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L'homme qui voulait rester dans son coin
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L'homme qui voulait rester dans son coin
Livre électronique288 pages7 heures

L'homme qui voulait rester dans son coin

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À propos de ce livre électronique

Célibataire et volontiers solitaire, Édouard Pojulebe est un homme prudent, qui, depuis l’enfance a appris à se tenir à distance des autres pour éviter les conflits. Édouard s’est construit, au fil des ans, une vie tranquille, faite des gestes du quotidien, de façon à ne jamais risquer de mettre en péril sa quiétude.
Un grain de sable vient perturber cette vie si bien huilée.
Édouard se trouve alors entraîné dans des aventures dont il ne saisit pas le sens. Décontenancé par la tournure que prennent les événements, il s’angoisse de ne plus savoir quoi faire et quoi être, erre sur des chemins méconnus tout en essayant, malgré tout, de ne pas perdre pied.
N’arrivant à rien dénouer, Édouard se trouve, in fine, contraint à la fuite. Exposé alors à une menace permanente, ce personnage peu enclin à la réflexion voit son instinct de survie s'aiguiser et son discernement s’approfondir, pour tenter de s’adapter aux réalités nouvelles auxquelles il est confronté. Sa personnalité en vient à se métamorphoser de telle manière qu'il se découvre, finalement, autre qu'il n'était.

LangueFrançais
Date de sortie4 mars 2013
ISBN9791091325523
L'homme qui voulait rester dans son coin

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    Aperçu du livre

    L'homme qui voulait rester dans son coin - Manou Fuentes

    cover.jpg

    L’HOMME QUI VOULAIT

    RESTER DANS SON COIN

    Manou Fuentes

    Published by Éditions Hélène Jacob at Smashwords

    Copyright 2013 Éditions Hélène Jacob

    Smashwords Edition, License Notes

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    © Éditions Hélène Jacob, 2013. Collection Littérature. Tous droits réservés.

    ISBN : 979-10-91325-52-3

    Table des matières

    Chapitre 1

    Chapitre 2

    Chapitre 3

    Chapitre 4

    Chapitre 5

    Chapitre 6

    Chapitre 7

    Chapitre 8

    Chapitre 9

    Chapitre 10

    Chapitre 11

    Chapitre 12

    Chapitre 13

    Chapitre 14

    Chapitre 15

    Chapitre 16

    Chapitre 17

    Chapitre 18

    Chapitre 19

    Chapitre 20

    Chapitre 21

    Chapitre 22

    Chapitre 23

    Chapitre 24

    Chapitre 25

    Chapitre 26

    Chapitre 27

    Chapitre 28

    Chapitre 29

    Chapitre 30

    Chapitre 31

    Chapitre 32

    Chapitre 33

    Chapitre 34

    Chapitre 35

    Chapitre 36

    Chapitre 37

    Chapitre 38

    Chapitre 39

    Chapitre 40

    Chapitre 41

    Chapitre 42

    Chapitre 43

    À propos de l’auteur

    à Patricia

    - 1 -

    « On se ratatine pour se soustraire au danger, garder ce qu’on a, vivoter en paix. »

    Chateaubriand{1}

    La seule particularité que pouvait revendiquer dans le cours de son existence Édouard Pojulebe, c'était le nom dont il était affublé. Hormis ce détail, dont on mesurera par la suite l’importance, rien ne le prédisposait à sortir de la banalité. Un physique passe-partout, un comportement modeste, joints à un désir de passer inaperçu semblaient avoir tracé par avance son destin.

    À l’époque, l’appel des élèves était fait à voix haute. Pojulebe savait, pour avoir plusieurs fois vécu l’expérience, la contagion hilarante que son nom allait déclencher : « Audibert… Présent… Brettignier… Présent… Chabrier… Présent… » Arrivé à la liste des P, le cauchemar recommençait. « Paturet… Présent… Pelletier… Présent… Pojulebe… » À peine son nom était-il prononcé qu’il déchaînait l’excitation de la classe. Les enfants se retournaient, se tapaient du coude « Pojulebe ? Qui c’est ? Qui c’est…? », le cherchaient des yeux et pliés en quatre, n’en finissaient pas de pouffer. Les rires aux larmes fusaient jusqu’à ce que le maître, lassé du brouhaha, exerce son autorité et fasse cesser, de sa grosse voix, l’hilarité. Pojulebe n’avait jamais vraiment compris ce que son nom avait de drôle. Ce qu’il savait, c’est que ce nom lui collait à la peau et avait gravé dans son âme une blessure dont il n’osait parler. Ni à l’école, où il évitait bien sûr le sujet, ni même à la maison, où personne ne semblait être affecté de porter un nom si hautement comique qu’il faisait s’esclaffer le reste du monde. Soucieux de ne pas froisser son père (qui lui avait fait ce legs pesant) et de ne pas chagriner sa mère (qui jamais n’en avait évoqué le désagrément), Édouard avait tenu dans le silence ce lourd paquet.

    Au fil des années, Pojulebe avait, malgré ce handicap, grandi en assurance. Ses carnets d’école révélaient un enfant appliqué dont l’intelligence vive était portée sur la réflexion. Les professeurs de littérature mentionnaient des dispositions à l’analyse et à la synthèse des textes, louaient la pertinence de ses exposés et lisaient même à haute voix quelques passages de ses écrits. Ces petits exploits ne conduisaient pourtant Pojulebe à aucune fanfaronnade. Les autres, qui ne manquaient pas une seule occasion de le railler, auraient pu en prendre ombrage.

    Isolé de leurs jeux, Pojulebe avait mis à profit sa solitude contrainte pour observer la façon d’être des autres écoliers et ajuster son attitude en fonction de ses constats. La sobriété de son comportement et l’habitude d’entendre tous les jours la même désopilante sonorité avaient fini par émousser les facultés de jubilation des élèves. Personne, désormais, ne pensait plus à moquer le caractère insolite ou ridicule de son nom. Édouard avait donc, de guerre lasse et au bout du compte, remporté cette pénible victoire aux couleurs de passe-muraille.

    Du côté familial, c’est drôle, mais Pojulebe avait peu de choses à dire. Il avait grandi à l’ombre de parents modestes, sérieux et bienveillants. À la maison, rien ne lui posait question. Sécurisé par l’amour qu’on lui portait et l’ordre immuable des choses qui régnait chez lui, il n’était pas sur la défensive. Nul besoin, comme en classe, ne le poussait à exercer sa perspicacité pour assurer sa protection. Pojulebe jugeait qu’il avait eu une enfance heureuse. Oh bien sûr, la fantaisie et l’humour n’étaient pas le fort de sa famille. Aucun éclat de voix ne retentissait dans la maison et il ne se souvenait pas avoir ri seulement une fois. Point de légèreté, peu de fantaisie et jamais d’extravagance, telles étaient les règles strictes qui assuraient l’équilibre du foyer.

    Fils unique, Édouard était l’objet exclusif de toutes les attentions. Ainsi, ne sortait-il jamais sans un mouchoir dans la poche et un goûter dans son cartable. L’hiver, sa mère le couvrait de recommandations, d’un cache-nez et d’un bonnet tricoté dont il s’empressait de se découvrir dès le coin de la rue passé. Dans la classe, en effet, personne ne possédait de bonnet semblable, même par les plus grands froids. Une vie familiale réglée, des conseils de prudence ensemencés dès son plus jeune âge, coordonnés avec une éducation classique réussie, avaient charpenté son être de manière solide. Les années d’enseignements secondaire et universitaire glissèrent sur lui sans problème. Soutenu par un père instruit, documentaliste dans une bibliothèque de banlieue à Paris, il décrocha facilement ses diplômes et n’eut aucune difficulté, le moment venu, pour se faire une place honnête au soleil du monde professionnel.

    Pojulebe avait toujours vécu commodément. Il logeait dans le pavillon (agrémenté d’un jardin) légué par sa famille et occupait un poste administratif dans une société de négoce. Outre la rémunération confortable de ce travail, quelques rentes reçues en héritage lui permettaient d’assurer sa sécurité matérielle et de voir l’avenir d’un bon œil. Les quelques aventures qu’il avait pu avoir dans sa jeunesse étaient restées sans lendemain. Son penchant pour la solitude et sa retenue naturelle l’avaient conduit tout naturellement au célibat. Le choix de ce statut n’avait fait l’objet d’aucun véritable questionnement. Édouard avait opté pour le célibat, sans trop y penser, car sans qu’il le sache, cet état lui était consubstantiel.

    Pojulebe se jugeait aujourd’hui satisfait de son sort. Au bureau, sa courtoisie et son humeur égale étaient reconnues par ses collègues. Il s’était parfois même attiré leurs faveurs pour avoir, grâce à son caractère diplomate et conciliant, arrangé certains litiges.

    Chaque fin de semaine, passés les moments à ranger son logis et faire les emplettes de nécessité, Pojulebe profitait de son temps libre pour prendre du bon temps. Ainsi, allait-il dans un restaurant où il avait pris, tous les week-ends, ses habitudes. La nuit tombée, il lisait quelque roman puis s’endormait dans le silence après avoir plié ses affaires, fermé ses volets et verrouillé sa porte.

    Il ne faudrait pas déduire de tout ce qui précède qu’Édouard Pojulebe était inadapté à la vie moderne ou qu’il avait exclu de son environnement les nouveaux chemins de la connaissance. Il avait appris à apprécier les nouveaux médias, installé chez lui télévision et ordinateur à écran plat et équipé tout ce matériel de la WiFi. Il disposait donc d’une vision du monde actualisée et évolutive, et vivait seul sans être coupé des problèmes de ses contemporains.

    Aidé par ce bagage de savoirs, Pojulebe rompait parfois avec ses habitudes réservées. Il lui arrivait alors de prendre la parole devant quelque habitué du troquet ou de s’enhardir sur un sujet de société afin de faire part de sa vision des choses. Bref, d’exercer, chose rare chez lui, une forme d’éloquence. Il éprouvait alors la délicieuse volupté de voir dans le regard des autres quelque lueur d’admiration à son endroit. Chaque fois qu’il le pouvait, il tentait de renouveler cette opération délectable et les succès obtenus dans le miroir de leurs yeux l’encourageaient à poursuivre. Parfois, lorsqu’il contait quelque anecdote comique, son audace dépassait toutes ses espérances et le rire déclenché par ses soins l’emplissait de satisfaction. Bien sûr, il avait peu d’occasions de cette sorte, d’autant que sa prudence familière l’alertait et lui dictait le moment de quitter le débat. Dès qu’il flairait le moindre danger de conflit, il battait en retraite et renonçait dans la seconde à sa tentative de séduction.

    Édouard Pojulebe ne regrettait en aucune façon sa mise à l’écart volontaire qui l’avait, de tous temps, privé de véritable ami. Au contraire, son existence, à l’abri de tout engagement risqué, lui convenait tel un vêtement confortable porté de longue date, solide et à l’épreuve du temps…

    - 2 -

    « Plus on se cache, plus il est désagréable d'être surpris. »

    Søren Kierkegaard{2}

    À un moment de sa vie régulière et rangée, il se passa quelque chose qui vint bouleverser sa tranquillité quotidienne. Ce jour-là, il sortait comme à son habitude du restaurant lorsqu'un homme titubant lui tomba dessus. Ou plus exactement lui tomba sur le côté de l'épaule car il ne l'avait pas vu venir. Comme celui-ci menaçait de s'affaisser et que son corps tout entier devenait flasque et lourd, Pojulebe esquissa maladroitement un geste de rattrapage, se pencha en avant, tout en le retenant de toutes ses forces. Finalement, il réussit à l'allonger sur le trottoir en ayant glissé sa main droite au-dessous de sa tête pour éviter qu'elle heurte le sol. Ce qui le frappa alors, ce fut la pâleur du visage de l’autre et l’étrangeté de son regard. Il avait des yeux indéfinissables, sans doute gris, en tout cas très clairs, mais ce qui l’effraya le plus, c’était que ces yeux étaient profondément rivés dans les siens, comme si l’homme, paniqué, voulait lui dire quelque chose.

    Ce moment insolite fut interrompu par l'arrivée des badauds. « Que se passe-t-il ? Il est malade ? Vous le connaissez ? Est-il ivre ? » Les questions fusaient de tous côtés. Dans le brouhaha, quelqu'un se proposa d'appeler un médecin d’une voix forte et assurée. C’était le garçon de café, qui, attiré par le vacarme, avait pris l’ascendant sur la masse des curieux. Après avoir recueilli l’approbation générale, satisfait de sa prestation, il réintégra précipitamment son comptoir pour téléphoner. La bouche de l’inconnu couché à terre tentait de murmurer quelque chose. Pojulebe tendit l'oreille. Malgré le tapage environnant, il entendit distinctement l’homme lui dire : « Ne me lâchez pas… Ne vous inquiétez pas… C’est dans la poche… Si je vous dis que c’est dans la poche ! ».

    C'est alors que le hurlement de la sirène des pompiers se fit entendre et que le chef commanda à la foule de s’écarter. Deux hommes de main costauds, œuvrant avec délicatesse, transbahutèrent l’énigmatique patient sur un brancard. Alors, l'étranger crispa sa main sur la sienne et chuchota à nouveau : « Si je vous dis que c’est dans la poche ! ».

    Pojulebe était déconcerté. Il avait une décision urgente à prendre et ne savait laquelle. Dans une inspiration soudaine, alors que le chef esquissait un geste pour refermer les portes rouges sur le brancard, il demanda d’une voix timide mais suffisamment ferme pour être entendue, s'il pouvait accompagner le patient à l'hôpital dans le fourgon.

    — Vous êtes de la famille ? demanda le pompier-chef.

    — Pas du tout… Mais, j’étais présent quant il est tombé et il m'a prié de l’accompagner.

    — Ce n'est pas possible, vous voyez bien que les médecins le réaniment ! Vous n'aurez qu'à passer le voir à l'hôpital.

    Les portes furent claquées bruyamment, le camion démarra dans la stridence des sirènes, la foule se dispersa et Pojulebe resta interdit. Quelqu'un maintenant le tirait par la manche. C'était le garçon de restaurant qui, tout en commentant l’affaire, lui proposait un remontant. Le feu du liquide dans sa gorge lui fit recouvrer ses esprits.

    — Quand je pense qu’il est tombé juste sur vous !

    — Hum…

    — Enfin, à la Pitié, ils s’y connaissent… Ils vont prendre soin de lui. Une fois, j’ai amené ma mère aux Urgences de cet hôpital, ils l’ont remise sur pied aussi sec.

    — Il est à la Pitié ? demanda Pojulebe.

    — Ben oui ! Vous n’avez pas entendu le médecin, il a bien crié pourtant : « À la Pitié, direct en Réa Cardio ! ».

    Pojulebe comprit alors que cette affaire avait figé sur place son corps et pétrifié pareillement sa conscience.

    — A-t-il donné son nom ? se risqua-t-il.

    — Aucune idée, répondit le garçon en essuyant les verres avec énergie.

    Pojulebe était lessivé. Il enviait la vitalité du jeune homme qui maintenant sifflotait gaiement sur une rengaine de la radio.

    — C’est de la salsa, j’adore ça ! Je prends des cours, vous savez…

    — Euh… Oui. Oui.

    Pojulebe prit congé rapidement et sortit du restaurant. Il avait besoin d’air. La chaleur, les bruits de vaisselle et la musique l'oppressaient. Il ne savait pas dire ce qui se passait en lui ni pourquoi un malaise profond l’habitait. Qu’avait voulu dire l’homme avec son terme de poche ? « C’est dans la poche ! » N’était-ce pas une expression qui signifie que c’est gagné ou que l’affaire est dans le sac ? Pourquoi l’homme lui avait-il demandé de ne pas s’inquiéter comme s’il lui suggérait de garder son sang-froid ? Était-il, lui-même Édouard, lié à quelque affaire louche qu’il ignorait ? L’inconnu l’avait également imploré de ne pas le lâcher. Or, il l’avait abandonné contre son gré à son destin.

    Le temps passait sans que Pojulebe parvienne à se défaire de l’événement. Jamais rien ne l’avait accaparé de la sorte. Il se remémorait sa sortie du restaurant… le choc… l'affaissement du corps… et le regard fixé au sien. Les mots fatidiques résonnaient dans sa tête : « Ne me lâchez pas… Ne vous inquiétez pas… C’est dans la poche… Si je vous dis que c’est dans la poche ! ». Les paroles du garçon de café, d’ordinaire peu pertinent, le poursuivaient également. N'avait-il pas lancé après l’incident : « Il a fallu qu’il tombe juste sur vous ! » ou quelque chose d’approchant ! Et le mot « Pitié » ne vibrait il pas curieusement dans son âme comme un mauvais présage du destin ?

    Pojulebe se hâta de rentrer chez lui pour éloigner l’événement fâcheux dont il ne saisissait ni la signification ni le retentissement. Pourquoi l’homme l’avait-il supplié ? Avait-il peur de partir seul à l’hôpital ? Craignait-il autre chose ? À force de raisonner, Pojulebe parvint quelque peu à se réconforter : l’étranger n’avait-il pas bénéficié d’une prise en charge compétente par les services de secours accourus au plus vite ? Sans doute un simple malaise passager ! Et quand bien même cet inconnu serait-il mort, ce ne serait ni le premier ni le dernier !

    - 3 -

    « Il était stupide de surprise, dans un abîme d’étonnement. »

    Anatole France{3}

    Allongé sur son lit, Édouard revivait l’épisode mystérieux et son trouble obscur grandissait. Il avait beau se rassurer, il devait s’avouer que jamais les paroles et le regard d’un être humain ne l’avaient bouleversé si profondément. L’inconcevable était pourtant là, faisant corps avec lui comme jamais rien de semblable n’avait vécu dans son âme ni sa chair. Édouard lui cherchait un nom, effroi, égarement, détresse, épouvante, sans trouver lequel était le plus juste. Tous semblaient appropriés à son nouvel état. Dans l’espoir de voir fondre ce souvenir funeste et ses maux imaginaires, courageusement, Édouard reprit son travail et ses routines.

    Hélas, les jours passaient et rien ne s’estompait. Il avait à présent un sommeil agité, des réveils pénibles, une digestion lente l’obligeant à réduire ses portions de nourriture, y compris le samedi. De fait, il avait beau ruminer inlassablement, il ne trouvait aucune explication rationnelle apte à justifier ce sombre égarement. Il y revenait sans cesse.

    D’accord, le type l’avait turlupiné avec cette histoire de poche.

    D’accord, il l’avait laissé à son triste sort dans le fourgon.

    Mais de ces deux épisodes, il n’arrivait pas à se sentir fautif. Édouard ne savait que faire et n’avait aucun confident avec qui partager son désarroi. Malgré son esprit en désordre et son corps en vrac, il prit la résolution de ne rien laisser paraître. Fort opportunément, sur son lieu de travail et dans le restaurant, personne ne prêta attention à son malaise. Curieusement, le fait d'être aussi violemment atteint, sans que personne ne le devine, lui donna un point de vue sur le monde insoupçonné. Depuis cette perspective inédite, son étonnement allait grandissant. Édouard voyait à présent les humains semblables à des billes huilées claquemurées dans un invisible bocal cosmique. Une vraie danse de fous ! Ces innombrables molécules semblaient trottiner, rouler, s’entrechoquer au hasard, telles des acrobates virtuoses. Quel bal étrange pour ses yeux dessillés ! Dans cette singulière discothèque, certaines de ces bulles, allez savoir pourquoi, lassées par le désordre ou prises d’une léthargie inattendue, vacillaient d’un seul coup avant de basculer dans le vide. C’était son tour aujourd’hui : glisser le long des parois, choir jusqu’au fond du bocal sans la moindre branche pour s’accrocher ou différer l’impact du choc.

    Dans le passé, Édouard n’avait jamais trébuché lourdement. Combinant équilibre et dextérité, et sans doute favorisé par la providence, il s’était glissé sans heurt dans la multitude fourmillante des autres danseurs moléculaires. Aujourd'hui, ne tournant plus rond du tout, disloqué, il gisait au fond de sa coquille cassée. Oublié. Perdu. Le reste du monde, en apparence intact, s’entêtait dans sa chorégraphie incohérente et persistait à gesticuler sans lui… Il découvrait à quel point, comme les autres, il s’était caché les yeux dans les mains pour ignorer les infortunes éventuelles des voisins. Surtout, ne rien savoir de leur malheur fou, telle était sa confortable devise.

    Que penser ? Que faire ? Vers quoi se diriger pour résoudre son problème ? Souffler… Reprendre sa respiration… Agir méthodiquement, en silence, pas à pas. Voilà une technique expérimentée de longue date et qui donnait jadis des résultats. Étudier le phénomène sans paniquer… Chercher un chemin carrossable… Retrouver le fil perdu de son bon sens… Raisonnablement, Édouard avait éliminé patiemment les hypothèses à dormir debout qui engageraient sa responsabilité vis-à-vis de l’étranger tombé dans ses bras. N’étant pour rien dans cette affaire, il lui importait donc de comprendre pourquoi cette chute avait engendré un tel désarroi. Comment savoir ce qui se passait ? Les étonnantes paroles de l’inconnu avaient-elles écorché son armature infaillible et revigoré quelque chose qui sommeillait en lui ? Mais quoi ? N’était-ce pas sa propre façon de prendre les choses qui clochait ?

    Assis dans le fauteuil de son bureau, Édouard laissait glisser son regard sur les rayons alourdis de la bibliothèque familiale. Malgré l’éducation classique prodiguée par son père, jamais le besoin de cultiver un jardin littéraire ne l’avait effleuré. Il s’était toujours contenté de journaux, romans faciles ou policiers. Édouard entreprit de lever son corps lourd et de faire le tour de la librairie abandonnée. Les ouvrages vénérables mal-aimés étaient là depuis des lustres, sans avoir bougé d’un iota, droits sur leur socle de bois, fiers d’être enfin l’objet d’une attention nouvelle. Que faisaient ces objets devenus inutiles chez lui ? Pourquoi les avoir gardés ? Ne semblaient-ils pas maintenant le regarder « lui » ? Douloureusement présent à lui-même, Édouard allait et venait de long en large, réfléchissait en cheminant dans la pièce, fouillait ses souvenirs. Sa situation présente lui rappelait quelque chose… Un livre… Une lecture angoissante. Lentement, l’idée remontait dans son esprit comme un seau, lourd de son eau, se retire d’un puits…

    Le souvenir lui apparut soudain avec la netteté du cristal : n’était-ce pas le ténébreux Roquentin, héros de Sartre dans La nausée, qui avait laissé en lui la trace qu’il cherchait ? L’écœurement de cet homme qui vivait seul sans parler à quiconque, n’était-il pas né justement de la vue des objets face à lui ? Édouard se souvenait très clairement du climat étrange de ce livre sombre lu dans sa jeunesse. Un découragement inconnu, heureusement bref, avait pointé son nez dans les suites de sa lecture. Édouard s’était bien juré de ne pas renouveler de sitôt la fréquentation de cet antihéros jeté par malchance dans le monde.

    Mais aujourd’hui, vu son état aussi déplorable que celui de cet Antoine Roquentin, n’était-il pas temps pour lui de se replonger dans des livres profonds autres que les sagas dont il était friand ? Si ces ouvrages savaient si bien décrire les angoisses de l’existence, ne seraient-ils pas en mesure de lui révéler quelque chose de lui-même et de lui frayer un éventuel chemin ?

    - 4 -

    « Il est quelquefois bon d’être pessimiste, cela évite un sommeil prolongé. »

    François Mitterrand{4}

    Alors, avec appréhension, Édouard se mit à fouiller, déplacer, chercher sur les rayonnages les ouvrages oubliés. Jamais, jusque-là, ne lui était venue l’idée d’en entrouvrir un seul. Ne sachant par quel bout les aborder, il entreprit d’en feuilleter trois ou quatre. Des auteurs connus… de grands auteurs… Quelque chose accrocha aussitôt son regard : dans chacun des livres certains passages étaient soulignés au crayon… Édouard, surpris, ne pouvant en détacher ses yeux, concentra sur ces lignes toute son attention :

    Søren Kierkegaard (Traité du Désespoir) :

    « Il n’y a aux dires des docteurs, personne peut-être d’entièrement sain, on pourrait dire aussi, en connaissant bien l'homme, qu'il n'en est pas un seul exempt de désespoir, en qui n’habite au fond quelque inquiétude, un trouble, une dysharmonie, une crainte d’on ne sait quoi d'inconnu qu'il n’ose même connaître, une crainte d'une éventualité extérieure ou une crainte de lui-même… »{5}

    Albert Camus (La chute) :

    « Et j'eus aussi à ce moment, quelque misère de santé. Rien de précis, de l'abattement si vous voulez, une sorte de difficulté à retrouver ma bonne humeur. Je vis des médecins qui me donnèrent des remontants. Je remontais et puis redescendais… »{6}

    Jean Paul Sartre (La nausée) :

    « En ce moment même – c’est affreux – si j’existe, c’est parce que j’ai horreur d’exister. […] Les

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