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Yukio, sur le chemin: Une romance poétique
Yukio, sur le chemin: Une romance poétique
Yukio, sur le chemin: Une romance poétique
Livre électronique354 pages4 heures

Yukio, sur le chemin: Une romance poétique

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À propos de ce livre électronique

Sur un bateau perdu sur l'océan, rêves et réalité s'entremêlent...

Nous retrouvons l’homme-haïku de Ushuaia, dernier mot d’amour, mais aussi Richard, maître de l’industrie pharmaceutique, passionnément épris de son épouse. Sur le paquebot voguant vers Ushuaia, les éléments se déchaînent. Mais qui mène réellement la danse, sinon le maître de la Vague qui rôde autour de Douce Wuitcheurd pour cette histoire d’amour à la japonaise ?
Voici la suite d'Ushuaia, dernier mot d'amour.

Un roman d'amour intriguant, à la frontière du fantastique et de l'enquête policière.

EXTRAIT

Quand le vent soulève le sable du désert, les esprits font chanter les dunes. Après la fête des Âmes, le 6e jour de la 7e lune, ils regagnent leur demeure. Ce soir sur le navire, tandis que s’élèvent les notes du pianiste Mortimer de Kerméran, le silence souffle entre les rafales des gerbes d’écume et s’empare du paysage enveloppé d’évanescences pour le dissoudre dans d’infinies solitudes. Au moment où Le Fugitif croise un chalutier, Yukio fait brûler l’aloès. La Vague lui obéit. En prenant une poignée de cendre, il reconnaît le murmure et regagne le pont. Des poissons volants rasent les flots

À PROPOS DE L'AUTEUR

Irène Moreau d’Escrières a écrit de nombreux romans et récits de voyage, édités entre 2010 et 2016. Comme Asmahane, l’une de ses premières héroïnes, elle est née dans les vents de sable, à l’heure où chante le muezzin, en avril, à Constantine, en Algérie.

Son âme n’est pas seulement religieuse, elle est deux fois mystique, nourrie aux merveilles du christianisme et de l’islam. Ses personnages reviennent au fil des pages, tantôt héros principal, tantôt secondaire, visible ou invisible, constituant l’ensemble littéraire réuni sous le titre Les Cérébrantes, une prose poétique oscillant entre le rêve et la réalité féerique.

Après des études de Lettres et de Philosophie à Aix-en-Provence, Irène Moreau d’Escrières a séjourné aux Antilles Françaises, Guadeloupe et Martinique, puis en Polynésie Française, à Tahiti. Si une biographie s’inscrit dans le réel, l’authentique biographie de l’écrivain s’enracine dans son écriture, reflet de l’âme.
LangueFrançais
ÉditeurEncre Rouge
Date de sortie12 févr. 2018
ISBN9791096004560
Yukio, sur le chemin: Une romance poétique

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    Aperçu du livre

    Yukio, sur le chemin - Irène Moreau d'Escrières

    cover.jpg

    Irène Moreau d’Escrières

    YUKIO

    SUR LE CHEMIN

    Roman

    Cet ouvrage a été composé par les Éditions Encre Rouge

    img1.jpg ®

    7, rue du 11 novembre – 66680 Canohes

    Mail : contact.encrerouge@gmail.com

    ISBN papier : 979-10-96004-55-3

    ISBN numérique : 979-10-96004-56-0

    DU MÊME AUTEUR

    Ushuaia, dernier mot d’amour, Éditions Encre rouge (2016).

    Aux Éditions EDILIVRE

    Asmahane ou la saison médiante (roman, 2010).

    Cette obscure clarté qui tombe des étoiles (roman, 2010).

    Zénithales (roman, 2010).

    Le Voyageur anérète (roman, 2011).

    Lave de fond (roman, suite du Voyageur anérète, 2011).

    Les Jardins du désert (Conte d’hier et d’aujourd’hui, 2011).

    Déferlantes, suivi de Lettres à Vincent, Poèmes à Dieu (poésie, 2011).

    Essaouira, du bleu mélancolie (roman, 2011).

    Les Métamorphoses discrètes (nouvelles, 2011).

    Mon démon Siméon (roman, 2012).

    Les Cérébrantes  (trilogie, 2012).

     I. L’Âme au Bois dormant

     II. La Mémoire d’Orphée

     III. L’Ordre des Sables

    Confidences d’une étoile  (roman, 2012).

    Le Sang de la Salamandre (roman, 2012).

    Trois destins (roman, 2012).

    Le Roi de Cœur noir (roman, suite du Sang de la Salamandre, 2012).

    Ève, la lune et moi (roman, 2012).

    Vagabondes aux Tuamotu (récit de voyage, 2013).

    Reflets de Marrakech (roman, 2013).

    La  Mémoire bleue (biographie, 2013).

    Bandits corses et bergers de féérie (récit de voyage, 2013).

    Comment l’école engendra la folie de Tahiata Mélusel (2014).

    Les Forges d’Héphaïstos, Entretiens avec Philippe Heurcelance (2016).

    De Pétra à Jérusalem, Tome 1 (récit de voyage, 2016).

    De Pétra à Jérusalem, Tome II, Écoute, Jérusalem (2016).

    Chez d’autres éditeurs

    Abyssales (poésie, La Pensée Universelle, 1982).

    La Croisière zen (roman, Éditions Bénévent, 2003).

    1

    Gants de dentelle blanche

    Ombre verte du vieux cèdre

    Rire du papillon

    La pleine lune d’automne avait poussé Yukio à la mélancolie. Face à la grande pagode du temple à cinq étages, au son de l’horloge du bureau de Kyōto, tant de fois il avait songé à ce voyage vers la grande île au-delà des mers de glace ! Mains gantées de dentelle blanche, la petite fille du Mont-Lune apparaîtrait, comme ce jour de mai, sous le vieux cèdre de Yakushima, quand le battement d’ailes du papillon avait illuminé le silence et que le regard de ce visage virginal s’était attaché à lui pour faire partie de ses propres yeux...

    Les photographies en noir et blanc le regardent. Blouson de cuir et lunettes d’aviateur, l’aspirant-pilote Obayashi semble éternellement lié à ses frères d’armes. Avant de quitter sa famille, le soldat s’était coupé une mèche de cheveux, avait ceint le foulard blanc des samouraïs. La grand-mère avait préparé la ceinture aux mille points pour le protéger au combat. Grave et silencieux, il était parti affronter le Dragon volant, le monstre d’acier B-29, dernier né des bombardiers américains.

    Pour l’heure, après les obligations rituelles, Yukio songe à la Voie Lactée où vivent les dieux plus puissants que les hommes et plus légers que les oiseaux. Quand l’émeraude jaillit de l’arc-en-ciel du crépuscule, la cloche se met à sonner au monastère, lui rappelant la prophétie de sa famille.

    Dans le mythe de la Création, Izanami, « celle qui invite », est la sœur et la première femme du dieu Izanagi. Elle s’élança sur le Pont flottant du ciel pour s’unir à son frère. Pour ce rituel nuptial, le dieu devait tourner à gauche du pilier du palais, sa sœur à droite. Or, la déesse parla la première, et de leur union naquit le Monstre-Sangsue qu’ils abandonnèrent aux flots dans une barque de joncs. Que « l’île d’écume », leur deuxième enfant, fût également difforme, les stupéfia, et les dieux interrogés répondirent que seul l’homme doit initier la demande en mariage. Alors, de leur nouvelle union naquirent les Ohoyashima, les huit grandes îles de l’archipel. Mais la légende familiale affirme que le Monstre a engendré la pire humanité de pilleurs du monde. Depuis les temps immémoriaux, la Société Internationale du Pan d’Or tourmente le globe. Yukio est l’enfant de la prophétie. Maîtriser le Monstre et conquérir la dame du Mont-Lune, tel est son destin.

    Yukio connaît la Bête. Il a croisé le maître de la SIPO et ses somptueuses égéries. Aussi, chaque fois qu’il quitte Kyōto, allume-t-il la baguette d’encens que faisait brûler sa grand-mère avant de conter les rites shintos…

    Mais ce soir, voici que dans un son de perles, la porte s’entrouvre sur la secrétaire Sachiko qui dépose une grande enveloppe et repart en silence. Yukio ouvre le pli : la chambre est réservée à l’hôtel de Santiago du Chili. L’antiquaire sera au rendez-vous. Avions, trains, taxis, hélicoptères, tout est prêt. Embarquement à Rio de Janeiro sur Le Fugitif, dans une suite du neuvième étage, mitoyenne à celle de ses grands-parents et des délégations de la SIPO. Sa sœur aînée l’attend à Rio. Le rendez-vous avec « l’étoile russe » est fixé à midi à Copacabana, près de la plage en demi-lune. L’Irlandaise et la Galloise négocieront films et documents.

    Quand Yukio feuillete le dossier, sa mémoire l’emmène vers le jizō de pierre, et un souvenir le submerge, qui remonte d’avant le temps d’avant : deux garçons jouent de l’épée sur un rocher. Ce souvenir est en même temps le sien et celui d’un autre, et se confond avec l’herbier du coffret de santal. Car le grand-père possède l’Herbier de féérie. Des jours durant, avec l’oncle Komatzu et Maître Shibata, le seigneur Matsuda avait arpenté les chemins de montagne pour trouver la fleur aux quatre pétales. Ils étaient allés dans le soleil et le brouillard vers les hauts plateaux pour quérir le Pavot bleu de l’Himalaya. Ils avaient frôlé les précipices, affronté le gel et le vent glacé à des milliers de mètres d’altitude. Et quand le végétal avait disparu pour laisser place à l’herbe pâle, la fleur de satin avait surgi, un Coquelicot d’un bleu insoutenable, qui donnait l’extase. Mais celui que Yukio devra ramener d’au-delà les mers d’Amérique, la légende du Mont-Lune le nomme Fleur du zénith.

    Il glisse les papiers dans sa sacoche, referme le cadenas, enfile son manteau noir, prend la mallette et ouvre le portillon du jardin qui garde la rémanence du papillon veiné d’opalescences. La petite fille qui s’apprête à partir pour Ushuaia y a laissé sa fulgurante clarté, au point que dans la cour de l’école, un matin, les garçons jouaient à cache-cache en criant maadakai, « es-tu prêt ? », et les autres répondaient madadayo, « pas encore ». En ce temps-là, garçons et filles étaient séparés. Pourtant, elle était apparue dans la rumeur du saule au souffle du printemps, chuchotant « Ukiyo » au papillon venu se poser sur sa main. Yukio gardait le goût du parfum sur ses lèvres et le souvenir du battement d’ailes dans la luminosité.

    La vision hantait ses nuits : il devenait le papillon de l’enfant au regard bleu. Dans la demeure de sa grand-mère, près des cloisons de papier opaque, il s’agenouillait sur la natte, devant la fenêtre. Le rêve surgissait dans le bruissement de soie de sa mère, la rumeur de la rivière, le jeu fantasque des nuages. Ces cascades d’émotions le laissaient songeur. L’enfant était une partie de sa conscience, elle grandissait doucement au fil du temps qui passe, fluide et transparente, telle l’estampe née d’un coup de plume. Ce n’était pas une amie imaginaire, l’oiseau l’avertissait de sa venue, la lune, le murmure aussi. Quelquefois il la voyait sortir de la page d’un livre, du coquelicot peint sur le paravent, il vivait dans la douceur de la chevelure si longue et si soyeuse de ce fantôme souriant. L’idée de ne jamais la revoir l’effleurait parfois, mais la demoiselle aux yeux bleus revenait émerveiller ses occupations quotidiennes pour susurrer qu’elle l’aimait éternellement. C’était à l’heure poétique, quand il n’y avait pas de bruit, à la vue d’un paysage que le vent caressait de mélancolie, sous une lune voilée par la brume de la rivière, quand tombaient les flocons de neige, qu’il jouait avec ses frères, au son de la cloche du monastère, sous un ciel d’hiver pluvieux.

    Enfin, arrive ce voyage ! Il se réjouit de retrouver sa sœur aînée. Leur dernière rencontre remonte aux funérailles de l’oncle Komatzu. Masami ne cesse ses prières pour ses sœurs et frères, Tanaka l’aîné neurochirurgien, Oshima pilote de ligne, Futoshi avocat. Yukio, le benjamin, surveille la puissante SIPO, la Société dont la trilogie Les Cérébrantes a révélé l’existence lors de l’attentat contre la Tour du Pan d’Or dans les années 1980. Avec ses cousins Hotaka, Shintarō et Yasunari, Yukio reste fidèle à la tradition enseignée par son grand-père le seigneur Matsuda, l’oncle Komatzu, et Maître Shibata dont le fils, officier de l’amiral de la flotte aéronavale, avait préparé la tactique des missions-suicide pendant la Seconde Guerre mondiale.

    C’est pourquoi, après avoir fréquenté les écoles de jiujitsu, Yukio maîtrise l’art de projection et d’immobilisation. La voie du guerrier est la voie royale de la bravoure, l’art de la paix par la maîtrise de soi. Grâce au karaté, il est passé maître dans l’art du ninjutsu, ou de l’espionnage. Il a obtenu la ceinture noire de judo, atteint le 9e dan, chiffre céleste. Il maîtrise le karaté et l’aïkido. Le kyūdō n’a aucun secret pour lui : dans l’art du tir à l’arc, le moi s’abandonne pour faire un avec la flèche et la cible, dans une réalisation mystique. Yukio est un expert en réanimation d’urgence. Sans aller jusqu’à dire qu’il connaît le rituel sophistiqué pour se faire seppuku, il peut expliquer à l’ennemi comment se percer l’abdomen à l’aide d’un sabre court. C’est un grand sabreur, son épée est rapide et précise. Le devoir le pousse, et dans les trains, les bateaux et les avions qui sont ses lieux de vie, il poursuit ses filatures en blouson noir ou costume cravaté, mais c’est d’abord un poète qui se meut dans les rêves, pratique les danses religieuses et l’art du bonsaï.

    Avec le Maître des mirages, son grand-père et son oncle lui ont confié les secrets du rituel inscrit dans les chroniques des Navigateurs perdus. Il possède le talisman qui chante, dont l’élue des Écrits d’Hier est l’héritière. Lui seul lui rendra l’émeraude et lui passera la robe de soie comme neige brodée de lotus d’or... Il faut dire que sa famille remonte aux samouraïs des temps héroïques. Ils ont respecté le code d’honneur, transformant le bushidō en budō. Bu, arrêter la lance pour faire cesser l’action des armes, ainsi que l’enseigne le Bouddha. Tous ceux de son clan ont l’esprit de sacrifice, ils ont fait partie du Corps spécial du Vent providentiel et possèdent les qualités de maîtrise de soi, de sang-froid, de discipline et de dévouement à l’empereur. Encore élève au Lycée supérieur de Shizuoka, au pied du Mont Fuji, le fils aîné de Maître Shibata s’est engagé en 1943 dans la Marine impériale. Il a donné sa vie.

    Pour sa mission, cette année 2000, Yukio s’est donc livré à un entraînement intensif. Sa mémoire remonte bien au-delà des duels du Moyen Âge, car il doit triompher du Monstre-Sangsue. Quand son grand-père évoquait le maître de la SIPO, il imaginait un gigantesque serpent aux yeux ardents, griffes de lion et ailes de chauve-souris, crachant le feu, mais il sait maintenant reconnaître les descendants de la Bête. Il s’était senti frère de Siegfried quand son grand-père lui avait conté comment, baigné dans le sang du dragon, le héros nordique avait soudain compris la langue des oiseaux, qui est celle du Ciel.

    Avant de quitter l’archipel, il a profité d’une mission à Nagoya pour revoir les armures du musée. Tout cela, y compris le bandeau de résolution du kamikaze, reste associé à l’enfant aux gants de dentelle blanche, ouvrant le Cahier au clair de lune. Chaque soir, il contemple les calligraphies des nuages, et dès que le vent se lève, il replonge dans le Rêve. S’il veut honorer les dragons, il doit rassembler le noir, le blanc, le jaune et le rouge désireux d’être remerciés pour les fleurs et les saisons. Le long de ce périple, le seigneur Matsuda et dame Nakashima, seront assistés par Mika la chouette, aidés du chat roux aux longues moustaches et de l’Envoûteur. Si Dios quiere ! Dès son plus jeune âge, Yukio a conçu ce dessein : entrer dans la légende du Mont-Lune. La pleine lune va briller sur la mer, et à l’autre bout du monde l’Enfant des Écrits d’Hier s’apprête à quitter son île du Pacifique.

    2

    Papillon flottant

    Oiseau au-dessus des flots

    Long signe d’adieu

    Avec autant de dextérité que le grand Hokusai dessinant sur un grain de riz deux moineaux prenant leur envol, Monsieur Obayashi Yukio a rangé l’encrier de bois et fermé le coffre de santal du cabinet de lecture, laqué de noir comme un miroir. Il va quitter la rivière parée de feuilles d’érable, s’éloigner de la cigogne, du vol des grues sauvages, et franchir le seuil du jardin. Pour les heures d’avion, il a choisi le livre sur le guerrier combattant pour la gloire des siens. Il a rangé dans sa valise le sachet de soie contenant la mèche de cheveux du samouraï, l’émeraude qui chante, la calligraphie du poème et le Pavot bleu de l’Himalaya, la clochette séculaire, la fiole à remplir aux Chutes d’Iguaçu, la branche de prunier, l’éventail au miroir, la croix d’or du Mont-Lune et l’Herbier de féérie.

    Aussi, impassible, fait-il coulisser la grille du sentier de galets blancs, et emprunte-t-il résolument le pont à claire-voie où passe si souvent sa nourrice Kayoko. « Tiens donc ! » fait-il en souriant… Les buissons d’azalées et de chrysanthèmes frémissent près des bambous, les pigeons multiplient leurs roucoulements saccadés. Il dépasse la margelle du bassin où somnolent les poissons d’argent, lunes et vents d’automne, et longe le pavillon de thé. Qu’il était beau le miroir devant lequel sa mère laissait peigner ses longs cheveux ! L’aube a annoncé à dame Masako l’heure où les dieux ouvrent le pont de l’arc-en-ciel. Elle regarde avancer la longue silhouette de son fils en costume noir. La lanterne de pierre restera allumée jusqu’à son retour. Le chauffeur attend dans le soir près du portail.

    Yukio dit au revoir à l’intendant au visage émacié, le grand Shibata qui l’a vu naître et a pénétré le mystère des choses. Le Maître des mirages, qui honore les anciens dieux, lui a appris l’importance des vides et de la suggestion. Il fabrique des miroirs d’argent poli, ornés de dragons fleuris de délicates ciselures afin d’attraper leurs proies. Grâce à lui, Yukio a aimé les aventures des dieux, les récits des princes, les contes sur l’au-delà. Il sait que les rêves sont vrais, que bien des choses se passent en mode subtil lorsque le pinceau fait danser l’estampe. Une dernière fois, il admire le jeu des lumières du parc, dessiné par le jardinier aux sandales de paille et au large chapeau conique, qui fait sourire les saisons, en digne fils de Yuan-K‘o, l’immortel jardinier qui a le secret du ver à soie.

    Quelque temps plus tôt, quand il est allé se recueillir au cimetière, la mélancolie a guidé ses pas. Quand le papillon bleu est venu se poser sur la dalle du tombeau de l’oncle Komatzu, Yukio a reconnu le signe : plus besoin de reprendre la route de Tokaido. Si d’aventure les huit cents myriades de dieux sont de son côté avec le dragon de feu qui déploie son corps sur huit vallées et huit collines, le moment est venu. Tant de fois, il a comparé l’enfant du songe à la joyeuse Benten, l’une des sept déesses du bonheur, vainquant par la douceur le dragon d’Enoshina !

    Ce soir, la lune blottie dans un nuage rêve au-dessus du château fortifié et du palais de plaisance, détruits par les guerres et les incendies, hélas invisibles aux yeux de chair. Mais dans la lumière du cèdre, l’enfant murmure toujours : « Ukiyo, instabilité de ce monde », et Yukio s’apprête au voyage vers la grande île au-delà des mers de glace, tandis que revient la voix du Maître : « Sois digne de tes ancêtres, assieds-toi sur les racines. N’oublie pas l’idéogramme de l’Homme, et demande-toi quel était ton visage avant d’être né ». Et puis, comment oublier l’oncle Komatzu de l’autre côté du monde ?

    ⸺ Deux dragons doivent s’unir en toi. L’idéogramme représente l’homme d’un trait vertical : l’arc du haut reçoit le ciel, celui d’en bas la terre. L’âme doit réunir en elle Ciel et Terre. Le dragon sans ailes porte l’énergie obscure, le feu violent de la terre. Le dragon ailé te nourrit de rosée céleste ; c’est l’énergie subtile du Maître de l’Ordre des Sables, des seigneurs Matsuda et de Shibata, qui unifient les contraires. Unir les dragons est le secret de l’initié. 

    Pour l’heure, l’attendent le désert d’Amérique du Sud, la forêt de conifères et de cactus. Ses grands-parents ont déjà pris la route pour le Chili où plane la miséricorde des dieux. Le seigneur Matsuda et dame Nakashima sont réunis sous l’égide du directeur de l’agence Tchouang de Tahiti, avec le groupe de touristes où se trouvera l’élue. Dans l’équipe du Fugitif, le commissaire Bertrand, l’officier Meyrant, le docteur Norblant, Arthur Delague, conférencier spécialiste des Mayas, et le père Palermo, l’exorciste argentin, sans compter les Tahitiens. Il y aura aussi le promoteur immobilier, Pierre-Jean Gaudran, qui a traversé « le désert dont on ne sort jamais », les contreforts himalayens où s’aventura Marco Polo. La petite étoile russe, les agents Blathnat Mac-Lir et sa coéquipière Blodeuweld Owen sont en route pour Rio de Janeiro. De son côté, la fillette s’apprête à partir pour Ushuaia. Certitude du destin en marche.

    Quand le griffon aux longs poils fauves sort de sa niche, Yukio caresse affectueusement son pelage. Le chauffeur attend son ordre pour le conduire à l’aéroport. Le brin d’herbe se dresse pour répondre à l’oiseau nocturne. Sur le seuil de la maison, à l’ombre de la serre aux plantes à fleurs blanches, après avoir rappelé la protection attachée à la famille, sa mère Masako et la vieille nourrice Kayoko font à Yukio un long signe d’adieu. Les pigeons roucoulent dans le colombier. Le chien lance un dernier jappement. Yukio prend place dans la voiture et disparaît dans la nuit.

    3

    Automate de marbre

    Labyrinthe au palais noir

    Du regard de feu

    Yukio ne peut oublier la rencontre au palais de Chax Castelnada. Le maître de la SIPO a établi son siège sur les ruines d’un ancien château de France, près des catacombes de la cathédrale de l’Ordre des Sables. La Terreur s’est acharnée dans ces cachots, après avoir détruit la chapelle pour y laisser des pics arborant des crânes humains. La cave à vin est maudite : à chaque pleine lune, et pour le 14 juillet, le maître des enfers se manifeste et réunit ses troupes. Dans les années 1980, ce capitaine d’industrie a érigé sa Tour du Pan d’Or, univers du spectacle attirant 400 postulantes par jour pour des concours de beauté. Sa plage privée de Floride est réputée : sa marina abrite les plus beaux yachts des célébrités de l’argent. En plus du cours de tennis, le parcours de golf est dessiné par un célèbre champion. Autour de la piscine se rassemblent ses éphèbes ; et les plus belles filles à taille de guêpe proposent aux invités des vins fins, des tapas et de la sangria. Ces créatures se définissent à hauteur de leur désir de possession. Leur regard vous sollicite, mais ne porte ni bienveillance ni bénédiction. Conçu par un architecte de renom, son hôtel particulier de Miami, donne dans le haut de gamme, protégé de gardes en uniforme, armes au ceinturon. Il est de notoriété publique qu’à l’instar des alcôves et baldaquins, les chambres des invités sont ornées de velours noir à fleurs rouges.

    Hérissé de statues de tous les démons du globe, le parc de Chax Castelnada possède un labyrinthe dont la réputation n’est plus à faire. Des échos résonnent à travers le feuillage, coups sourds et craquements de dessous-terre, murmures, soupirs, vapeurs et gémissements. Ceux qui en sont revenus évoquent Sodome et Gomorrhe, d’autres un volcan, une centrale nucléaire. Chacun y trouve ses démons, la peur est toujours irraisonnée. À ses soirées, dames et messieurs en tenue d’apparat mêlent les queues de pie aux ailes de chauve-souris. Suivis de ses « facteurs », tel un tigre à l’affût, Castelnada parcourt l’assistance, incitant ses invités aux plaisirs.

    Il est loin de rassembler les membres du kazoku, la noblesse du Japon. Nul ne peut croiser ici le descendant du prince Ōtsu, poète et fils d’un empereur du VIIe siècle, respecté pour ses belles lettres à dame Ishikawa. Geldadel, la vraie noblesse allemande, ne peut fréquenter ces endroits où le luxe tapageur remplace Edelmut, la noblesse de cœur. Aucun von Hohenheim-Holdmann ou von Stauffenbach, Prokhoroff ou Revkadamov, n’a pointé son pourpoint dans ce monde que la grâce a déserté. Point de philosophes ou de théologiens, ni Pierre-Ambroise Mortereau, ni Orion O’Heimdall, ni Sacar Agib Schahzaman ou Stanislas Missillac, encore moins Maxence-Archibald de Stelle-Despréaux{1}, dont la noblesse d’extraction est attestée par alchimie. Quand certains réussissent à s’y faufiler, leur mission est ardue. En salle de réunion, les experts débattent de sujets graves : comment développer des plaisirs lucratifs engendrant des conflits qui augmentent la courbe des profits ?

    Ce soir-là, le vin de Champagne coulait à flot, les festivités allaient bon train. Les rires dérapaient à propos de l’industrie des loisirs et du plaisir des entreprises, des femmes soumises à la mode, qui jettent l’argent des pauvres par la fenêtre, et les bousculades s’enchaînèrent dans la piscine autour de laquelle chacun donnait son avis sur la monarchie du Capital.

    À la façon de Voltaire se vantant de ne « respecter que les philosophes et vomir la populace », deux représentants de la France républicaine s’entretenaient d’une cérémonie d’adoubement profane. Face aux ricanements sur la sorcellerie financière, Yukio se taisait, songeant à ce que pouvait représenter pour eux la décapitation d’un roi, celui-ci étant censé, en tant que représentant du Ciel, être au-dessus du « marché ». Savaient-ils que le meurtre du roi avait engendré le rituel du sang ? Celui de Louis XVI avait été lancé à la foule, en guise de baptême satanique. Chez Castelnada, les rictus se transformaient en hurlements. Certains continuaient à discourir de sujets dont la mémoire de Yukio portait l’écho, d’autant que sa nature discrète ne se livrait pas à des propos superficiels. Quand le maestro agita sa baguette, et que le maître des lieux s’écria « Prestissimo ! », l’orchestre répandit sa musique. Tout le monde se mit à danser sur des rythmes endiablés.

    Mais au milieu des danseurs, sautillaient trois petites dames en rose Pompadour, à coups de cabrioles, pirouettes, ronds de jambes et entrechats, sur les conseils d’un maître de danse en pourpoint de velours, bas de soie et boucles d’argent aux souliers. Elles portaient un hennin, une robe de dentelle réalisée « à la façon », agrémentée d’un décolleté en carré, qui leur donnait un air médiéval. Ces petites Bretonnes avaient traversé l’espace-temps, en fées de Cendrillon, aussi légères que les nuages du printemps. Yukio avait reconnu les agents dormants, et la duchesse centenaire, aux colliers d’ambre de la Baltique et de cristal de Bohème et de Venise. Plongé dans ce murmure odorant, il sentit un frôlement...

    Quand il se retourna, il buta contre une femme somptueuse en tenue panthère. D’une noirceur étincelante, sa peau contrastait avec ses cheveux rouge-sang, ses longs cils s’allongeaient jusqu’à la trace de sourcils inexistants. De ses lèvres de feu s’échappait une lueur glacée. Quand elle approcha sa main,

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