Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

ABŪ AL-ʿALĀʾ AL-MAʿARRĪ (973-1058): Poète, philosophe et penseur humaniste
ABŪ AL-ʿALĀʾ AL-MAʿARRĪ (973-1058): Poète, philosophe et penseur humaniste
ABŪ AL-ʿALĀʾ AL-MAʿARRĪ (973-1058): Poète, philosophe et penseur humaniste
Livre électronique917 pages4 heures

ABŪ AL-ʿALĀʾ AL-MAʿARRĪ (973-1058): Poète, philosophe et penseur humaniste

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

"ABŪ AL-ʿALĀʾ AL-MAʿARRĪ (973-1058)" réexamine la pensée de la figure importante de la littérature arabe, Al-Maʿarrī, encore très mal ou peu connue. L’ouvrage tente d’éclairer la philosophie de ce penseur arabe, articulée autour de la question fondamentale de l’humain et de son bonheur, en se basant principalement sur les Luzūmiyyāt et l’Épître du Pardon, deux de ses œuvres majeures. En défendant ouvertement Al-Maʿarrī, cet essai cherche à réfuter les critiques et les distorsions de ses paroles, mettant en lumière la nature intrinsèquement pieuse et humaniste de sa philosophie.
LangueFrançais
Date de sortie24 avr. 2024
ISBN9791042222901
ABŪ AL-ʿALĀʾ AL-MAʿARRĪ (973-1058): Poète, philosophe et penseur humaniste

Lié à ABŪ AL-ʿALĀʾ AL-MAʿARRĪ (973-1058)

Livres électroniques liés

Philosophie pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur ABŪ AL-ʿALĀʾ AL-MAʿARRĪ (973-1058)

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    ABŪ AL-ʿALĀʾ AL-MAʿARRĪ (973-1058) - Eiva Afif

    Première partie

    Abū al-ʿAlāʾ al-Maʿarrī

    Présentation d’Abū al-ʿAlāʾ Al-Maʿarrī

    Abū al-ʿAlāʾ Aḥmad B. ʿabd Allāh B. Sulaymān est un célèbre poète et prosateur arabe de l’époque abbasside qui naquit en 363 de l’hégire soit 973 apr. J.-C. à Maʿarrat al-Nuʿmān, une ville située entre Alep et Homs dans la partie nord de la Syrie. Maʿarrat al-Nuʿmān était autrefois une grande cité, comme en témoignent les vestiges disséminés dans la campagne, et surtout par sa magnifique mosquée, dont le dôme est supporté par huit colonnes³⁶. Dès les temps préislamiques, Maʿarrat était déjà habitée par une des plus puissantes tribus arabes, la tribu de Tanoūkh, dont les migrations constituent une phase de l’immense épopée dont s’enorgueillissent les bédouins d’Arabie. On l’appelait alors Maʿarrat de Homs, mais peu de temps après la conquête de la Syrie par les musulmans, elle prit le nom d’An-Nuʿmān, d’après Nuʿmān ibn Bashīr, gouverneur de Homs sous le califat de l’Omeyyade Marwān. Ce poète mourut dans sa ville natale en 449 de l’hégire, soit 1058 apr. J.-C.³⁷ Les ancêtres d’Al-Maʿarrī (Banū Sulaymān) appartenaient aux familles nobles de Maʿarra. Son grand-père, qui s’appelait Sulaymān, fut cadi de Maʿarra³⁸. La charge du cadi dans la même ville fut ensuite exercée successivement par Mohammed, l’oncle d’Al-Maʿarrī et par Abdallah, son propre père³⁹. Son père était un homme de savoir, qui valorisait l’éducation et veillait à ce que son fils reçoive ce qu’il y avait de mieux. Sa mère appartenait à une famille appelée al-Sabika⁴⁰, d’Alep, chef-lieu de la province dont Maʿarra faisait partie. À la suite d’une variole, Al-Maʿarrī perdit la vue dès l’âge de 4 ans⁴¹. Il affirme dans plusieurs vers qu’il n’avait pas eu beaucoup de chance :

    ما بالُ حَظّيَ عنّي قاعداً أبداً          إن كانَ من نبتِ أرضٍ، فاسمهُ البُركُ⁴²

    « Qu’est-ce qu’elle a ma chance, toujours assise loin de moi ?

    Si c’était une plante, elle s’appellerait al-burku⁴³ ».

    Al-Maʿarrī se trouvait dans une société agitée, submergée par des conflits et des guerres qui avaient provoqué l’émergence de beaucoup de contradictions. Avec son esprit sage, il affronta ces contradictions, les étudia et les critiqua en utilisant sa raison, comme seul juge. Il acheva son éducation religieuse, linguistique et littéraire, c’est-à-dire qu’il apprit les textes requis, sous la direction de différents šayẖs, en premier lieu ceux de Maʿarra et d’Alep tels qu’Ibn Ḫālawayh, Mohammad b. ʿAbd allāh b. Saʿd (le récitant, rāwiya, de la poésie d’al-Mutanabbī)⁴⁴. En considérant les œuvres d’Al-Maʿarrī qui ont survécu à la perte et aux dommages causés par le temps, nous pouvons imaginer la grande quantité d’œuvres qu’il a apprises. On disait qu’il était animé d’une énorme soif de savoir. C’est lui qui a déclaré :

    العلمُ، كالقفلُ، إن ألفيتَهُ عَسِراً،        فخلّه، ثُمّ عاودْهُ لينفتحا⁴⁵

    « La science est comme une serrure, si tu as du mal à comprendre,

    Laisse-la, puis reviens, plus tard elle s’ouvrira. »

    De nombreux vers distribués dans les poèmes d’Al-Maʿarrī appellent à la sanctification de la raison, et des poèmes entiers montrent la vertu de la raison et l’importance de son utilisation pour mieux régler les problèmes de la vie :

    فاللُّبُّ إن صَحَّ أعطى النفسَ فَترتها          حتى تموت، وسمّى جِدّها لَعِبا⁴⁶

    « Si la raison est saine, elle donne à l’esprit la paix

    Jusqu’à la mort, et elle appelle jeu sa propre persévérance⁴⁷ ».

    Il dit aussi :

    والعقلُ كالبحرِ، ما غيضَتْ غَواربُهُ          شيئاً، ومنهُ بنو الأيّامِ تَغترِفُ⁴⁸

    « La raison est comme la mer, rien ne sèche ses vagues,

    Et les enfants des jours y puisent pleinement. »

    De plus la raison chez Al-Maʿarrī empêche l’homme d’attaquer ses semblables ; il s’étonne de l’agressivité constante des humains :

    أما لكمُ بني الدنيا، عقولٌ          تصدُّ عن التنافُسِ والتعادي؟⁴⁹

    « Fils de ce monde, n’avez-vous pas des motifs raisonnables

    De repousser la concurrence et l’hostilité ? »

    Les sources de sa vaste culture restent mal connues, car les historiens ne se sont pas intéressés à dater ni à nommer les šayẖs qui l’ont aiguillé sur le chemin de la réussite⁵⁰. Ce qui est certain c’est que :

    « Le Xᵉ siècle fut vraiment l’âge d’or des études grammaticales à Baġdād ».⁵¹

    C’est l’une des principales causes qui a permis à Al-Maʿarrī d’atteindre un haut niveau de langage et de grammaire. Les nombreuses calamités qui l’ont affligé ont fait de lui une personnalité remarquable⁵². Il dit à propos de lui-même :

    وسرْتُ، وقيدي بالحوادث مُحكَمٌ          كما سارَ بيتُ الشعرِ، وهو مُقيّدُ

    وما العُمر إلّا كالبناءِ، فإن يَزِد          على حدّه، يَهْوِ الرّفيعُ المُشيَّدُ⁵³

    « J’ai avancé malgré ce qui m’enchaîne à l’existence,

    Comme a avancé le poème malgré ses chaînes.

    L’âge n’est qu’une construction, si elle monte trop haut,

    Elle s’écroulera et sera détruite. »

    Malgré son handicap, sa réputation s’est répandue parmi les poètes aussi vite que le poème se répand oralement à travers la bouche des récitants. Son handicap n’a pas été un obstacle pour visiter les plus grandes bibliothèques de son temps⁵⁴ ; il a surmonté de nombreuses difficultés pour parfaire ses connaissances. Al-Maʿarrī ne manque pas une occasion de constater que la raison doit être la méthode à appliquer dans l’appréciation de toutes choses. Dans l’Épître du Pardon, Taʾābbaṭ Šarran répond à une vérité reçue de l’al-ǧāhiliyya en disant :

    فما جاءك عنّا مِما يُنكرُه المعقولُ، فإنّه من الأكاذيب ⁵⁵

    « Ce qui t’est venu à propos de nous, si cela contredit la raison, alors ce sont des mensonges. »

    Dans l’Épître du Pardon, également, lorsqu’Al-Maʿarrī parle comme un ǧinnī et raconte ses aventures, nous pensons que celui-ci est un vrai djinn venu d’un autre monde, parce qu’il invente des mots jamais entendus auparavant ni lus dans aucun livre. Nous pensons que ce vocabulaire vient du royaume d’Al-ǧinn et qu’il n’a pas de sens. Toutefois, Al-Maʿarrī a composé ces terminaisons de vers en s’appuyant sur la richesse de son savoir linguistique :

     الدرديس، طسيس، الأنْقَلِيس، الخَفِيس، اللّسيس، غبيس، الرّغيس، الدخيس، هلبسيس، الهَسِيْس، العَربَسِيْس، العَنتَريس، المَرْمَرِيس ... ⁵⁶

    « Al-dardīs, Ṭasīs, Al – ʾnqalīs, Al-ẖafīs, Al-llsīs, Ġabīs, Al-rraġīs, Al-daẖīs, halbasīs, Al-hasīs, Al – ʿarbasīs, Al – ʿantarīs, Al-marmarīs… »

    Dans les dictionnaires, ces mots existent vraiment. Leur signification est réelle et appropriée à ce que signifie le poète⁵⁷. Ici, ce qui m’intéresse c’est de confirmer la richesse du savoir linguistique et la remarquable capacité verbale de Al-Maʿarrī dont lui-même se montre fier dans ses Luzūmiyyāt :

    وألقيتُ الفصاحةَ عن لساني          مُسلَّمةً إلى العرب، اللُّبابِ⁵⁸

    « J’ai prononcé l’éloquence de ma langue

    Livrée aux Arabes sages. »

    Nombreux sont les écrivains, comme Ṭaha Ḥussein, qui ont loué les merveilleuses images contenues dans les poèmes d’Al-Maʿarrī comme celle-ci :

    هربَ النومُ عن جفوني فيها          هرب الأمنُ عن فُؤادِ الجبانِ⁵⁹

    « Le sommeil s’échappe de mes paupières,

    exactement comme la sécurité qui s’échappe du cœur du couard. »

    Ses poèmes sont souvent cités par les linguistes de son époque, tels qu’Abū Sinān al-H̱afāǧī al-Ḥalabī, dans son livre Sirru al-faṣāḥa, pour illustrer son éloquence et la richesse des significations de la langue arabe. Sami-Ali dans son livre Chants de la nuit extrême dit :

    « Al-Maʿarrī est avant tout un des plus grands poètes de langue arabe, unique par une démarche où il a pu pousser les exigences formelles à un sommet jamais atteint, ni avant ni après. »⁶⁰

    Le savoir, selon Al-Maʿarrī, a des fonctions pédagogiques, et les savants ont le devoir de faire bénéficier l’humanité de ce savoir et de guider les hommes vers ce qui est bon :

    إذا كان علمُ النّاسِ ليس بنافعٍ          ولا دافعٍ، فالخُسْرُ للعلماء⁶¹

    « Si le savoir des savants était inutile

    Et non motivant, alors ce serait eux les perdants. »

    Fakhrī al-Bārūdī (1887–1966) a attiré mon attention sur le fait qu’Al-Maʿarrī connaissait les principes de la musique comme le passage d’une mélodie à l’autre. Risālat al-ġufrān le démontre lorsqu’il demande à une servante du paradis de lui chanter des vers du Al-Nābiġa al-D̠ubyānī⁶². Ceci contredit les accusations de pessimisme et de noirceur portées contre celui qui a prouvé ainsi son ouverture d’esprit.

    En 395/1004, à 32 ans, Abū l – ʿAlāʾ a le chagrin de perdre son père Abū Muḥammad, qui avait été son premier maître⁶³. Cet événement a augmenté son amertume, car son père, qui était juge, était le pilier sur lequel il construisait sa personnalité. Il la retranscrit dans ses poèmes en des termes chaleureux et touchants :

    أبي حكَمتْ فيه الليالي ولم تزلْ          رماحُ المنايا قادراتٍ على الطّعنِ

    فليتَكَ في جَفني مُوارَى، نزاهَةً          بِتلْكَ السّجايا عن حَشايَ وعن ضِبني

    ولو حَفروا في دُرّةٍ ما رَضِيتُها          لِجسْمِكَ، إبقاءً عليهِ من الدّفنِ

    فيا قبرُ! واهٍ من تُرابكَ، ليّناً          عليهِ، وآهٍ من جنادلِكَ الخُشنِ⁶⁴

    « Mon père, le destin l’a condamné, les

    Les flèches de la mort sont toujours capables de transpercer.

    Si seulement je pouvais t’ensevelir dans mes paupières et t’enlever

    Avec tes qualités de mon ventre et de mes mains.

    Même si on creusait un astre je ne serais pas satisfait

    Pour ton corps, je me garderais de l’ensevelir.

    Ô tombeau ! Puisse la terre être douce sur lui,

    Ah grosse pierre, que tu es dure ! »

    Comme tous les penseurs de l’époque, son rêve et son ambition sont de se rendre à Bagdad, la nouvelle capitale du monde musulman (après la destitution de la dynastie des Omeyyades et l’installation de la dynastie des Abbassides). En effet, sous le pouvoir à peine conquis des Abbassides, Bagdad, entre le VIIIᵉ et le Xᵉ siècle, est devenue le lieu d’un formidable éveil de la pensée philosophique et scientifique. Ce développement de la vie intellectuelle s’accompagne d’un vaste mouvement de traduction de toutes les disciplines scientifiques, de l’astrologie, de la médecine, de l’astronomie, des mathématiques… et même des manuels d’art militaire et de la philosophie, notamment celle d’Aristote. Ce mouvement dépasse, d’autre part, les conflits sociaux et religieux existants et, grâce à lui, les mécènes des grands traducteurs furent aussi bien Arabes que non-Arabes, musulmans que non-musulmans, militaires que civils⁶⁵. Ce vaste mouvement fait de la ville un véritable centre de savoir et de rayonnement culturel. Al-Maʿarrī veut y visiter sa bibliothèque très célèbre à l’époque, ses salons littéraires et rencontrer ses savants⁶⁶. Mais sa popularité est arrivée dans cette ville bien avant lui. Trois ans après la mort de son père, Abū l – ʿAlāʾ quitte Maʿarra pour se rendre à Bagdad où il ne demeurera que 18 mois⁶⁷. Malgré le profit qu’il aurait pu tirer d’un séjour prolongé dans la capitale, il doit la quitter, sans doute par manque de ressources ; car il a refusé de faire le panégyrique de la noblesse bagdadienne, et sans doute pour d’autres raisons. Lui-même se retourne vers Bagdad et dit dans une lettre :

    « Deux raisons m’ont obligé à te laisser : une mère que je n’ai d’ailleurs pas pu revoir et des ressources réduites à une somme dérisoire ». « Je vous ai dit, écrivait-il à un ami, que celui qui quitte Bagdad ne trouvera aucune ville pour la remplacer, quand bien même il trouverait un véritable paradis, car là, la science la plus usée est encore fraîche, tandis que, partout ailleurs, la science la plus saine paraît malade »⁶⁸.

    On peut facilement remarquer ici le trouble et la confusion d’un homme sensible quand il s’agit de sa mère, perdu dans la grande ville, souffrant des angoisses de la corruption politique. C’est lui qui a dit :

    أُولو الفضلِ، في أوطانهم، غُرباءُ          تشِذُّ وتنأى عنهمُ القُرَباءُ⁶⁹

    « Ceux qui sont dignes, sont étrangers dans leur patrie,

    Leurs proches les tiennent à l’écart et s’éloignent. »

    On peut imaginer aussi sa nostalgie du doux pays de sa naissance. En période de ramadan en avril-mai 400/1010, Abū al-ʿAlāʾ s’est mis en route, et c’est au cours de ce voyage qu’il a la douleur d’apprendre la mort de sa mère. Il revient dans sa ville natale avec la résolution de vivre désormais à l’écart de la société. C’est à partir de ce moment qu’on doit lui donner le surnom de Rahīn al-maḥbasayn, otage des deux prisons, sa cécité et sa maison, auxquelles il ajoutera plus tard une troisième, la détérioration de sa santé ; ce qui fait de lui le captif de trois prisons.

    L’auteur d’Al-Luzūmiyyāt et de l’Épître du Pardon n’a pas en Europe la notoriété d’autres écrivains arabes tels qu’Ibn Sīnā, Ibn Ruchd et Al-Rāzī. Il est par contre l’un des auteurs les plus en vogue en Orient, surtout depuis que l’esprit de libre discussion y a repris ses droits⁷⁰. Il possède une mémoire étonnante. Dans une lettre adressée à ses concitoyens, al-Maʿarrī affirme que le meilleur parti à prendre, pour son propre bien, est de se tenir à l’écart des hommes et que ce n’est pas une décision due à un caprice, mais à des années de réflexion. Il jure aussi que s’il s’est absenté du pays, ce n’est pas à la recherche de la fortune, ni pour se créer des relations, mais pour séjourner dans la cité de la science. Il dit :

    أُنبئكُم أنّي على العهد سالمٌ          ووجهي لمّا يبتذل بسؤال

    وأنّي تَيَمَمتُ العراقَ لغير ما          تيمَمهُ غيلانُ عند بلال⁷¹

    « Je vous assure que je reste sur notre accord

    Et que mon visage ne s’est pas sali par des demandes d’aide aux gens

    Et que je suis allé en Irak pour des raisons autres que

    Celles de Ghilan chez Bilal ».

    Il remercie aussi les habitants de Bagdad pour tout ce qu’ils lui ont prodigué. Il a uniquement pour ressource un revenu annuel de trente dinars ; il garde la moitié pour son propre entretien et il donne le reste à son serviteur. Il ne vit que de pain d’orge et peut-être de dattes⁷².

    Al-Maʿarrī s’intéressait aux animaux, mais n’était pas le premier à le faire dans le monde arabe de son époque : d’importants ouvrages littéraires ont été écrits sur les animaux, tel le Kitāb al-ḥayawān d’Al-Ǧāḥiẓ. De plus l’idée de sacralisation de certains animaux était répandue parmi les peuples anciens et certains d’entre eux étaient même considérés comme des dieux. Les anciens Égyptiens considéraient le lion et le crocodile comme sacrés. En Inde, depuis toujours, certains animaux comme les vaches sont sacrés et on leur offre des sacrifices tous les jours. Un jour, un homme vient à lui et lui demande : « Pourquoi ne mangez-vous pas de viande ? » Il répond : « J’ai de la compassion pour les animaux »⁷³. En réponse au Dāʿī al-Duʿāh al-Fāṭimī dans une première lettre qui lui demandait pourquoi il ne mangeait pas de chair animale, Al-Maʿarrī a cité des poèmes arabes d’al-ǧāhiliyya, qui montrent le chagrin des chameaux lorsque leur fils est abattu pour nourrir la tribu. Il ajoute alors qu’il ne mange pas de chair animale :

    « لأنّها لا يُوصَلُ إليها إلّا بالإيلام لحيوان »⁷⁴

    « Parce que personne ne pouvait l’atteindre sans la douleur de l’animal. »

    Rappelons que, le 18 juillet 1822, la loi Martin, qui interdit la cruauté envers les animaux, a été adoptée à Londres. Il s’agissait de la première initiative officielle dans le monde occidental concernant les animaux. La loi a reçu un soutien officiel en 1835 en étant parrainée par la reine Victoria. En France, la première loi adoptée en 1850 réprimait les abus envers les petits animaux, mais la loi elle-même ne fut promulguée qu’en 1967⁷⁵. En Syrie, la première loi sur le bien-être des animaux remonte au 22/04/1925, elle prévoyait un châtiment corporel et une peine d’emprisonnement à toute personne qui agressait un animal. De plus, en 1928, la première clinique animalière gratuite de Syrie fut établie à Damas. Al-Maʿarrī a vécu il y a plus de 1000 ans ; mais déjà on retrouve dans ses poèmes des vers qui appellent à la compassion pour les animaux, il fut le premier à avoir pitié d’eux :

    يا ضاربَ العوْدِ البطيءِ، وظهْرُهُ          لا وِزْرَ يحْمِلُهُ، كوِزْرِ الضّاربِ

    ارفُقْ به، فشهِدتُ أنّك ظالمٌ          في الظالمينَ: أباعدٍ وأقاربِ⁷⁶

    « O toi qui frappes avec le bâton celui qui est lent, quand son dos

    Ne porte pas de fardeau comme le frappeur son péché.

    Sois doux avec lui, j’ai constaté que tu es un injuste

    Parmi les injustes : les lointains et les proches. »

    La compassion d’Al-Maʿarrī envers les animaux fait partie de sa personnalité et de sa philosophie dans laquelle il s’est engagé et qu’il a appelé à généraliser ; frapper un animal l’attriste. Il critique sévèrement le fait de charger l’animal surmené et le de le frapper lorsqu’il est fatigué :

    لقد رابني مغدى الفقير، بجَهْلهِ          على العَيرِ، ضرباً، ساءَ ما يتقَلّدُ

    يحمّلهُ ما لا يطيقُ، فإن وَنى          أحالَ على ذي فترةٍ يتجَلّدُ

    يظلُّ كزانٍ مُفترٍ، غيرِ مُحصَنٍ          يُقامُ عليهِ الحَدُّ، شَفْعاً، فيُجلَدُ

    تظاهَرُ أبلادُ الرّزايا بظهرِهِ          وكشْحَيْهِ، فاعذِرْ عاجزاً يتبَلّدُ⁷⁷

    « Le pauvre m’a offensé très tôt, qui avec ignorance,

    Vient frapper le chameau, quel mal fait-il.

    Il lui fait supporter l’insupportable, et s’il est fatigué,

    Il s’avance et attaque celui qui patiente depuis longtemps.

    Celui-ci reste comme s’il était coupable d’adultère et sans protection

    Jugé deux fois, et puis fouetté.

    Les marques de coups apparaissent sur son dos

    Et sur ses flancs, alors laisse tranquille un faible qui ne sent plus rien. »

    La bonté envers les animaux, c’est comme donner aux pauvres dans le besoin :

    تسريحُ كفّيَ بُرْغوثاً، ظفِرتُ به          أبرُّ من درهمٍ تُعطيهِ مُحتاجاً⁷⁸

    « Laisser s’échapper une puce attrapée avec mes mains

    Est mieux que donner un dirham à une personne nécessiteuse. »

    Il sait que si les hommes sont incités à ne pas manger les animaux, ils n’écouteront pas. Alors il les invite au moins à la pitié :

    روّحْ ذبيحَكَ، لا تُعجلْهُ ميتَتَهُ          فتأخذَ النّحضَ منه، وهو يختلجُ⁷⁹

    « Laisse souffler ta victime, ne hâte pas sa mort,

    Tu commences à la découper alors qu’elle frémit encore. »

    L’égalité est un des principes qu’il affirme souvent dans ses œuvres. Il a horreur du mal : ce sentiment a fait de lui un végétarien obstiné. Dans sa poésie, il s’est demandé en quoi les animaux égorgés ont mal agi pour qu’ils soient privés de compassion et de miséricorde. Il dit :

    فلا تأكُلنْ ما أخرج الماءُ ظالماً          ولا تبغِ قوتاً من غريضِ الذّبائحِ

    وأبيَضَ أَمّاتٍ أرادت صريحَه            لأطفالها، دون الغواني الصّرائحِ

    ولا تفجَعَنّ الطّيرَ، وهي غوافلٌ          بما وضعتْ، فالظّلمُ شرُّ القبائحِ

    ودعْ ضربَ النحلِ، الذي بكَرت له          كواسِبَ من أزهارِ نبيتٍ فوائح

    فما أحرزَته كي يكون لغيرِها          ولا جَمَعَتْهُ للنّدى والمنائح⁸⁰

    « Ne mange jamais injustement ce que la mer produit.

    Ni la chair des animaux récemment tués.

    Ne touche pas au lait, car il est destiné par les mères

    À leurs petits et non point à d’autres.

    Ne trouble pas les oiseaux occupés à donner des soins à leur progéniture, car le braconnage est le pire des crimes et laisse le miel que les abeilles actives, levées de bon matin, recueillent sur les fleurs odorantes, car elles ne l’amassent pas pour en faire des libéralités »⁸¹.

    En lisant cela, on ne peut qu’admirer l’auteur qui paraît sensible aux plus faibles. On peut comprendre son point de vue et son rêve d’une société où personne ne fait de mal à personne. Les hommes ont réagi à l’attitude d’Al-Maʿarrī envers l’animal de diverses manières. Certains ont respecté sa position, tels que Ilyās Saʿd Ġālī, qui a écrit Ḥadīqaẗ al-ḥayāwān fī Luzūmiyyāt Abī al-ʿAlāʾ al-Maʿarrī, un livre dans lequel l’auteur a rassemblé tous les poèmes écrits par al-Maʿarrī sur l’animal. D’autres personnes comme Ibn Kathīr, Ibn Qayyim al-Jawziyya ont critiqué ce côté de sa personnalité. Ils l’ont accusé de fanatisme. Or aujourd’hui, les pays les plus développés demandent l’adoption d’une pensée similaire à celle d’Al-Maʿarrī et adoptent des lois proches de ce à quoi appelait notre penseur.

    Al-Maʿarrī était très ambitieux, il avait onze ans quand il commença à composer de la poésie⁸². Sa cécité est cependant très largement compensée par son extraordinaire mémoire ; elle a pris des dimensions fabuleuses chez ses biographes⁸³. Ibn al-ʿAdīm, qui est dans l’ensemble digne de foi, insère dans sa monographie sur Al-Maʿarrī un chapitre sur sa profonde intelligence, ses aptitudes naturelles, sa mémoire rapide et brillante, sa pensée éblouissante et sa perspicacité pénétrante⁸⁴. Ibn al – ʿAdīm raconte cette histoire : « On a demandé à Abū al-ʿAlāʾ : comment as-tu atteint ce stade dans la science ? Il a répondu : Je n’ai jamais rien entendu sans l’avoir appris et je n’ai jamais oublié ce que j’ai appris ». Celui qui lit les œuvres d’Al-Maʿarrī peut se forger une idée claire du niveau culturel et intellectuel de son époque, car ses œuvres touchent à divers domaines. Si ce niveau « élevé » n’avait pas existé de son temps, il n’en aurait pas parlé. Tous les savants et écrivains écrivent en priorité pour les personnes de leur temps⁸⁵. Les épîtres d’Abū l – ʿAlāʾ sont nombreuses. Il s’est forcé à les écrire en utilisant des rimes et des mots rarement utilisés⁸⁶ et difficilement compréhensibles sans explication détaillée. Ses épîtres sont de la prose rimée qui décrit les hommes, les animaux (les abeilles, les fourmis, l’aigle, les sauterelles, l’éléphant…), les étoiles, les denrées alimentaires, les villes… etc. Cependant la plupart de ses lettres sont aujourd’hui perdues ou détruites. Par contre les lettres dont nous disposons sont recueillies dans une seule œuvre, appelée les Lettres d’Abū l – ʿAlāʾ⁸⁷. Al-Maʿarrī était très exigeant dans tous les sens du terme, il a passé sa vie à chercher le savoir jusqu’à même considérer le sommeil comme une perte de temps, comme la mort, mais sur une plus courte

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1