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Icônes
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Livre électronique504 pages4 heures

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À propos de ce livre électronique

« L'iconographie chrétienne, et surtout la représentation du Christ, se base dans la doctrine de l'Incarnation. Tout comme le théologien s'exprime par la pensée, l'iconographe, à travers son art, exprime la vérité vivante, la révélation appartenant à l'Église dans la forme des traditions. Bien plus qu'aucune autre image sacrée, l'icône du Christ « non élaborée par la main de l'homme » exprime le principe dogmatique de l'iconographie. » (Père Daniel Rousseau).
Cet ouvrage analyse l'évolution des thématiques abordées par les peintres au début de la période byzantine, à travers la Principauté de Kiev jusqu'à sa conclusion sous l'Empire russe.
Indépendamment des techniques et des matériaux utilisés comme le bois, l'or, la tempera ou des anciens canons de l'iconographie, la représentation de la sainteté révèle une nouvelle expression de l'humanité dans chaque ère de l'Histoire.
LangueFrançais
Date de sortie15 sept. 2015
ISBN9781783108589
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    Aperçu du livre

    Icônes - Nikodim Pavlovich Kondakov

    siècle.

    Introduction

    Parmi toutes les formes d’art graphique, l’icône occupait la première place dans la vie quotidienne des Russes. Si l’on fait abstraction des anciennes fresques de Novgorod, dès le XIVe siècle, l’icône devient la principale forme d’expression de la pensée religieuse et du sentiment populaire. Plus tard, lorsque la fresque céda le pas à la peinture d’icônes, ces dernières constituèrent l’unique symbole de la foi. Étant donné l’importance de son rôle et son inspiration byzantine, l’icône russe vient s’inscrire dans la continuité d’une grande tradition artistique et son évolution offre un exemple unique d’artisanat d’art. Par ses aspects décoratifs, sa composition singulière, la sévérité de son style, l’idéalisme et la profondeur spirituelle de la pensée religieuse qu’elle véhicule, l’icône peut être comparée aux premières manifestations d’art religieux d’Europe de l’Ouest. Par ailleurs, l’historien de l’art ne doit pas oublier que la peinture de chevalet n’est rien d’autre que l’héritière de l’icône, et il doit s’efforcer de se forger une idée claire du style artistique incarné par l’icône russe, afin de comprendre les traditions historiques à l’origine de cette image qui, aujourd’hui encore, en font partie. Enfin, l’icône russe a existé pendant une longue période, depuis le début du XVIIIe siècle à nos jours, en tant qu’artisanat ou produit kustár’.[1]

    En tant que telle, elle mérite toute l’attention des historiens de l’art. Les problèmes soulevés par l’interprétation historique des formes d’artisanat d’art étant souvent difficiles et complexes, on en a donc longtemps évité l’étude. Il est grand temps que l’archéologie russe s’intéresse à la peinture d’icônes et retrace les cinq siècles de l’histoire de ce phénomène artistique si singulier. Deux siècles d’oubli, débutant avec le règne de Pierre le Grand, ont détourné le peuple russe de l’ultime période florissante de la peinture d’icônes et ont détruit bien plus de spécimens que tous les incendies ou les dévastations des villes de Moscovie.

    Grâce aux inventaires, nous savons parfaitement que les cathédrales, monastères et maisons particulières russes regorgeaient d’icônes, et combien les Moscovites révéraient les icônes anciennes et saintes. Nous savons de façon plus précise encore que, depuis le XVIIIe siècle, les icônes anciennes n’ont pas cessé de disparaître des églises russes. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les églises de Moscou étaient pleines d’antiques objets cultuels. Les monastères regorgeaient d’icônes « votives » et « festives » et les chapelles de panneaux représentant les saints du calendrier (Menaea). Lorsque le peuple commença à s’en désintéresser, à les oublier et à ne plus en prendre soin (elles nécessitaient un entretien constant), on les mit au rebut – et cela entraîna la destruction des plus beaux spécimens. Face à cet anéantissement, on vit surgir toutes sortes d’imitations sur des feuilles d’étain (fólezhnoe), des contrefaçons[2], du papier, ainsi que des artéfacts de la plus vile nature.

    La peinture d’icônes se cachait au plus profond du pays : à Souzdal et dans le canton de Souzdal, des peintres d’icônes commencèrent à fonder des agglomérations telles que Mstera, Palekh et Holoui, mais parmi celles-ci, Palekh et Holoui avaient déjà adopté le style[3] « franc » et la peinture « naturaliste » (zhívopis’). La petite Russie posséda dès le XVIIe siècle des icônes « naturalistes » assez brutes : la virtuosité du talent de Borovikovski mobilisa l’attention générale. Dans le sud, des peintres ordinaires commencèrent à décorer les cathédrales[4] et les églises ; puis ce fut au tour de la Moscovie d’abandonner l’ancienne manière que seuls les Vieux Croyants révéraient encore. Ils en firent leur style favori, nommé d’après les Stroganoff, et en assurèrent la prédominance dans les ateliers de Moscou et Souzdal.

    2. Christ en Gloire, bénissant, IVe siècle. Décoration réalisée

    selon la technique d’« opus sectile ». Provient d’un bâtiment

    près de Port Marina. Museo Ostiense, Ostie, Italie.

    L’admiration excessive pour tout ce qui venait de l’Ouest, très développée parmi les Russes cultivés au XVIIIe siècle, connut un certain infléchissement au moment des guerres napoléoniennes. Le sentiment national atteignit un paroxysme, que soutenait la tendance romantique de la nouvelle littérature russe. Les classes éduquées se laissèrent séduire par un mouvement, appelé Slavophilisme par son versant politique, voué à la conservation et à la restauration des traditions populaires et de toutes les choses anciennes. Des hommes cultivés de haut rang, comme Rumyantsev, Olenin, Evgueni Bolkhovitinov et le métropolite de Kiev, se mirent à réunir les monuments littéraires de l’ancienne Russie, ses chroniques et ses chartes, encourageant l’exploration archéologique des anciens monastères et églises. Les icônes qui suscitaient la plus forte attention, et ce principalement pour des motifs historiques, étaient celles réputées pour les miracles qu’elles engendraient.

    Dans les années 1820 et 1830, le nombre d’antiquaires et de collectionneurs augmenta, et c’est à cette époque que l’on posa les fondations des musées historiques d’antiquités russes. L’historien M. P. Pogodin fut un grand collectionneur de manuscrits et d’icônes. L’aspect documentaire de la recherche historique russe fut encouragé par la Société d’Histoire et d’Antiquité de Moscou fondée en 1806. C’est sur cette documentation que reposa l’intégralité du travail d’I. M. Sneguirev consacré à l’histoire des églises et des monastères de Moscou.[5] D’autre part, c’est l’inauguration de la Société archéologique russe à Saint-Pétersbourg en 1846[6] qui donna la principale impulsion à la recherche archéologique portant sur les objets.

    Cette atmosphère fut propice aux quêtes héroïques d’antiquités russes et chrétiennes en tous genres : le célèbre évêque Porfiri Ouspenski découvrit et rassembla les plus célèbres icônes anciennes de la Grèce orientale, V. A. Prokhorov enrichit la collection d’antiquités russes de l’Académie des Beaux-Arts et I. P. Sakharov s’attela à la vaste Enquête sur la peinture d’icônes russe, mais ne parvint pas à produire plus de quelques fragments. Avec son ouvrage L’Art de vivre des tsars et tsarines russes, le célèbre I.E. Zabelin rendit les principales sources écrites accessibles à la disposition de l’archéologie des objets, et fut le premier à publier Documentation pour une histoire de la peinture d’icônes russe.[7]

    Dans les années 1960, les principales autorités en matière de peinture d’icônes russe étaient G. D. Filimonov et D. A. Rovinski, originaires de Moscou et formés par des peintres d’icônes de Moscou et de Souzdal. Filimonov était prudent dans son travail et ne laissa derrière lui aucune étude générale sur les icônes, à l’exception d’une biographie de Simon Ushakov (m.1873), du texte d’un intéressant Pódlinnik[8], et du récit d’une excursion dans les villages de la peinture d’icônes. Rovinski fut plus audacieux dans son approche du sujet et produisit une courte Histoire des écoles russes de la peinture d’icônes jusqu’à la fin du XVIIe siècle.[9]

    Du nettoyage des icônes découla naturellement l’analyse historique ; celle-ci fut longtemps ignorée aussi lui prête-t-on désormais une attention particulière. Après un minutieux travail, l’icône noircie par la fumée des cierges révèle ses couleurs vives et ses ombres harmonieuses. Maintenant qu’elles ont été nettoyées, la beauté ornementale des grandes icônes du musée Russe est si séduisante que les galeries avoisinantes, dominées par la grisaille généralisée de la peinture moderne, ont l’air terne et déprimant. Auparavant, les murs de ce musée et la grande iconostase de la cathédrale Ouspenski (Assomption) de Moscou n’avaient rien d’autre à offrir que ce que Bunin nomme « icônes, planches noires, médiocres symboles de la puissance divine ». À présent, les planches noircies ont été remplacées par des images restaurées qui attirent l’œil par leurs taches de couleurs éclatantes et le charme de leurs délicates demi-teintes.

    3. Christ en mosaïque, Ve siècle. Chapelle de San Prisco

    près de Santa Maria Capua Vetere, Italie.

    Cette révélation soudaine de la face cachée des icônes récemment rafraîchies dans les musées et les collections privées suscita l’attention de la presse, qui se laissa emporter par l’enthousiasme et leur accorda trop de valeur. Les journalistes des magazines ignorèrent l’aspect historique de l’affaire et portèrent aux nues cet « art grandiose, inspiré et magnifique », nouvellement découvert, cet « immense ajout au stock mondial de trésors artistiques » ; une fantaisie libérée de toute critique révélée par la peinture d’icônes ; « un idéalisme libre » qui était supposé « ne connaître ni le temps ni l’espace, vivant au cœur de montagnes et de plaines inconnues, foncièrement séparé par un gouffre géant de l’histoire, de la littérature, de la nature elle-même et de la vie ». Pour contrecarrer ces extravagances, il était impératif de procéder à une évaluation critique d’exemples choisis, en suivant un programme d’investigation déterminé et en utilisant des méthodes scientifiques de comparaison et de classification historique.

    C’est l’action éclairée du siège de Novgorod qui en offrit l’occasion. On se rendit compte qu’il était possible de restaurer les plus anciennes icônes de Novgorod conservées au musée diocésain et dans l’église de Saint-Pierre-et-Saint-Paul[10], fournissant ainsi les prémisses à l’exploration de l’histoire de la peinture d’icônes de la grande époque de Novgorod. Cette étude, parallèlement à celle des modèles grecs, permit de réfuter la vision selon laquelle la tradition est immuable.[11]

    Bien sûr, l’icône russe commença par imiter le modèle grec, mais ce modèle n’était pas toujours accessible (par exemple à Novgorod) et se mit à changer de lui-même : le style grec ou purement byzantin céda le pas au style gréco-oriental, celui-ci au gréco-italien, et finalement au style néo-grec. L’icône russe vivait ainsi par tradition, principalement parce qu’elle se satisfaisait d’être un art sans prétention à la créativité, mais adoptant une tradition après l’autre, ainsi que chaque nouveau schéma. Le fait est que l’icône grecque, en dépit de toutes ses variations, s’en tint à la tradition car elle relevait aussi de l’artisanat.

    Malgré son statut artisanal, l’icône russe révéla de vrais talents, qui firent usage de leur propre créativité ou encore adaptèrent de nouveaux exemples et styles. Ces talents firent aussitôt des émules, formant et développant des écoles d’artisans qui répandirent leurs styles et manières à l’étranger. La principale raison de leur succès fut un respect de la tradition allié à une amélioration du modèle hérité. Le processus de perfectionnement de la forme apporta avec lui un remodelage à l’échelle nationale d’un modèle étranger, et parallèlement à celui-ci, un nouveau contenu spirituel s’exprimant à travers une forme perfectionnée et empreinte de sentiments personnels. Mais toute nouvelle contribution était typiquement russe et aisément acceptée. En conséquence, les processus de création artistique en Russie étaient tels que nous pouvons aujourd’hui dévoiler le mécanisme qui les animait et les modifiait. Il se pourrait que les phénomènes artistiques aient été plus simples en Russie qu’à l’étranger, mais la zone sur laquelle ils se produisaient était extrêmement vaste, comprenant les régions de Novgorod, Pskov, Tver, Vologda et tout le Nord, au-delà de Souzdal et de Moscou : c’était une œuvre civilisatrice qui se propageait dans toute la Russie moscovite, la partie la plus avancée des plaines d’Europe orientale. L’évolution du dessin et de la couleur de cette forme artistique ne doit pas mobiliser notre attention au détriment du contenu : que ce soit dans sa dimension religieuse, par le choix et l’inventivité du thème ou sujet de sa composition, ou dans sa dimension matérielle, par l’éventail des genres, les cadres, les édifices, les paysages, les vêtements, et tout ce que l’on entend par iconographie. Ainsi, nous verrons que bien que la vieille Russie fût séparée de l’Europe occidentale par un gouffre qui semble insurmontable aux yeux de l’historien politique du temps des invasions mongoles, nous observons dans la peinture d’icônes russe un mouvement foncièrement similaire à celui qui se développait à l’Ouest. C’est cependant avec plus de force et d’éclat que la Russie participa à l’avènement général de la Renaissance en Europe. Dès la fin du XIVe siècle, nous pouvons constater dans la peinture d’icônes russe une orientation de la tradition iconographique vers les sentiments et l’expression. Cette rupture instilla une certaine animation à la forme et modifia également le concept religieux véhiculé par l’icône ; en lieu et place du dogme byzantin nous avons la vie religieuse, l’homme dessiné aux côtés de Dieu. À la même époque, les styles passent de grec à russe et le schéma iconographique se voit enrichi de groupes secondaires et de décors plus élaborés : il s’anime, perd son inertie, et devient vivant et pittoresque. Nous verrons plus tard que les plus parfaites icônes peintes par les écoles de Novgorod et de Moscou du XVIe siècle répondent, avec leur composition complexe, leurs thèmes théologiques et leur dessin relativement sévère et précis, aux critères de la Renaissance italienne à son apogée. On en déduira naturellement que, outre les parallèles historiques entre ces deux arts, nous devons prendre en considération l’influence directe des exemples étrangers, principalement italiens, et aussi d’artistes venant, sinon d’Italie, du moins de la Grèce orientale, sujette depuis le XVe siècle à l’influence artistique italienne.

    4. Vierge Hodiguitria (icône à deux faces), XIIe siècle.

    Musée byzantin, Kastoria, Macédoine.

    5. Christ Pantocrator, fin du XIIIe siècle.

    Tempera à l’œuf sur plâtre sur bois, 47,5 x 30 cm.

    Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg, Russie.

    6. Christ Pantocrator, XIIe siècle. Mosaïque.

    Museo del Bargello, Florence, Italie.

    7. École crétoise, La Vierge à l’Enfant ou

    Vierge glykophilousa, vers 1500. 332 x 332 cm.

    Musée du Louvre, Paris, France.

    Ma longue étude de l’iconographie de la Vierge à travers l’empire byzantin, l’Europe de l’Ouest et la Russie, nous a mené à découvrir que nombre d’icônes anciennes, parfois même à l’origine de miracles, représentant la Vierge, aujourd’hui chérie et adorée en Russie, trouvent leurs prototypes et motifs d’inspiration dans les icônes gréco-italiennes des XIVe et XVe siècles.[12] Déjà au XVe siècle, le style caractéristique de ces icônes dominait l’art de la fresque et devint un modèle pour la peinture d’icônes d’abord à Souzdal, puis à Novgorod, et finalement dans toute la Russie, bien que son influence ait été plus faible sur l’école de Novgorod, qui perdit très tôt la manière et le raffinement byzantins. Ce style reçut même l’honorable nom de « grec » par opposition au style « franc » (Fryázhski), un mélange d’art grec tardif et occidental. Cette influence étrangère, accélérant la décadence du schéma byzantin et venant satisfaire les besoins spirituels de la nation, sillonne si clairement à travers tout le champ de la peinture d’icônes russe que c’était précisément le fil qu’il fallait à la Russie pour traverser sa terra incognita. Il nous offre un point de repère historique par rapport auquel nous pouvons nous situer et, mieux encore, nous éloigner de cette domination du simple ipse dixit qui caractérise autant le barbarisme que la critique esthétique superficielle.[13]

    L’esthétisme russe moderne, s’exprimant à travers ses dilettantes et ses journalistes, s’empressa de déclarer l’icône russe du « grand art », dont la découverte surprendrait l’Europe et pourrait revendiquer une place en tant que « nouveau trésor mondial ».[14] D’après ces commentateurs, l’icône russe pourrait sans doute imiter les compositions byzantines, mais elle conserve sa « créativité » en en offrant une reproduction artistique : l’icône a du « style », ce qui, affirment-ils, manque à l’art italien de la même époque, et ce dernier tombe ainsi dans le « provincialisme ». Selon eux, le rôle joué par le Pódlinniki et ses modèles dans la peinture d’icônes est très exagéré, l’idée étant que durant la brillante période allant du XIVe au XVIe siècle on ne se servait pas de perevódy, pochoirs servant à dessiner les icônes, et encore moins de modèles étrangers. Le style de l’icône russe est censé être dépourvu d’expression et de narration ; il n’est pas lié à la vie ni à sa réalité, c’est un « art pur ». Ses styles sont d’essence nationale et bien que la figure russe du Christ soit d’un type étranger, ils maintiennent néanmoins qu’il renferme une « âme russe ». L’icône russe est conçue pour être « aristocratique » ; son « idéalisme est immuable » et « ouvert à la contemplation du miracle ». Tout dans une icône est idéal ; même les édifices et les collines offrent un « monde imaginaire », avec des types « inconnus », « affinés par leur idéalisme ». L’adoration pour cet art sacré voué aux icônes s’est toujours maintenue en Russie, et était bien plus tournée vers l’Orient que vers l’Occident. Dans cet art, la ligne et le dessin sont dominés par la tradition : les couleurs, leur choix et leur mélange appartiennent à l’individu : nous distinguerons les différentes écoles en fonction des formules choisies. Les couleurs vives des icônes russes et l’impressionnante beauté de leurs combinaisons en font, somme toute, leur force.

    Pour prouver que cette théorie esthétique est absolument dépourvue de tout fondement scientifique ou de contenu philosophique, il n’est nul besoin d’en analyser tout ou partie : il suffit de la confronter à l’histoire et à l’analyse des faits.

    8. La Vierge de Tolg, XIIIe siècle.

    Tempera à l’œuf sur panneau en bois de cyprès,

    140 x 92 cm. Galerie Tretiakov, Moscou, Russie.

    9. Portrait du Fayoum, IVe siècle.

    Galerie nationale, Prague, République tchèque.

    I. Les Origines, l’Orient et la Grèce

    L’histoire de l’icône russe se doit de commencer à son origine, avec son spécimen le plus ancien. Ainsi que nous allons le voir, l’icône byzantine, le modèle qu’adoptèrent les Russes en même temps que le christianisme, ne nous a été transmise par le temps qu’à travers de rares exemples et ainsi, dépourvus de tout témoignage, nous ne pouvons reconstituer les fondements de l’histoire de l’icône russe. Il est fort peu probable que les premières icônes soient arrivées à Kiev en provenance directe de Byzance, avec laquelle le contact était souvent interrompu par l’obstacle que constituaient les Nomades. À Kiev les biens arrivaient principalement de Chersonèse Taurique : nous trouvons à Chersonèse comme à Kiev des objets identiques datant du Xe au XIIe siècle : croix de bronze, carreaux polychromes, poterie vernissée, etc.[15]

    Chersonèse, une grande cité de négoce, fournissait la Russie ancienne en objets manufacturés de toutes sortes provenant d’Asie Mineure, exportés via Sinope et Trébisonde. L’Orient grec était la véritable patrie de l’icône ; c’est là qu’elle vit le jour au IVe siècle pour se propager à l’étranger au cours du Ve siècle. Les Pères de l’Eglise, tels que Saint Jean Chrysostome ou Grégoire de Nysse, la comprenaient déjà comme un accessoire de la foi chrétienne. L’icône n’était pas une innovation. Elle s’était développée parmi les portraits ordinaires de martyrs et de confesseurs réalisés sur bois à l’encaustique ou à la cire et apposés sur les cercueils ou les sarcophages ou encore dans certains sanctuaires sur des martyria ou memoriae.[16] Lorsqu’un tel honneur était rendu à la mémoire des martyrs sous forme de portrait, il conférait alors au panneau de bois la dimension sacrée de l’icône honorée.[17]

    Cette première phase de l’histoire de l’icône est elle-même liée à une ancienne coutume pratiquée par les Égyptiens qui préparaient des portraits peints des morts, qu’ils plaçaient ensuite sur le visage et que maintenaient les bandelettes de la momie. Au cours des premiers siècles de notre ère, l’école de peinture d’Alexandrie avait atteint un niveau de perfectionnement suffisant pour permettre l’existence de nombreux ateliers artistiques prêts à produire, vite et à bas coûts, des portraits d’un réalisme saisissant. Les Égyptiens, lorsqu’ils préparaient leurs morts à la vie dans l’au-delà, obéissant en cela aux codes imposés par le clergé, faisaient preuve d’un matérialisme primitif et garnissaient la demeure « éternelle » du défunt de tout ce qui agrémentait sa vie sur terre. Cela découlait de leur croyance selon laquelle l’âme, bien qu’elle se soit échappée du corps, était toujours liée à lui par des liens indéfectibles et requérait ces artéfacts pour continuer son existence. Ainsi, ils érigeaient des stelae dépeignant les offrandes déposées dans la tombe et la famille priant pour que l’âme bénéficie des bontés de ce monde et entre dans la demeure divine. Pendant la période précédant l’avènement du christianisme, on déposait dans la tombe un portrait exact du défunt, identique à son double (ka), une image mystique investie de pouvoirs vivifiants censée maintenir le lien entre l’âme disparue et le corps délaissé et préservé sous forme de momie. Le personnel funéraire plaçait la momie dans une boîte en papier-mâché ornée d’un masque polychrome du défunt. Plus tard, ils remplacèrent ce dernier par un portrait plat du défunt, peint, sur une planche distincte, de son vivant ou déjà mort, mais avec toutes les apparences de la vie. La planche était glissée entre les bandelettes serrées de la momie : l’image offrait parfois seulement une vue de la tête, parfois de la naissance des épaules ou encore du buste entier. Des cimetières renfermant ce genre de momies ont été découverts sur les rives sabloneuses de lacs asséchés du Fayoum, à Antinoë et ailleurs, qui ont révélé toute une série de portraits réalistes. Ces derniers sont fabriqués suivant la méthode dite de l’encaustique, c’est-à-dire, par l’utilisation d’une cire colorée chauffée et manipulée à la spatule. Dans ces visages réalistes, nous constatons aussitôt la grande maîtrise technique de leurs artisans (les traits sont indubitablement personnels, les couleurs riches et vives, mais les boucles manquent de matière et la dame arbore une fine chaîne en or ornée d’une amulette). Dans ces portraits réalisés à la hâte, la cire colorée a un aspect grumeleux. Un trait commun se dégage néanmoins de tous ces portraits, consistant à rajeunir les personnes en gommant les signes de l’âge, voire de toute virilité. Les yeux sont plus grands que nature afin de donner l’illusion de la vie.[18]

    Les Égyptiens élirent la technique de la cire pour leurs portraits parce que c’était le procédé le plus rapide, mais par sa nature, cet art exigeait un véritable talent et était donc coûteux. Par conséquent, nous disposons de nombreux portraits similaires exécutés soit à la tempera (un mélange de blanc d’œuf et de chaux) ou grâce à l’habituelle technique à l’œuf où le jaune sert de médium. Les deux spécimens du musée Russe ne présentent que la tête : ils sont peints sur des planches oblongues, plus larges que longues. L’icône des Saints Serge et Bacchus à l’Académie de Théologie de Kiev a une forme identique, de même que les icônes représentées dans des peintures ou autres supports ; elles reproduisent toutes le même type d’icône allongée dont on ornait les cercueils et les sarcophages. Ces très anciens exemples révèlent une manière de travailler similaire à celle encore usitée chez les peintres d’icônes russes. La couleur du fond est un brun foncé, sur lequel les motifs sont d’abord peints dans des teintes d’ocre rouge puis de brun clair, de sorte que la couleur du fond en fournisse les ombres, et pour finir les surfaces éclairées (modelé) et les rehauts sont ajoutés à l’ocre mêlé de blanc de plomb ou au blanc de plomb pur. Ces rehauts existent dans le travail des peintres d’icônes russes, qui les nomment blik (allemand : Blick), ozhívka (de ozhivát signifiant rendre vivant), ou dvízhka (de dvígaf signifiant bouger) ; en français : rehaut, reflet, lumière.

    10. Christ Pantocrator, VIe siècle.

    Monastère Sainte-Catherine, Mont Sinaï, Égypte.

    11. Saint Pierre, VIe siècle.

    Monastère Sainte-Catherine, Mont Sinaï, Égypte.

    Sur les visages, les yeux sont dessinés avec une emphase et une force particulières, rendus d’abord par une orbite profonde et ombrée, ensuite par le relief prononcé du front, des sourcils, des paupières et des cils épais, et enfin en y plaçant une pupille comportant un point brillant en son centre (svêtik – petite lumière). L’une des caractéristiques de l’icône consiste à ne présenter que le buste du saint, mais de façon à ce que ses vêtements, dont seules les épaules sont visibles, révèlent sa vocation, surtout dans le cas d’un prêtre, d’un évêque ou d’un patriarche. Les peintres d’icônes russes utilisent le terme de ikóna opléchnaya (jusqu’aux épaules) pour le distinguer de golovnáya (tête), de pogrudndya (buste englobant la poitrine), et de stoyáchaya (en pied, debout).

    Une autre spécificité de l’icône est qu’elle offre toujours le visage du sauveur (Spas), de la Vierge ou de quelque autre saint à la vue de son adorateur, exactement comme le portrait d’un Égyptien défunt était peint pour

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