Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Le Secret des êtres-jeux
Le Secret des êtres-jeux
Le Secret des êtres-jeux
Livre électronique592 pages7 heures

Le Secret des êtres-jeux

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Julien a quinze ans et joue aux jeux vidéo pour oublier sa vie difficile. Mais à cause de sa négligence, Barbara, l'une de ses deux soeurs, se retrouve entre la vie et la mort. Julien et sa petite soeur Léa sont alors propulsés dans une incroyable et dangereuse aventure qui les amène à rencontrer des personnages de jeux vidéo vivants ! Tous ensemble, ils partent à la recherche d'une créature miraculeuse capable de guérir la maladie et la mort : le grand oiseau blanc du jeu "Caladrius"...

Une grande aventure fantastique pleine d'action et de frissons

A partir de 10 ans, ados, adultes
LangueFrançais
Date de sortie28 sept. 2020
ISBN9782322228249
Le Secret des êtres-jeux
Auteur

Marco Hukenzie

Marco Hukenzie est romancier et scénariste. "Le Secret des êtres-jeux" est son premier roman jeunesse.

En savoir plus sur Marco Hukenzie

Auteurs associés

Lié à Le Secret des êtres-jeux

Livres électroniques liés

Articles associés

Avis sur Le Secret des êtres-jeux

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Le Secret des êtres-jeux - Marco Hukenzie

    CONFIDENTIEL

    Chapitre 1

    La faute

    Julien Belali avait quinze ans et un gros problème à régler. Le genre de problème capable de lui faire oublier ses oreilles un peu trop décollées, la vague brune, molle et sans relief de ses cheveux, le fait que sa sœur qu’il détestait était dans la même classe que lui. Le genre de problème qui pouvait en susciter d’autres plus graves, et qui, en attendant cette inquiétante perspective, lui gâchait déjà le début imminent des vacances d’été.

    Les ricanements de l’Otarie mêlés à la V.O. du film américain crachée par la télé ne l’aidaient pas à le résoudre.

    « Tu vas faire quoi ? » lui murmura Paul à l’oreille.

    Paul insistait. Rondouillard et réservé, il était le seul ami de Julien au collège La Fayette. Il désignait, deux rangées plus loin à gauche, allée centrale, Mathieu Dubois et Sandra Martinez qu’ils surnommaient « Tête de Bois » et « l’Otarie », car le premier, taillé comme un bûcheron, était aussi borné que bête, et la seconde battait des mains comme une otarie de cirque après chaque blague de son acolyte. Ces deux petites brutes de cour de récré se moquaient d’une élève assise devant eux : Barbara Carmier. Sous les cheveux blonds de celle-ci, une feuille scotchée sur son dossier de chaise indiquait au feutre noir :

    SA VA ETRE MA FAITE

    Julien éprouva à nouveau un sentiment désagréable en relisant ces mots mal orthographiés.

    Car Barbara Carmier était sa sœur.

    Pour être plus précis, l'une de ses deux demi-sœurs ; ils avaient la même mère mais pas le même père. Barbara, plus jeune que lui d’un an, et Léa, âgée de dix ans, s'étaient toujours considérées comme ses sœurs à part entière, et lui-même les considérait ainsi.

    Mais depuis trois semaines, ses rapports avec Barbara s'étaient dégradés.

    Elle l'avait trahi, et ils ne se parlaient plus.

    Elle s'était plainte à leur mère du fait qu’il avait profité de l'absence de Patrick, le père des filles, pour accaparer l'ordinateur alors qu'elle en avait besoin pour un exposé, tout ça pour jouer à des jeux vidéo, ce qu'on avait interdit à Julien. Sa mère l'avait disputé sans se rendre compte que Patrick était rentré, ivre comme toujours. Celui-ci avait tout entendu, et, comme d’habitude, avait profité de l'occasion pour humilier et provoquer Julien, qui avait fini par s'en exaspérer, et Patrick l'avait alors giflé et puni.

    Depuis trois semaines, Julien refusait donc d'échanger un mot, un seul, d'adresser même un regard à Barbara qui, pour ne rien arranger, était cette année dans la même classe que lui. Elle était plus jeune que lui d'un an mais il redoublait sa troisième.

    Gloussements de Tête de Bois, de l’Otarie et de quelques autres. Rien du côté de madame Braquet, la prof d’anglais. Pour le dernier cours de l’année, elle avait renoncé à faire régner sa discipline habituelle ; son grand nez disparaissait derrière un séquoia en couverture du National Geographic. Julien vit les deux imbéciles se tourner vers lui avec un regard de défi. Qu'est-ce que le grand frère allait faire, hein ? Dans la classe, on les savait frère et sœur malgré leur nom différent, et on avait remarqué qu’ils s'évitaient depuis un moment. Ce n'était pas la première fois qu'il s'ignoraient, il y avait eu d'autres disputes cette année.

    L'Otarie détestait Barbara depuis la sixième à cause d'une bête histoire de garçon dont elles avaient été toutes deux amoureuses. C'était Barbara que le garçon convoité, un blondinet insipide, avait élue « fiancée » pendant deux semaines avant de passer à autre chose. Elle en avait eu le cœur brisé, à l’époque. L'Otarie, elle, ne s'était jamais remise de cet échec. Depuis, elle ne cessait de chercher des poux dans la tête de Barbara. C'était ridicule, on n'avait plus douze ans, mais l'Otarie était une imbécile et les imbéciles ont rarement le sens du ridicule. L'année dernière, elle et Tête de Bois avaient composé une chanson pour Barbara, qu'ils avaient entonnée dans la cour de récré. Ils l’appelaient « calcudico », contraction de « calculette » à cause de l’acné qu’elle avait et « dico » parce qu’elle avait du vocabulaire.

    Calcudico elle est pas belle

    Calcudico est un chameau

    Qui sait bien lire les voyelles

    Qui a plein d'boutons sur la peau

    Calcudico pour ton Noël

    Va faire un tour chez l'dermato

    Ho ! Ho ! Ho !

    Julien était allé les voir pour leur demander d'arrêter, mais ils étaient devenus menaçants. Il les avait amadoués en leur offrant des sodas et des barres chocolatées. Les choses s'étaient tassées depuis. Mais ces trois dernières semaines, pour une raison connue d’eux seuls, les deux idiots étaient repartis à l'attaque, relançant la chanson « Calcudico » et adressant à Barbara diverses plaisanteries de mauvais goût. Ils s’étaient tellement moqués d’elle qu’elle ne parlait plus qu’à sa meilleure amie, Caroline Bokobza, et ne répondait plus aux questions des profs que sur ses copies. Julien relativisait. Toute l’année, son ami Paul avait eu droit au surnom très original de « Bouboule », tandis que lui-même avait été parfois baptisé par ces deux demeurés d’un très désagréable « Oreilles-de-chou » à cause de ses oreilles décollées. Personne n'en était mort, et, encore une fois, il considérait que son problème du jour était bien plus grave.

    Paul était au courant de la dispute entre Julien et Barbara. Il lui murmura inquiet :

    — Ils vont faire la même chose à ta sœur que ce qu’ils ont fait à Anissa Belkacem et à Stéphanie Clavreul. La coincer dans le parc, se moquer d'elle, la faire pleurer et mettre la vidéo sur Youtube quelques jours, le temps que tout le collège la voit et qu’elle passe pour une victime. C'est ta sœur quand même... Tu ne vas rien faire ?

    — Oh ça va, rétorqua Julien, c'est pas la mort... Tu sais quoi ? Ça lui remettra les idées en place. Elle se rendra compte que c'est mieux de m'avoir de son côté et elle y réfléchira à deux fois avant de me balancer.

    Paul secoua la tête.

    — Tu es son frère, quand même. Moi, ce serait ma sœur...

    — Et bien vas-y le chevalier servant, répondit Julien agacé.

    Paul hésitait.

    — J’en dirais bien deux mots au principal, si j’étais sûr que Tête de Bois...

    Courageux mais pas téméraire, Paul. L’année dernière, Dubois avait appris qu’Osorio, sur qui il copiait pendant les contrôles d’espagnol, l’avait dénoncé à la prof. Osorio avait atterri à l’hôpital Bichat avec une côte cassée. Tête de Bois avait été exclu un mois avant de revenir en classe la bouche en cœur.

    « Bah ! fit Julien. Je te répète qu'une petite vidéo n'a jamais tué personne. »

    Son problème en question : pendant le cours de bio de ce matin, il s’était souvenu que Patrick passerait la matinée au Terminus, à enchaîner les bières avec ses amis piliers de bistrot puis qu'il avait prévu de rencontrer ses anciens collègues. Il rentrerait plus tôt que d'habitude à la maison. Et si le mauvais pressentiment de Julien se révélait juste, il se pourrait que Patrick, en rentrant, trouve dans la boîte aux lettres un nouvel avis d’absence envoyé par la direction du collège. Julien avait séché deux jours consécutifs la semaine dernière, pour jouer au dernier Forever Dreams au magasin de jeux. Une excellente après-midi ; il avait pris le contrôle d’Aodren, grand guerrier médiéval et mystérieux, et il avait décimé une bonne centaine de loups géants dans la Forêt Perdue d’Heraldia. Il avait sauvé tout un village. Mais maintenant il allait peut-être devoir régler la facture de ce bon moment, une note si salée qu’elle pourrait lui gâcher définitivement le goût de ses vacances. Ça risquait d'être bien plus corsé que la gifle qu’il avait reçue à cause de Barbara.

    Malgré tout, il gardait espoir : peut-être l’avis d’absence n’était-il toujours pas arrivé, ou alors patientait-il sagement dans la boîte aux lettres pendant que Patrick éclusait ses demis. Dans ce cas, il devait récupérer Léa à l'école primaire — c'était son tour de la chercher aujourd'hui — et foncer à la maison pour détruire la pièce à conviction. Et si finalement c’était une fausse alerte, tant mieux ; il aurait tout le temps de surveiller la boîte aux lettres dans les jours à venir.

    La sonnerie retentit. Tête de Bois et sa clique bondirent de leur chaise et foncèrent dans le couloir. Julien rangea ses affaires, souhaita de bonnes vacances à un Paul embarrassé, puis sortit en croisant Barbara. Ils échangèrent un regard fugace, elle, inquiète et intriguée derrière ses lunettes, comme attendant un geste de sa part. Lui, hautain, fier comme un paon. Il se détourna et sortit. Peut-être regrettait-elle d'avoir rapporté, maintenant ? « Trop tard, ma vieille. La prochaine fois tu me respecteras un peu plus... »

    Il attendait Léa sous un ciel gris plomb près des mères de famille devant l'école primaire. Léa était en CM2, et il se félicitait de passer enfin en seconde et de quitter le collège pour ne pas avoir à subir la présence d'une autre de ses sœurs dans le même établissement que lui. La sonnerie retentit et les mioches sortirent en braillant. Il imagina Patrick en train de l’attendre en fulminant, près du courrier posé sur la table de la salle à manger. Si seulement son beau-père n’avait pas été chômeur, s’il avait bossé comme tout le monde...

    Léa sortit, débraillée dans son tee-shirt blanc et son jean, lanière de sac glissant sur l’épaule. C’était une jolie fillette de dix ans, aux longs cheveux châtains et aux grands yeux bleus effrontés, avec un visage constellé de taches de rousseur. Si seulement elle avait été muette.

    — Tu es toujours fâché avec Barbara ? demanda-t-elle d'un air contrit. J'aurais bien aimé que vous veniez me chercher tous les deux.

    — Occupe-toi de tes fesses.

    — Non, toi occupe-toi de tes fesses !

    Il lui décocha une bourrade, et elle lui en donna une à son tour. Même cette petite peste ne le respectait pas.

    — Si tu continues, tu rentres seule.

    — J'ai pas besoin de toi, je suis une grande fille !

    Irrité, il accéléra vers l'entrée du métro. Tandis qu’il avançait, deux visages s’accrochaient à son esprit comme deux casseroles à la queue d’un chat. Patrick. Barbara. Patrick. Barbara. Il avait un mauvais pressentiment. Il se demandait si, en abandonnant sa sœur à son sort, il n’était pas devenu le méchant. Pas le grand méchant du film mais peut-être pire encore : le minable qui fuit devant les dangers, qui trahit tout le monde et qui finit quand même par se faire tuer parce qu’il ne vaut pas la balle qui l’emmène en Enfer. Son cœur se mit à battre plus vite et plus fort. Ils tournèrent à la boulangerie ; la bouche du métro les attendait. Il s’arrêta net.

    « Qu’est-ce que tu as ? » demanda Léa en le rejoignant.

    Quelque chose l’empêchait d’avancer.

    Il s’entendit répondre à sa petite sœur :

    — Écoute, tu m’attends sans bouger. T’as compris ? Je retourne au collège.

    — Pourquoi ?

    — J'ai oublié un truc. Ne bouge pas !

    Il fit volte-face et se mit à courir aussi vite qu’il le pouvait, slalomant entre les gens sur le trottoir. Il entra dans le hall du collège et héla un jeune surveillant aux cheveux gras.

    — Monsieur, il faut que vous veniez ! Je crois que des élèves sont en train d'embêter ma sœur dans le parc !

    Le surveillant ne sembla pas beaucoup s'émouvoir.

    — Tu « crois » ? C'est-à-dire ?

    — Ils doivent se moquer d'elle, je pense, et être en train de la filmer pour mettre la vidéo sur Internet !

    — Est-ce que tu en es sûr ? demanda mollement le surveillant.

    Consterné, Julien fit volte-face, ressortit et fonça vers le parc.

    Arrivé à destination, quelque peu essoufflé, il entendit des rires provenant d’un coin isolé, un cercle formé par des buissons. Ses battements de cœur accélérèrent encore lorsqu’il vit les tee-shirts colorés d’une quinzaine de jeunes, filles et garçons, attroupés sur la pelouse. Certains n’étaient même pas de La Fayette. Dubois riait avec deux de ses copains comme à une fête d’anniversaire.

    Julien vit Barbara.

    Elle était recroquevillée de côté, sur la pelouse, immobile, la tête enfouie dans ses bras. Des brins d’herbe jetés par poignées s’éparpillaient dans ses cheveux décoiffés et sur son pull, et ses lunettes gisaient dans l'herbe près d'elle.

    L’Otarie la filmait avec son téléphone.

    Un voile sombre obscurcit la vision de Julien. Une rage incontrôlable s’empara de lui. Il se mit à courir, déclenchant une nuée de cris autour de lui. Il se rua sur l'Otarie et fit un roulé-boulé avec elle. À peine se relevait-il pour la corriger que des bras le saisissaient de toutes part et l'immobilisaient. Tête de Bois et sa tête de brute apparut devant lui, le regard haineux.

    — Oreilles-de-chou, tu viens de signer ton arrêt de mort.

    — QU'EST-CE QUE VOUS LUI AVEZ FAIT ? s'écria Julien en se débattant les larmes de rage aux yeux. QU'EST-CE QUE VOUS AVEZ FAIT À MA SŒUR?

    Dubois le frappa au ventre. Le souffle coupé par la douleur, Julien eut l'impression de mourir. Il toussa, voulut se laisser tomber mais les autres le tenaient fermement debout.

    — Elle est pas morte, bouffon ! répliqua Tête de Bois. Sandra lui a juste fait une poussette et elle est tombée toute seule dans l'herbe. Elle fait du cinéma, pas vrai Sandra ?

    Mais l'Otarie s'éloignait vers la sortie du parc en boitant. Elle avait pris un mauvais coup quand Julien lui était tombé dessus. Tête de Bois, furieux, fusilla son prisonnier du regard. Il se prépara à frapper à nouveau.

    « Tenez-le... »

    Soudain, une volée de graviers lui cingla au visage. Il plaqua ses mains sur ses yeux et virevolta sur lui-même comme un danseur ivre avant de tomber genoux à terre. La douleur devait être si insupportable qu’il renonçait à l’exprimer par un cri.

    « LAISSEZ MON FRÈRE TRANQUILLE ! » s'écria une petite voix familière.

    Julien tourna la tête. Il reconnut la silhouette menue de Léa qui se tenait plus loin derrière eux. Elle avait jeté son cartable à terre et toisait le groupe, le poing brandi, sans doute empli de graviers. Elle dut voir sa grande sœur étendue sur la pelouse, car les pierres tombèrent de sa main et elle hurla le nom de Barbara en courant vers elle. Julien se démena tellement que les autres le lâchèrent. Hanté par le terrible pressentiment, il intercepta Léa pour l'empêcher d'atteindre leur sœur. Elle insista en criant et en pleurant. Il lui ordonna de rester là. Une fille qui avait l'air moins bête que les autres vint pour la rassurer, mais elle-même cachait mal son inquiétude. Dubois gardait front à terre, plié en en deux, soutenu par deux de ses amis. Les autres tournaient autour de Barbara, inquiets. Ils comprenaient que quelque chose n’allait pas. Dévoré par l'angoisse, Julien courut vers elle en l'appelant.

    Elle ne répondait pas. Elle ne bougeait pas.

    Il s'accroupit près d'elle, toucha le bras qui abritait son visage enseveli sous sa chevelure blonde.

    Pas de réaction.

    « S'il te plaît ! disait-il. S'il te plaît ! S'il te plaît… »

    Il pleurait. Les autres l'avaient rejoint en un silence de mort. Léa était en retrait, il l'entendait sangloter, et la jeune fille avec elle ne disait plus rien.

    D'une main tremblante, il écarta une longue mèche de cheveux blonds. Il vit son profil, beau et doux. Les longs cils de ses yeux refermés. Il vit, près de sa tête, le bout d'une pierre incrustée dans l'herbe.

    Une pierre trempée de sang.

    Chapitre 2

    Culpabilité

    Une odeur d'éther imprégnait l’atmosphère de l’hôpital. Une odeur de mort, que n’atténuait pas la fraîcheur artificielle de la climatisation. Hélène Carmier, la mère de Julien, Léa et Barbara, était assise sur une banquette entre ses deux enfants pétrifiés. Elle portait un grand manteau noir. Son visage était blême, creusé. Ses cheveux charbon étaient tirés en queue de cheval, et ses pupilles noires restaient fixes. Elle était comme en état de choc. Lorsque le médecin qui avait examiné Barbara lui avait proposé de voir brièvement un psychologue tout comme Julien et Léa venaient de le faire, elle avait refusé. On entendait d'ici le « bib bip » de l'électrocardiogramme qui était branché sur sa fille. « Comment des gosses ont pu... ? » avait-elle dit dans un souffle en apprenant la nouvelle au téléphone, alors qu'elle faisait le ménage dans un restaurant de la rue Blomet.

    Léa était en larmes. Julien aussi, mais il avait relevé la grande capuche de son blouson pour qu'on ne le voie pas pleurer, et il gardait ses mains dans ses poches pour qu'on ne les voie pas trembler. « Coma dû à un traumatisme crânien, avait dit le médecin. Le pronostic vital est engagé… » Julien avait eu un sentiment d'irréalité, comme s'il était le personnage d'un film.

    Ce n'était pas possible que ce soit vraiment arrivé.

    Ce n'était pas possible que Barbara disparaisse.

    « Il faut prier pour elle les enfants, dit Hélène d'une voix blanche et les yeux dans le vide. Prier pour elle... »

    Elle pleura enfin. Léa l'étreignit. Julien se mit de côté pour ne pas les voir. Il était anéanti. Il pensait à tous les moments partagés avec Barbara, les bains communs quand ils étaient bébés, la fois où il lui avait appris à faire du vélo au Champ de Mars, leurs explorations dans le terrain vague voisin, le jour où ils s'étaient emparés des précieux couteaux à tarte de leur mère pour faire de « l'escalade » dans un chantier abandonné, leur première partie de City Fight ensemble, toutes les histoires qu'il avait inventées pour elle... Il la revit petite, rampant à quatre pattes, renversant le château de cartes qu'il avait mis des jours à bâtir dans un coin de la chambre, et il avait hurlé pendant qu'elle faisait sa moue de cochon…

    « Barbara, Barbara, je t'aime tellement ma sœur... ma petite sœur... Pourquoi j'ai fait ça ? Pourquoi j'ai laissé faire ça ? »

    C’était lui qui avait laissé l’occasion à ces brutes de pouvoir s’acharner sur elle. D'une certaine façon, c’était lui qui l'avait poussée contre cette pierre. C'était lui qui l'avait clouée dans ce lit d’hôpital.

    C'était lui qui avait fait d'elle une prisonnière de l'obscurité.

    Il avait refusé d’entrer dans la chambre, de voir sa sœur, sa petite sœur, sa sœur aimée, sa sœur adorée, percée par des aiguilles, momifiée par des bandages.

    C'était trop dur.

    Comment pourrait-il se regarder dans une glace, désormais ?

    Monsieur Laurent, le principal du collège, revint de l’accueil d'où il venait de prendre des informations. Il avait accompagné Julien et Léa dans sa voiture jusqu’à l’hôpital Bichat, après avoir téléphoné à Hélène afin qu’elles les rejoignent. À présent, il se confondait en excuses auprès d'elle :

    — Je suis navré, madame Carmier... La police interroge la jeune fille. Elle a fini par avouer qu’elle a vu la pierre au sol avant de pousser votre fille et qu'elle a prémédité son geste. Elle va avoir de sérieux ennuis, croyez-moi. Et son ami aussi.

    — Vous n’êtes même pas capables d’assurer la sécurité de nos enfants...

    — Je ne sais quoi vous dire madame, répondit monsieur Laurent très gêné. Aujourd’hui, pour cause de congés maladie, je n’avais à ma disposition que trois surveillants pour cinq cent élèves. Et le budget qui m’est alloué ne me permet pas…

    Hélène ne se sentit pas bien. Une infirmière lui trouva un lit dans un box vide. Monsieur Laurent alla acheter friandises et boissons dans un distributeur et les offrit avec un sourire désolé à Julien et Léa. Julien refusa. Démuni face à leurs sanglots silencieux, le principal s’en fut boire un café.

    — Tu savais... ? demanda Léa à Julien. Cette fille... tu savais qu'elle en voulait autant à Barbara ?

    — Non… mentit Julien.

    Jamais de toute sa vie il ne s’était senti aussi minable. Jamais il n'avait eu autant l'impression de n'être moins que rien. Il avait la gorge nouée et un goût acide, un goût de mort dans la bouche, qui se répandait et contaminait son corps entier.

    Une douzaine d'heures était passée depuis le drame, et le vendredi avait succédé au jeudi.

    La veille au soir, après l'hôpital, Hélène, Julien et Léa avaient embarqué dans un taxi et étaient rentrés chez eux. Hélène avait trouvé Patrick ivre et endormi, et elle n'avait pu lui annoncer la terrible nouvelle. Elle s'était écroulée dans son lit également, de même que ses enfants.

    Six ans plus tôt, Patrick avait été impliqué dans un accident de voiture, qui avait entraîné la cécité d’un automobiliste et un procès perdu. Depuis lors, Hélène travaillait sans relâche et économisait sou par sou pour réussir à payer les cent sept mille euros de dommages et intérêts dus à la victime. Chaque heure de ménage était précieuse, en vertu de quoi elle ne pouvait sous aucun prétexte se permettre de manquer une journée de travail comme celle d’aujourd’hui chez les Colin. Elle ordonna à Julien et Léa de venir l’aider, se disant qu’il serait bon pour eux de penser à autre chose qu’à Barbara. Julien refusa, en vain face à l’autorité d’acier dont savait faire preuve sa mère, puis il se résigna. Léa et lui l'aidaient déjà souvent là-bas, le vendredi soir après l'école, et Louis, le fils des Colin, était un fou de jeux vidéo. Hélène leur avait dit que c’était pour leur donner un aperçu de son travail ingrat et pour les encourager à faire des études. Ils nettoyaient vitres et miroirs ou passaient l’argenterie au Miror et elle les gratifiait de quelques euros. Après quelques sessions de ménage, Julien allait dénicher un vieux jeu TerkuOne pas cher dans un vide-grenier de son quartier. Avec le temps, il avait compris qu'Hélène voulait surtout éviter de les laisser Léa et lui avec Patrick ; le vendredi soir, après avoir bu avec ses anciens collègues du supermarché, celui-ci revenait plus soûl et plus violent que les autres jours de la semaine.

    Ils prirent le métro jusqu'à Champs-Elysées, marchèrent le long de la plus belle avenue du monde sans dire un mot au sujet de Barbara. Hélène ne voulait pas en parler. Ils entrèrent au trente-deux rue de Berri, prirent un ascenseur spacieux, débouchèrent sur un grand palier aux rampes étincelantes et sonnèrent. Louis, jeune homme blond de dix-huit ans savamment décoiffé et vêtu façon streetwear, leur ouvrit. Il jubilait car ses parents étaient partis deux semaines en vacances à Ajaccio et il occupait seul l'appartement. Il était non seulement le fils des Colin mais aussi le petit-fils d’Aline Terdieu, la « senior » la plus riche de France. Celle-ci dirigeait d’une main de fer la firme Terdieu International dont faisait partie Terdikuru, la fameuse marque de consoles et de jeux vidéo que Julien aimait tant. En temps normal, Julien acceptait volontiers de venir chez les Colin ; il aimait bien Louis, et celui-ci possédait tous les jeux et toutes les consoles Terdikuru, de la TerkuOne à la TK6. Non seulement le jeune homme le laissait toujours jouer avec lui mais, un an plus tôt, il lui avait même offert l’antique TerkuOne qu’il possédait déjà en cinq exemplaires. Hélène avait été très gênée par cette démonstration de générosité, d’autant plus qu’elle détestait les jeux vidéo et les jeux en général ; pour elle il s’agissait d’un vice presque aussi répréhensible que la boisson ou la drogue. Ce point de vue radical résultait sans doute de la mauvaise expérience qu'elle avait vécue avec le père de Julien, joueur de cartes invétéré. À la maison, elle ne laissait son fils jouer à la TerkuOne qu’une heure ou deux le week-end, grand maximum, et une demi-heure chez Louis, après les devoirs. Avec l'accord de Patrick, elle avait également interdit le téléphone mobile à ses enfants ; elle trouvait que c'était une invention du diable, qui autorisait l'accès à toutes sortes de contenus néfastes. Du coup, Julien séchait régulièrement les cours pour tester les nouveaux jeux dans les magasins, mais aussi pour fuir la mauvaise ambiance du collège.

    À présent il ne cessait de penser à Barbara, et il en avait presque mal physiquement. Il sentait que si sa sœur ne revenait pas parmi eux un jour, il ne s'en remettrait jamais. Il dut aller s'enfermer dans les toilettes pour éclater en sanglots. Puis il lava et essuya son visage.

    Léa aussi avait pleuré dans la cuisine et Louis lui avait demandé pourquoi. Elle lui avait répondu et il n’avait su quoi dire pendant un moment. Puis, décidé à leur remonter le moral, il les emmena dans sa chambre, décorée avec les posters des jeux Terdikuru : Opération Furtif III, Missile Smith V : Last Planet, Forever Dreams VIII… Près de son bureau, une bibliothèque débordait de DVD d’animation américaine et japonaise, de mangas ainsi que de comics. Quatorze consoles de jeux Terdikuru s’alignaient sur les étagères d’une seconde bibliothèque, également garnie de boîtes de jeux. Il avait affiché ses propres dessins et designs de personnages un peu partout. En les voyant, Julien éprouvait parfois une certaine envie. Lui aussi avait dessiné, autrefois, mais il y avait renoncé depuis près de deux ans, sans vraiment savoir pourquoi.

    Décidé à lui changer les idées, Louis insista pour qu’il joue avec lui à City Fight 5 sur la TK6. Julien accepta sans enthousiasme. Louis lui désigna sa console et dit :

    — Je peux te la prêter si tu veux.

    — Merci mais je ne préfère pas. Ma mère va me prendre la tête...

    — Je ne comprendrai jamais ce qu’elle a contre les jeux... Autre chose que je ne comprends pas, c’est que tu gagnes autant à City Fight 5 alors que tu ne l'as pas chez toi pour t'entraîner. Mais je te préviens mon gars, ça fait deux semaines que je m’entraîne nonstop tous les soirs avec Bob. Cette fois, je vais t’exploser !

    Louis en faisait des tonnes pour lui regonfler le moral, mais ça ne fonctionnait pas. Léa, éteinte, s'était avachie dans le canapé.

    — J'ai regardé sur Internet, dit-elle. Des fois ça arrive que les gens sortent du coma...

    — Bien sûr que ça arrive, dit Louis. Il faut garder espoir, Léa. Et toi aussi, Julien. Allez, en attendant on joue ! Léa, j'enlève la photo ?

    Il parlait d’une vieille photo posée sur une des étagères aux consoles. Léa lui demandait toujours de l’ôter car cette image lui faisait peur. On y voyait Aline Terdieu attablée dans un restaurant avec son mari, sa fille et ses trois neveux qu’elle avait adoptés plus jeunes : trois jeunes hommes d’une vingtaine d’années, qui étaient aussi les oncles de Louis. Le premier d’entre eux était un barbu brun au visage rougeaud qui portait des lunettes. Son voisin, brun et imberbe, portait des lunettes également. Il avait un grand menton, un grand front et la tête rentrée dans les épaules. C’était le troisième des frères qui effrayait Léa : ses cheveux et la peau de son visage étaient blancs comme un kleenex, et si ses yeux rouges brillaient comme des feux de circulation ce n’était pas à cause d’un flash ; d’après Louis, il s’agissait d’un albinos, et d’un homme si violent qu’il avait été interné dans un asile. Ce n’était pas en son hommage que le jeune homme exposait cette photo, mais en celui de l’homme au grand menton ; un chara designer, un créateur de personnages de jeux, qui avait conçu les plus belles mascottes de Terdikuru avant de disparaître de la circulation. On n’avait pas eu de nouvelles de lui depuis plus de vingt ans.

    Julien prit Ren le japonais mais il perdit, et il cessa de jouer car il était trop déprimé. L’image de Barbara étendue dans l’herbe le hantait, se superposait à tout ce qu’il voyait.

    Louis tendit la manette à Léa.

    — Non, dit-elle.

    — Allez, je suis sûr qu'un petit « Funny Planet », un « Tim Bestiole » ou un « Caladrius »...

    Elle secoua lentement la tête, les larmes aux yeux. Louis sembla ému mais fit semblant de rien. Il joua aux Aventures de Tim Bestiole pour donner envie à Léa, mais, fatiguée de pleurer, elle s'endormit.

    Hélène appela les garçons pour dîner. Elle avait fait chauffer une pizza. Elle était blanche comme un linceul.

    — J’ai appelé Patrick et je lui ai raconté ce qui est arrivé, dit-elle à Julien.

    — Qu'est-ce qu'il a dit ?

    Soudain, elle défaillit et serait tombée si elle ne s'était pas rattrapée à la cuisinière. Ils se levèrent pour la soutenir et la faire asseoir sur une chaise.

    — On n'aurait pas dû venir, dit Julien.

    — Non, non… dit-elle. On a besoin de cet argent... Pour Barbara aussi, maintenant...

    — Hélène, dit gentiment Louis, vous allez rentrer chez vous avec les enfants, je vais vous appeler un taxi. Ne vous inquiétez pas, mes parents rentrent dans dix jours de Corse. Je leur dirai que vous avez fait vos heures aujourd'hui, je passerai un coup d’aspirateur et vous reviendrez une autre fois, d'accord ? Ne vous inquiétez pas.

    Hélène finit par accepter. Après dîner, Julien éprouva le besoin de rester seul. Il alla dans le salon, grande pièce luxueuse avec écran géant, lustre art déco, buste en bronze de Vénus et canapé en cuir dans lequel il s’enfonça. Sa mère se reposait dans une chambre en attendant l'arrivée d'un taxi. Louis s’était remis à jouer. Léa s'était réveillée et avait mangé sa part de pizza. Sa voix, triste et douce, résonna dans le couloir. Elle chantonnait la chanson de Caladrius, l’oiseau magique du vieux jeu TerkuOne :

    Vole, Caladrius, grand oiseau blanc, au paradis

    Fais les plus belles figures

    Vole au-dessus des prairies

    Surnaturel dans l’azur

    C'était la chanson qu’on chantait dans le jeu, devant l'oiseau, pour lui demander de soigner ou de ressusciter quelqu’un.

    Chapitre 3

    Patrick

    Vers vingt-deux heures trente, ils avaient pris congé de Louis et étaient rentré chez eux, au sixième et dernier étage du quarante-cinq de la rue Darcet, dans le dix-huitième arrondissement. Patrick était ivre mais pas encore au point de dormir. Ils le trouvèrent attablé dans l’entrée qui faisait aussi office de salon et de salle à manger, dînant machinalement, tristement, d’un plat de raviolis. C’était un homme grand et maigre, au cheveu rare, qui portait des lunettes en monture de fer rondes, une chemise amidonnée, un pantalon en flanelle soigneusement repassé et des chaussures cirées.

    Par la fenêtre ouverte sur la nuit fraîche, on entendait la voisine du dessous se vanter d’avoir perdu trois kilos en une semaine grâce son nouveau régime.

    Patrick aérait la pièce pour chasser l’odeur d’alcool qu'il exhalait, et qu’il avait comme d’habitude tentée de masquer en mâchant des chewing-gums à la menthe. Léa courut vers lui et l'étreignit en sanglotant.

    — Papa ! Ils ont fait du mal à Barbara ! Ils ont fait du mal à Barbara !

    — Ma petite fille... ma petite fille...

    — Elle va pas mourir, pas vrai ?

    — Bien sûr qu'elle va pas mourir. Hein chérie, qu'elle va pas mourir ? dit-il en adressant un regard flou d'ivrogne à sa femme.

    Hélène émit un soupir à la fois exaspéré et désespéré, et elle partit dans sa chambre. Patrick dit à Léa d'aller dans la sienne, ce qu'elle accepta de faire en rechignant car elle désirait rester dans ses bras.

    Julien émit un « bonsoir » rapide en se dirigeant vers sa chambre également.

    « Hé », fit Patrick.

    Julien se tourna vers lui.

    — T'as rien pu faire pour ta sœur ?

    Le ton n'était pas conciliant. Plutôt accusateur.

    Julien resta muet, incapable de trouver quoi répondre.

    — T'as rien pu faire ? répéta l'autre.

    — Non...

    — Comment ça, « non » ? Barbara est bien dans ta classe, oui ou non ?

    D'accusateur, le ton était devenu menaçant.

    Un ton familier pour Julien.

    — Oui ou non ? répéta Patrick froidement.

    — Oui...

    — Alors pourquoi tu n'as rien fait ?

    — Je ne sais pas...

    — Tu ne sais pas ?

    — Non.

    — Ah...

    Soudain, Patrick se leva et le gifla avec une telle force qu’il perdit l’équilibre et tomba en arrière sur le carrelage. Sa joue brûla et ses oreilles sifflèrent. Patrick s'était levé et le surplombait, le dévisageant avec un regard de requin derrière ses lunettes.

    — Pour avoir séché. Et abandonné ta sœur.

    Julien s'était mis à pleurer de rage et de culpabilité. Il ne savait pas quoi dire pour sa défense, c’était comme si un mur de béton arrêtait net ses pensées. Hélène s’interposa, ce qui ne fit qu’augmenter la colère de Patrick :

    — C’EST UN MINABLE ! UN BON À RIEN !

    — Je n'ai pas besoin de ça ! gémit-elle.

    — C’EST LUI LE PROBLÈME DANS CETTE MAISON ! IL N’EST MÊME PAS FOUTU DE PROTÉGER SA SŒUR ! IL N'A RIEN À FOUTRE CHEZ MOI !

    Il écarta brusquement Hélène et décocha un coup de pied en direction de Julien sans l’atteindre, car celui-ci avait rampé en arrière.

    — ICI C’EST CHEZ MOI ! ICI T’ES RIEN ET TU VAUX RIEN ! PAS TRIPETTE, T’ENTENDS ?

    — ARRÊTEZ ! cria Léa en pleurant, de retour dans la pièce.

    Hélène s'écroula sur une chaise et se prit le visage dans les mains.

    — Je n'en peux plus... Je n'en peux plus...

    — Regarde ce que tu fais à ta mère ! lança Patrick à Julien, mais la vision de sa femme en larmes l'avait brusquement radouci, et il alla la consoler.

    Pleurant de rage, Julien entendit la voisine du dessous fermer sa fenêtre. Sans doute, une fois de plus, pour ne pas avoir à supporter leurs cris. Il alla dans sa chambre, suivi de Léa. Ils refermèrent la porte derrière eux, ce qui ne les empêcha pas d’entendre Hélène et Patrick. Elle dit d'une voix usée qu'elle en avait assez de cette vie, que sa fille aînée allait peut-être mourir et que si une telle chose arrivait tout lui serait égal désormais et peut-être même aimerait-elle mieux mourir, elle aussi. Lui s'échauffa la bile à nouveau, disant qu'il n'y était pour rien si Julien n’avait pas aidé sa sœur, menaçant d'aller régler leur compte à ceux qui avaient agressé leur fille.

    Julien alla jusqu’au lit superposé. Il noya son regard dans le tourbillon boisé d’un poteau du lit, comme pour s’y perdre. Il le frappa du poing si fort qu’il se fit mal et gémit. Léa le vit mais ne dit rien. Les mains tremblantes, elle démontait une de ses voitures Meccano. C’était sa façon à elle d’évacuer ses nerfs. Dans la salle à manger, la conversation, si tant est qu'on pouvait appeler ainsi cet échange, continua un moment sur le même registre, avant de se faire moins bruyante, plus amère, chacun reprochant à l’autre de lui faire rater sa vie.

    Puis le silence.

    Un peu plus tard, alors qu’ils étaient couchés, Hélène vint voir son fils dans la chambre. Elle et Patrick avaient décidé de le priver de dîner le lendemain, et de console de jeux pendant toutes les vacances d’été. Par bravade, Julien lui répondit qu'il s'en fichait. De toute façon c'était vrai ; il avait perdu toute envie de jouer.

    — J’en ai vraiment assez de vous deux, se lamenta sa mère. Comme si ce n'était pas assez difficile...

    — Si tu veux que ça le soit moins, fais-le partir d’ici.

    — Patrick est mon mari. On est une famille.

    — Super, la famille...

    Elle soupira.

    — Il faut que tu changes... vraiment... sinon c’est chez ton père, où qu’il soit, que tu vas aller...

    — Pas de problème. Je me débrouillerai pour le retrouver. Lui au moins, c’est pas un alcoolique.

    — Ton père me frappait ! Il…

    — Oh, ça va, on la connaît l’histoire…

    Elle se prit la tête entre les mains, comme à bout de nerfs.

    — Ah mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu ! gémit-elle. Donnez-moi la force ! Je suis si fatiguée ! Si fatiguée...

    Elle s'en fut en se lamentant, sans entendre Léa qui sanglotait dans la pénombre.

    — Julien ? dit bientôt Léa d’une petite voix. Tu crois que Barbara va s’en sortir ?

    Après un instant, il répondit :

    — J’en ai aucune idée, Léa...

    Il était fatigué de pleurer. De penser.

    Après un moment, elle ajouta :

    — Raconte-moi une histoire, s’il te plaît Julien. Je voudrais penser à autre chose…

    — Non.

    — Pourquoi non ?

    — J’en ai plus envie...

    — Tu ne m’en racontes plus… J’aimais bien quand tu le faisais... Barbara aussi m'en racontait. Elle me lisait les contes de Perrault et tout ça...

    Elle sanglota encore, doucement, ce qui lui creva le cœur.

    « OK, je vais essayer… »

    Mais au bout de quelques phrases, il se rendit compte qu’il était incapable de mettre en place une intrigue qui se tenait, et il dut renoncer à l’histoire. Heureusement, épuisée, elle s'était endormie.

    Cette nuit-là, il ne parvint pas à dormir. Comment aurait-il pu s’imaginer que tout allait si mal tourner ? L’année dernière et la précédente, Anissa Belkacem et Stéphanie Clavreul en avaient été quittes de vidéos humiliantes qui avaient circulé un temps sur le Net avant d'être vite effacées. Rien de méchant. Les images de Barbara recroquevillée sur la pelouse, de sa mèche blonde qu'il écartait et du sang écarlate et brillant sur la pierre revenaient dans ses pensées. Il se revoyait la dépasser pour sortir de classe, croiser son regard. Il aurait pu lui parler, faire la paix et rentrer avec elle. Qu’est-ce que ça lui aurait coûté ? Mais sa fierté, sa foutue fierté, et la peur de se prendre une raclée par Patrick l’avaient emporté.

    Le lendemain matin, Hélène téléphona au Rectorat de Paris et fit des demandes de dérogation pour les changer d’établissement.

    Comme les quatre années précédentes, la famille de Julien ne partit pas en vacances d’été, afin de faire des économies pour payer les dommages dus à la victime de l’accident provoqué par Patrick. Julien et Léa allèrent un temps au parc voisin pour regarder leurs amis jouer, mais ils finirent par y renoncer, car leur imagination leur jouait des tours et ils voyaient apparaître sur la pelouse le fantôme de leur sœur. Ils consultaient aussi une psychologue une fois par semaine, mais cela ne les aidait pas beaucoup. Julien pensa parfois appeler Paul, mais il y renonça ; pour rien au monde il n’aurait risqué de lire quelque chose qui eut ressemblé à une

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1