Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

L'imitation dans les arts et dans la peinture en particulier
L'imitation dans les arts et dans la peinture en particulier
L'imitation dans les arts et dans la peinture en particulier
Livre électronique336 pages4 heures

L'imitation dans les arts et dans la peinture en particulier

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Jusqu'au dix-neuvième siècle, artistes et théoriciens de l'art s'accordent pour donner cette définition : l'art est imitation de la nature. En effet, dans toute réflexion sur l'art, et sur l'art de peindre en particulier, le problème de l'imitation est d'enjeu : "Pourquoi peignez-vous ce chêne, puisqu'il est déjà là ?", telle est la question du paysan à Théodore Rousseau, comme le rappelle E. Gilson dans "Peinture et réalité". Cette question naïve et toute de bon sens nous mène à l'absurdité que frôle la peinture, voire peut-être qu'elle est.
De nos jours, la notion d'imitation peut-elle encore fonctionner comme grille de lecture de l'histoire de l'art ? Au fil de l'histoire des idées, de Platon à Lévinas, l'imitation est considérée tour à tour comme un idéal ou bien tombe en disgrâce.
Cet essai de philosophie, issu d'un mémoire universitaire dirigé en 1994 par Nicolas Grimaldi à la Sorbonne, embrasse dans toute leur ampleur conceptuelle les controverses qui entourent la notion d'imitation dans l'art en général et dans la peinture en particulier.
Philosophes, théoriciens de l'art, peintres, sculpteurs et universitaires s'y trouvent abondamment cités, en compagnie de nombreuses références à des oeuvres d'art illustrant le concept d'imitation.
Cette vaste synthèse, toujours actuelle, méritait d'être publiée en souvenir de son auteur, si tôt disparue.
LangueFrançais
Date de sortie19 déc. 2017
ISBN9782322124701
L'imitation dans les arts et dans la peinture en particulier
Auteur

Karine Maillat

Karine Maillat (1971-2010) a enseigné la philosophie en Lycée dans l'Académie de Versailles. Elle s'intéressait particulièrement à l'Esthétique et elle-même pratiquait diverses disciplines artistiques (pastel, céramique).

Auteurs associés

Lié à L'imitation dans les arts et dans la peinture en particulier

Livres électroniques liés

Philosophie pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur L'imitation dans les arts et dans la peinture en particulier

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    L'imitation dans les arts et dans la peinture en particulier - Karine Maillat

    cités

    INTRODUCTION

    Jusqu'au XIXe siècle, artistes et théoriciens de l'art s'accordent, pour donner cette définition : l'art est imitation de la nature. Nous pourrions donner une multitude de définitions de la peinture, toutes sensiblement voisines. Aussi, contentons-nous ici de reproduire celle, bien connue, de Poussin, pour le seul agrément qu'elle nous procure. « C'est une imitation faite avec lignes et couleurs en quelque superficie, de tout ce qui se voit dessous le soleil ; sa fin est la délectation. » Dans toute réflexion sur l'art, et sur l'art de peindre en particulier, le problème de l'imitation est d'enjeu. « Pourquoi peignez-vous ce chêne, puisqu'il est déjà là ? », telle est la question¹ du paysan à Théodore Rousseau², qui nous ouvre les voies du doute : si l'art est imitation de la nature, et si cette imitation est oiseuse et superflue, alors la peinture peut être « vanité » et l'art se dissoudre en pure perte³. Cette question naïve et toute de bon sens nous mène à l'absurdité que frôle la peinture, voire peut-être qu'elle est.

    Pour savoir ce qu'est l'art, et puisque l'on nous dit qu'il est imitation de la nature, il convient d'abord de se demander ce qu'est l'imitation, ce qu'est la nature, et quels peuvent et doivent être, de gré ou de force, leurs rapports. Ne nous risquons pas dès à présent à donner une quelconque définition de l'imitation ; mais contentons-nous, pour l'instant, de remonter à la racine du mot. Imitation traduit le grec « μιμησιs », emprunté aux arts du spectacle, le théâtre et la danse⁴. Nous tâcherons de garder en mémoire cette provenance du mot, ainsi que la dimension de fiction à laquelle elle le rattache. Une fois son usage étendu à tous les domaines de l'art, la mimèsis désigne à la fois le résultat de cette imitation et cette imitation elle-même en tant que processus, soit l'action d'imiter⁵. C'est en ce dernier sens qu'Aristote emploie très couramment le mot. Enfin, le verbe « μιμεσθαι », s'il est à sens unique, admet deux constructions grammaticales : il peut se construire soit avec le modèle imité, soit avec l'objet représenté au final. Platon porte très nettement l'accent sur le rapport au modèle initial, soit sur la première de ces deux constructions possibles ; toute la théorie de l'imitation chez Platon, et ses ramifications séculaires, reflètent l'importance de ce choix originaire.

    La racine latine de notre mot « imitation » est le verbe « imitor », qui est lui même un fréquentatif d'« imago », lequel a donné le mot « image » et l'idée connexe d'imagination. Il faudra ne pas perdre de vue cette affinité originelle entre, d'une part, l'imitation et, d'autre part, l'image et l'imagination. Assurément, nous ne pourrons faire l'économie d'une réflexion sur ces deux notions. Et une analyse du problème de l'imagination s'annonce d'autant plus complexe que, dès l'origine, ses produits se scindent en deux groupes distincts : d'une part, l'image conçue sur le mode de l'idée-copie, à l'instar de Platon, et plus généralement, tout ce qu'il range sous l'appellation d'« ειδоλоν » ; d'autre part, les « ϕαντασματα⁶ », selon le terme d'Aristote, les produits de la « ϕαντασια », qui ressortissent plus généralement à ce que nous nommons « fiction⁷ ». De toutes les façons, l'imagination sera cette liaison, à la fois monstrueuse et fort banale, ce mixte d'esprit et d'empirie. Bien que la notion d'imagination puisse paraître centrale dans cette étude, nous ne lui consacrerons pas une partie entière de notre recherche et prendrons le parti de n'en pas donner d'exposé systématique, jugeant que cela nous porterait trop en amont de notre sujet⁸. Cependant, des remarques sur l'imagination viendront nécessairement ponctuer notre analyse et cette notion contribuera, souterrainement, à tisser l'unité de notre propos.

    À l'encontre de la simplicité de la définition de l'art comme imitation, et de l'unanimité qu'elle suscite, il semble bien que l'imitation connaisse dès l'origine des acceptions très nuancées, selon que l'accent est mis sur tel aspect plutôt que sur tel autre, qu'elle recouvre. Il est probable qu'au fil du temps, ces aspects de l'imitation aient continué à se multiplier et à se distinguer les uns des autres : chaque conception de l'imitation résulterait donc d'un juste équilibre entre les différents aspects de la notion.

    Ainsi, la pratique artistique et, plus encore, ses théories, semblent, en leur histoire, n'entendre pas l'imitation de façon univoque. En effet, longtemps, pour la critique d'art, l'idéal de la peinture était identifié à l'exactitude de la ressemblance. Mais comment se fait-il, alors, que le monde visible ait été représenté de tant de façons différentes ? La façon dont les Égyptiens voyaient la nature était-elle différente de la nôtre ? Car, assurément, ce n'est pas la nature qui a changé. Et comment, dans le cadre de cet idéal de ressemblance parfaite, expliquer la disparité d'œuvres, filles d'une même époque, dont le modèle est cependant identique ? De longs siècles, la première de ces questions n'a guère inquiété la critique d'art, qui lui trouvait une réponse très simple : l'idée de progrès, appliquée à l'art⁹. En effet, du XIIIe au XVIIIe siècle¹⁰, la perfection du réalisme fut le but avoué de la progression de l'art occidental. Les perfectionnements de l'imitation, soit successivement l'annexion du contour, de la couleur, du modelé et du relief, de la matière, puis de la lumière, ont fondé cette notion de progrès de l'art. Elle était accréditée par les analogies trouvées entre les arts dits « primitifs » et l'art enfantin ; cette idée avait aussi ceci de confortable, qu'elle facilitait la pensée de l'origine de l'art : il y avait eu une enfance de l'art, comme en témoignent par exemple les méthodes enfantines de l'art égyptien. Il s'ensuit un tel blocage théorique, que l'idée prévaut, avec Vasari, que si l'art byzantin n'imitait pas la nature, c'est parce que ses artistes en étaient incapables, et non qu'ils eussent fait d'autres choix. Cette notion univoque de progrès en art est un mythe aujourd'hui révolu : la grande révolution artistique du XXe siècle nous a débarrassés de l'idéal de la peinture conçu sur le mode de la ressemblance parfaite.

    Le second problème que pose ici l'imitation, d'un point de vue diachronique, est celui des raisons ou de la déraison de son succès, variable selon les époques. Platon le premier en fait la théorie, mais pour la mieux dévaloriser. Pendant plus de deux millénaires, l'imitation la plus rigoureuse est considérée comme la fin ultime de la peinture. Au XXe siècle, mais ce n'est que le résultat d'un processus amorcé un siècle plus tôt, elle déchoit en deçà de l'art ; la tentation est vive de l'exclure une fois pour toutes de l'art de peindre. Elle renaît pourtant de ses cendres, avec des courants comme celui des Hyperréalistes américains, pour atteindre un paroxysme inégalé. Il faut nous interroger sur les raisons de ces oscillations. Pourquoi avoir tant prisé l'imitation fidèle de la nature ? Inversement, pourquoi la représentation de la nature passe-t-elle aujourd'hui pour une aussi triviale banalité ? Jamais l'image visuelle n'a été à aussi bas prix. Comme le remarque Ernst Hans Gombrich, « les images aux coloris vulgaires, que nous découvrons sur un paquet de riz ou de pâtes alimentaires, auraient peut-être laissé béats d'admiration les contemporains de Giotto »¹¹. En ont-elles plus de valeur ? Certes non. Mais c'est un problème posé au critique d'art. Son propos pourrait être de faire retrouver au public moderne ce sentiment d'émerveillement que connaissaient les spectateurs du passé, devant des images représentant fidèlement le monde visible.

    Dans quelle direction doit-on chercher les raisons du succès ou de la disgrâce de l'imitation ? Le renversement de valeurs des XIX et XXe siècles, au détriment de l'imitation, a-t-il été motivé par des bouleversements contingents frappant le domaine de l'art, comme l'apparition de la photographie ou la production d'objets en série ? En effet, jamais un peinture n'égalera en ressemblance une photographie fidèle, pas plus qu'une sculpture de main d'homme n'égalera un bon moulage. Ou bien ce renversement correspond-il à la libération de la peinture d'une théorie spécieuse ? En ce cas, la définition de la peinture comme l'imitation rigoureuse de la nature, retenue par les contemporains et les successeurs de l'art grec, n'aurait été qu'une interprétation donnée de cet art, peut-être infondée, ou à laquelle la postérité aurait eu le tort d'accorder trop d'importance.

    L'instabilité au gré des siècles de ce que doit être l'imitation, et de la valeur qui lui est conférée, nous dissuade d'emprunter dans notre recherche un itinéraire chronologique. Rendre compte de ces variations est certes d'un intérêt majeur, mais relève bien plutôt du travail de l'historien de l'art. Par souci de clarté, nous donnerons à notre analyse un tour plus thématique que chronologique. Toutefois, éluder totalement la chronologie serait aussi impossible qu'aberrant et bien souvent, elle s'impose avec force ; nous la conserverons donc selon sa pertinence, dans les liens nécessaires qu'elle aura avec notre propos. Ainsi, nous gagnerons à suivre, parfois, le devenir de l'imitation dans ses ruptures, raccords et reprises, dans ses brusques avancées, dans ses lenteurs et ses blocages, quand cela permettra d'amener notre notion à plus de clarté.

    Ce devenir de l'imitation, c'est au XXe siècle, dans le temps où nous écrivons, qu'il nous est donné de l'embrasser du regard. Or il semble aujourd'hui impossible de garder l'imitation scrupuleuse de la nature comme fin dernière de l'art. Notre siècle est acquis à l'idée que, si l'imitation rigoureusement fidèle a longtemps été l'idéal de la peinture, elle n'en est ni la seule voie ni la meilleure. En revanche, nous pourrons nous demander s'il est possible de conserver l'imitation comme critère opératoire pour une lecture de l'art en son histoire. Ou bien, si l'imitation est la ligne directrice selon laquelle l'art doit être interprété, n'est-on pas condamné à n'y rien entendre, à n'y voir qu'un jeu de miroirs qui pourrait, tout au plus, nous inciter à revenir « aux choses mêmes¹² » ? S'il se peut garder l'imitation comme grille de lecture de l'histoire de l'art, pendant et après son rejet décisif au XXe siècle, cela ne suppose-t-il pas un élargissement de la notion, de telle sorte qu'elle embrasserait désormais aussi les branches les plus variées de l'art moderne ?


    1 Citée par É. Gilson, dans Peinture et réalité, Paris, Vrin, 1972, p. 225.

    2 Peintre paysagiste (1812-1867).

    3 C'est un devoir, dans tout questionnement sur l'art, de prendre en vue et de malmener cette pensée de Pascal : « Quelle vanité que la peinture, qui attire l'admiration par la ressemblance de choses dont on n'admire point les originaux. », Pensées, II, fragment 134.

    4 C'est avec Xénophon que s'opère l'élargissement du verbe « μιμεσθαι », du genre théâtral du mime au travail du peintre et du sculpteur.

    5 Aristote, Poétique, Paris, Le Livre de Poche, 1990 : introduction au texte d'Aristote par Michel Magnien, p. 30.

    6 « τо ϕαντασμα » peut être traduit par « image-fantôme », comme nous le verrons plus loin.

    7 « Res ficta » est la traduction latine du grec « ta fantasmata ». Ces « choses feintes » font signe vers la dimension théâtrale que l'on peut trouver dans la peinture. De cette « feinte », nous tenterons une analyse dans notre première partie.

    8 Nous adopterons en cela une démarche contraire à celle d'Alain qui, dans le Système des Beaux-Arts, Paris, Gallimard, 1953 (1920), commence son exposition des différents arts par une réflexion thématique sur l'imagination qui les relie les uns aux autres et qui les fonde.

    9 Cette idée, selon M. Schapiro, correspond à une « conception organique » du style. Ou bien, en effet, l'on considère que l'art « a un cycle récurrent, passant de l'enfance à la maturité, puis à la vieillesse ». Ou bien son processus obéit à « une évolution infinie, qui part des formes les plus primitives pour aller vers les formes les plus avancées ». Un démenti d'une telle conception organique du style est fourni, selon M. Schapiro, par l'exemple des peintures paléolithiques de l'âge des cavernes, qui sont des merveilles de représentation, et sont plus « naturalistes » que l'art postérieur du néolithique et de l'âge du bronze. Voir Schapiro, M., Style, artiste et société, Paris, Gallimard, 1982, dans le chapitre intitulé « La notion de style », p. 52 sqq.

    10 Les historiens de l'art ne s'accordent pas sur ces dates. Ici, nous retenons la datation de R. Huyghe dans Les puissances de l'image, Paris, Flammarion, 1965, parce qu'elle a le mérite d'être très partagée et probable.

    11 Gombrich E.H., L'art et l'illusion, Paris, Gallimard, 1971, p. 27.

    12 « Revenir aux choses mêmes », tel est le mot d'ordre husserlien qui infléchit toute la démarche de la connaissance phénoménologique. Ce sont également les termes de la profession de foi de Cézanne, dont nous verrons qu'ils dépassent les postulats d'un réalisme simple, couramment entendu. Dans notre quatrième partie, nous mettrons en regard l'un de l'autre ces deux retours « aux choses mêmes » et nous en donnerons une analyse conjointe.

    PREMIÈRE PARTIE

    De l'idéal de ressemblance : au comble ou

    aux marges de la mimèsis ?

    La peinture est la plus étonnante magicienne : elle sait

    persuader par les plus évidentes faussetés qu'elle est

    la vérité pure.

    J. E. Liotard

    Si l'art, et la peinture en particulier, est imitation de la nature, alors, le grand art semble atteint lorsque l'imitation est parfaite et la ressemblance à son comble. Dans cette perspective, l'art doit tendre à rendre possible la confusion entre le modèle et son imitation, viser à ce que l'on nomme l'illusionnisme¹³. Nous pouvons donc commencer par étudier l'imitation dans ce sens étroit, le plus pointu. Il ne s'agira alors pas ici de confronter, voire d'opposer les notions d'imitation et de trompe-l'œil, mais d'introduire la question du trompe-l'œil dans le champ immense de la mimèsis picturale, c'est-à-dire de mesurer les enjeux du trompe-l'œil comme question posée à la représentation en peinture, de voir comment il la travaille du dedans. Une telle approche soulève d'emblée plusieurs problèmes. D'une part, la question est de savoir jusqu'à quel point le trompe-l'œil nous rapproche de l'objet imité, comment il nous le livre ou ce qu'il nous livre de lui. D'autre part, si nous poussons l'imitation à son comble, s'agit-il encore d'imitation ? Le trompe-l'œil nous mène-t-il en marge de l'imitation ? En d'autres termes, l'illusionnisme est-il la quintessence de la peinture, ou n'en est-il qu'une propriété inessentielle, un accident, ou, enfin, n'est-il pas l'autre de l'imitation ?

    I L'illusionnisme

    A) Le trompe-l'œil

    Le trompe-l'œil apparaît comme la fin idéale des longs perfectionnements du réalisme : il est l'art de peindre qui donne l'illusion de la réalité. Il trompe le spectateur en donnant, par des valeurs fausses, l'illusion de l'objet vrai, c'est-à-dire rendu comme présent ¹⁴ à nos yeux. C'est ce que dit la phrase¹⁵ de Liotard que nous avons placée en exergue, qui jette les bases de notre développement à venir.

    Le trompe-l'œil n'est pas une notion univoque. Nous pouvons distinguer trois degrés, ou trois types de trompe-l'œil, selon l'efficacité du leurre, la puissance de l'illusion. Un premier degré consiste, au plus près du sens littéral du mot, à tromper les yeux, les sens, et non l'esprit du spectateur¹⁶. Les objets sont représentés de telle sorte que, bien que le spectateur soit averti et conscient qu'il ne s'agit que d'un tableau, son regard ne puisse vaincre l'illusion. Un second degré de trompe-l'œil consiste à tromper des animaux. Pline rapporte que des oiseaux seraient venus picorer les raisins peints par Zeuxis ; de même, des chiens seraient venus se briser la tête sur un mur peint par Mignard, et des oiseaux se donner la mort, sur un mur peint par Jacques Rousseau¹⁷. Par-delà leur intérêt anecdotique, de tels récits sont manière d'éloge inconditionné de la prouesse des peintres. Le troisième degré de trompe-l'œil est celui qui parvient à tromper les humains, comme en témoigne cet éloge de Chardin par Diderot : « Ah, mon ami, crachez sur le rideau d'Apelle et sur les raisins de Zeuxis. On trompe sans peine un artiste impatient, et les oiseaux sont mauvais juges en peinture. N'avons-nous pas vu les oiseaux du Jardin du Roi aller se casser la tête contre la plus mauvaise perspective ? Mais c'est vous, c'est moi que Chardin trompera, quand il voudra¹⁸. » Un exemple célèbre de ce dernier type de trompe-l'œil est le portrait de sa servante par Rembrandt, conçu « pour l'exposer à une fenêtre et tromper les passants¹⁹ ».

    B) L'idéal du miroir

    L'idéal d'exactitude dans la ressemblance peut être formulé ainsi : l'art doit être le miroir de la nature. Plus que d'une simple comparaison²⁰, il s'agit ici d'une quasi-identification. Selon la théorie classique, les processus de la peinture ont donc affaire avec le miroir. Significativement, dans les villes flamandes au XVIIe siècle, les peintres font partie de la corporation des fabricants de glace. Image peinte et image réfléchie entrent en rapport d'émulation ou de rivalité, à tel point qu'en 1747, La Font de Saint Yenne, qui fut l'un des fondateurs de la critique d'art, attribuait ce qu'il jugeait être la décadence de la peinture à la vogue excessive des miroirs : « Les miroirs forment des tableaux où l'imitation est si parfaite qu'elle égale la nature même dans l'illusion qu'elle fait à nos yeux [...] ; la science du pinceau a été forcée de céder à l'éclat du verre²¹. » Le miroir est désormais d'une exactitude plus parfaite que la peinture, et elle ne l'emporte sur lui qu'en ce que ses représentations sont durables, tandis que les images du miroir sont soumises au temps de la présence²². Cette émulation du miroir et du tableau est loin d'être un thème seulement littéraire. Les XVIIe et XVIIIe siècles ont connu un engouement pour ce que l'on pourrait appeler les miroirs-tableaux : richement encadrés, ces miroirs sont décorés de guirlandes de fleurs peintes réservant, en leur centre, un espace vierge, spéculaire ; celui qui s'y regarde y est, pour le temps où il se fixe devant le miroir, comme peint. La pratique des peintres a été très sensiblement infléchie par cette conception du miroir comme idéal de la peinture. Mais avant de l'envisager, nous pouvons faire un détour par les fondements de cette parenté entre miroir et art de peindre.

    L'assise théorique de cette parenté peut se trouver dans les généalogies, quelque fantaisistes qu'elles paraissent parfois, qui ont été dressées de la peinture. Elle a pour origine et modèle la mimétique naturelle du reflet. La nature est pleine de miroirs naturels, tels les plans d'eau, où elle se réfléchit et multiplie. Nietzsche souligne cette propension de la nature à s'offrir à la représentation, à se représenter elle-même. La nature, dit-il, est « animée par une aspiration ardente à l'apparence »²³. Dans Le Songe de Philomathe de Félibien, l'Allégorie de la peinture, racontant sa généalogie, évoque également la mimétique naturelle du reflet, mais c'est ici la nature qui s'inspire des œuvres de la peinture²⁴ : « les divinités des eaux, considérant mes peintures avec plaisir, ont voulu en faire des copies, et elles y ont si bien réussi que vous voyez avec quelle facilité elles savent faire un tableau. Les nymphes des rivières, des lacs et des fontaines [...] ont pris un si grand plaisir dans ces occupations qu'elles ne font autre chose que représenter continuellement ce qui s'offre à elle. »

    La seconde origine de la peinture que nous pouvons mentionner ici est le mythe de Narcisse. Dans le De Pictura, Alberti présente Narcisse comme l'inventeur de la peinture²⁵. Cette allusion à Narcisse lève implicitement la question du rapport de la peinture à la vérité : « Séduit par l'image de sa beauté qu'il aperçoit, Narcisse s'éprend d'un reflet sans consistance, il prend pour un corps ce qui n'est qu'une ombre... Que voit-il donc ? Il l'ignore, mais ce qu'il voit l'embrase, et la même erreur qui abuse ses yeux excite leur convoitise... Il contemple sans en rassasier ses regards la mensongère image et par ses propres yeux se fait lui même l'artisan de sa perte²⁶. » Narcisse est victime de trompe-l'œil : son esprit, à la suite de ses sens, cède à l'illusion ; il prend plaisir à être trompé. Il prend pour la réalité même, en sa présence, ce qui n'est qu'une « ombre ». L'objet cru réel éveille sa convoitise, son désir, son sentiment, c'est-à-dire ce qui chez Platon²⁷ relève des affects, du pathos, de la partie basse de l'âme. Ainsi voit-on que faire intervenir le mythe de Narcisse à l'origine de la peinture n'est pas neutre, c'est une démarche paradoxale. Car si l'image du reflet, du miroir naturel, est invoquée à la fin du livre I du De Pictura pour illustrer toute la puissance d'exactitude dont est capable la peinture, le miroir est signalé, à l'entrée de ce même livre, comme le lieu dangereusement ambigu d'une illusion et d'un plaisir.

    Les peintres se sont attachés à mettre en pratique cette affinité du miroir et de la peinture. Le XVe siècle italien semble définir nettement la situation : selon la formule très explicite de Léonard de Vinci, le miroir est le « maître du peintre²⁸ ». L'esprit du peintre doit se rendre « semblable à un miroir²⁹ », au point parfois de peindre sur une vitre³⁰, pour prendre comme un décalque des choses. En Italie et dans le Nord de l'Europe, le miroir devient un instrument couramment présent dans l'atelier du peintre. Il arrive même que certains tableaux soient peints non à partir de la vue directe de l'objet représenté, mais à partir de son reflet dans un miroir, même convexe³¹.

    Cependant, les peintres aussi bien que les théoriciens multiplient les mises en garde contre les dangers d'un usage sans retenue et non maîtrisé du miroir. La gravure par laquelle Giovanni Pietro Bellori ouvre la vie de Van Dyck³² suffit pour s'en convaincre : l'Imitatio sapiens de la peinture se regarde au miroir tout en foulant aux pieds un singe ; celui-ci représente l'ars simia naturae, l'art qui se contente de singer la nature, de la copier exactement. Pour le classique Bellori, le miroir peut donc servir d'attribut pour distinguer la bonne imitation de la copie seulement mécanique, simiesque. Chez Alberti également, autant que le modèle et l'outil de l'art de peindre, le miroir est l'instrument de vérification de l'œuvre peinte. « Je ne sais pas comment il se fait que les objets bien peints ont de la grâce dans le miroir ; c'est une chose merveilleuse de voir comment tout défaut de la peinture apparaît difforme dans le miroir.³³ »

    On entrevoit déjà avec Bellori que miroir et peinture, s'ils tolèrent un étroit parallélisme, ne sauraient faire l'objet d'une identification sans perdre l'un et l'autre certaines propriétés. En effet, La Font de Saint Yenne néglige une différence fondamentale entre peinture et miroir, par laquelle sa thèse se trouve infirmée : le miroir n'imite pas, il reproduit³⁴. L'imitation du réel est, dans ce contexte, le propre de l'art de peindre. Comme l'a souligné René Démoris, un des paradoxes de cette peinture d'imitation tient, nous le verrons plus loin, à ce que l'opération même d'imiter crée une « valeur ajoutée³⁵ », par laquelle la copie nous attache plus que l'original. Cette valeur ajoutée est la beauté de l'exécution³⁶.

    Une autre limite de cette théorie classique du miroir comme modèle de la peinture consiste en ce qu'elle entretient la confusion entre l'objet-miroir et le phénomène de reproduction dont il est le lieu. Le miroir, en effet, existe et dure derrière l'apparence, par-delà les images qu'il nous renvoie. Cette méconsidération du miroir tient, selon Gombrich, à la faiblesse de notre perception : nous ne pouvons pas simultanément percevoir l'objet-miroir et l'objet reproduit³⁷. La même difficulté nous empêche de percevoir en même temps l'objet-tableau et ce qu'il représente. Notre perception peut passer de l'un à l'autre en un instant, mais ne peut embrasser les deux simultanément. Ainsi semble-t-il qu'au sein même du rapprochement opéré entre tableau et miroir, une double lecture de la peinture eût été possible chez les théoriciens de l'art, dès le XVe siècle. Selon René Huyghe, en effet, si nous voulons connaître la vraie nature du miroir, il faut aller au-delà de celle qu'il nous renvoie. De la même façon, « derrière cette pellicule de réalité qui est son prétexte et qui nous le rend sensible, le tableau existe avec ses propres lois ». Cela serait « perçu confusément », en dépit des théories les plus réalistes³⁸.

    L'intérêt porté au miroir ne le réduit pas à n'être que l'instrument d'un surcroît d'exactitude. Le miroir en effet est un motif cher aux peintres, récurrent selon les époques. Il n'est pas neutre de placer un miroir dans la composition d'un

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1