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Dévotion
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Livre électronique321 pages3 heures

Dévotion

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À propos de ce livre électronique

Petite, avec son œil bizarre, sa mère saoule et ses robes de seconde main, Alex ne se reconnaissait nulle part. À l’orée de la vingtaine, elle semble avoir trouvé sa place : entassée dans un petit 3 ½ à Victoriaville avec son meilleur ami et son chum, un adepte de la loi de l’attraction qui l’a convaincue de mettre de côté ses rêves. Il faudra un coup de poing sur le nez pour que dévie sa trajectoire.

Alex part pour Montréal avec son meilleur ami, Ben, et leurs deux chats. Ici, ils recréent le cocon de leur famille choisie. L’appartement se remplit de livres et de notes de cours : elle s’est inscrite à l’université en histoire, lui en littérature. Pendant que Ben noue des liens avec un groupe de skins antifascistes, Alex, elle, s’entiche d’une jeune femme qui l’initie au BDSM. Bientôt, elle apprend les rouages du métier de dominatrice. Elle connaissait la violence qu’on subit, et qui isole ; elle découvre celle qu’on choisit, par laquelle on se rapproche et on prend soin de l’autre.

L’écriture limpide d’Alice Rivard se colle aux textures de la réalité : sang essuyé du revers de la main, latex luisant, colère qui monte dans la gorge. Et le rire, le rire qui éclate et ravit lorsque la confiance s’installe.
LangueFrançais
ÉditeurLes Herbes Rouges
Date de sortie24 oct. 2025
ISBN9782894199084
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    Aperçu du livre

    Dévotion - Alice Rivard

    Couverture pour Dévotion réalisée par Alice Rivard

    les herbes rouges

    Maison fondée en 1968

    par les frères Marcel et François Hébert

    Dévotion

    de la même autrice

    Shrapnels, récit, Éditions de l’Écrou, 2016.

    Mortel·les, collectif sous la direction d’Alice Rivard, Triptyque, 2023.

    Alice Rivard

    Dévotion

    roman

    les herbes rouges

    Ce livre est une œuvre de fiction.

    Toute ressemblance avec des personnes ou

    des faits existants est de l’ordre de la coïncidence.

    Pour Ben

    Il y a des êtres qui sont submergés par la réalité des autres, leur façon de parler, de croiser les jambes, d’allumer une cigarette. Englués dans la présence des autres. […] Ils sont toujours en retard sur la volonté de l’Autre. Elle a toujours un temps d’avance. Ils ne la rattrapent jamais.

    Annie Ernaux

    Mémoire de fille

    You who wish to conquer pain

    You must learn to serve me well.

    Leonard Cohen

    Avalanche

    Sang et magie

    1

    Je ne me souviens plus comment on en est arrivés là. Il s’est enfermé dans la chambre et il a piqué une de ses crises de rage, étendu sur le lit. Je suis allée le rejoindre pour m’excuser, il me faisait dos, le visage enfoui dans son oreiller. Je lui ai touché l’épaule. Il s’est retourné comme un ressort et m’a asséné un coup de poing directement sur le nez.

    D’habitude, il coinçait ma tête sous son bras, dans une espèce de prise du sommeil, ou bien il me donnait des coups au ventre. Il me poussait contre le mur, m’étranglait. C’était la première fois en deux ans qu’il me frappait au visage. Le coup était parti, il l’a regretté tout de suite. Je l’ai vu. Je le connaissais. Il n’avait pas honte, mais j’aurais un bleu. Et ça, c’était impossible à cacher.

    Il ne pouvait plus marchander, négocier, manipuler, mentir. Il ne pouvait pas revenir en arrière. Je n’ai pas bougé, j’ai senti un filet de sang couler sur ma lèvre supérieure. Par réflexe, je l’ai léché puis essuyé du revers de ma main tremblante.

    — S’cuse, mon poing a glissé.

    Il a de nouveau enfoui sa tête. J’étais la mieux placée pour savoir qu’il avait très bien visé mon visage, mon nez. J’étais une cible, et il avait atteint le centre.

    J’ai quitté la chambre à reculons et j’ai refermé la porte avec prudence, comme si j’emprisonnais une entité malfaisante. Je me suis dirigée vers la salle de bain pour constater l’ampleur des dégâts. Mon corps était parcouru de secousses, je cherchais mon air. Ben a cogné doucement à la porte.

    — Alex, a-t-il chuchoté, es-tu correcte?

    Dans le miroir, je fixais le sang qui fuyait hors de mon nez. Ça élançait. J’avais vu pire. Je me suis souvenu que, quand ils embaumaient leurs morts, les Égyptiens raclaient le cerveau par le nez. Ça m’a rappelé la chanson de Tori Amos, Me and a Gun : c’est drôle, chantait-elle, les choses auxquelles on pense dans des moments pareils. Je me suis demandé si je devais me pincer le nez, pencher la tête vers l’avant pour éviter que le sang coule dans ma gorge. Ou était-ce vers l’arrière? Je ne savais plus. J’ai essuyé une goutte de sang tombée sur mon t-shirt de Sepultura.

    S’cuse, mon poing a glissé.

    Une fille me regardait dans le miroir de la salle de bain. Elle se pinçait le nez. Elle avait oublié tout ce qu’elle savait.

    Je suis allée rejoindre Ben dans le salon. Il avait entendu. On vivait à trois dans un trois et demie, c’était difficile pour lui d’éviter les colères d’Olivier. Avant qu’on emménage ensemble, je n’avais pas révélé leur étendue, même si Ben s’en doutait.

    Il fixait le vide. Il allait parler, je ne lui en ai pas laissé le temps.

    — Dis-moi de le quitter.

    Je fouillais ses yeux noisette, ses pupilles cerclées de miel. J’attendais qu’il me donne la permission, qu’il me dise que c’était assez, que j’en avais assez enduré, que je ne pouvais pas changer Oli, que le sang était un signal réel, incontestable. On avait atteint le point de non-retour.

    — Quitte-le.

    Par réflexe, j’ai pris une grande inspiration. Le sang a refoulé dans ma gorge. Je me suis étouffée, j’ai réprimé la toux et les pleurs, calmé mon souffle. Aussi pétrifié que moi, Ben restait assis très droit sur le divan-lit déplié, au milieu de ses couvertures, les yeux rivés au plancher.

    J’ai réfléchi. Je devais appeler les parents d’Oli pour qu’ils viennent le chercher. Ils vivaient dans un petit village, à quinze minutes de Victo. Je n’avais personne, à part Ben. Je ne voulais pas attendre. Je suis sortie dans le corridor de l’immeuble et j’ai cogné à la porte de Jean-Pierre.

    *

    Jean-Pierre était un homme comme j’en ai vu toute mon enfance, le genre d’homme que ma mère fréquentait. Camisole blanche, cheveux poivre et sel, coupe Longueuil, bijoux dorés en toc, buveur de Pepsi, jamais de Coke, du Pepsi. Du Pepsi et de la Bleue Dry. Mais Jean-Pierre était particulier. Il se parlait tout seul. Il n’était pas fou, c’est ce qui le rendait spécial. Il argumentait avec lui-même. Parfois, ses conflits avec lui-même s’envenimaient tellement qu’il s’engueulait. Jean-Pierre contre Jean-Pierre. On l’entendait jour et nuit. Oli et Ben n’osaient pas aller le confronter. Un jour, je m’étais tannée et j’avais cogné à sa porte. Il m’avait ouvert, en camisole et en shorts de jeans ultracourtes, comme celles de Lemmy Kilmister, le chanteur de Motörhead. Je lui avais demandé s’il pouvait baisser un peu le volume, comme s’il avait été une radio ou un poste de tv. C’est la façon polie que j’avais trouvée pour lui dire de s’obstiner moins fort avec lui-même. Il était resté là à me regarder, l’air bête, caressant son pinch, lui aussi poivre et sel.

    — Pis ton chum, quand y crie, y en fait pas, du bruit, lui?

    Il m’avait lancé ça sèchement, sans hésiter, et je n’avais rien pu répliquer. Ce n’était pas la première fois qu’un voisin se plaignait des cris d’Oli. Et de mes propres pleurs, suppliques, excuses quand je me défendais. C’était arrivé aussi lorsqu’on vivait à Rivière-du-Loup.

    J’étais plantée sur le pas de la porte de Jean-Pierre, sonnée, honteuse, incapable de retenir les larmes qui me montaient aux yeux. Je fixais l’anneau doré à son oreille, son épaule droite, la télévision qui clignotait derrière lui. Une grande fatigue m’avait envahie, tandis qu’il prenait une gorgée de bière en me dévisageant comme si c’était moi, le spécimen.

    — Ben là, ça va-tu, ma belle fille?

    J’avais fondu en larmes.

    — Je m’excuse, je sais pas ce que j’ai, là, je voulais juste vous demander de parler un peu moins fort…

    — Heille, heille, heille, mon beau ti-cœur, pleure pas de même, là! Jean-Pierre y va parler moins fort, promis, là.

    J’avais réussi à mâcher un « merci » et j’étais repartie en m’excusant de plus belle. J’étais terrifiée de ce que dirait Oli en voyant mes larmes. Quand j’étais rentrée dans l’appartement, il était à l’ordi. Ben, linge à la main, essuyait une assiette. Il m’avait demandé si ça allait. Oli ne s’était pas retourné.

    — C’est-tu réglé, là?

    — Il va faire attention.

    — Il est mieux, l’ostie de fucké, avait-il lancé, toujours rivé à son écran.

    Ben et moi avions échangé un regard. Je m’étais enfermée dans la salle de bain et j’avais fait couler la douche pour qu’Oli ne m’entende pas pleurer.

    *

    Il était minuit trente. À le voir, j’ai su que Jean-Pierre avait tout compris en m’apercevant. Il m’a laissé utiliser son téléphone, ben oui, ben oui ma belle fille, rentre, c’est drette là. C’est la mère d’Oli qui a décroché. Je lui ai dit qu’il m’avait frappée. Je lui ai demandé de venir le chercher avant que j’appelle la police. Je bluffais : jamais je n’aurais appelé la police. Mais je ne pouvais pas rester une nuit de plus avec lui.

    — S’il est si pire que ça, pourquoi t’as jamais rien dit?

    Je n’avais pas de réponse. Elle connaissait son fils. On avait déjà discuté de ses colères, elle et moi.

    — Parce que je l’aimais.

    Denise a raccroché sans rien dire. Les mains toujours tremblantes, j’ai remercié Jean-Pierre et je suis retournée dans l’appartement. Il m’a regardée partir. Je sentais qu’il voulait parler, mais lui non plus, il n’a rien dit.

    *

    Ben était nerveux, assis sur le divan-lit aux côtés de Moushka et de Nimue qui dormaient collés l’un contre l’autre. J’ai pris place avec eux, caressant le pelage chaud de Moushka, observant sa petite cage thoracique qui se contractait et se relâchait pendant qu’il dormait. Les parents d’Oli arriveraient peut-être dans trente minutes. Il fallait chuchoter. J’avais peur qu’il sorte de la chambre et pique une autre crise. Si ça recommençait, c’est certain que Jean-Pierre appellerait la police, surtout maintenant qu’il m’avait vue. Il avait peut-être même déjà appelé. La dernière chose dont j’avais besoin, c’était que les flics s’en mêlent.

    Je jouais nerveusement avec l’ourlet de mon t-shirt. Il y avait un trou d’usure à travers lequel je passais mon petit doigt. À seize ans, j’avais créé mon premier personnage de Donjons et Dragons, Anya, une mage qui possédait le sort d’invisibilité. Je n’avais jamais arrêté de m’identifier à elle et, ce soir-là, j’ai regretté de ne pas être elle. Mon corps ne pouvait pas disparaître. Je tremblais de façon incontrôlable, la douleur pulsait dans mon nez, j’avais froid et mal au cœur. J’étais une mare d’eau, et le poing d’Oli, une pierre qui, lancée en mon centre, répandait en moi des ondes refusant de s’apaiser.

    Je savais qu’il ne s’excuserait pas. Si ses parents ne venaient pas ce soir, il ne se montrerait qu’au matin. Il s’attendrait à ce que j’aie réfléchi à mon comportement, et à des excuses. Il me dirait peut-être que ce n’était pas lui, que c’était son « double » qui avait agi ainsi, et qu’il le protégeait sûrement de mon propre double qui lui voulait du mal, pour je ne sais quelle raison. Les concepts de Carlos Castaneda faisaient son affaire, il pouvait s’en servir pour se disculper et pour me faire douter de la réalité, même lorsque le réel était indiscutable, pulsant, écarlate.

    Je repensais à ce que Denise avait dit. Elle avait toujours couvert Oli, et tenté de gérer la dépression de Jérémie, son frère, à coups de traitements de reiki et de granules homéopathiques. Je pensais à ma peur, je pensais à ma honte, je pensais à Nimue, que Ben allait garder puisque c’était son chat, je pensais à Moushka, et je paniquais. Je réfléchissais à un plan pour cacher mon chat et empêcher Oli de partir avec lui. Je pensais à son petit œil vert croche; Moushka avait un strabisme, comme moi quand j’étais petite. Chaque fois que les parents d’Oli ou ses amis le voyaient, ils me parlaient de son œil comme d’une tare ridicule, ils rigolaient, et ça m’enrageait.

    Denise et Michel sont enfin arrivés. J’ai ouvert la porte, le souffle court, le cœur qui battait à tout rompre. Denise m’a dévisagée. Michel se tenait un peu en retrait derrière elle, le regard rivé sur ses bottes. Je l’aimais, Michel. C’était un homme drôle et doux, peu bavard, mais rieur et généreux. Il avait travaillé toute sa vie dans un abattoir. Il élevait lui-même des lapins et des poules dans la grange, derrière leur maison à Warwick. Je ne mangeais pas de viande, et j’avais eu de longues conversations avec lui à ce sujet. Quand Oli et moi on habitait chez ses parents, j’avais nourri et caressé ces petits animaux chaque soir pendant des semaines, espérant leur donner de beaux jours avant l’inévitable. Espérant que, peut-être, Michel changerait d’avis. En entrant dans l’appart, il a gardé la tête basse. On partageait la même honte. Denise, elle, m’avait toujours détestée. Elle m’a fusillée du regard avant d’aller chercher son précieux fils.

    Oli a quitté l’appart avec ses parents sans faire de scène. Il ne m’a pas parlé. Il ne m’a pas regardée. Il faisait semblant d’être à moitié endormi. Il a bâillé. Dans ma tête, mon corps, mon nez, les ondes de son geste, de ses mots se propageaient.

    2

    Quand Ben était arrivé à ma polyvalente, j’étais persuadée d’avoir trouvé mon âme sœur. On était les seuls gothiques et métalleux de l’école, de nos villages.

    On s’était rencontrés en secondaire trois, au débarcadère d’autobus. Il était nouveau, il arrivait des Bois-Francs et il venait d’emménager à Rivière-du-Loup avec sa mère. Il portait un trench-coat en cuir noir et ses longs cheveux bruns attachés; il fumait une clope, adossé au mur. On s’était regardés au ralenti, c’était digne d’un film.

    On s’est réfugiés dans les bras l’un de l’autre, dans le métal et la magie, dans notre haine des gens « normaux ». J’ai appris qu’il en existait d’autres comme moi, comme nous, dans d’autres écoles, villes, villages. Oli, le meilleur ami de Ben – dont il me parlait sans arrêt –, en faisait partie. Mais quand il parlait d’Oli, Ben n’utilisait pas ce nom.

    — On observait l’ancien code de chevalerie, lui pis moi. Il est puissant, Draven.

    On était dans sa chambre en train de dessiner et de lire en écoutant pour la centième fois Cruelty and the Beast de Cradle of Filth. Ben portait le chandail à manches longues de Cradle qui lui avait valu une visite dans le bureau du directeur. Les deux côtés avaient été jugés « problématiques » : le devant, avec la photo de Dani Filth, le chanteur, le visage peint en blanc, lentilles de contact jaunes lui conférant un air effrayant, les bras en X, un revolver dans une main; le dos, avec WANKER écrit en gros. Ben n’avait plus le droit de le porter à la poly, alors il l’enfilait constamment à la maison. J’ai posé mon crayon. Mon portrait de Saroumane était presque terminé.

    — Mais il s’appelle pas vraiment de même?

    — C’est son surnom magique : Draven Blackthorn.

    J’ai cru qu’il blaguait, mais j’ai dû me rendre à l’évidence, Ben était très sérieux.

    — Il est vraiment mean. Le monde cave, il les fait brailler.

    J’étais moins intriguée par Draven Blackthorn que par la fascination de Ben pour sa personne et sa méchanceté. Je n’ai pas posé d’autres questions. Il m’a pointé un poème épinglé sur son mur, à côté d’un poster de La Dame de Shalott.

    — C’est lui qui a écrit ça.

    C’était un genre de ballade épique médiévalo-magico-fantastique en anglais. J’écrivais aussi des poèmes, mais je n’osais les montrer à personne à part Ben, qui écrivait lui aussi. Jamais on n’aurait osé se dire écrivains.

    — Je pensais que c’était de toi, ai-je dit entre deux bouchées de réglisse.

    — Non. Il est hot, hein?

    Ben en parlait comme d’une sorte de demi-dieu. C’était plus que de l’admiration, et ça n’avait rien à voir avec l’amour qu’on avait l’un pour l’autre. Je devinais qu’une part de Ben était à la recherche de quelque chose de plus grand que lui. Draven Blackthorn pouvait incarner ce quelque chose. Alors que moi, j’étais son égale, à la fois sa blonde et sa meilleure amie. Avec moi, Ben se comportait comme un petit gars : on attrapait le fou rire au téléphone, on se chamaillait dans son lit, on mangeait des kilos de bonbons, on échangeait nos vêtements, nos bijoux, notre vernis à ongles noir.

    Quelques semaines plus tard, sa mère retournait dans les Bois-Francs visiter son ex, et Ben lui a demandé si on pouvait embarquer avec elle pour aller voir « Draven ». Elle nous a déposés sur un chemin de campagne, devant un bungalow banal, à côté d’une vieille maison victorienne blanche à la peinture un peu fatiguée, écaillée par l’usure. Un frisson m’a parcourue; elle devait être hantée.

    Un gars en lourde toge de velours se promenait, pieds nus, sur le terrain du bungalow. Sous le soleil du milieu d’après-midi, à presque quarante degrés, il devait crever de chaleur. On s’est approchés. Au bout d’une corde noire, il portait une amulette, scarabée égyptien de couleur turquoise. J’ai reconnu le dieu Khépri; la bouse roulée par le scarabée représentait les cycles cosmiques, la renaissance. J’étais passionnée par l’Égypte antique, je dévorais les documentaires sur le sujet et j’avais reçu en cadeau de Ben un livre illustré de Taschen qui était une œuvre d’art à mes yeux. J’ai présumé qu’il savait tout ça. Mais ce qui m’a le plus frappée chez lui, c’est sa laideur. Il était tellement laid. Il avait les cheveux bruns et gras, en bataille, pleins de nœuds, et des petits yeux noirs de cloporte. Son nez était immense et bossu, et il portait des lunettes démodées. En plus, il empestait la sueur. Il nous a salués, l’air de nous accorder une faveur, tel un roi sur la pelouse de ses parents, au fond d’un rang de campagne.

    On s’est promenés avec lui. J’avais chaud, et hâte de rentrer. Ben et Oli – je ne pouvais pas me résigner à l’appeler Draven – discutaient de Warhammer 40 000. Je ne les écoutais pas, les figurines ne m’avaient jamais trop intéressée. Je préférais de loin les rpg de table, comme Donjons et Dragons et, surtout, Vampire: the Masquerade.

    En m’observant du coin de l’œil, Oli s’est dirigé vers le fond du terrain, où il a remué les mains dans les airs comme s’il tâtait un ballon invisible. Il s’est adressé à Ben :

    — Y a un vortex, ici.

    Ben a fermé les yeux et imité le geste d’Oli.

    — Ouais, c’est clair.

    Oli m’a fait signe. À mon tour, j’ai agité ma main au hasard sans rien ressentir. J’ai hoché la tête, médusée. Ben s’est éloigné pour mieux sentir le vortex, et Oli s’est avancé vers moi. Il m’a observée par-dessus ses lunettes.

    — T’es puissante en crisse, toi.

    — Ah ouais? Pourquoi?

    Il a souri et tourné les talons. Personne ne m’avait jamais dit que j’étais puissante. Personne ne m’avait jamais regardée avec une telle intensité.

    Jérémie, le frère d’Oli, est débarqué en fin d’après-midi en compagnie de trois gars vêtus de chemises médiévales et de noir. Jay, c’était son surnom, portait une toge identique et le même scarabée turquoise que son frère, mais avec un t-shirt rouge sang, alors que celui d’Oli était bleu royal. De vrais jumeaux maléfiques. C’est leur mère qui avait cousu leurs toges. Je n’ai pas trouvé Jay plus sympathique que son frère, mais il était au moins plus agréable à l’œil.

    On s’est assis sur des chaises Adirondack dans la cour, à l’ombre des érables. Michel travaillait non loin sur le terrain en fredonnant. Une petite femme ronde aux cheveux gris, avec le même regard de cloporte, la même aura de mystique illuminé qu’Oli, est sortie de la maison. Denise a déclaré qu’elle pouvait faire des hot-dogs sur le barbecue, si on en voulait. J’ai timidement mentionné que Ben et moi on était végétariens, et qu’on ne pouvait pas en manger. Michel s’est tout de suite proposé pour aller chercher des saucisses végé à l’épicerie. Denise a eu l’air irritée. J’étais trop jeune pour comprendre qu’ils n’avaient pas prévu nourrir tant de bouches. Et que l’arrivée de Jay juste avant le souper était un geste délibéré.

    Quand Michel est revenu de l’épicerie, Ben et moi on l’a aidé à faire les hot-dogs, en le remerciant à profusion. On avait tous les deux été élevés par des mères qui nous disaient qu’il fallait aider coûte que coûte

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