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Histoires d’éveil ordinaire
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Livre électronique335 pages3 heures

Histoires d’éveil ordinaire

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À propos de ce livre électronique

"Histoires d’éveil ordinaire" dévoile de nombreuses fausses croyances que les gens entretiennent face à la vie, racontées avec une plume claire et accessible. Cet ouvrage se distingue par sa simplicité et sa profondeur, alliant habilement humour et sagesse, et offrant à la fois divertissement et introspection. En quatorze chapitres, l’auteur présente les leçons qui l’ont conduit à une bascule qu’il qualifie de « chute du caillou cosmique ». Remplie d’anecdotes hilarantes et de personnages à la fois grotesques et attachants, chaque page de cette œuvre vous transmettra un message qui n’aura de cesse de résonner et de s’approfondir en vous

 À PROPOS DE L'AUTEUR

Gary Crowley pratique la thérapie corporelle, Functional Bodywork, pour aider les personnes souffrant de douleurs structurelles chroniques. En plus de son ouvrage en anglais Pass the Jelly, il a publié deux autres œuvres : D’ici à ici – Se tourner vers l’illumination, édité en français aux Éditions Le Lotus d’Or, et Soft-Style Conscious Awakening, A Being This-Here-Now Playbook.
LangueFrançais
ÉditeurLe Lys Bleu Éditions
Date de sortie16 sept. 2024
ISBN9791042244088
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    Aperçu du livre

    Histoires d’éveil ordinaire - Gary Crowley

    Chapitre 1

    Passe-moi la confiture

    Si j’étais là où j’étais, ce jour-là, c’était dû à un enchaînement de causes et d’effets remontant à loin. Comme personne n’échappe à ce principe, je n’y ai rien vu de personnel. Rien n’est jamais personnel, en fait. Sachant cela, j’ai pu profiter du spectacle qui s’offrait à moi.

    J’étais assis sur la barrière de séparation, entre les voies nord et sud de l’Interstate 5, l’autoroute la plus fréquentée de Californie. La nuit précédente, il était tombé la première pluie de la saison, celle-là même qui ramène à la vie l’huile dormante des routes et fait ressembler la chaussée fraîchement graissée à la glace noire de mon enfance en Nouvelle-Angleterre. L’eau, l’huile et l’aquaplaning m’avaient intégré illico aux inévitables statistiques des accidents du jour.

    Le soleil frappait la bruine matinale. Je regardais les voitures défiler devant moi. C’était édifiant. Malgré les véhicules échoués sur le bas-côté tout au long de leur trajet, les conducteurs semblaient encore désirer flirter sur le fil du rasoir avec les lois impitoyables du mouvement décrites par Newton. J’étais fasciné, comme je le suis souvent, par l’optimisme inébranlable de l’esprit humain.

    À ma gauche, une dépanneuse soulevait dans les airs ma voiture fraîchement emboutie. J’avais déjà procédé au rituel d’échange d’assurances avec la femme qui avait rendu mon accident possible. Cette dame était tout à fait aimable, mais nous savions tous deux que ce moment passé ensemble serait éphémère. Bien que brève, notre relation fut intense et restera gravée dans notre mémoire, ce qui est plus que ce que beaucoup de gens partagent. Son retour à la vie normale, chose à laquelle elle ne pouvait échapper, semblait inévitable.

    L’indispensable flic trapu à moustache était déjà passé. La première pluie étant son jour le plus chargé de l’année, il se contenta de correspondre au cliché du policier stoïque et lourdement armé. J’étais certain qu’à la fin de sa journée il me rangerait dans les oubliettes de sa mémoire comme un automobiliste parfaitement quelconque. Ceci dit, quand on a affaire aux forces de l’ordre, autant que cela se passe réciproquement sans histoire.

    D’un geste de la main, le conducteur de la dépanneuse me fit signe qu’il était temps de partir. Je me suis approché et me suis assis côté passager.

    — On va où ? a demandé le conducteur qui portait le nom de Jim sur sa chemise bleu clair.

    — Eh bien, Jim, ai-je dit, je ne sais pas vraiment…

    — Je m’appelle pas Jim. Jim a démissionné. C’était sa chemise.

    Il a prononcé ces mots d’une manière aimable, mais avec une indifférence que j’ai trouvée étonnamment agréable. J’attendais qu’il me révèle sa véritable identité, mais rien n’est venu. Je n’avais donc pas beaucoup d’éléments sur lesquels m’appuyer. Comme, techniquement, il m’avait dit qu’il s’appelait « pas Jim », j’ai donc choisi de l’appeler « Pas-Jim ».

    — Je pense qu’on devrait déjà porter la voiture chez un carrossier. La compagnie d’assurance décidera ensuite de ce qu’elle veut faire, ai-je balbutié.

    — Ouaip, a dit Pas-Jim.

    — Vous connaissez un bon carrossier dans le coin ?

    — Non.

    J’ai réalisé que Pas-Jim avait besoin d’un peu plus de précision que la moyenne des Pas-Joe.

    — Avez-vous des amis carrossiers dans le coin ? ai-je demandé.

    — Il y a Dave Carrosserie, à une dizaine de kilomètres. C’est pas plus mal qu’ailleurs.

    — Ce serait génial, ai-je confirmé.

    Ce sont les seuls mots que Pas-Jim et moi avons échangés au cours du trajet. Pendant les onze kilomètres suivants, nous sommes restés assis dans le silence le plus confortable que j’ai jamais connu.

    Je dois admettre que j’étais intrigué par la façon d’être de Pas-Jim. Tout le monde a la sienne propre, mais Pas-Jim avait ce petit quelque chose en plus qu’on ne rencontre pas tous les jours. Une fois que cela eut attiré mon attention, ça n’a cessé de me fasciner. J’ai tout oublié de mon véhicule en bouillie destiné au broyeur. J’étais maintenant pleinement présent avec mon chauffeur.

    J’ai remarqué que Pas Jim tenait le volant d’une manière précise et détendue. Les mains de quelqu’un peuvent nous en apprendre beaucoup sur lui et il avait des mains de poète. Ne vous méprenez pas : elles n’étaient pas délicates en elles-mêmes, mais plutôt douées d’une sensibilité qui lui permettait d’accomplir ce qu’il avait à faire avec la quantité exacte de tension ou de force requise, ni plus, ni moins.

    Pas-Jim était du genre à vous serrer la main en s’adaptant parfaitement à vous. Il ne vous donnait pas une poignée de main du style poisson mort, celle du gars qui ne va pas être présent avec vous, et il n’était pas non plus le genre poigne de fer qui s’impose de force. Pas-Jim était de ceux que j’apprécie. C’était un cow-boy des temps modernes qui sauvait les humains égarés lors de leur trajet quotidien entre domicile et lieu de travail. Il planait au-dessus du drame ambiant et son calme aidait ses passagers à réaliser l’évidence, à savoir que les accidents de la route font partie de la vie.

    Durant le trajet m’est apparue la profonde pratique spirituelle que pouvait représenter le métier de conducteur de dépanneuse. Pour quiconque doté de cette sensibilité, il est impossible d’échapper à une vision profonde de l’existence. Jour après jour, vous arrivez sur des lieux où, quelques instants plus tôt, se sont joués des destins de vie et de mort. Vous ne pouvez qu’éprouver alors un lien de forte intimité avec ces rutilantes voitures neuves pliées en accordéon. Le simple fait de voir des gens adossés contre un véhicule en panne ne cesse de souligner la futilité de résister à ce qui est.

    Pour un homme aux mains de poète, transporter une épave n’est probablement pas une mauvaise chose. Le travail de Pas-Jim lui rappelait chaque jour que la vie nous offre un large éventail d’expériences, que celles-ci nous plaisent ou pas.

    Cette découverte n’était pas nouvelle pour moi, car, dans ma jeunesse, j’avais déjà eu l’occasion de voir de quoi la vie était capable en termes de diversité d’expérience et, cela, sous la forme du théâtre vivant. Je la dois à l’oncle de mon ami Dan, Bernie, celui qui l’amenait chaque jour à l’école. Ce Bernie dirigeait une école d’arts du spectacle et, sur les flancs de sa camionnette, on pouvait voir le nom et le numéro de téléphone de son école, ainsi que les deux masques du théâtre grec antique (vous savez, le masque qui pleure et celui qui rit).

    Je savais qu’il était un homme aux talents multiples. Non seulement il dirigeait une école de théâtre, mais il organisait aussi des mariages et faisait de la décoration d’intérieur pour les gens aisés de Providence (Rhode Island). De plus, il savait s’habiller, ainsi que ma mère le soulignait souvent. Mais, même enfant, je savais que ses choix vestimentaires allaient au-delà de son sens aigu de la mode. Ils reflétaient la nature méticuleuse qui faisait partie intégrante de sa vie.

    Un jour, en sortant de l’école, j’aperçus Oncle Bernie en train d’attendre son neveu. Comme d’habitude, il était appuyé contre sa camionnette, une cigarette allumée entre l’index et le majeur de sa main droite. Cigarette et main jouxtaient l’oreille droite, de sorte que la moindre envie de nicotine libérait son poignet et faisait tourner la cigarette vers le bas, juste devant sa bouche, pour lui permettre d’aspirer ainsi sans effort une dose de tabac. Cette fois-là, Dan était encore à l’école, occupé à plaider son innocence dans un crime où on l’accusait d’avoir placé une punaise sur le siège de Brian O’Connell, plus tôt dans la journée. Il en avait donc pour un moment. Sachant qu’Oncle Bernie allait devoir attendre, je m’arrêtai devant son van et montrai les deux masques.

    — Que signifient ces masques ? demandai-je.

    Je suis presque sûr qu’Oncle Bernie était un adepte de l’Actor’s Studio¹ car il ne se contenta pas de lâcher une phrase à son public (c’est-à-dire moi) pour passer ensuite à autre chose. Non. Il prit une toute nouvelle identité, à seule fin de transmettre son message au moyen du parfait support. D’abord, son pouce et son index serrèrent la cigarette pour la porter à ses lèvres contractées. Il se mordit longuement les joues pour mieux puiser dans la sagesse qu’il avait tout au fond de lui et expira ensuite lentement la fumée, tout en évaluant ma capacité à supporter la vérité percutante qu’il était sur le point de délivrer. Son regard d’acier m’obligea à la plus grande attention. À ce moment-là, même moi, j’étais capable de voir qu’il s’était transformé en Marlon Brando.

    — On naît. On meurt. Entre les deux, on rit, on pleure, dit-il avec une indifférence palpable.

    Je suis sûr qu’il aurait pu se lancer dans les Sept Ages de L’Homme de Shakespeare, mais il préféra répondre avec concision, ce qui était nettement préférable. On naît. On meurt. Entre les deux, on rit, on pleure furent ses seules paroles. Ensuite, il écrasa son mégot et monta dans sa camionnette, sans un autre regard pour moi. Son résumé laconique de l’existence m’a marqué jusqu’à ce jour.

    Au fil des ans, je me suis rendu compte que le théâtre grec antique n’est pas le seul dépositaire de cette leçon. Les Sumériens en parlaient déjà dans leur histoire de jardin du paradis, en 3500 avant J.-C. Les Chrétiens, les Perses, les Grecs, les Tibétains et les Indiens d’Amérique en parlent également dans leurs histoires de jardin. L’exil du jardin se produit parce que « l’arbre de la connaissance » nous donne accès au concept de dualité, des opposés : vie et mort, homme et femme, bien et mal, plaisir et douleur, joie et peine.

    Sans cette connaissance, nous sommes innocents, mais nous sommes aussi ignorants. Toutes ces histoires de jardin, de même que les masques du théâtre grec, nous disent que la dualité de la vie est partout, tout le temps. Vivre en mesure, c’est faire l’expérience des contraires. Si vous luttez contre le jeu des opposés qui constituent la vie, vous souffrez. Ça n’est pas plus compliqué que ça. On n’est pas là au niveau de la science spatiale ou de la chirurgie du cerveau. Soyons honnêtes, ça n’est même pas de la chirurgie spatiale…

    Pas-Jim s’arrêta sur le parking du garage. Il fit reculer ma voiture entre deux autres épaves, avec juste quelques centimètres de marge de chaque côté. Nous descendîmes tous les deux de son camion et je m’approchai pour le regarder actionner les commandes sur le côté. En moins d’une minute, ma voiture et moi étions libres de nous séparer.

    — Tout est prêt, déclara Pas-Jim en hochant poliment la tête, ce qui équivalait pour lui à une longue diatribe destinée à me faire comprendre que, même si mon accident de voiture me paraissait important, c’était quelque chose qui arrivait toute la journée, chaque jour, et que je ne devais pas trop m’en faire. Son désir de partager sa sagesse était vraiment très appréciable.

    Alors que Pas-Jim s’éloignait, cette façon qu’il avait de s’exprimer avec concision me rappela un autre enseignement reçu dans ma jeunesse et qui m’avait conduit à l’une de mes plus profondes compréhensions de la « voie ». Lorsque cela se produisit, j’avais environ douze ans et habitais Seekonk, dans le Massachusetts. Pour faire simple, disons qu’à l’époque la dualité était très présente et qu’il fallait donc savoir s’adapter rapidement. Seekonk était le nom que les Indiens (Sitting Bull, pas Gandhi) avaient donné à cette ville. Il signifie « oie noire ». Les Indiens ont donné des noms à beaucoup de lacs, de rivières et de villes en Nouvelle-Angleterre (région dont fait partie le Massachusetts). Ils ont même eu la gentillesse de donner des noms à un grand nombre de stations de ski et de country clubs. En gros, on nous a appris que les Indiens avaient offert le repas de Thanksgiving aux Pèlerins, qu’ils avaient pris un peu de leur temps pour leur enseigner le nom des choses, mais qu’ils avaient fini par se lasser et décider de se rapprocher des casinos².

    Quand j’étais enfant, chaque matin, de 7 h 10 à 7 h 30, je voyais mon père lire le journal au petit déjeuner, avant de partir au travail. Papa était un prolo catholique irlandais de Rhode Island. C’était un homme bon dont les règles de vie étaient assez simples : faire de son mieux pour appliquer la Règle d’Or et aller à l’église tous les dimanches. En ce qui concerne la politique, il avalait à peu près tout ce que le Parti démocrate lui servait. Dans le monde qui était le sien, tout ce que les Démocrates faisaient était bien et tout ce que les Républicains faisaient était mal.

    Aujourd’hui encore, je trouve les vrais croyants tout à fait fascinants. Ce qui est merveilleux avec eux, c’est que, quelle que soit la question soulevée, on en trouvera toujours de chaque côté. Leur pouvoir de décision est d’une impressionnante efficacité et je trouve ça génial ! Ils croient totalement que leur camp a raison, ce qui n’est quasiment jamais contredit, même par des choses aussi gênantes que la vérité des faits, par exemple. C’est sans doute pour cela que les gens trouvent la politique si intéressante.

    Chaque matin, lorsque mon père lisait le journal, je l’entendais s’exclamer : « ils plaisantent ou quoi ? » ou bien « comment peut-on faire ça ? ». Un simple « quoi ? » grogné de temps en temps était également possible. Mais mon préféré était l’occasionnel « incroyable ! ». Cet « incroyable ! » jaillissait généralement quand on avait affaire à un politicien revenant sur ses promesses de campagne ou un patron syndical accusé de recevoir des pots-de-vin ou une affirmation non moins scandaleuse du type « la loi de la gravité sera encore de rigueur aujourd’hui »…

    Pour mon père, la souffrance du monde était une affaire entre lui et son journal. Quand il était temps de partir au travail, il déclarait une trêve temporaire avec la réalité et entamait sa journée. Cependant, à l’âge de douze ans, j’avais été bien trop souvent témoin de cette routine matinale pour ne pas la remarquer. C’est à ce moment-là qu’a commencé mon parcours de maître de l’évidence, un voyage qui allait durer toute ma vie.

    La question que je m’apprêtais à poser à mon père tournait dans ma petite tête depuis quelques mois déjà. Au début, je n’en avais eu qu’une idée assez vague, mais, avec le temps, elle était devenue beaucoup plus claire. Je savais qu’il s’agissait d’une question importante et j’avais donc attendu pour la lui poser que l’on soit un dimanche matin, lorsqu’il ne serait pas pressé de partir au travail. Je voulais que nous ayons le temps de dialoguer ensemble sur les points les plus délicats, non seulement par rapport à la question elle-même, mais aussi par rapport aux implications que sa réponse pourrait avoir sur notre vie.

    J’étais en train de manger mes corn flakes dans mon bol préféré et regardais mon père lire le journal, attendant le moment opportun. Il fallait que ça ait l’air naturel. Et le moment arriva. Mon père lut que le maire démocrate de Providence, ville voisine qui était à l’époque l’une des plus corrompues du pays, allait bientôt retourner en prison.

    — Incroyable ! dit mon père en lisant le titre de l’article.

    — Papa, fis-je d’un air aussi anodin que si j’allais lui parler de la pelouse, si tu es surpris par les choses que tu lis tout le temps dans le journal, tu ne penses pas que tu as peut-être une perception inexacte de la façon dont les gens et les choses sont en réalité ? Je ne parle pas des détails qui peuvent toujours te surprendre. Non, c’est plus général. Est-ce que tu penses que c’est correct d’être tout le temps perturbé par tout ce que font continuellement les gens ?

    Mon père me regarda comme si une apparition de Dan Rather³ avait remplacé son cher fils et le cuisinait dans une interview de 60 Minutes. En tant que père de cinq enfants, mon père lança instinctivement à mon petit frère Billy un regard du genre « c’est toi qui es derrière ça ? ». Mais devant les yeux écarquillés de mon frère et son expression tout à fait sincère, mon père comprit qu’il n’avait rien à voir avec tout ça et il revint vers moi.

    Bouche fermée, mon père inspira lentement puis expira rapidement par les narines. Chez lui, cette expiration bruyante reflétait généralement un désagrément ou une contrariété, jamais de la colère. C’est ce qu’il faisait quand il choisissait la mauvaise clé en réparant la voiture ou lorsque, pour une raison inconnue, la tondeuse à gazon ne voulait pas démarrer. Ce bruit n’était pas bon signe, mais n’annonçait pas le pire.

    S’il avait expiré par la bouche, là, on aurait su qu’il était en colère. D’ordinaire, il soufflait ainsi par la bouche quand il devait intervenir très vite auprès de ses enfants en train de se torturer mutuellement. Un jour – j’avais neuf ans environ –, ma sœur et moi avions passé presque trois quarts d’heure à entourer de tout un rouleau de ficelle le lit dans lequel dormait mon frère Bill. Quand Bill se réveilla, transformé en momie, son cri alerta Papa qui se précipita dans la pièce et, là, il expira bruyamment, bouche ouverte et dents serrées. Ma sœur, qui comprit tout de suite, profita sagement de l’agitation pour s’éclipser, me laissant seul pour expliquer que le processus de momification était un accident, ce que mon père refusa d’entendre.

    Pour revenir à ce qui se passait à la table du petit déjeuner, après une légère pause, Papa répondit à ma question d’une manière originale, claire et concise.

    — Passe-moi la confiture, s’il te plaît, ordonna-t-il.

    J’attendis. J’attendis. Et voilà. Passe-moi la confiture, s’il te plaît fut sa réponse à la question qui allait changer ma vie.

    Je pris conscience qu’une des deux choses suivantes venait de se produire : soit mon père avait complètement nié une question apparemment aussi nocive que du cyanure pour sa perception fondamentale de la réalité, se dissociant alors de l’événement tout entier pour le stocker au plus profond de son crâne où il ne pourrait plus y accéder que par une hypnose intensive conduite par une équipe de psychanalystes viennois, soit mon père était un authentique maître spirituel et m’avait donné la réponse la plus profonde possible, pas par le biais de la parole, mais par la démonstration du principe qu’il souhaitait révéler.

    J’avais douze ans et c’était mon père, alors, naturellement, je choisis la seconde option. De plus, à l’époque, j’étais fasciné par le maître bouddhiste aveugle de la série télévisée Kung Fu qui était toujours en train de donner à Scarabée⁴ des discours ésotériques sur la vie. Passe-moi la confiture, s’il te plaît, était une réponse qui éclairait profondément la nature de l’existence. La leçon était évidente, si l’on adoptait le bon angle de vue.

    Comme le sage qui s’éveille spontanément au son de la cloche d’un temple, tout est devenu clair pour moi lorsque j’ai attrapé et lui ai passé le pot de confiture (de raisin, soit dit en passant, jamais de fraise) et que nos doigts se sont touchés. Le principe dont je venais d’avoir la démonstration s’est alors cristallisé dans mon esprit : Les gens font ce qu’ils font. Ils le font. Et c’est tout.

    Je ne prétends pas que cette prise de conscience a fait du reste de ma vie un état de béatitude perpétuelle, mais je mentirais si je disais qu’elle ne m’a pas profondément changé. À l’instant même, j’eus l’impression de vivre le monde beaucoup plus tel qu’il est. Cela me permit

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