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Livre électronique181 pages2 heures

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À propos de ce livre électronique

À la faveur d’une déambulation dans les rues de Paris, un narrateur d’âge mûr se remémore quelques épisodes de sa jeunesse. Empruntant à Guy Debord le motif de la dérive, le récit entrecroise souvenirs et réflexions, nés de la rencontre avec certains lieux ou certains êtres, moins pour dresser un autoportrait que pour esquisser le portrait d’une époque. Un portrait subjectif, donc forcément biaisé.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Agrégé de lettres modernes ayant passé l’essentiel de sa carrière à enseigner en lycée, Jean-Philippe Vlahopoulos donne actuellement des cours à l’Université de Cergy-Pontoise. Baptiste Lambda, premier volet du diptyque consacré à cette évocation, est son troisième roman.
LangueFrançais
Éditeur5 sens éditions
Date de sortie12 juin 2025
ISBN9782889497621
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    Aperçu du livre

    Dérive en biais - Jean-Philippe Vlahopoulos

    Couverture pour Dérive en biais réalisée par Jean-Philippe Vlahopoulos

    Jean-Philippe Vlahopoulos

    DÉRIVE EN BIAIS BAPTISTE LAMBDA

    « Wendla : D’où viens-tu ?

    Melchior : Je promène mes pensées. »

    Frank Wedekind, L’éveil du printemps.

    « Ce ne sont pas les choses qui tourmentent les hommes, mais l’opinion qu’ils se font d’elles»

    Epictète, Manuel

    À mes amis, aux camarades.

    1. Les pieds du Sphinx

    On avait convenu de se retrouver ce mercredi à quatorze heures, place du Châtelet, face au Zimmer – l’endroit habituel, quand il rapplique de son île du bout du monde pour rendre visite aux amis. Mais c’était sans compter sur l’intervention inopinée d’un mouvement social d’une certaine catégorie du personnel ferroviaire. Comme je n’habite pas à côté et que la ligne qui dessert mon patelin est coutumière de ce genre d’imprévus, mon premier réflexe fut d’annuler. Au bout du fil, Nathan m’informe qu’ils sont attablés devant un couscous et que Merlin est un peu déçu : il se faisait une joie de me revoir, depuis le temps !

    – Pas grââve, me dit-il, en tirant doucement sur le a, ce sera pour une prochaine. Allez, salut beau gosse !

    Beau gosse, c’est par ces mots qu’on prend plaisir à se saluer, Nathan et moi, moins par autodérision que par nécessité, partant du principe qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même.

    Après une demi-heure de tergiversations, à aller et venir entre la cuisine, le bureau et le salon, je me ravise :

    – Seize heures, au même endroit, ça ira ?

    – Ça marche. Mais pour le retour, vois quand même s’ils ne font pas train couchettes.

    – T’inquiète : j’ai prévu une petite laine, au cas où.

    Une énième recrudescence des cas de Covid rend le port du masque à nouveau obligatoire, et je me fonds dans la masse doublement anonyme d’usagers, dont l’œil soupçonneux émerge d’un smartphone, avec délectation. Arrivé un peu en avance, je sors par la rue Saint-Denis et emprunte l’avenue Victoria, qui la coupe à l’angle, dans l’intention de flâner du côté du square de la Tour-Saint-Jacques. Au bout d’une trentaine de pas, je rebrousse chemin : le temps me manque pour un pèlerinage. Et l’envie.

    Posté dos au Sarah Bernhardt, je fais le pied de grue. Le souvenir de Nerval, retrouvé pendu à une grille d’égout, dans le cloaque que remplace cet édifice, rue dite « de la Vieille-Lanterne », hante encore le lieu.

    Pas un souffle. Quand je suis parti de chez moi, le thermomètre marquait 33 degrés. Le ciel est désossé, presque livide, l’air poisseux, duveteux comme un matelas d’aiguilles. Un vrai bain de jouvence.

    La fontaine du Palmier est à sec. J’allume une clope et pose mes fesses sur le rebord du bassin, en faisant nerveusement crépiter la molette dentée de mon briquet. Pas longtemps : les pieds des sphinx dégagent un tel fumet d’urine que je dois battre en retraite en direction de la Seine, happé par le désir de m’extraire de la marmite du jour.

    Face à moi, la Conciergerie exhibe la permanente bleu pétrole de sa façade fraîchement ravalée, pimpante comme une mamie des beaux quartiers sortie de chez le coiffeur. C’est fou comme la place a changé de physionomie ! Des travaux partout. Un enchevêtrement de panneaux d’information, de tubes de métal, de planches de bois, de charpentes, de passerelles et de filets de sécurité obstrue le regard, quel que soit l’endroit où il se porte. On sent qu’à l’approche des JO l’auguste rombière ressent le besoin impérieux de s’arranger le portrait. Des travaux, et un nombre incalculable de fourgons de CRS. En matière de lifting, on a connu personnel plus qualifié, mais bon ! Des flics. À chaque coin de rue, derrière chaque angle, au milieu de chaque tronçon d’avenue, des flics en pagaille, comme à la kermesse, des flics comme s’il en pleuvait ! Par flaques anthracite, par flocons bleu marine. Entre les flèches de Notre-Dame et le Palais de Justice, l’île de la Cité barbote dans un clapotis de mazout couleur lie-de-vin. Gran folcs aredre, gran davan (« Grande foule derrière, grande devant »), comme l’écrit l’auteur anonyme de La Passion du Christ ¹. Parebrises, casques, boucliers et visières étincelant de mille feux sous ce soleil de juin. La nef est bouclée, le diable sait pour quelle raison – célébrer sa remise à flot, en inaugurant une nouvelle devise : Flictuat nec vergetures ? Va savoir ! – En tous cas, il faut être con comme un touriste ou un électeur CSP+ pour s’y sentir en sûreté.

    Les voilà. Merlin, ça fait une paye que je l’ai pas vu. La dernière fois, c’était à une manif pour les retraites, sous Sarkozy, on s’était croisés le temps d’une accolade, mais j’ai régulièrement de ses nouvelles grâce à Nathan.

    Vu son air penché, la tête entre les épaules, le haut du corps ramassé en boule au-dessus de guibolles qu’il balance devant lui avec nonchalance, Nathan ressemble à un grand échassier, du genre héron ou marabout, tout aussi gracieux. Merlin a conservé l’allure droite et les joues pleines de sa jeunesse. Sa démarche sautillante et la paire de bacchantes qui encadre une bouche en perpétuelle activité lui donnent une allure de marmotte. Quant à moi, court sur pattes, le cul en arrière et le torse en avant, je me fais l’effet d’un canard, chaque fois qu’une vitre renvoie complaisamment mon reflet. Fringant trio de retraités. Nathan et moi de la Fonction Publique, Merlin de la Territoriale. Soixante-huit, soixante-neuf et soixante-six ans, à la fin du mois prochain : je suis le benjamin. Et ça fait un sacré bail qu’on ne s’est pas retrouvés tous les trois ensemble.

    On s’embrasse, s’inquiète de la santé d’autrui, informe sur la sienne. Modérément : ayant atteint l’âge où le corps est devenu encombrant, les écarts de ce butor, ses facéties de m’as-tu-vu, invitent plus à la discrétion qu’au déballage. Ainsi lestées de leurs défroques poussives, nos ombres s’étirent sur le bitume, tandis que nos âmes frétillent, en quête de sensations neuves et de souvenirs enfouis.

    Tout naturellement, nos pas nous portent du côté de Saint-Michel, mais le pont au Change est fermé par une haie de barrières. Il faut faire un détour par les berges, via le pont Notre-Dame et la Cité des Fleurs. À l’entrée du périmètre de sécurité, entre le quai de l’Horloge et le quai des Orfèvres, des unités de force mobile procèdent au contrôle systématique des piétons : palpations, inspection visuelle, fouille des bagages et des sacs. La circulation routière est interdite, sauf pour les civils munis d’une autorisation. Sur le trottoir de droite du boulevard du Palais, une escouade de treillis, le doigt sur la gâchette du fusil d’assaut porté à hauteur de poitrine, filtre la file des passants : là encore, il faut montrer patte blanche pour pouvoir franchir le portique. Les flâneurs de notre espèce sont priés d’emprunter le trottoir d’en face. Signe des temps, voir parader des hommes en armes, chargés de réglementer chacun de nos déplacements, n’émeut plus personne. Leur multiplication, semblable à celle des petits pains, ayant la vertu de produire une espèce de miracle d’autochtonie, comme la résurgence d’une familiarité originelle. À croire que, plus ils occupent l’espace urbain, plus chacun se sent chez soi, à l’abri, la ferveur du sentiment patriotique étant sans doute proportionnelle à la quantité de képis.

    C’est à ce moment-là que je réalise ce que ce jour a de particulier : aujourd’hui, 29 juin, au terme de dix mois d’audience, la Cour d’assises spéciale de Paris doit rendre son verdict dans le procès des attentats du 13 novembre 2015. Comme beaucoup, j’en ai suivi le déroulé, grâce au compte rendu régulièrement établi par Florence Sturm, pour France Culture, avec un intérêt fluctuant. L’avant-veille, toutefois, le discours de l’avocate du principal accusé, Salah Abdeslam, prononcé en clôture des deux semaines de plaidoirie de la défense, avait piqué mon attention. Un discours vibrant, et d’autant plus pétri d’humanité qu’il se rapportait à des individus qui, au moment des faits, en semblaient singulièrement dénués.

    L’avocate y dénonçait avec force et conviction la dureté des conditions de détention de son client, enfermé à l’isolement depuis plus de six ans et placé sous la surveillance constante de deux caméras, justifiant par celles-ci sa conduite arrogante et bravache, dès les premiers jours de sa comparution. Une attitude unanimement jugée offensante, tant il est vrai qu’un accusé se doit d’adopter pour l’occasion le profil humble et meurtri du repentant.

    Puis, s’élevant contre la peine requise par le parquet, elle s’était exclamée : « La perpétuité incompressible, c’est une peine terrible, une mort blanche, une mort lente. Bien sûr que ces attentats ont été terriblement cruels. Mais la justice, elle, n’a pas à l’être. La justice n’est pas un mouvement de foule. Et il n’y a pas d’honneur à condamner un vaincu au désespoir. […] Je ne vous demande pas du courage, je vous demande d’appliquer le droit avec tout l’honneur que votre conscience exige. Si vous suivez le parquet, c’est le terrorisme qui aura gagné et nous n’aurons plus qu’à comprendre que tout cela n’était qu’une farce. »

    Une farce. Selon elle, son client n’est qu’un accusé de substitution, un symbole qui, sans être un véritable assassin (n’ayant pas pu ou voulu actionner son engin de mort), doit payer pour les autres.

    Mais cela, les institutions, le pays dans son ensemble, à commencer par moi, sont-ils en mesure de l’entendre ? Car, si éloquente soit-elle, cette prise de parole ne saurait dissiper l’angoisse qui nous avait étreints, le soir de l’annonce de ces tueries. Une frayeur instinctive, née de l’identification spontanée aux victimes, qui faisait dire à chacun de nous qu’il aurait pu être là, que l’un de ses enfants, un proche, une connaissance aurait pu figurer parmi les cent trente noms de la liste macabre. Et, avec elle, le sentiment humiliant de faire partie du troupeau. Alors, à ce moment-là, les autres, les bourreaux, ne sont plus des nôtres, ils se sont exclus eux-mêmes du cercle compassionnel, du fait de l’iniquité de leur acte. D’eux, on ne perçoit plus qu’une altérité définitive, absolue, nourrie par des motivations inaudibles, celles qui rendent leur crime d’autant plus abject et cruel qu’il demeure incompréhensible.

    Et aussitôt avaient surgi dans nos esprits des images atroces, issues du tréfonds, des images violemment outrées et fantasmatiques d’assassins barbus aux yeux injectés de sang, qui venaient nourrir un sentiment de peur tenace.

    Chez moi, la compassion fondée sur l’intelligence des faits n’est venue qu’après, une fois passée cette phase de terreur grégaire. Ma conscience de petit blanc, qui geignait comme écrasée sous le poids de la fatalité, s’est alors émue, aiguillonnée par le souvenir de l’indifférence éprouvée devant le spectacle de ces montagnes de cadavres érigées par les guerres d’Irak, de Syrie et d’Afghanistan. Guerres qu’on a pris l’habitude de regarder de loin, comme un show télévisé, une série quotidienne, avec une sorte de compassion frivole, d’apitoiement passif que notre impuissance voyeuriste ne cesse d’entretenir ². C’est cette cécité devant l’horreur qui, au fond, définit le mieux notre condition d’individu moderne, dont la surexposition aux images de terreur et de mort conforte l’irresponsabilité. Faute d’avoir su renouer avec l’expérience concrète, nous nous évadons dans le simulacre et fabriquons des monstres qui nous tuent.

    Qu’y puis-je, qu’y pouvons-nous ? Heureusement, il y a les Kurdes… Un peuple héroïque comme pas un, celui-là ! Ah, il faut voir la pâtée qu’ils leur ont mise à Kobané, à ces salopards de Daech ! Bon sang, ça faisait plaisir ! Non mais, visez un peu ces crétins définitifs, effrayés à la seule idée de se faire buter par une femme, sous prétexte que ça leur fermerait l’accès du paradis !

    On connait le proverbe : quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt. Alors, sans pour autant me joindre aux trémulations calculées des experts de l’indignation sélective, j’attends l’annonce du verdict avec un sentiment d’anxiété mêlé d’espoir, misant sans trop y croire sur la vertu réparatrice du châtiment juste, tout en sachant que son application effective suppose que soient éradiquées au préalable les conditions qui ont favorisé l’éclosion de tels monstres. Et que soient considérés avec lucidité et courage les facteurs qui ont permis leur propagation, je veux dire, son terreau civilisationnel : celui d’un monde arrogant, cupide, brutal et cynique, construit contre l’autre, à ses dépens, et dont, quoi que nous fassions, nous demeurons partie prenante.

    Le sang réclame

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