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Eddy Merckx, on m'appelait le Cannibale: Biographie
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Livre électronique266 pages3 heures

Eddy Merckx, on m'appelait le Cannibale: Biographie

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À propos de ce livre électronique

Découvrez ou redécouvrez le parcours hors normes d'Eddy Merckx, l'homme aux 525 victoires !

Il y a 50 ans, Eddy Merckx remportait son premier Tour de France, écrivant ainsi les premières lignes d’un palmarès qui le fit entrer dans l’Histoire et lui valut le surnom de « Cannibale ». Quelle fut réellement la vie d’Eddy Merckx, l’homme aux 525 victoires ? Qui se cache derrière ce champion hors du commun ? Quand et comment a-t-il pris conscience des possibilités, réellement inouïes, qu’étaient les siennes ? Comment est-il devenu ce cycliste hors pair, cet athlète d’exception au palmarès quasiment sans égal qui lui vaudra d’être considéré comme le plus grand cycliste de l’Histoire ? Stéphane Thirion a mené une série d’entretiens avec le champion et en livre ici un portrait inédit. Jamais Eddy Merckx, sa famille et ses proches n’étaient allés aussi loin dans les confidences concernant sa vie. Jamais un livre n’avait décrit, avec autant de maestria, la réalité de sa vie une fois qu’il a quitté les pelotons. Invité d’honneur de cette 106e édition du Tour de France, Eddy Merckx nous embarque avec lui dans la course effrénée que fut sa vie une fois échappé des pelotons.

Entrez dans les coulisses de la vie trépidante du célèbre cycliste grâce aux entretiens et aux témoignages exclusifs de cet ouvrage biographique !

EXTRAIT

Ma victoire de 1969 est peut-être la plus belle sur le plan physique et c’est celle qui a le plus marqué les esprits, car la descente vers San Remo avait été vertigineuse. Il faut s’imaginer ce que c’est, à quatre-vingts à l’heure, sur un vélo léger, équipé de boyaux de deux cents grammes seulement. Il faut une maîtrise absolue de soi et de sa machine. Freiner le plus tard possible en entrant dans les virages, comme si on pilotait une voiture sur un circuit. Après, il faut disposer d’un sacré coup de reins pour relancer le grand braquet et entamer la ligne droite, qui, elle aussi, sera suivie au dernier moment d’un nouveau coup de frein et ainsi de suite jus­qu’à retrouver le niveau de la mer. À la fin de ma carrière, ces virages à angle droit n’avaient plus de secret pour moi. Malheureusement, ces descentes du Poggio sont toujours restées inconnues du public : pour les cameramen à moto, il est tout bonnement impossible de suivre les coureurs. Lorsque je me suis imposé en 1969, je portais un maillot italien et une troisième victoire sous le maillot Faema était la garantie d’une arrivée bruyamment ovationnée ! Ce fut le cas. Je ne l’oublierai jamais non plus.
En 1971, on annonçait un duel avec Gimondi. Dans les « capi », les côtes qui se situent dans les cent derniers kilomètres, la course était nerveuse. En escaladant le Poggio, Gimondi commit une erreur fatale : il attaqua en pre­mier. Bruyère me ramena. Puis, j’ai insisté et contre-attaque avant de remporter la victoire, comme deux ans plus tôt, dans la descente. Le lendemain, j’ai déposé mon bouquet sur la tombe de Jean-Pierre Monseré, mort quelques jours plus tôt. Le jeune champion du monde belge s’était tué le 15 mars 1971 à l’âge de vingt-deux ans lors d’une course à Retie, en Campine, où une voiture folle le faucha dans sa gloire naissante.
On peut encore et toujours gagner Milan-San Remo dans le Poggio et, surtout, dans la descente. Un homme costaud et audacieux peut le faire, même aujourd’hui. Le Poggio intervient après 285 kilomètres : il faut être frais, lucide, pas seulement rapide. Ma victoire en 1972 est la plus folle, dans la mesure où j’étais cassé en deux. Je souffrais d’une vertèbre froissée à la suite d’une chute dans Paris-Nice. J’étais vraiment brisé, mais, avec le maillot de champion du monde sur les épaules, il n’était pas question pour moi de laisser filer la victoire.
LangueFrançais
Date de sortie23 août 2019
ISBN9782390093510
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    Aperçu du livre

    Eddy Merckx, on m'appelait le Cannibale - Stéphane Thirion

    Ickx

    Avant-propos

    Dans la salle à manger, la vieille radio à l’antenne sans cesse raccommodée crépitait ses informations. Luc Varenne, le reporter de la Radio Télévision Belge, hurlait. Mon père était collé contre l’appareil, savourant chaque phrase du légendaire journaliste. C’était mon premier souvenir d’Eddy Merckx, la première fois que j’entendais son nom. Varenne, lui, était familier : « Allez mon petit, allez Eddy, on t’aime, continue, tu vas gagner ! »

    Dans mon esprit de gamin, j’imaginais qu’il devait être fascinant, ce Merckx, pour immobiliser mon paternel une après-midi entière alors qu’il n’avait qu’une passion, ou pres­que : le travail. Mais là, il y avait exception. Alors je n’eus qu’une ambition, à quatre ans : trouver un journal pour découvrir le visage de ce diable de Merckx. Et j’ai trouvé, j’en ai acheté d’autres, avec la permission parentale. Qu’est-ce qu’il était beau ! Et puis tout le monde en parlait. Il n’y avait pas une discussion, au village ou ailleurs, sans parler de lui. Je ne savais pas encore lire, mais j’ai vite appris, et en particulier toutes les consonnes de ce patronyme impro­nonçable. Je me souviens parfaitement de cette réflexion : « Il a de la chance Luc Varenne, quel beau métier » ? Cet homme exceptionnel, pionnier de l’information sportive à la radio belge, suscita bien des vocations, jusqu’en France, où Thierry Roland, pilier du football sur TFl, n’hésita jamais à dire qu’il s’était inspiré du commentateur belge. Imaginez donc, suivre Merckx dans ses exploits à travers les routes de France, ce pays dont mes parents me parlaient tout le temps en me promettant de m’y emmener pour les vacances quand les économies le permettraient ! Puis, quelques années plus tard, à l’invitation d’un oncle passionné de cyclisme, mais qui possédait, surtout, l’indispensable téléviseur, j’ai vu les ima­ges. C’était fabuleux. Alors, comme tous les enfants, je suis monté sur mon vélo bleu et je me suis pris pour lui. Dans le village, on montait l’Aspin, on sprintait au Parc des Princes. Trente ans plus tard, me voilà aussi excité devant un écran d’ordinateur pour coucher à l’encre de ma passion soixante ans de la vie d’un être d’exception dont quantité d’auteurs avant moi, avec talent et érudition, ont décorti­qué les exploits. Dans cet ouvrage, nous avons décidé, en accord avec son épouse Claudine, de montrer, en plus de ses exploits sportifs, la face intime du champion. Je rends grâce à mon père, malheureusement parti trop tôt, de m’avoir transmis le « virus Merckx » et, surtout, de m’avoir enseigné le français à coups de règles en métal sur les fesses, en parti­culier pour l’accord des verbes pronominaux.

    Prologue

    Tout a-t-il été dit sur Eddy Merckx ? Le Bruxellois a, en tout cas, sollicité la plume de plusieurs passionnés de cyclisme, d’éminents confrères qui eurent l’immense bon­heur de couvrir le Tour de France, le Giro et tout le reste pendant que le « Cannibale » écrasait tout sur son passage. Heureux hommes que ceux-là, dans les années d’or, à tous les égards ! Le petit écran était encore discret et les journa­listes moins nombreux, à l’instar des véhicules. Ils purent donc suivre, ou tenter de le faire, au prix de conduites dan­gereuses, le maillot jaune volant dans les descentes de cols, scruter son visage de champion, admirer son panache, se gaver de moments inoubliables que le sport d’aujourd’hui génère par intermittence. Raconter l’indescriptible, susci­ter le rêve, comme le faisait si bien Luc Varenne avec son enthousiasme contagieux. Varenne pouvait exagérer à pro­pos des écarts en course, créer un faux suspense, tenir des heures sur antenne sans faiblir. Un génie de l’information, l’égal d’Eddy sur sa bicyclette.

    Aujourd’hui, le rêve a un peu disparu car la télévision ne laisse passer aucun geste, aucun rictus de souffrance, aucun exploit, aucune défaillance. Les champions sont forcément moins mythiques. Est-ce pour l’une de ces raisons que Merckx, vingt-huit ans après avoir raccroché son vélo au clou, demeure une légende vivante du sport mondial ? L’an­née 2005, celle de ses soixante ans, a permis de mesurer son extraordinaire popularité à travers des hommages exprimés un peu partout, l’occasion pour beaucoup de revoir quel­ques images, furtives mais exceptionnelles, de ses nombreux exploits. Les nostalgiques en ont eu pour leur argent, mais il n’y a pas eu qu’eux. Aujourd’hui encore, Eddy Merckx est sollicité par des enfants pour un autographe, des enfants qui n’ont forcément pas connu le champion. C’est dire si leurs parents continuent à en parler, à entretenir les souvenirs et le mythe. Quand un gamin s’extasie devant un exploit de Tom Boonen, il se trouve toujours un adulte pour rappeler « que dans le temps, Eddy avait gagné ceci et cela » et pour montrer une photo, un article de presse jauni, des clichés avec le roi Baudouin, le Pape et tant d’autres personnali­tés...

    Alors, en consultant le passé et ces pages jaunies, on se dit, en effet, que tout a été dit sur Eddy. Enfin, pas tout à fait. Et ce n’est pas prétentieux de l’affirmer. À soixante ans, l’homme mûr est plus bavard, il ressent le besoin d’offrir un éclairage différent sur sa vie. Et pas seulement sur sa vie de champion. Comme un témoignage pour la postérité, pour les enfants à qui il offre des autographes, pour ses cinq petits-enfants qui galopent dans la vaste demeure de Meise, ces souvenirs d’Eddy Merckx ont valeur de testament, tel un miroir constellé d’étoiles sur une vie hors du commun. « Après, je ne veux plus parler de moi », nous avait-il dit en acceptant le projet de cet ouvrage. Or, dans ces pages, Eddy parle de lui et ses proches parlent d’Eddy, avec une tendresse et une affection qui révèlent des qualités indisso­ciables chez ce personnage culte : une générosité extrême, une sensibilité à fleur de peau et une fidélité sans faille pour ceux qu’il aime. Et qu’il a aimé, comme son père Jules, dont la personnalité et l’ombre dominent les conversations et les souvenirs. De son enfance en passant par sa carrière sportive et par son boulot de patron d’entreprise, « Tout Eddy » retrace une vie pleine, donne la parole à des person­nes indissociables de son destin.

    Après, tout sera dit, même si la mémoire est sélective, qu’elle retient certaines émotions, en oublie d’autres. C’est pourquoi il n’est jamais superflu de parler d’Eddy Merckx. Ce récit prétend évoquer davantage l’homme que le cham­pion dont les puristes et les fans connaissent le palmarès par cœur. Évoquer Merckx comme père, fils, ami, époux, grand-père, frère en toute simplicité, à son image, rayon­nante de jeunesse et d’amour pour les autres...

    Un surnom : « Tour de France »

    Mes parents m’ont souvent raconté les plaines du Brabant de leur enfance. Ils les disaient torrides en été, brumeuses et silencieuses en hiver. Ils aimaient aussi leur sérénité. Mon père et ma mère étaient originaires de Meensel-Kiezegem, deux hameaux réunis pour l’éternité par les cartographes et qui constituent un échantillon de la Hesbaye, cette riche terre argileuse qui offre le houblon aux brasseurs de Louvain et la betterave aux sucriers de Tirlemont. C’est là que je suis né, le 17 juin 1945, au numéro 29 de la Tieltstraat.

    Ma mère a accouché à la maison avec l’aide des voisines et d’une sage-femme réputée. Mais cela ne s’est pas passé sans mal. Je tardais à venir et le médecin de la famille, arrivé au dernier moment, a constaté qu’il faudrait utiliser des « fers » pour soulager maman.

    Si vous regardez bien mon front, vous verrez les marques indélébiles d’un accouchement dont ma mère s’est souve­nue longtemps, comme s’il s’était passé la veille.

    Notre maison était modeste, elle était entourée d’arbres fruitiers multicolores, d’où nous parvenaient les chants des oiseaux. En été, sous le soleil, les cerises abondaient : elles étaient la promesse de belles récoltes.

    C’était, enfin, le retour du bonheur, car la guerre, qui venait à peine de se terminer, ne nous avait pas épargnés. Un de mes oncles n’était pas rentré d’un camp de concen­tration, un autre en était revenu par miracle, mais invalide.

    Sept enfants d’un côté, onze de l’autre : mes parents, Jenny et Jules Merckx, provenaient de familles nombreuses où la solidarité n’était pas un vain mot, le labeur non plus. Les vergers des propriétés de mes grands-parents se touchaient et la rencontre de Jenny et Jules était dès lors presque iné­vitable.

    À Meensel-Kiezegem, les fermes étaient des endroits fan­tastiques pour l’épanouissement des enfants.

    On y ramassait les fruits au gré des saisons, on fanait le foin, on moissonnait le blé, l’orge, le seigle. Les enfants s’occupaient aussi des veaux, des cochons. Je savourais le travail à la campagne, l’air pur et tous ces petits bonheurs si intenses.

    Gamin, j’étais un inconditionnel des vacances chez mes grands-mères, dans ces fermes familiales. J’y adorais le con­tact avec la nature et aussi faire le pitre avec les garnements du coin quand j’y retournais. Car un an après ma naissance, mes parents avaient quitté la campagne. Mon père voulait échapper à la solitude du travail des champs en devenant menuisier dans une entreprise de Louvain. Mais son patron le méprisait. Il était très malheureux. Sans le savoir, il avait besoin de contacts et d’une vie plus mouvementée. Quand sa belle-sœur lui proposa la reprise d’un magasin d’alimen­tation, à Woluwe-Saint-Pierre, dans la banlieue cossue de Bruxelles, notre destin se joua. Mes parents abandonnèrent ainsi, après de longues discussions, l’entreprise de menui­serie et la ville de Louvain pour débarquer sur la coquette place des Bouvreuils. J’avais tout juste un an.

    Les débuts furent difficiles, surtout pour mon père. Il ne parlait pas un mot de français et la plupart des clients s’ex­primaient dans cette langue que maman, en revanche, maî­trisait parfaitement. Maman servait les clients, mon père, quant à lui, assurait l’approvisionnement des marchandi­ses. Il voyageait dans toute la ville pour garnir ses étals. La bonne humeur du couple et son envie de contenter le client résonnaient aux quatre coins de Woluwé. L’épicerie devint bien vite un point de passage obligé. Dans la maison, nous n’avions pas trop de place. Les pièces étaient étroites. Le rez-de-chaussée était destiné au magasin. Avec mes parents, nous vivions à l’étage. Pour augmenter nos revenus, nous louions aussi l’une des chambres à un homme mystérieux, bruyant la nuit. La maison s’avéra plus étroite encore avec la naissance de Michel et de Micheline, les jumeaux. Nous dormions souvent tous dans la même chambre. Mon petit frère et ma petite sœur me réveillaient par leurs cris et leurs pleurs. Quand les vacances approchaient, je n’avais qu’une hâte : retourner à Meensel-Kiezegem, dans les fermes, me défouler, courir, jouer avec mes copains, mes cousins, mes cousines.

    L’épicerie avait de plus en plus d’allure. Mes parents récol­taient le fruit de leur travail. L’énigmatique locataire finit par s’en aller. Mon père décida alors d’agrandir la maison en investissant ses bénéfices dans la rénovation du bâtiment. Au fil du temps, chacun eut sa chambre, la salle à manger n’était plus la pièce unique, le confort s’installait. Dehors, il régnait une ambiance festive. On parlait d’Europe, Bruxel­les chantait Brel et l’inverse, la capitale vivait les fastes de l’Expo ‘58.

    Comme tous les enfants, je grandissais... et pas forcé­ment en sagesse. Je débordais tellement d’énergie que j’ac­cumulais les bêtises, recevant en retour les fessées du pater­nel. Car des baffes, j’en ai pris. La plus sérieuse intervint le jour où mon petit frère m’envoya une paire de ciseaux au visage. Mon père, pensant que c’était moi qui l’avais lan­cée, me donna une sévère correction. Mais peu importe : aujourd’hui, il y a prescription...

    Pour canaliser ma fougue, je me dépensais sans compter, en particulier sur mon petit vélo. Je fonçais sans regarder, je roulais inlassablement. Les adultes, ahuris, attendaient pres­que avec plaisir mes sorties et, bien vite, ils m’affublèrent d’un surnom : « Tour de France ».

    Le Ket

    Donc, je n’étais pas un enfant de chœur, mais plutôt un sale « ket » remuant, qui lassait ses parents, pris par un tra­vail harassant. Mon père n’était pas un homme de dialogue. La plupart du temps, il préférait la gifle à un long discours. Mais j’assumais mes actes. J’acceptais la sanction car je mesurais les conséquences de ceux-ci.

    J’étais un gamin tout en muscles. Tout naturellement, le sport était devenu rapidement mon exutoire. Outre le vélo, je n’étais pas maladroit en football et encore moins en basket-ball. Le sport me plaisait, le contact avec les équipiers aussi. Je me « défoulais » ainsi du matin au soir, sur le chemin de l’école, à la récréation, en rentrant à la mai­son, après mes devoirs, après avoir fini d’aider au magasin. J’étais le plus souvent possible dans la rue pour taper dans la balle ou faire du vélo. C’est comme cela que je canalisais mon énergie débordante, sans tomber dans les travers de ces mauvais garçons qui cherchaient, en se bagarrant, à évacuer leur trop-plein de vitalité.

    Les vacances chez mes grands-parents s’apparentaient à des instants d’un bonheur rare. La cueillette des fruits, la moisson des céréales, les bêtes à soigner en compagnie de mes cousins et cousines... En face de la maison où j’étais né, il y avait un bistrot et, juste à côté, une salle de bal où, le samedi, on jouait de l’orgue de barbarie. Nous, les enfants, nous regardions les adultes danser, nous sifflions les mélo­dies mais nous commencions aussi à transgresser les inter­dits. C’était le temps de ma première cigarette, du tabac roulé dans du papier, de la tête qui tourne, des nausées, le tout lié à un certain plaisir que je n’oublierai jamais.

    À la maison de Woluwé, l’activité ne cessait jamais. Michel et Micheline rentraient à la « grande école » néerlandophone, tandis que je suivais l’enseignement francophone. Cette con­fusion des langues dans l’intimité familiale ne dérangeait personne, au contraire. En tant qu’aîné, comme mes parents aimaient à me le rappeler, je voyais diverses tâches domesti­ques s’ajouter à mes devoirs scolaires et aux loisirs sportifs que j’aurais voulu plus nombreux encore. Le dimanche, pendant que mes copains jouaient, j’étais réveillé de bonne heure : le jour était particulier dans l’épicerie, la recette serait bonne, car les autres commerces étaient fermés. Petit garçon, j’appre­nais à couper la charcuterie, le fromage, à peser les fruits, à servir le client, à compter, à emballer les commissions, à sou­rire, à dire bonjour et merci. Mais mon humeur n’était pas toujours au beau fixe. Surtout quand la porte de la boutique restait ouverte en permanence, laissant pénétrer les voix de mes camarades jouant sur la place, le bruit des ballons, les cris de victoire. Alors, une fois ma tâche terminée, pour éli­miner un trop-plein d’énergie accumulé derrière le comptoir, j’enfourchais mon vélo. Dès qu’une moto passait dans la rue, je fonçais derrière elle pour essayer de la rattraper.

    Michel et Micheline, plus sages, assistaient, étonnés, à mes frasques. Ils me regardaient user les pneus de mon vélo en freinant à la dernière minute, éclater un ballon en shoo­tant ou rentrer avec mes vêtements déchirés. À l’époque, je jouais au football au White Star et au basket au « Chant d’Oiseau », sans cesser le vélo. Je ne le savais pas encore, même si je le pressentais : j’étais incontestablement doué pour l’effort physique, j’étais également obsédé par la com­pétition. Perdre ne faisait pas partie de mon vocabulaire.

    Débordés de travail, mes parents avaient peu de temps libre. Mon père s’intéressait pourtant aux sports, qu’il sui­vait via la radio et les journaux. En vélo, il était supporté de Jef Schiels, mais surtout de Guillaume Michiels, mon futur soigneur. La maman de Guillaume faisait le ménage à l’épicerie. Par sympathie, nous soutenions tous, à la maison, son fiston dont elle était si fière. Mes parents m’emmenaient voir Guillaume courir. C’est là que j’ai découvert les odeurs, les bruits de la course, que j’ai vu, pour la première fois, s’imprimer sur un visage les marques de la souffrance due à l’effort physique.

    De plus, à l’époque, j’étais, comme de nombreux Belges, un grand admirateur de Stan Ockers. On ne parlait que de lui et, surtout, il participait à la compétition dont le nom résonnait avec magie dans les foyers : le Tour de France. À la radio, les reporters s’enflammaient pour Ockers car il était le seul belge capable, peut-être, de remporter l’épreuve. On attendait cela depuis 1939, en Belgique. Je suivais toutes les victoires et tous les échecs de mon idole. Quand il a été sacré champion du monde, à Rome, en 1955, quel éblouissement de le découvrir à la une des journaux, après avoir entendu Luc Varenne s’exalter sur les ondes. Malgré tout son travail, je le répète, mon père suivait de près l’actualité cycliste et, surtout, il ne ratait aucune des étapes du Tour.

    On pourrait croire que j’ai attrapé le « virus » à ce moment-là mais c’est beaucoup plus simple que cela : c’était une vocation. Moi aussi, je voulais être cycliste profession­nel, même si, quand j’avais douze ans, après avoir joué un match de football dans les buts, quelqu’un m’avait dit que j’avais « un trop gros cul » pour faire du vélo ! C’est vrai que j’étais bien enveloppé quand j’étais plus jeune. J’ai grandi plus tard, d’un seul coup, tout en restant costaud. Mais quand on est gamin, on peut rêver. On doit rêver !

    Espiègle, je manquais rarement une occasion de me faire remarquer. Pourtant, je savais aussi respecter sans rechigner l’autorité parentale. Par exemple, je m’excusais toujours quand j’avais le sentiment d’avoir fauté. Mon père, sévère, honnête, juste mais timide, ne parlait pas beaucoup. Ses colères étaient poivrées, mais brèves, car il savait que je ne refusais jamais le travail à la boutique. Je mesurais la chance que j’avais. Je n’étais pas un gamin de la rue sans le sou : une épicerie comme celle que nous possédions, ce n’était pas n’importe quoi. Beaucoup de mes camarades de jeu et de classe jouaient au tennis et surtout au hockey. Le vélo ? Impensable ! Un moyen de transport, tout au plus, avec les désagréments que cela suppose inévitablement quand on respire les fumées des pots d’échappement, lorsqu’on cir­cule au milieu des rails de tram qui provoquaient la chute. Mes parents, certes à l’aise financièrement — mais sans plus, car si je n’ai manqué de rien, je n’ai jamais perçu, petit, la sensation de la richesse — étaient donc à cent lieues d’imagi­ner que leur fiston ferait du vélo un métier. D’autant qu’ils avaient rarement le temps de jeter un œil dehors pour me voir zigzaguer audacieusement entre les véhicules

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