À propos de ce livre électronique
Alex Delcourt, journaliste à Paris, découvre à la faveur d’un vernissage une étrange petite huile sur carton : Les yeux clos d’Odilon Redon. On y voit une femme, tête penchée, épaules nues sur un fond indistinct, fermant les yeux sur le monde. Ce tableau va bouleverser le monde d’Alex : et si lui aussi, plongé depuis trop longtemps dans le flux sans fin de l’information, décidait d’en sortir et… de fermer les yeux sur ses écrans ? Abandonnant sa vie, sa femme et son travail, Alex part en Amérique à la rencontre de celles et ceux dont il n’avait, au fil du temps, qu’entraperçu les existences à travers les flux d’information et les faits divers : ceux qui ont suivi les indications GPS jusqu’à la mort, les malades électro-sensibles qui se réfugient dans la zone protégée d’un radiotélescope captant le son de l’univers et les enfants de réfugiés frappés du syndrome de résignation frappant. Le roman nous promène ainsi des quartiers branchés bourgeois de Paris à l’Oregon aux États-Unis, puis au Mid-West, dans une communauté qui fuit les ondes wifi, jusqu’à Uppsala en Suède. Au travers de son parcours, Alex vit des questionnements et des ébranlements qui bouleverseront sa vision du monde, l’idée qu’il a de lui-même et de la vie sous le joug de la technologie.
Philippe Yong
Né en France, à Crépy-en-Valois, en 1973, de parents d’origine coréenne, Philippe Yong vit à Montréal où il enseigne la littérature au Collège Stanislas. Hors-sol est son premier roman.
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Aperçu du livre
Les yeux clos - Philippe Yong
Monts Jarbidge, Nevada
Sur son quad, plus petit pourtant et moins puissant, Dylan le devançait toujours. Il regardait, dans le rétroviseur qui vibrait, le sillon de poussière laissé par Fred, et souriait. Cela faisait partie du jeu : une fausse poursuite – en mettant les gaz, son père pouvait à tout moment faire parler la puissance du Yamaha Kodiak 750 – dont lui, du haut de ses treize ans, était le héros. Le jeune prodige face à l’ancien champion sur le retour, qui peinait en serrant les dents à admettre la fin de son règne.
Ils filaient en terrain connu, sur la piste sablonneuse qui longeait le parc national : une très bonne route, comme disait le shérif du comté, qui ne menait nulle part. Dylan sentait déjà que le terrain demandait à son modeste Raptor 250 trop d’efforts : la machine s’emballait, disait d’une voix enrouée son mécontentement, peinait à passer les ornières. Derrière lui, Fred avait ralenti et, au sortir des courbes, accélérer à nouveau devenait presque impossible. On approchait de la ville fantôme, avec ses bâtiments affaissés, ses enseignes muettes, ses carcasses de voiture semées au long du chemin.
Il les connaissait toutes, en avait ouvert les portières, fouillé les boîtes à gants, soulevé les capots. Des manuels d’entretien Oldsmobile, Ford ou AMC, une antique paire de Wayfarer qu’il arborait fièrement, une carte postale timbrée, jamais envoyée, de Baja California : toutes ces reliques avaient rejoint sa chambre, à l’abri d’une boîte à chaussures placée assez haut pour qu’Austin, son maudit petit frère, n’y touche jamais.
Dylan se gara devant l’ancienne droguerie, ôta son casque. Il avait chaud, et le Gatorade bleu encore frais dans sa gourde lui fit l’effet d’un merveilleux élixir. Il était avec son père. Ils étaient seuls sur leurs machines. Il se sentait grand. C’était, parmi les moments de sa vie heureuse d’enfant, ceux qu’il aimait le plus.
Fred rompit le silence :
— On essaye autre chose aujourd’hui ?
Il avait en parlant pointé du doigt une piste, à peine tracée, qui bifurquait à droite de leur trajet habituel. On la voyait cheminer vers les montagnes aux sommets encore enneigés, étrange anomalie dans ce désert parcouru d’un vent chaud. Elle filait sans autre but que de se rapprocher des cimes : Dylan savait bien qu’à poursuivre ainsi vers l’est, on se heurtait où que l’on aille aux monts Jarbidge et à leurs trois mille mètres.
Les quads répondirent d’un coup de démarreur à l’invitation qui leur était faite. Il sentait le cœur lui battre aux tempes, excité qu’il était d’être là en éclaireur, quelques mètres devant son père. À moitié dressé sur ses cale-pieds ajourés, il examinait le terrain, lui signalait les pièges de cette piste inconnue. On n’y voyait aucune trace récente, mais les rares branchages qui la barraient étaient pourtant brisés : quelqu’un était passé par là, avant que les vents n’aient raison de son éphémère sillon.
Le chemin était beau. On sentait à mesure que les kilomètres défilaient s’approcher la masse imposante du massif. La piste, qui s’effaçait parfois, serpentait à travers le relief : elle filait vers les névés, qu’elle semblait vouloir rejoindre pour s’unir à eux. Ils roulaient vite, jouaient de la puissance de leurs machines, et tous deux, père et fils, goûtaient au plaisir simple d’une aventure, ensemble, au milieu de nulle part.
Dylan, en tête, la vit le premier. Il fit signe à Fred de ralentir.
Elle était plantée là, devant eux. Pas garée, abandonnée à son sort comme les autres. Arrêtée, enlisée jusqu’aux essieux, échouée dans le sable et dans le silence.
Quelque chose n’allait pas. La Cadillac – on voyait encore à l’arrière, sur le coffre, le blason briller au soleil – était trop récente. En s’approchant, Fred reconnut un coupé Eldorado : 83, 85, peut-être, propre, sans une rayure, pas une épave. Il comprit, mais son fils l’avait devancé.
— Dylan, arrête-toi, n’approche pas !
Sous son casque, le garçon n’avait pas entendu. Il s’était penché, à l’avant, côté conducteur, les mains autour des yeux pour mieux voir.
Il avait reculé, était tombé à la renverse.
— Papa, il y a une dame dans la voiture ! Elle dort, je crois !
Fred courut vers lui, le releva puis l’écarta doucement. Il avait raison. Une vieille dame enveloppée d’un châle dormait là, à l’avant, côté passager. Le siège était incliné vers l’arrière, et elle avait placé derrière son cou un de ces oreillers de voyage qu’on voit dans les avions. Son visage était paisible, mais il remarqua ses lèvres, crevassées jusqu’à en saigner, et ses mains repliées sur sa poitrine, comme résignées.
Était-elle morte ? Il hésita une seconde avant de frapper doucement à la vitre.
— Madame, madame, est-ce que vous m’entendez ?
Dylan ne savait pas s’il voulait regarder. Avait-il découvert un cadavre ? Que faire, après ? Son père frappa à nouveau, un peu plus fort cette fois, sans réponse. Il se tourna vers lui, et le garçon comprit sans un mot qu’il lui demandait de fermer les yeux.
La portière ne résista pas, et le vent caressa le visage d’Ethel. Elle entendit une voix, mais ses yeux desséchés refusèrent de s’ouvrir. Sa bouche laissa échapper un râle, dans un souffle :
— Albert ?
— La machine ne peut pas se tromper.
C’était tout ce qu’elle détestait chez lui. Ces bêtes certitudes lâchées dans un imperceptible haussement d’épaules. Cette fois-là, il ne l’avait même pas regardée : il avait déjà fort à faire, sur cette route, pour que l’Eldorado garde son cap. La Cadillac, habituée au cruise control sur des autoroutes assoupies, se demandait, en sa vénérable trentième année, quelle mouche avait piqué son attentionné conducteur. Albert ne l’avait jamais traitée ainsi : le chemin cahoteux, qui faisait chauffer son V6, martyrisait ses suspensions pensées pour un parfait asphalte. Elle se plaignait en grinçant de cet indigne bout de piste sur lequel on la jetait et, par deux fois déjà, ses roues, prises dans un rail de sable, avaient refusé de tourner. Albert avait accéléré, braqué à fond le volant, et on avait évité le pire. Mais il s’inquiétait de voir monter la jauge vers la zone rouge qu’en trente ans, il n’avait que très rarement effleurée. La voiture souffrait, et lui avec elle.
Ethel, agrippée à la poignée chromée de la portière, regardait défiler, entre deux nuages de poussière, un paysage inconnu. Pas de panneaux publicitaires, de messages annonçant l’entrée ou la sortie d’un comté – « Welcome », « Drive safe », « Until next time » –, rien qui postulât le rassurant parking d’un diner ou d’une station-service. Ils avaient dépassé la dernière, à Mountain Home, deux ou trois heures auparavant, et elle regrettait déjà de n’avoir pas alors cédé aux paquets de chips et à l’infinie variété de snacks qui s’alignaient dans ses rayons. Quelques barres tendres, deux Reese’s Cups pour l’inimitable goût de cacahuète, deux sodas, deux burgers enveloppés déjà engloutis : elle s’était limitée. Elle ne voulait pas voir Albert hocher la tête puis dire, les yeux baissés, en ouvrant sa portière :
— Tu en as encore pris pour deux jours… Regarde-toi : où tu vas mettre tout ça ???
Non, pas de méchancetés acceptées en silence aujourd’hui. Ce voyage en lui-même suffisait : quitter Portland, partir à Vegas, faire plus de mille miles pour rencontrer des vendeurs de rêve… Pourquoi l’avait-elle même suivi ? Lui et ses envies de golf, de soleil, de communauté fermée « entre gens de notre âge ».
Elle ne comprenait pas. Oui, les enfants étaient grands, leurs visites de plus en plus courtes, empreintes d’un ennui poli des deux côtés. Biggie, Dobs, Cherry : les amis ânonnaient les mêmes blagues depuis cinquante ans, mais ils étaient là, fidèles, attentifs. Et la maison avait bien vieilli. Une maison de famille, gardienne jalouse des cris, des secrets et des drames, que rien ne pourrait dépouiller de son histoire. Quitter tout cela pour « un chef-d’œuvre domotique », « tout à portée de vos doigts », avec vue sur le golf…
La colère qui remontait l’avait un instant distraite de ce qui l’inquiétait vraiment.
La machine pouvait-elle se tromper ? Ethel jeta sur l’écran du Magellan RoadMate un regard inquisiteur. Fatigué d’attendre qu’elle trouve le bon pli sur la carte, Albert s’était, la veille, arrêté sur le bas-côté. Il s’était saisi, dans la boîte à gants, de l’écran cerclé d’un épais plastique noir, puis l’avait connecté à l’allume-cigare. Sans un mot, il avait consulté le manuel de mise en marche rapide, et consciencieusement suivi les instructions qui s’affichaient en couleurs. Recherche des satellites, paramètres d’affichage, saisie à l’aide du clavier virtuel de la destination souhaitée : il murmurait les messages cabalistiques qui apparaissaient à l’écran et, en grand maître des arcanes, passait de l’un à l’autre avec un sourire satisfait.
— On est sauvés. Navigation en temps réel. On va rejoindre la 95 Sud à partir de la 225, regarde.
Il avait pointé du doigt une flèche verte déjà en mouvement, qui progressait à la même allure qu’eux. Et aujourd’hui, sur cette piste hostile, la machine, sûre de son fait, postulait l’incontestable existence d’une route qui rallierait via une petite ville la 95 et atteindrait Vegas en quatre heures. La flèche suivait les méandres ensablés de ce ténu fil d’Ariane. Albert, agrippé au volant et à ses certitudes, avait d’une phrase balayé tous ses doutes.
— La machine ne peut pas se tromper.
Et ils filaient, modestes silhouettes frêles sous les horizons ouverts et infinis de l’Ouest, sur une piste qui ne menait à rien.
Ethel avait bien essayé de lui dire, lorsqu’ils avaient traversé au pas la « ville » où ils avaient pensé faire halte, que quelque chose n’allait pas. L’endroit était désert et, s’ils avaient cru un instant voir un commerce encore ouvert, il avait fallu se rendre à l’évidence : l’enseigne, intacte, était bien celle d’un café, mais on n’y avait plus servi quiconque depuis très longtemps.
Albert avait refusé de douter. La ville était bien là, Magellan ne l’avait pas trahi : il n’avait jamais promis qu’ils y trouveraient quelque chose. Et le sol encore ferme sous les pneus presque lisses de la Cadillac offrait un terrain sûr : on avançait, on serait à Vegas avant la nuit, et de cette petite aventure sortirait une nouvelle fois un vainqueur. Lui.
Il fallait bien cela face à Ethel et ses doutes. Elle se voulait réaliste et prudente ; lui la trouvait timorée, installée dans des certitudes qui parfois l’étouffaient. Ce voyage était un coup de force, un coup de griffes dans le quotidien qui avait fait de lui celui qui accepte et subit. Il voulait le neuf et la lumière du Nevada. Il voulait échapper au gris humide de Portland, à ses couleurs passées qui rappelaient les vieilles villes de l’Est sans en avoir la patine. Il ne voulait plus être celui qui raille par dépit puis se tait. Il allait leur changer la vie.
À la sortie de la ville, deux pistes s’étaient offertes à eux. On apercevait au loin des cimes, et Albert lut sur l’écran, devant la flèche, les mots « Jarbidge Range ». La route louvoyait entre les monts avant de rejoindre la plaine et de filer vers l’est et la 95. Il n’hésita pas, et l’Eldorado répondit sans broncher à ses ordres. Ils allaient rouler vers les montagnes, les admirer, puis les laisser derrière eux.
Après leur départ, la poussière était vite retombée sur la ville fantôme, qui voyait des semaines entières sans que quiconque parcoure ses rues. Son dernier habitant, un tenancier de café retraité, l’avait quittée en 1956.
Parfois, souvent même, le monde se rappelle à nous et nous apprend, si nous l’ignorions encore, que c’est lui qui règne sur nos existences furtives et dérisoires.
Albert ne pouvait plus le nier : il y avait un problème. Sur l’écran, la piste apparaissait encore, mais devant lui, à travers le pare-brise obscurci par le vent et le sable, la retrouver relevait de l’impossible. Elle s’était effacée, et il devait l’imaginer plus que la suivre, entre deux buissons morts ou ce qu’il pensait être une trace. Par deux fois, il avait vu la flèche verte s’écarter du tracé, avant de le rejoindre, quelques centaines de mètres plus loin, sans que rien ne signale son écart. Il roulait à l’aveugle, parce qu’il le fallait bien. Parce que la machine avait fait une promesse, celle de les mener à bon port.
Ethel lui jetait à intervalles réguliers un regard effrayé. Elle ne parlait plus, mais sa main serrait avec force la poignée de la portière, comme si elle se tenait prête à sauter de cette voiture qui se cabrait par à-coups. Elle était sûre, à sa mine fermée, que lui aussi avait compris, mais que faire ? Tant qu’ils avançaient, l’espoir était permis de rejoindre, quelque part dans cette immensité sauvage, une ville, un village, un commerce perdu au bord d’une route. Elle rêvait de l’enseigne rassurante d’un motel – « Vacancy, Cable TV, Heated Pool » –, de sa machine à glace, de son waterbed ferme et rebondissant. Ils verrouilleraient la porte, parviendraient du fond de leur fatigue à rire de leur mésaventure, et s’endormiraient heureux malgré les tensions du voyage.
Elle scrutait le paysage qui s’assombrissait peu à peu, mais ne voyait que la lumière déclinante sur des étendues qui fuyaient vers l’infini.
Elle se sentit soulevée, retenue seulement par la ceinture de sécurité. L’espace d’une seconde, le capot de la voiture pointa vers le ciel, puis retomba lourdement. Albert frappa le volant du front. Ethel, catapultée vers la boîte à gants, arracha la poignée de la portière.
Les roues tournaient à vide. Le moteur emballé hurlait haut dans les tours, la voix rauque, paniquée. Albert, sonné, comprit que son pied, sous le choc de l’impact, avait bloqué l’accélérateur, qu’il tira vers lui de sa main libre. Il coupa le contact et se tourna vers elle.
Elle ne bougeait pas. La tête dans les mains, elle sanglotait doucement en hoquetant.
— Ethel, ça va ?
Elle hocha la tête en silence, sans se tourner vers lui. Plus un bruit. Les essuie-glace s’étaient arrêtés à mi-course et l’Eldorado, plantée là, ne bougerait plus. Albert poussa sa portière, et le sable s’écoula sur les tapis pourpres de la Cadillac. À l’arrière, les roues motrices pendaient en l’air, trente centimètres au-dessus du sol, et avaient cessé de tourner.
Ils étaient enlisés, la nuit allait tomber. Il remit le contact, et l’air pulsé du chauffage le rassura un instant.
Paris
« Toutes les fins de siècle se ressemblent. »
D’un décadentisme à l’autre.
Alex fit la moue en regardant le carton d’invitation. C’était soir de vernissage à Orsay.
Quelle sauce allait-on leur servir, cette fois-là ? Les énièmes élucubrations d’un commissaire d’exposition en bout de course ? Une nouvelle variation sur la collection permanente : « Rebattons les cartes, jouons avec la chronologie, organisons le choc des œuvres » ?
En ajustant son trench fatigué, filant d’un pas vif, tout de même, pour un vendredi soir, il s’écoutait maugréer dans l’escalier, Catherine à ses côtés.
— Mais non, les décadents, tu as toujours aimé ça, tu le sais, tu es si fin de siècle.
— Merci de n’avoir pas dit « fin de race ». Je te remercie, vraiment.
Il avait réussi à la faire sourire, elle qui allait, légère, comme toujours, franchir le pas de la porte cochère et faire résonner sur le pavé humide ses impeccables talons hauts. Au moins, Orsay, ce n’était pas loin. Ils traverseraient peut-être, après le vernissage, la passerelle des arts, dont on avait ôté les ridicules cadenas d’amour. Sans rougir, malgré « leur grand âge », elle lui prendrait le bras et les touristes leur trouveraient de l’allure, un allant de grands bourgeois que la cinquantaine n’atteignait pas. C’était comme ça, ils étaient loin de s’en plaindre. Il y avait dans ce parcours – la rue du Dragon, le Boulevard, zigzaguer par la rue des Saints-Pères, rejoindre la rue de Lille pour éviter les quais – une familiarité de possédants, le privilège de se sentir chez soi au sein de cette histoire et cette richesse. Ils vivaient en vase clos dans ce quadrilatère, y sortaient ce soir sans quitter leur zone de confort et rejoignaient, dans l’assistance choisie de ce grand musée à dix minutes de leur cinquième étage, des amis du même monde.
Orsay… Qu’avaient-ils tous, ces présidents, à vouloir « leur » musée ? Pompidou avait ouvert le bal, Giscard, Mitterrand et sa pyramide avaient suivi, avant Chirac et son quai Branly… Cette obsession de la trace, quand même…
— Cesse, on est arrivés !
Il fallait se concentrer sur les marches, ne pas manquer son entrée (Giscard y avait-il pensé, ce soir-là ?). On n’était pas à
