina la terre. Le fléau (la grêle) écrasa la paille et l’épi, la grappe et les pampres. Il aplatit l’herbe comme un rouleau, passa comme une artillerie sur la plaine. Il fracassa les rameaux fruitiers, il mit à nu les chevrons des toits. Le vent déracinait les plus vieux chênes. Les coups de la foudre épouvantaient, comme des écroulements de maisons !…

    Ainsi parla l’aïeule à l’enfant, avec une solennité simple, et non sans grandeur. Contente de l’attention qu’il lui prêtait, elle le regarda longuement, ferma les yeux pour se recueillir, puis les rouvrit et dit à son fils :

    – Ne trouves-tu pas qu’il lui ressemble ?… Je m’en suis aperçue à son entrée… Voilà bien ses yeux, ses cheveux blonds… Voilà sa joue fraîche, son air pensif !… Oui, cet enfant ressemble à ton frère, mon petit Blaise, qui avait tant d’esprit !… Il se fût fait aimer par les pierres, tant il avait le cœur bon !… Que Dieu soit loué que vous soyez venu, mon enfant !… Et il était tout esprit !… Toi, Joannès, tu n’en montrais alors qu’à mal faire. Tu n’étais bon, dans ton jeune temps, qu’à te battre, à coups de cailloux et de poings, à tendre des pièges aux oiseaux, à dérober du pré les poulinières, pour galoper dessus, et piller des vergers… Aussi, tu avais le fouet comme il fallait… Et mon petit Biaise, en se jouant, apprenait tout ce qu’on voulait.

    Elle sourit encore, en soupirant, puis se leva et gagna son lit. Et la jeune fille alla veiller au souper des gens… Deux justiciables, qui avaient une affaire, en vinrent entretenir longuement Joannès, car on le réputait savoir les lois. L’adolescent s’assit dans la cour, sur un banc de pierre usé par le temps, qui était accoté près du seuil au mur, sous une treille latine…

    C’était un grand poète qui était venu là !… Du moins, il pensait l’être !… L’avenir, en ses visions, s’étendait sien comme un héritage et un royaume.

    Et la vie était à la fois pour lui l’inconnu, l’étendue du monde, et l’appel puissant et sûr du bonheur. C’était l’essor aisé de son âme vers les grands actes, les pensées sublimes, ses désirs ailés sur les splendeurs.

    C’était la volupté et la joie, et l’œuvre dont son génie s’éblouissait… La gloire qu’il voyait s’élever sur son front, l’amour au rayonnement mystérieux, étoiles jumelles, aimantaient son cœur et confondaient leurs feux comme un même astre.

    Ô rêves de la seizième année ! Palais de nuées au charme aérien ! Féerie des magnificences et des prestiges ! Poème de l’allégresse inspirée !… De quel génie heureux l’adolescent vous élève et vous embellit des formes divines qu’il croit saisir et presser contre son sein comme autant d’amantes, comme ces Olympiennes qui hantaient les songes des héros en floraison, agiles sous les lauriers et les roses et pareils à l’Hermès ailé !…

    Floraison légère de son avril ! Poussière parfumée du printemps !… Cet enfant vous laissait tomber de son âme comme un amandier jonche le verger de ses pétales, quand le vent l’effleure… Sans doute, de toutes ces riantes pensées, rien ne lui reste maintenant au cœur, ou si peu de chose !… Mais c’est ce cœur, qui les a portées parmi les splendeurs de la nature vers des destinées qu’il croyait grandes… Les songes de beaucoup d’hommes furent très beaux. Leurs actes ne sont que le déchet de ces songes.

    Il avait de chères mélancolies… Car il gardait de son passé d’enfant des tristesses, souvenirs amicaux et graves aujourd’hui… Il les aimait, belles jusqu’aux larmes et accueillies comme les plus tendres consolatrices, comme des sœurs au pensif sourire qu’il fallait convier aux gloires futures, sans cela de pauvre éclat et futiles !…

    La nature l’appelait, comme elle convie l’enfant à se rouler sur le gazon et l’oiseau à l’air, les pâtres à chanter le long des eaux, les gars et les belles filles à s’aimer, tout être à l’action et à la joie…

    Il n’en pouvait comprendre avant le temps, sans doute, l’équilibre mobile et statique à la fois, les rythmes et l’ordonnance éternelle, le calme créateur et dévorant… Mais il l’aimait d’un amour filial, car elle l’avait bercé d’eaux tombantes, charmé de voix subtiles et de rayons, sous les arbres de sa maison perdue…

    La nature était mouvement, espace, amour vague, jeunesse et liberté… Des chants, un sourire, des yeux qui passent, la joie rustique, les étendues de la vie… Il contemplait la Déesse aimée sensible sous les formes de la Terre, la Cybèle au front couronné de feuillage, de grappes et d’épis, vision sereine de forêts et d’ondes où se concrétise la Pensée divine.

    Parmi ces puissants rêveurs positifs que sont les poètes magiciens, aucun mieux que cet enfant n’aura fait sienne la beauté de la vie. Il n’y en eut pas de plus généreux dans ses désirs, de plus facile à l’illusion, de plus candide en ses enthousiasmes, ni de mieux doté

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