Explorez plus de 1,5 million de livres audio et livres électroniques gratuitement pendant  jours.

À partir de $11.99/mois après l'essai. Annulez à tout moment.

Beauté brisée
Beauté brisée
Beauté brisée
Livre électronique703 pages9 heures

Beauté brisée

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

"Une romance dark épique avec une profondeur bouleversante et une sensualité torride !" – Anna Zaires, auteure de best-sellers au classement du New York Times

 

Il y a six ans, Harold Dalton m'a fait tomber pour vol par un habile coup monté et m'a envoyé en prison pour pouvoir me voler la mine de diamants que j'avais découverte. Il a donné sa fille à Jack Clarke en échange des droits d'excavation. Aujourd'hui, je suis libre, et je reviens me venger. Six ans de cruauté peuvent changer les hommes en bêtes. Je vais reprendre ce qu'il m'a volé, et plus encore. Je ne suis pas intéressé par ses propriétés ni ses actions en bourse. Je ne veux pas de sa petite monnaie. Je veux son principal atout. La belle et mentalement instable Angelina Dalton-Clarke.

À la tête d'une fortune de plusieurs milliards, c'est la veuve la plus riche du pays, mais aussi la plus folle. À cause de s

es tendances à l'auto-destruction, Jack l'a déclarée inapte avant de se coller une arme sur la tempe et de se faire griller la cervelle. Lina n'a pas le droit de toucher un seul cent de ses richesses. Son père gère toutes ses finances. C'est lui qui signe tous les documents. Si je deviens son mari, ce droit me reviendra. Mais si elle croit que je la veux uniquement pour son argent, elle se trompe cruellement.

LangueFrançais
ÉditeurGrey Eagle Publications
Date de sortie24 sept. 2020
ISBN9781643661780
Beauté brisée
Auteur

Charmaine Pauls

Charmaine Pauls was born in Bloemfontein, South Africa. She obtained a degree in Communication at the University of Potchestroom, and followed a diverse career path in journalism, public relations, advertising, communications, photography, graphic design, and brand marketing. Her writing has always been an integral part of her professions.After relocating to Chile with her French husband, she fulfilled her passion to write creatively full-time. Charmaine has published ten novels since 2011, as well as several short stories and articles.When she is not writing, she likes to travel, read, and rescue cats. Charmaine currently lives in Montpellier with her husband and children. Their household is a linguistic mélange of Afrikaans, English, French and Spanish.

En savoir plus sur Charmaine Pauls

Auteurs associés

Lié à Beauté brisée

Livres électroniques liés

Romance à suspense pour vous

Voir plus

Catégories liées

Avis sur Beauté brisée

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Beauté brisée - Charmaine Pauls

    1

    Johannesburg, Afrique du Sud


    Damian

    Harold Dalton bondit de derrière son bureau surdimensionné, si vite qu’il trébuche presque sur les roulettes de son fauteuil tout aussi immense.

    — Qu’est-ce que tu veux ?

    Ce lâche est effrayé. Et il fait bien. Après tout, il m’a piégé et m’a volé ma mine de diamant. C’est à cause de lui que j’ai passé dix années en prison alors que j’étais innocent.

    Son gros menton frémit. Il garde les yeux fixés sur moi tandis que je traverse la pièce. Je prends mon temps pour inspecter les lieux, histoire de le faire transpirer un peu. Le bureau n’a pas changé, à part les trois têtes de cerfs qui me regardent piteusement depuis le mur.

    — Qu’est-ce que tu veux ? répète-t-il quand j’atteins son bureau.

    — Ah, qu’est-ce que je pourrais vouloir ?

    Il étale ses doigts tremblants sur le sous-main. Cet enfoiré est si arrogant qu’il a oublié que je sortais hier, ou bien il a cru que j’avais quitté la prison en vaincu. Grosse erreur.

    Sa main couverte de taches de vieillesse glisse vers le tiroir où il conserve sans aucun doute une arme, mais je suis plus rapide et plus fort. Je lui serre le poignet et il gémit. Je peux presque sentir la peur dans la sueur qui macule les aisselles de sa chemise. Je ne suis pas le gamin de vingt-deux ans qui a passé sa porte en T-shirt élimé. Je suis un homme en costume à quatre-vingt mille rands, un homme qui a un compte à régler.

    Six ans, c’est long, assez long pour macérer dans le jus de votre vengeance jusqu’à ce que votre cœur finisse bouilli dans tout cet acide de rancune. Six ans de cruauté et de torture peuvent transformer un homme en bête. Six ans en compagnie des pires criminels et des truands les plus réputés vous octroient aussi les bonnes connexions et une fortune non négligeable.

    — Qu’est-ce que tu veux, Damian Hart ?

    Cette fois, il y a de la résignation dans sa question, du genre dont seuls les mecs à fric peuvent faire preuve.

    Le fric de la corruption.

    Je relâche son poignet, récupère deux morceaux de papier dans ma poche intérieure et les fais glisser sur le bureau. Il déplie le premier, la preuve de ce qu’il a volé, et il pâlit en le lisant. Le deuxième est une déclaration sous serment que le juge corrompu m’a signée juste après que je lui ai coupé un doigt.

    Les papiers commencent à trembler dans ses mains.

    — Donne-moi ton prix. La majorité de mon argent est placé dans des investissements, mais j’ai des propriétés. Ma maison, à Camps Bay, vaut quatre-vingt-dix millions, je peux te céder l’acte de propriété en moins de vingt-quatre heures.

    Risible.

    — Quatre-vingt-dix millions ne suffiront pas. Je pense que mille quatre cent cinquante-cinq jours et une mine de diamants valant des milliards méritent un peu plus que ça, tu ne crois pas ?

    — La mine appartient à des investisseurs. Je n’en possède que trente pour cent, et je ne peux pas simplement les céder. Le conseil d’administration doit voter pour autoriser un changement de propriétaire.

    Comme si je ne le savais pas.

    — Je ne suis pas intéressé par ta petite monnaie, Dalton. Je veux ton plus gros atout.

    Les couches épaisses de son visage se plissent.

    Je retourne alors le cadre photo doré orienté vers le fauteuil des visiteurs et le pousse lentement vers lui.

    Ses yeux s’écarquillent quand la compréhension s’y fait jour. Même ma présence menaçante n’est pas suffisante pour empêcher la colère d’exploser sur ses traits.

    — J’espère que tu plaisantes, siffle-t-il, chiffonnant dans ses poings les éléments de preuves qui l’incriminent.

    Angelina Dalton-Clarke.

    Fille de Harold Dalton. Veuve de Jack Clarke. Elle a hérité de la fortune de son défunt mari. Elle vaut des milliards et est la veuve la plus riche du pays, ainsi que la plus folle. Ses tendances au suicide et à l’automutilation ont forcé Clarke à la déclarer inapte et mentalement instable, avant de coller un flingue sur sa tête et de se faire sauter la cervelle. Lina Dalton-Clarke n’est pas autorisée à toucher un seul centime de sa richesse. Son père gère ses finances. Il signe tout à sa place. En tant qu’époux, cette tâche me reviendra.

    — Elle est malade mentale, crache Dalton.

    — J’ai lu les comptes-rendus.

    Il n’a pas été difficile pour mon compagnon de cellule de hacker les dossiers médicaux. Dalton semble sur le point de la crise cardiaque. J’attends jusqu’à ce que son visage vire au violet, lui donnant le temps de sentir le début de la fin, avant de continuer mes instructions.

    — Fais-la venir dans la bibliothèque. J’aimerais voir mon atout en personne. Oh, et ne répète pas un mot de notre discussion. J’aimerais lui apprendre l’heureuse nouvelle moi-même.

    Il reste figé et me fixe, les yeux emplis de ce sentiment, quel qu’il soit, qui couve dans sa poitrine infecte.

    Ce n’est que lorsque j’atteins l’autre bout de la pièce qu’il revient brusquement à la vie et contourne le bureau.

    Je lève une main.

    — Je peux me rendre à la bibliothèque tout seul, dis-je avant d’ajouter, moqueur : je connais le chemin.

    L’indignation impuissante sur son visage, alors que je ferme la porte, m’emplit d’une joie plus grande que tout ce que j’ai pu expérimenter durant ces années que sa famille m’a volées.

    J’ai reçu une éducation médiocre, mais je ne suis pas un simple roturier. Je connais les lois de l’aristocratie, c’est pourquoi j’attends un peu avant d’aller dans la bibliothèque. Qui sait dans quel état se trouve Madame Dalton-Clarke ? Elle se prélasse peut-être en tenue négligée, à moins qu’elle ne prenne un bain de soleil toute nue. Ses cheveux sont peut-être décoiffés et son visage dénué de maquillage. Elle aura peut-être besoin de quelques minutes pour se rendre présentable. J’imagine que la plupart des femmes, face à un ennemi, mettent de leur côté tout le pouvoir dont elles sont capables, même si c’est par le moyen de talons de quinze centimètres et de rouge à lèvres écarlate. Sous une apparence moins éclatante que celle qu’elle a pour habitude de présenter au monde, elle se retrouverait injustement en situation de désavantage pour la visite-surprise, et bien que je me fiche complètement de jouer fair-play, j’estime qu’il convient de traiter une femme comme une dame quand c’est important. En l’occurrence, lui annoncer qu’elle va devenir ma femme est clairement important.

    Sur mon ordre, Madame Benedict, la même vieille gouvernante qu’avant, me sert avec réticence une tasse d’Earl Grey sur la terrasse. Je ne suis pas venu ici par hasard. C’est l’endroit où j’étais assis quand Angelina Dalton est venue me voir, lors de la fameuse nuit qui a scellé mon destin. Que ressentirai-je en lui faisant à nouveau face ? Le déferlement d’émotions qui m’assaille à cette pensée est un cocktail familier d’appréhension, d’excitation et d’un besoin avide de justice. Je mentirais en disant que le désir ne coule pas aussi sous la surface. Qui pourrait m’en vouloir ? Elle a été l’objet de mes fantasmes, à la fois sexuels et de vengeance, durant les six dernières années.

    Tout à l’heure, dans le bureau de son père, j’ai à peine regardé sa photo. Je n’en avais pas besoin. Les traits de son visage sont imprimés dans mon esprit, même si nous ne nous sommes rencontrés que cette fois-là. Un visage angélique avec des yeux bleus venus d’un autre monde et une cascade de cheveux dorés. Je la vois dans mes rêves, et même parfois les yeux grands ouverts. Quand je les ferme, elle s’avance vers moi, dans mes pensées, et franchit la porte-fenêtre avec un air d’innocence sublime et de vulnérabilité. C’est une nuit que je ne pourrai jamais oublier. C’est la nuit durant laquelle les meilleurs moments de ma vie et les pires se sont heurtés. Alors que Dalton gagne le gros lot et parvient à me baiser, elle décroche un trophée plus important encore en me volant mon cœur en quelques secondes, uniquement pour me le jeter au visage. Elle est la meilleure chose que j’aie connue, et la pire. Elle n’avait pas le droit d’être aussi douce et gentille avec moi alors qu’elle n’avait aucune intention de craquer, comme moi j’ai craqué pour elle.

    Le souvenir est toujours frais, toujours neuf. Aussi pauvre qu’on puisse l’être, mais armé de ma jeunesse et de mon ambition, j’avais enfilé ma seule chemise digne de ce nom et je m’étais mis en tête de rencontrer son père, non pas dans son bureau, mais chez lui. C’était une idée stupide. N’importe quel homme avec un peu d’expérience de la haute société aurait pu me dire que je serais complètement dépassé par le dîner formel, des quatre fourchettes et couteaux alignés à côté des assiettes cerclées d’or jusqu’aux cigares roulés à la main qui concluaient invariablement les cinq heures de supplice. En comparaison avec les autres invités en smoking, je me démarquais comme un bâtard parmi des chevaux de course. J’étais sorti prendre l’air et je m’étais assis sur le muret de cette même terrasse. Je grelottais, dehors sans veste au début du mois de juin, quand elle était sortie dans sa jolie robe blanche, avec ses boucles relevées en un chignon sophistiqué et un châle de grand-mère percé de deux trous enroulé autour des épaules.

    — Vous n’avez pas froid ? demanda-t-elle d’une voix chantante évoquant les carillons de leur luxueuse cloche du repas.

    Elle avait l’ignorance d’une fille riche. Qu’est-ce qu’elle croyait ? Mes dents claquaient et mes genoux s’entrechoquaient. J’avais envie de rentrer au chaud, mais j’avais besoin d’une minute de plus pour me reprendre. Je refusais de laisser les hommes plus âgés, avec leurs vêtements hors de prix et leur maîtrise de l’étiquette, m’intimider. J’avais mon avenir dans la poche, une découverte qui me ferait apparaître sur leurs radars, mais je n’avais pas encore réussi à parler à Dalton, l’homme qui me lancerait sur la voie du succès. Je n’étais qu’un pauvre type et je n’avais pas envie de lui répondre, pas vraiment, parce qu’admettre que j’avais froid serait admettre des choses que je ne voulais pas dévoiler à l’exquise jeune femme qui me dévisageait.

    Avant que je puisse trouver une réponse appropriée, elle ôta de ses épaules frêles cet affreux châle en laine mangé aux mites, exposant les fines bretelles de sa robe de soirée étriquée, et l’enveloppa autour de moi.

    — Là, dit-elle.

    Elle ne souriait pas tout à fait, mais elle semblait contente d’elle.

    — Il appartenait à ma grand-mère. Je me sens en sécurité, dedans.

    Je la dévisageai comme un idiot, ébahi par la belle et riche jeune femme qui m’avait offert sa chaleur et sa sécurité. Ce fut dans cette position que son père nous découvrit lorsqu’il passa la porte. À la seconde où son regard tomba sur nous, ses yeux se firent plus froids qu’une soirée d’hiver. Il s’avança vers nous, un verre vide à la main, sa démarche impérieuse en dépit de son pas nonchalant.

    Une main sur l’épaule de sa fille, il dit :

    — Rentre, Lina. Tu vas attraper la mort, sans manteau par ce froid.

    Sa robe soyeuse accentua la contraction de ses fesses et le mouvement de ses seins lorsqu’elle se retourna et obéit.

    Le souffle de Dalton forma de la buée devant mon visage, empestant le whisky. Il parla d’une voix douce, mais assassine, qui me frappa comme un coup de tonnerre.

    — Elle ne sera jamais à toi. Elle est destinée à quelqu’un qui sera digne d’elle.

    J’étais incapable de répondre. Non que je manque de répartie – j’avais grandi à la dure, je savais comment lancer de subtiles insultes –, mais la vérité qu’il m’avait assenée m’atteignit en plein dans le ventre. Je n’étais pas digne d’elle, soit. L’ennui, c’était que j’avais effectivement envie qu’elle soit à moi. Je n’en avais pas conscience avant qu’il me le dise, mais ce fait était désormais révélé au grand jour, la vérité dévoilée par ses paroles, mon pire fantasme dessiné. Ce fantasme allait me hanter pendant chaque nuit, longue et solitaire, où je baiserais mon poing, au fond de ma prison.

    — Entre, m’invita Dalton en faisant un signe de tête vers la maison. Je suis prêt à écouter ta proposition d’affaires.

    Devant la porte, il se retourna, son visage réduit à une silhouette austère dans la lumière.

    — Et retire ce châle. Tu as l’air ridicule.

    Une fois à l’intérieur, je cherchai Lina malgré l’avertissement de Dalton, me disant que c’était pour lui rendre son accessoire de laine. Je parcourus des couloirs où je n’avais rien à faire, qui ne menaient ni au bureau de Dalton ni à la salle à manger, jusqu’à ce que je la retrouve. Elle se tenait devant les toilettes des invités avec Madame Benedict, qui lui passait un manteau de fourrure sur les épaules tout en marmonnant quelque chose à propos de sa mère qui se retournerait dans sa tombe. Je ne lui rendis pas le châle. Je ne voulais pas que Madame Benedict le prenne. Je l’abandonnai sur un dossier de chaise, espérant qu’elle le trouverait. Puis je me rendis dans le bureau de son père.

    Plus tard, elle épouserait Clarke, l’homme qui avait octroyé à Dalton les droits d’excavation pour la mine qu’il m’avait volée.

    Repoussant ce souvenir amer, je pose la tasse à thé de style Royal Albert sur la table de jardin – un geste terriblement négligent pour un service aussi coûteux – et retourne à l’intérieur. Dalton n’est nulle part en vue. Il organise probablement mon assassinat pour avoir essayé de lui voler sa princesse, celle dont je ne suis pas digne. Le karma n’est-il pas une drôle de chose ? Si Lina se révèle aussi autodestructrice et folle à lier que le dit son dossier médical, notre situation est ironiquement inversée.

    Elle se tient dans la bibliothèque quand j’entre, pas devant ni derrière le bureau, mais au beau milieu, entre le vide et la cheminée. Je m’accorde quelques secondes. Ce moment est extrêmement important. Je ne vais pas précipiter les choses. Ce n’est pas ce à quoi je m’attendais. Ce n’est pas la réincarnation de mon souvenir. Il ne reste rien de la fille angélique de cette soirée de juin. Elle ne vient pas vers moi avec gentillesse. Son dos est raide et sa posture majestueuse. Le bout de son nez est levé vers le plafond, son menton bien haut.

    À quoi est censée ressembler une folle ? Pas à elle, en tout cas. Ou peut-être. C’est dur à dire. Regardez-moi, par exemple. Vous ne devineriez jamais à quel point je suis tordu à l’intérieur en me regardant. Est-ce que le fait de porter un châle de grand-mère miteux lors d’un dîner chic peut être considéré comme de la folie ? Est-ce que l’autosabotage trahit une forme de maladie mentale ? Je referme doucement la porte, aussi délicatement que si j’entrais dans une église. Sans trop savoir pourquoi, je me sens comme lorsque je tenais la main de ma mère et qu’elle me guidait dans l’allée jusqu’au portrait de Marie tenant l’enfant Jésus dans ses bras.

    Au cliquetis de la porte, le dos de Lina se raidit plus encore. Sa cage thoracique se gonfle et se contracte trop rapidement, comme si elle luttait pour respirer. Je la dévisage en prenant mon temps – plus longtemps qu’une personne normale ne le pourrait sous peine de se sentir mal à l’aise. Avec les fils d’or de sa chevelure et sa peau de porcelaine, elle pourrait être une princesse de conte de fées, mais ce n’est pas ce que je vois quand mon regard se pose sur ses lèvres. Elles ont une couleur de perle, un peu plus sombres, pleines et scintillantes. Du baume à lèvres. Ce n’est ni du rouge, ni du gloss.

    Il n’y a pas de mascara sur ses cils dorés, ni de fard sur ses joues. Elle ne s’est pas armée du courage des cosmétiques, du pouvoir des talons hauts. Tout ce à quoi elle ressemble, c’est à une reine de glace – froide, intouchable, inatteignable. Elle est habillée en noir de la tête aux pieds. Un pull à col roulé et à manches longues la recouvre du cou jusqu’aux poignets. Une jupe ample lui effleure les chevilles. Des bottines noires sont visibles au-dessous. Le pull est moulant et la ceinture de sa jupe est large, accentuant sa forme élancée et sa taille fine.

    Elle reste immobile et silencieuse jusqu’à ce que j’aie fini de l’évaluer. Quand je m’approche enfin, elle défie mon regard et je vois un éclat de mépris dans ses yeux. Les touches dorées et vertes de son regard semblent illuminer le bleu plus sombre, traversé par un éclair de dégoût.

    Je souris. Bien. Je suis content qu’elle me regarde comme ça. Autrement, j’aurais pu me perdre dans le charme insolite de ses yeux, une galaxie obscure parsemée d’étoiles vert et or.

    — Madame Clarke.

    — Monsieur Hart.

    Elle parle. Pendant six ans, je suis resté éveillé des nuits entières, essayant de me remémorer la sonorité exacte de cette voix, me demandant si elle avait changé – l’espérant presque. Ce n’est pas ce à quoi je m’attendais. Elle n’est ni âpre, ni cassée ni imparfaite. Elle résonne encore comme une clochette, à la fois claire et forte.

    — Je vois que j’ai été annoncé.

    Son regard impassible brave mon hypothèse.

    — Je me souviens de vous.

    Uniquement à cause de cette voix angélique, je commence à faire le compte de mes lacunes. Elle est restée enfermée dans sa chambre pendant plus de deux ans. Elle a refusé de voir qui que ce soit, parfois pas même son mari. « Comment pouvons-nous lui en vouloir de s’être tué ? » demandaient les gens. « Avec une femme comme elle… » et ils laissaient leur phrase en suspens.

    Elle a tenté de se suicider en se jetant par la fenêtre du deuxième étage de leur maison. C’était avant que son mari ne se tire une balle dans la tête – donc sans aucun rapport avec la tragédie. Les spéculations suggèrent plutôt le contraire. C’est lui qui s’est donné la mort après sa tentative de suicide.

    Après les funérailles, elle a passé un an dans une institution au nom élégant qui n’était qu’un autre mot pour désigner un asile. Durant cette année, on a pris soin d’elle jusqu’à ce qu’elle recouvre la santé et se remette de ses phases intermittentes de boulimie et d’anorexie. Les traitements ne semblent pas avoir réussi grand-chose. Quelques kilos en plus ne lui feraient pas de mal.

    Le pire, ce sont ses yeux. C’est son silence, alors qu’elle se tient là, à se laisser soupeser du regard et trouver trop légère. Beaucoup trop. Sa froideur et sa folie m’attirent. Je bénéficie d’une connaissance intime des choses brisées, bien assez pour savoir que ce que j’ai en face de moi est dévasté, mais pas vraiment cassé. J’ai toujours envie d’elle, tout autant – mais pas plus – que lorsqu’elle avait dix-huit ans, quand elle était mignonne, une princesse intacte. Je me souviens de Dalton qui l’introduisait dans la salle à manger, vêtue de sa robe blanche décolletée laissant entrevoir sa petite poitrine et ses fesses fermes. Je savais ce qu’il faisait. Il l’exhibait, dévoilant son argument de négociation.

    Elle attend patiemment. Peut-être est-ce ce qui arrive quand vous vous enfermez chez vous. Cela détruit votre esprit, tout en vous inculquant certaines vertus.

    — Ça fait un an, dis-je.

    Elle ne pose pas de question.

    Cela me donne envie de la secouer pour obtenir une réaction, mais au lieu de ça, je frappe avec mes mots. Je frappe avec mes yeux, exprimant toute ma désapprobation.

    — Dois-tu encore porter du noir ?

    Sa voix est posée, indifférente.

    — Je suis en deuil.

    — Il est mort depuis un an.

    — Je n’ai pas dit de qui j’étais en deuil.

    Je croise les mains derrière mon dos et marche lentement autour d’elle. Elle tourne la tête et ses yeux me suivent, mais elle s’arrête à trois heures, me permettant de regarder des endroits qu’elle ne peut voir, comme son dos sculptural. Il est trop anguleux, ses vertèbres sont visibles à travers son vêtement, et malgré tout, même là-dedans, il y a de la perfection. De la fragilité. De la vulnérabilité. De la féminité. Je n’ai jamais trouvé les femmes maigrichonnes attirantes, mais Lina est une première pour moi, à tous les plans. Cela ne me surprend même plus.

    Je m’arrête devant elle, attirant à nouveau son regard sur moi.

    — C’est vrai ?

    Elle attend.

    Mon regard caresse les lignes de son visage.

    — Tu es folle ? insisté-je.

    — Ne le sommes-nous pas tous, à un niveau plus ou moins élevé ?

    Bon sang, cette voix si musicale. Il n’y a aucun jugement dans ses paroles, rien qu’une déclaration factuelle. Malin. Voilà qui lui fait remporter cette manche. Inutile d’argumenter.

    — Je suppose que tu aimerais connaître la raison de ma visite.

    Son regard se plante directement dans mon âme noire et souillée.

    — Je sais pourquoi tu es là.

    — Vraiment ?

    Je lui adresse un sourire censé être intimidant avant d’ajouter :

    — Dis-moi.

    — Pour la même raison que tous les autres.

    Tous les autres. Putain, je déteste ces mots.

    — Quelle raison ?

    — Tu veux m’épouser pour mon argent.

    Ma vision se trouble. Ma colère s’embrase et s’intensifie de manière injustifiée. Elle me fait voir des choses que je ne veux pas voir, des images de nombreux rivaux à genoux devant elle, demandant sa main. C’est là leur erreur. Je ne compte pas demander.

    — Pourtant, remarqué-je en baissant les yeux vers son annulaire nu, tu les as tous rejetés.

    — Pour la même raison que je vais te rejeter, toi.

    J’étouffe un rire. Et puis finalement, je le laisse sortir, froid et léger. Je décris un nouveau cercle autour d’elle comme un acheteur évaluant du bétail. Je me penche vers elle avec l’assurance d’un propriétaire marquant sa possession. Son parfum est exotique, musqué et oriental, à la fois séduisant et mortel, comme une jolie fleur vénéneuse.

    Elle est toxique pour moi. Dieu sait que j’ai souffert de tous les syndromes répertoriés de cette forme de mort lente, mais je ne peux résister.

    — Si tu crois que je ne te veux que pour ton argent, murmuré-je dans le creux de son oreille, tu te trompes lourdement.

    Un frisson parcourt son corps. Il commence sur sa nuque et se termine au bas de son dos. Je le sens là où nos corps se touchent, uniquement séparés par deux couches de vêtements noirs. Cette fois, mon rire est silencieux et elle ne le remarque pas, derrière elle. Je n’ai pas besoin de lui adresser un sourire narquois pour gagner cette manche. Cette manche est à moi.

    Elle s’écarte d’un pas, mettant de la distance entre nous. Elle tourne la tête de côté, mais elle ne me regarde pas.

    — Tu ne peux pas me forcer.

    — Détrompe-toi.

    Elle pivote sur elle-même, les yeux un peu hagards et les narines légèrement dilatées. Son vernis s’est imperceptiblement fissuré et je la vois, la folle derrière le rideau de glace. Sa veine jugulaire palpite dans son cou comme un papillon piégé. Il reste encore un peu de feu en elle.

    — J’ai dit non, lâche-t-elle, appuyant sur chaque mot.

    — Tu commets l’erreur de supposer que je te demandais ton avis.

    La glace est de retour dans ses yeux et elle lève le menton d’un air hautain.

    — Pars avant que j’appelle la sécurité.

    — Tu n’as pas envie que ton très cher père meure, n’est-ce pas ?

    Le peu de couleur qui restait sur ses joues s’évanouit. C’est une poupée de cire, surnaturelle et incroyablement belle.

    — Du chantage, continué-je. Sur un juge de la cour suprême, rien de moins.

    Je sors une photocopie de la déclaration sur l’honneur signée dans ma poche et la lève pour la lui montrer.

    — Quand ce sera rendu public, ton père se retrouvera en prison. Il n’en sortira pas vivant. Je me suis fait assez d’amis, en six ans, pour m’en assurer. Un seul coup de fil, un message transmis via un gardien, c’est tout ce qu’il faudra.

    Elle est assez intelligente pour laisser tomber ses airs bravaches et lire le texte. Quand ses yeux croisent à nouveau les miens, j’y vois autre chose. De la peur. Plus que de la peur. Elle est terrifiée.

    — Comment as-tu récupéré ça ?

    Ce n’est pas la question à laquelle je m’attendais.

    — C’est important ?

    J’ai dû verser du sang pour récupérer le morceau de papier que je tiens, et je recommencerais s’il le fallait.

    — C’est un faux ?

    — S’il y a bien une chose que tu devrais savoir sur moi, c’est que je ne bluffe jamais.

    — Est-ce qu’il… commence-t-elle, avant de déglutir. Est-ce que Harold sait ?

    — J’imagine qu’il est en train de faire tes valises en ce moment même.

    Sa poitrine enfle, puis se dégonfle. Elle serre les mains l’une contre l’autre et baisse les yeux au sol. Quelques secondes passent. Je lui laisse le temps de digérer la situation.

    Lorsqu’elle relève ses yeux irréels vers moi, son regard est calme. Serein, si ce n’est triste. Elle a déjà accepté ce qu’elle ne pouvait changer. Certains verraient peut-être ce manque de combativité comme de la faiblesse. Je le vois pour ce que c’est, une qualité de survivant. Elle fait le nécessaire pour surmonter ça. Ce n’est pas le comportement d’une victime aux tendances autodestructrices. La facilité avec laquelle elle se soumet me laisse penser que c’est une pratique familière chez elle.

    — La cérémonie aura lieu samedi, à l’église anglicane d’Emmarentia. À seize heures. Ne sois pas en retard. Tu n’aimerais pas les conséquences qui en résulteraient.

    Serrant ses doigts, je dépose un baiser sur sa main. Sa peau est froide, mais sa paume est moite. D’un signe de tête, je salue ma fiancée.

    Il n’y a rien de plus à dire.

    Plus qu’à attendre, maintenant.

    Jusqu’à samedi.

    Lina

    Je cours aux toilettes et vide mes tripes pour la deuxième fois. Mon corps convulse, refusant de recevoir le message envoyé par mon estomac selon lequel il n’a plus rien à vomir. Quand la vague nauséeuse passe enfin, je me laisse glisser au sol, agrippant la cuvette des deux bras, mon front sur le bord. J’ai chaud et froid en même temps, je tremble de partout. J’ai peur.

    Incapable de repousser plus longtemps le moment de m’habiller, je force mes jambes à me porter. Penchée en avant, j’atteins le lavabo. Dans le placard, au-dessus, se trouve une boîte de comprimés, mais il n’existe aucun médicament pour ce dont je souffre. Aucun traitement ne m’aidera. Je pioche deux pilules contre la nausée dans la boîte marron et les avale à sec. Il me faut quelques inspirations avant que mon estomac se rétablisse, et un bon moment pour que mes forces me reviennent.

    Je la hais, cette salle de bains. Je hais le carrelage hexagonal et le bain à remous. C’est la mienne depuis aussi longtemps que je me souvienne, mais je n’en ai jamais voulu. Je n’ai jamais été heureuse, ici. J’ai toujours rêvé de partir, et maintenant que c’est à nouveau ce que je dois faire, j’ai peur. Il n’y a aucun moyen de faire autrement, cependant. Je ne peux pas laisser Harold mourir. Si cela arrive, ce que je désire plus que tout au monde disparaîtra avec lui.

    Après avoir aspergé mon visage d’eau froide, je retourne dans ma chambre. Ma robe de mariée est étalée sur le lit. La coupe est sobre, de la dentelle par-dessus la doublure en soie. Le chapeau et son voile se trouvent à côté. J’ai l’impression de m’habiller pour mes propres funérailles, me liant ainsi avec un autre homme cruel. Dans la bibliothèque de Harold, j’ai senti que Damian avait envie de me faire du mal. J’ai développé un vrai talent pour déceler cette noirceur sous-jacente dont certains hommes sont avides.

    Je contourne le paravent et me déshabille devant le miroir sur pied. Je procède toujours comme ça, pour pouvoir regarder, pour pouvoir me souvenir de qui je suis. Je me tourne de côté et étudie les cicatrices qui barrent mes bras, d’abord le gauche, puis le droit. Je compte chaque ligne disgracieuse et bosselée, inégalement espacée de mes épaules jusqu’à mes poignets. Seize sur le gauche, douze sur le droit. Chacune représente la perte d’une part de mon âme, au prix de ma vie. Les parties de mon être que je ne peux voir dans le miroir sont trop horribles, même à mes yeux. Quand je ne peux en supporter plus, je sors du tiroir des sous-vêtements au hasard avant d’enfiler la robe. Je coiffe mes cheveux en un chignon serré et j’attache le chapeau avec des épingles. Personne n’est là pour m’aider à m’occuper de tout ça. Je suis seule. La présence de ma mère me manque, si violemment que cela m’écorche le cœur. Ce sont ses boucles d’oreilles en perle que j’accroche à mes oreilles, et le collier de ma grand-mère que je referme autour de mon cou. Ainsi, je me sens proche d’elles, comme si je pouvais puiser la force de leurs esprits.

    — Le chauffeur est prêt, m’annonce l’un des gardes du corps de Harold depuis la porte ouverte.

    Je l’aperçois dans le miroir. C’est Bobby, l’un des plus gentils. Il ne regarde pas dans la pièce, mais droit devant lui. Les agents de sécurité sont habitués, maintenant, à ce que je ne ferme jamais les portes. Par respect, ils ne regardent pas. C’est ce que font les folles. Elles s’habillent en laissant la porte ouverte, dans une maison remplie d’hommes. Les portes fermées leur provoquent des crises d’angoisse. C’est la vraie raison pour laquelle ils ne regardent pas. Ils ont peur d’insulter Harold en admettant ma folie, par leurs coups d’œil intrigués.

    — Harold ? demandé-je prudemment.

    — Il est déjà parti.

    Je me lève et attrape ma pochette, dans laquelle j’ai rangé mon téléphone, mes comprimés anti-nauséeux, des tampons et des mouchoirs. Je ne vais jamais nulle part sans des tampons et des mouchoirs. Mes règles sont irrégulières et surviennent souvent quand je subis plus de stress que d’habitude.

    — Vous avez tout ce qu’il vous faut ? demande-t-il.

    Je hoche la tête. Mon unique valise a été emportée chez Damian un peu plus tôt. Il a envoyé un chauffeur la récupérer.

    — Allons-y, alors, dit-il. Monsieur Dalton va m’écorcher vif si nous sommes en retard.

    Je ne montre pas ma peur à Bobby. La peur vous rend vulnérable. Cela fait de vous une victime facile. Je lui tends mon sac tout en mettant mes chaussures.

    — Je suis prête, annoncé-je.

    Je n’ai pas le choix.

    Damian

    Les cloches de l’église en pierre carillonnent. C’est un son beau et envoûtant. Rare. On n’utilise les cloches que pour les occasions spéciales, parce qu’elles sont vieilles et fragiles. Le fait qu’ils les actionnent pour moi laisse entendre aux invités présents dans l’église que je ne suis pas un homme à prendre à la légère. Il y a de la peur sur tous les visages qui se tournent vers moi. C’est là, dans leurs sourires factices et leurs expressions de bienveillance figées. Ils ne sont là que pour être témoins des prémices de la chute de l’empire Dalton.

    Un, deux, trois. Le dernier son de cloche tombe comme un verdict au troisième coup. L’écho se réverbère dans l’acoustique des lieux, persévérant dans le silence incertain qui suit. Quand il s’éteint, les invités se lèvent et l’orgue commence à jouer. Les premières notes de La Marche Nuptiale s’élèvent sous les voûtes. C’est à la fois spectaculaire et théâtral. Je l’ai choisie spécifiquement pour ça, exactement comme les cascades de roses blanches et les grosses bougies qui brûlent sur des candélabres dorés placés des deux côtés de l’allée. Face à l’entrée, j’attends mon épouse.

    Malgré l’extravagance de l’instant, je sens quelque chose dans ma poitrine, un pincement qui frôle la nervosité, lorsque les portes ne s’ouvrent pas immédiatement. Je me tiens droit, le visage stoïque, mais je serre involontairement les poings. Je ne me détends que lorsque les doubles battants commencent à s’ouvrir vers l’intérieur. Un faisceau de lumière se répand dans l’église assombrie, laissant entrer le soleil dans le bâtiment obscur. Les rayons surgissent de tous côtés, vers le balcon, en haut, où l’orgue joue, et vers le sol de pierre. Ils continuent de s’étendre et de gagner du terrain jusqu’à ce que les portes soient entièrement ouvertes. C’est aveuglant. Après la pénombre de l’intérieur, je dois cligner des paupières pour que mes pupilles s’ajustent. Comme une apparition, une silhouette se tient au milieu de cette pureté éblouissante. Je respire déjà mieux, mais pas encore parfaitement. Le chemin est long jusqu’au bout de l’allée, et il l’est encore plus avant qu’elle me dise oui.

    Dalton se tient à côté de la porte. Alors que la deuxième sonate commence, il offre son bras à Lina, mais elle le dépasse comme si elle ne l’avait pas vu, avant de s’arrêter. Je n’ai pas le temps de réfléchir à ce que je vois, parce que la sonate est à son apogée, mais elle ne bouge toujours pas. Mon cœur bat plus fort. Ma respiration s’accélère. C’est une silhouette tout en ombres, à contre-jour dans la lumière. Je ne distingue ni son visage ni son expression, je sais seulement qu’elle ne bouge pas. Dalton s’avance vers elle. Elle titube légèrement quand il lui donne un coup de coude. Je suis sur le point de me précipiter au bout de l’allée pour la traîner par le bras jusqu’à l’autel lorsqu’elle met enfin un pied devant l’autre.

    Un poids m’abandonne et j’ai l’impression d’être plus léger, mais cela ne dure qu’une seconde. La personne qui a ouvert la porte la referme. La lumière du jour quitte aussitôt les lieux et l’intérieur de l’église se retrouve à nouveau baigné d’une lueur lugubre. C’est à cet instant que je distingue son visage, ses traits, sa robe. Sa putain de robe. Bon Dieu ! Je serre le poing si fort que mes jointures craquent. De son petit chapeau élégant jusqu’à ses chaussures vernies, elle est habillée pour des funérailles. Devant tous ces gens, elle me tourne en ridicule, en venant à moi vêtue de noir.

    2

    Lina

    Des hoquets de stupeur se font entendre autour de moi. Des regards hébétés suivent ma lente progression, empreints de compassion lorsqu’ils se posent sur le futur marié qui m’attend stoïquement à l’autel. Ils jaugent la réaction de Damian. Des murmures s’élèvent par-dessus la musique de l’orgue. Des mots comme « cinglée », « perdu la boule » ou encore « sacrilège » parviennent à mes oreilles. Les notes solennelles de La Marche Nuptiale, les bouquets, les bougies, tout ce qui aurait convenu à une robe blanche prend soudain un aspect plus réel, plus cru. Ce n’est qu’un spectacle, et kitsch, en plus.

    Je m’efforce de marcher d’un pas sûr, chacun d’eux me rapprochant un peu plus d’un futur menaçant et incertain. Damian me regarde avec l’intensité d’une panthère. Le calme avec lequel il m’étudie, c’est le calme avant la tempête. Ses yeux sombres me promettent des représailles, mais je n’y réfléchis pas. Pour l’instant, je me réjouis de ma petite victoire. Ce sont les petites victoires qui gardent mon esprit en vie.

    Un silence s’abat sur l’église quand j’atteins l’homme à qui je m’apprête à faire des promesses impensables. Vêtu d’un costume noir, d’une chemise blanche et d’une cravate argentée fixée par une épingle en diamant, il semble tout droit sorti du monde de Harold. Il n’a plus rien de l’homme dont je me souviens. La tignasse du garçon que j’avais rencontré, à l’époque, avait bien besoin d’une bonne coupe. Ses pointes effleuraient les tendons de son cou musclé. Les mèches épaisses couleur d’ébène me donnaient envie d’y passer les doigts. À présent, ils sont impeccablement coiffés, trop soignés, ramenés en arrière sans qu’une seule mèche ne dépasse. C’est trop rigide. S’il était distant le soir où je l’ai rencontré pour la première fois, maintenant il me paraît presque accessible.

    L’éclat enflammé dans ses yeux bruns n’en est pas moins féroce, mais il est plus froid. Ces yeux sont de la couleur du chocolat – pas sucré, plutôt du genre noir et amer. Les lignes sévères de son visage sont plus dures. Des pommettes hautes, un nez pointu, une mâchoire carrée, il n’y a aucune empathie dans ses traits. Son élégance n’est pas conventionnelle et la cruauté de cette beauté affleure sur sa peau. Elle est là, dans l’orage qui tourbillonne au fond de ses yeux, laissant savoir à quiconque possède assez de courage pour y plonger le regard que la désobéissance n’est pas une option. Cet homme arrive toujours à ses fins, et il est capable de tout pour y parvenir. Ce qui retournerait l’estomac de la plupart des hommes les plus avertis ne susciterait pas même un clignement de paupières chez lui. Il est trop habitué à se salir les mains. Il s’est trop battu pour survivre.

    Son visage assuré a beau exprimer l’arrogance, ses sourcils épais se soulèvent légèrement, laissant entrevoir sa vulnérabilité. Dans notre monde, ceux qui ne sont pas arrivés là grâce à leur argent se cachent derrière la suffisance. C’est sa seule faiblesse. Tout le reste empeste le danger. La domination. Voilà l’homme qui me prend la main dans un geste possessif et la place sur mon bras, comme si telle était sa place, avant même que je lui aie promis de devenir sa femme devant la loi, devant Dieu et devant l’assistance.

    Il couvre mes doigts de sa paume et les place sur les muscles souples de son avant-bras. La manche de sa veste est en coton rigide haut de gamme. Il m’adresse un sourire de nature à me réchauffer de l’intérieur. Même s’il ne promet rien de bon, il me désarme par son pouvoir viril et son charme factice, me faisant comprendre qu’il s’en prendra volontiers à moi, qu’il me laissera sans défense. Nos regards restent rivés l’un à l’autre une seconde de plus. Une conscience aiguë de l’instant, une intense compréhension, passent entre nous de la même manière primitive qu’entre un chasseur et sa proie, puis le prêtre prend la parole. Par bonheur, je suis libérée de l’emprise écrasante de son regard et nous nous tournons tous les deux. Que la mascarade commence.

    J’entends la voix du prêtre, mais rien de ce qu’il dit. Même s’il ne me regarde pas, la présence de Damian est écrasante. Dépassant d’une tête tous les autres hommes de l’église, son physique exsude la virilité et la force. Il est plus large et plus musclé que la première fois que je l’ai rencontré, un changement qui ne peut être dû qu’à de longues heures passées à la salle de sport. Son parfum évoque l’hiver, une forêt de citronniers sous un ciel sombre. C’est une senteur discrète, mais l’impression envoûtante d’arbres dépourvus de feuilles et de ciel sans soleil envahit mes sens, à tel point que je ne perçois plus que cela. Il se déplace légèrement et nos bras s’effleurent. On dirait que son énergie puissamment masculine, très autoritaire, s’enroule autour de moi et m’enserre jusqu’à m’empêcher de respirer.

    C’est une journée d’été, mais il fait trop froid à l’intérieur. J’ai la chair de poule sur les bras malgré ma robe à manches longues. Je ressens l’effet de la faim dans mon estomac et ma tête commence à tourner alors que mon taux de glycémie dégringole. Une main chaude se presse fermement au bas de mon dos, me soutenant quand je vacille sur mes jambes. Je suis tentée de m’abandonner à ce sentiment de réconfort, jusqu’à ce que je revienne à la réalité et comprenne à qui elle appartient. Mon corps se raidit. Mes jambes se tendent.

    Je retrouve mon sang-froid au moment où le prêtre commence :

    — Angelina Clarke, promettez-vous…

    Le reste n’est que du bruit blanc. Il y a un tintement dans mon oreille. La chaleur de sa main quitte mon dos pour se poser sur mes épaules. Je suis tournée face à l’homme qui me force à cela par chantage. Mon ravisseur baisse les yeux sur moi, m’encourageant avec un sourire qui ne monte pas jusqu’à ses yeux ni ne correspond à la situation. Ses doigts s’enfoncent dans ma chair quand je ne réponds pas. Je peux le faire. Je l’ai déjà fait.

    J’ouvre la bouche, forçant les mots à franchir mes lèvres desséchées.

    — Je le veux.

    Il desserre les doigts, mais ne me lâche pas. Il retient mes yeux prisonniers, son regard sombre perforant le mien alors qu’il dit :

    — Je le veux, sans le moindre doute.

    Il glisse un simple anneau en platine à mon doigt. Quand son témoin me tend un anneau similaire pour Damian, ma main tremble tellement qu’il doit la maintenir en place d’une poigne ferme pour m’aider. Je fixe nos mains qui s’étreignent, les bagues assorties symbolisant notre union.

    C’est fait.

    Nous sommes mari et femme.

    Maintenant, le pire est à venir.

    Le reste est plongé dans le brouillard. Nous signons le registre. Nos témoins sont des hommes que je ne connais pas. Harold vient nous féliciter. Il s’assure de serrer la main de Damian sous les yeux de tout le monde et parvient même à essuyer une larme alors que, pour la deuxième fois, il m’offre littéralement à un homme. Bobby me tend ma pochette. Les gens font la queue dehors pour nous adresser leurs vœux de longues vies et de bonheur parfait. La plupart d’entre eux sont des relations d’affaires de Harold. Tous les acteurs influents de l’industrie du diamant sont là.

    Une foule de journalistes attend à la périphérie de la pelouse de l’église, retenue en arrière par des hommes en costumes noirs, le service de sécurité de Damian. Il n’y a pas de bouquet à jeter – non pas que je m’attende à ce que les personnes qui regardent aient envie d’attraper des fleurs maudites –, et nous nous dirigeons assez rapidement vers la voiture de Damian, qui nous attend. Dieu merci, aucune réception n’est prévue.

    La main de mon mari est posée sur mon coude alors qu’il me guide à l’arrière de la voiture. Les vitres sont teintées et je m’écroule sur le siège maintenant que je n’ai plus à rester vigilante sous le crible des regards curieux et les flashs impitoyables des appareils photo. Quand Damian dit à son chauffeur de nous emmener au restaurant huppé de Sandton, mon abattement s’accroît. Tout ce que je veux, c’est m’échapper et bénéficier du luxe d’un peu d’intimité, mais je n’aurai pas cette chance. Je retire les épingles qui s’enfoncent dans mon crâne et ôte mon chapeau.

    Nous gardons le silence durant tout le trajet jusqu’au restaurant, ainsi que dans l’ascenseur jusqu’à l’étage le plus élevé du Sandton Center. Notre réservation est au Nelson, où un repas vaut l’équivalent du salaire mensuel de l’employé moyen. Je me retiens de remarquer qu’il serait plus raisonnable de manger aux Boucaniers, en bas, pour un dixième du prix, et de faire donation de ce qu’il économiserait aux mendiants affamés au coin de la rue. Je doute que Damian soit un homme charitable.

    Une hôtesse nous fait asseoir et déplie ma serviette de table. Moins de trois secondes plus tard, le sommelier arrive avec une bouteille de Krug et un seau de glace. Pendant qu’il débouche la bouteille et nous sert deux verres, un serveur nous apporte des hors-d’œuvre.

    Une fois le personnel parti, Damian lève son verre.

    — Félicitations, Madame Hart.

    Puis il le répète une deuxième fois, non pas pour en tester la sonorité, mais plutôt pour remuer le couteau dans la plaie :

    — Madame Hart.

    Son sourire est tendu, mais c’est son expression lugubre qui me dissuade de le défier. Il porte le verre à ses lèvres tout en soutenant mon regard, et je bois une gorgée. Il me fixe avec la même insistance qu’à l’église, sauf qu’il y a quelque chose de plus sombre, sous-jacent, quelque chose de plus dangereux. J’attends que le coup tombe, mais son silence à propos de la robe ne fait que me rendre plus nerveuse encore. Il n’y a aucune chance pour qu’il laisse passer ça.

    — Mange, dit-il avec un geste vers mon assiette.

    Mon regard papillonne vers le feuilleté couvert de mousse de caviar rose. Même si j’ai besoin de nourrir mon corps, j’ai peur d’être malade à nouveau.

    — Lina.

    La façon dont il prononce mon prénom me fait relever vivement les yeux vers son visage.

    — Je te nourrirai moi-même s’il le faut.

    Je prends une autre gorgée de champagne, apaisant la sécheresse de ma bouche, avant de mettre le hors-d’œuvre sur ma langue. Dans des circonstances normales, je n’aurais pas gâché un mets aussi délectable, mais mon estomac se tord quand je sens le goût de la mousse salée. Je mâche et avale, faisant passer le tout avec un peu d’eau.

    — Tu n’aimes pas ?

    Je me tamponne le coin de la bouche avec ma serviette.

    — Je suis juste nerveuse.

    Il hoche la tête, comme s’il comprenait, et ce geste n’est pas complètement désobligeant.

    Le reste du repas suit à un rythme régulier et équilibré. Notre menu a été précommandé et tous les plats sont extravagants.

    Je ne peux m’empêcher de commenter l’arrogance dont il a fait preuve en commandant à ma place.

    — Je suppose que c’est une bonne chose que je ne sois pas allergique aux fruits de mer.

    Il me fixe avec un sourire entendu.

    — Je sais tout ce que j’ai besoin de savoir, y compris que tu n’as aucune allergie et que le homard est ton plat préféré.

    Cette déclaration me stupéfie, mais je ne compte pas lui demander comment il a obtenu ces informations.

    Tout le long du repas, il me regarde, concentré sur chaque bouchée que je prends et que j’avale, jusqu’à ce que ma gêne soit à son comble. Il insiste pour que je vide entièrement mon assiette. Heureusement, les portions sont petites, mais quand la fin du repas arrive, j’ai l’impression d’être sur le point d’exploser dans ma robe. Je décline son offre de prendre un café et, quand je m’excuse dans l’intention de me rendre aux toilettes, il se lève avant moi. Il fait le tour de la table et me tend la main.

    Sans sourciller, je regarde sa main offerte.

    — Je

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1