Quelques fous: Recueil de nouvelles
Par Ligaran et Harry Alis
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Aperçu du livre
Quelques fous - Ligaran
EAN : 9782335047646
©Ligaran 2015
À mon cher et vieil ami
LE DOCTEUR HENRI BOUGIER
je dédie ces quelques études.
HARRY ALIS.
Paris, avril 1889.
Une Âme de ce Temps
L’hôtel de Beauchamp est situé au centre du quartier des Champs-Élysées. Deux immenses portes cochères formant aller et retour donnent accès dans une première cour. Le pan de mur qui sépare les baies est orné de bas-reliefs et surmonté d’une Cérès qui ouvre ses bras admirablement sculptés. Les portes, coupées de part et d’autre en paraboles, dessinent le piédestal de la statue, et cet ensemble décoratif est complété par les murs latéraux, où des divinités champêtres tendent vers la Cérès leurs mains chargées des présents de la terre. La cour intérieure est toute sablée, sauf un chemin pavé qui va de l’une à l’autre porte en décrivant une demi-circonférence dont l’extrême convexité touche le grand perron. La rampe de l’escalier de pierre et la marquise qui le recouvre sont en fer forgé d’une grâce de lignes et d’une délicatesse de travail merveilleuses. Lorsque les portes s’ouvrent pour laisser passer un landau armorié traîné par de magnifiques steppeurs, conduit par des cochers raidis dans leurs bottes à revers et que se révèlent la solennité de la cour, la majesté du péristyle où attendent deux laquais à culotte courte, il est impossible de n’avoir pas l’impression de quelque chose de grand et de mystérieux, pareil à ces temples indiens dont les entrées rarement s’entrebâillent à la vue des simples mortels.
Si l’on pénètre à l’intérieur de l’hôtel, cette impression s’accroît encore. Dès l’entrée apparaît un escalier monumental muni de rampes en fer forgé plus délicates que celle du dehors et qui décrivent des courbes gracieuses. Les murs sont cachés par des tapisseries de Flandre. Des laquais soulevant des tentures surgissent sur les côtés et débarrassent les visiteurs des objets superflus, qu’ils portent dans les antichambres. Deux tentures plus vastes, retenues par de lourdes embrasses, couvrent à demi les portes du salon où l’escalier aboutit.
Ce salon est la note triomphale de l’hôtel et l’on voit que tout a été disposé pour la gloire de cette pièce unique. C’est un énorme vaisseau, de la hauteur de quatre étages, sans fenêtres, où toute la clarté tombe d’une coupole de vieux vitraux, acquis à prix d’or dans un couvent d’Italie.
À la hauteur de chaque étage, une galerie ornée de balustres dessert les appartements. Les murs sont couverts de tapisseries sombres sur lesquelles des appliques de cuivre et d’acier plaquent des lueurs. Çà et là, comme négligemment mêlés, se dressent des feuillages élégants et parfois des fleurs aux couleurs crues, profilés au-dessus de vases gigantesques, à côté de statues blanches, solennelles. Dans cette vaste nef, il ne règne, en plein jour, qu’une demi-clarté pareille à celle des cathédrales : les couleurs de certaines fleurs et les reflets des métaux accrochent seuls et fixent d’abord le regard. Puis l’œil s’accoutume peu à peu et analyse les détails. Parfois, lorsqu’on fait glisser dans leurs rainures les deux immenses panneaux qui forment le fond, en face de l’entrée, une lumière éblouissante pénètre subitement dans le grand salon. Il semble d’abord qu’un rideau se soit levé sur une scène d’opéra : au premier plan, des draperies, gracieusement relevées, dominent l’encadrement. À droite et à gauche, les murs blancs, ornés de sculptures filetées d’or, supportent de charmants tableautins. Et c’est au centre de la scène une profusion de fauteuils, de poufs, de chaises longues, de meubles et de bibelots. Le fond semble fait d’une seule glace sans tain ; les colonnettes qui supportent le plafond sont si gracieuses, unies par des ornementations si délicates et si élégantes, qu’elles n’ont pas l’air d’être là pour un usage indispensable, mais seulement pour encadrer et embellir la glace, au travers de laquelle des verdures élancées se dessinent sur le ciel. Et quand on s’approche, après le premier éblouissement causé par la subite clarté, on reconnaît que la scène est, en réalité, un second salon donnant sur le jardin où l’on descend par un double perron à balustres d’albâtre.
Mais durant le jour, au premier salon, avec sa solennité de cathédrale ; au second, avec son éclairage en biais et la gaieté de son ameublement, il manque une commune chose : la vie. Quelques personnes venues en visite sont impuissantes à animer ces vastes pièces. Aussi l’hôtel ne semble-t-il vivre véritablement que les soirs de grande réception, alors que tout resplendit de lumières éblouissantes, que des guirlandes de fleurs rares tombent des galeries supérieures, que des dizaines de personnes circulent à l’aise dans les deux salons, et que murmurent, alentour, les accents de musiques adoucies…
Cet hôtel, dont les immensités et les splendeurs semblent faites pour quelque patriarcale famille princière, n’abrite pourtant que deux hôtes : lord Beauchamp et sa fille Harriett qui est âgée de vingt ans. Par un hasard singulier, lord Beauchamp, dont la famille était jadis venue de France, au temps de la conquête, épousa une Française et vint se fixer à Paris où il transporta la majeure partie de sa fortune. Il est veuf depuis fort longtemps, et il n’est plus retourné en Angleterre qu’à de longs intervalles. Sa fille unique a été élevée sous la surveillance d’une parente éloignée, au milieu d’une nuée de bonnes et de femmes de chambre. Rien de plus admirable que cette créature. Grande, élancée, elle a la sveltesse et la pureté de formes qui se rencontrent seulement chez certaines Anglaises ; avec cela, la grâce et l’aisance des Françaises. Son regard assuré, tranquillement fier, décèle le caractère qui a été transmis par lord Beauchamp à sa fille. Miss Harriett croit très sincèrement qu’il existe deux sortes de créatures humaines : celles qui sont faites pour servir et celles qui sont faites pour être servies. Encore admet-elle parmi ces dernières une série d’échelons au sommet desquels dominent, avec une supériorité nécessaire et sereine, l’aristocratie anglaise en général et les Beauchamp en particulier. Quant à la multitude grouillante des indépendants assujettis seulement aux soucis d’argent, commerçants, petits bourgeois, industriels, ils apparaissent à miss Harriett comme des affranchis malveillants, mille fois moins dignes d’intérêt que la classe des serviteurs fidèles.
Ces manières de voir sont exactement celles de lord Beauchamp : il n’éprouve pas pour sa fille de la tendresse, mais la respectueuse estime que doit inspirer l’héritière d’une si grande fortune et d’un si beau nom. Il entretient avec elle des relations cérémonieuses et n’a même jamais pensé à la surveiller, n’imaginant pas qu’une Beauchamp puisse en avoir besoin. Ainsi, dans l’hôtel, cohabitent deux majestés froides et orgueilleuses. Parfois lord Beauchamp accompagne sa fille à l’Opéra ou dans ses promenades en voiture ; le plus souvent, il passe ses soirées au club et s’occupe, durant le jour, de ses écuries de courses qui sont remarquables. Alors, miss Harriett va seule au Bois ou au spectacle – où peut la conduire sa fantaisie guidée par un vif sentiment de sa dignité. Elle n’a plus de chaperon depuis qu’elle a perdu sa vieille parente. À quoi bon ? Elle n’éprouve aucun embarras, aucune crainte : quel mortel serait assez présomptueux pour lever les yeux jusqu’à elle ?…
… Ce soir-là, miss Harriett était allée seule à l’Opéra. En rentrant, elle prit, suivant sa coutume, une légère collation dans son petit salon particulier. Puis elle passa dans sa chambre à coucher : par un caprice assez bizarre, elle avait fait tendre complètement cette pièce de tapis d’Orient sombres, à longs poils. Sur cette note obscure tranchait un vaste lit de milieu en bois doré et sculpté, qui semblait perdu en des flots de mousseline des Indes, de dentelle et de gaze tombant du ciel. Les deux femmes de chambre déshabillèrent leur maîtresse. Elle lisait depuis un moment, étendue sur une chaise longue, au coin du feu, quand Jane et Marthe, ayant terminé leur besogne, se retirèrent. Elles avaient contourné la galerie du premier salon et elles allaient s’engager dans l’escalier qui conduit à l’étage supérieur : un cri perçant les frappa de terreur.
– Mademoiselle est malade, s’écria Marthe.
Et, bien qu’on n’entendît aucun bruit de sonnette, elles s’élancèrent. Leur anxiété devint de l’épouvante lorsqu’elles s’aperçurent que la porte, donnant sur le couloir, était fermée.
Elles coururent aussitôt, d’un commun mouvement, vers la porte du cabinet de toilette. En passant, Jane, qui est une fille courageuse et froide, sonna le valet de pied. L’entrée du cabinet, dissimulée derrière une portière, n’était pas fermée : Marthe poussa le panneau et se précipita en criant nerveusement :
– Qu’avez-vous, Mademoiselle ?
Mais, brusquement, elle s’arrêta et faillit tomber. Un nouveau cri suivi de deux coups de feu retentissait à l’intérieur de la chambre. Malgré leur désir de porter secours à leur maîtresse, les deux filles demeuraient immobiles, paralysées par la peur. Marthe, même, poussait des cris nerveux involontaires. Cela dura seulement quelques secondes. Un grand laquais arrivait, ainsi que le valet de chambre de lord Beauchamp, Brégeot, qui avait entendu le bruit des coups de feu. Tous ensemble, ils pénétrèrent dans la chambre à coucher où brûlaient encore la veilleuse rose et les bougies qui éclairaient Mademoiselle. Le lit était vide : tout auprès, le corps d’un homme gisait à terre. Tandis que le laquais se baissait prudemment pour le reconnaître, Brégeot, éclairé par Jane, pénétrait, le cœur serré d’angoisse, dans le petit salon : là ils aperçurent miss Harriett, les cheveux épars, les yeux dilatés par l’épouvante ; elle s’appuyait des deux mains sur le guéridon du milieu, et une grande tache de sang maculait son peignoir. Elle ne parut pas reconnaître Jane et Brégeot, d’abord, et poussa de nouveaux cris. Tout à coup, elle s’affaissa et tomba évanouie. Jane s’empressa auprès d’elle. Brégeot envoya Marthe, qui était incapable de rendre aucun service, quérir un médecin. Le laquais étant venu lui dire que l’homme était mort, ils cherchèrent ensemble dans tous les recoins de l’appartement, pour voir s’il n’y avait pas un autre malfaiteur. Ils ne trouvèrent rien.
Lord Beauchamp arriva presque en même temps que le médecin. Miss Harriett avait été transportée dans l’ancienne chambre de lady Beauchamp. Le docteur constata immédiatement que la blessure reçue au côté droit par la jeune fille n’avait aucune gravité. Ce n’était qu’une éraflure. Lord Beauchamp, en revenant de son cercle, avait été tellement stupéfait d’apprendre le drame qui s’était passé en son absence, qu’il en avait perdu la faculté de raisonner. L’assurance du médecin parut lui rendre la conscience de lui-même. Il monta au premier pour voir le cadavre, auprès duquel veillait un laquais armé. L’inconnu, étendu sur le tapis, était bien mort ; c’était un homme d’une trentaine d’années, petit, laid, porteur d’un lorgnon qui, malgré sa chute, était demeuré sur son nez ; son costume était propre et râpé, celui d’un petit employé. Près de lui gisait le revolver qui lui avait servi à commettre l’attentat. En deux minutes, lord Beauchamp trouva l’explication de l’affaire : cet homme s’était introduit dans l’hôtel pour voler et, ne connaissant pas la disposition des lieux, il s’était caché à tout hasard dans la chambre de miss Harriett. Celle-ci l’avait aperçu, et le malfaiteur, entendant ouvrir la porte et perdant la tête, avait d’abord tiré sur miss Harriett et s’était ensuite fait justice. Rien de plus simple et de plus naturel. Mais lord Beauchamp aurait voulu savoir comment le malfaiteur s’était introduit dans l’hôtel. C’est ce qui le détermina à envoyer prévenir le commissaire de police.
Ce magistrat arriva bientôt : en route, le grand laquais, qui avait pénétré le premier dans la chambre de miss Harriett, lui raconta avec précision ce qui s’était passé. À l’hôtel, le commissaire étudia lui-même longuement les lieux. L’examen du cadavre parut lui causer quelque surprise : il le fit laisser sur place, pour les constatations du magistrat instructeur. Il ne releva aucune trace de vol, ni de fracture, rien sur le cadavre qui pût servir à établir son identité. Le médecin ayant déclaré que miss Harriett ne pouvait pas subir un interrogatoire, le commissaire se borna à recueillir les dépositions de Brégeot, du laquais, de Jane et de Marthe. Le lendemain, l’enquête fut reprise par M. Ehrard, juge d’instruction. Le magistrat fut admis auprès de Mlle de Beauchamp, que l’émotion avait rendue plus malade que la blessure. Elle fit le récit suivant :
– Les femmes de chambre venaient de me quitter : je lisais, assise devant le feu, lorsque j’entendis marcher derrière moi. Je me retournai brusquement et je vis entre la porte et moi un homme, le revolver à la main. Il le tournait de mon côté en disant : « Ne bougez pas, ou vous êtes morte. » C’est alors que, effrayée, je m’élançai, en criant, derrière un fauteuil. Les cordons de sonnette avaient été coupés. L’homme alla pousser le pêne sans me quitter des yeux. Il répétait : « Ne dites rien, ne bougez pas, ou vous êtes morte. » À ce moment on entendit frapper à la porte. Je criai de nouveau. Quelques secondes après, la petite porte du cabinet de toilette s’ouvrait, on entendit la voix de Marthe. L’homme, sans doute, ne connaissait pas l’existence de cette entrée. Il parut surpris et, subitement furieux, il s’élança vers moi en criant : « Ah ! coquine ! » Tandis que je m’enfuyais dans le salon, un coup de revolver retentit et je ressentis une vive douleur au côté, puis l’homme tira un second coup… Mais je ne sais plus…
Malgré sa dignité et son sang-froid habituels, miss Harriett paraissait en