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Les Vendanges de l'amour
Les Vendanges de l'amour
Les Vendanges de l'amour
Livre électronique377 pages5 heures

Les Vendanges de l'amour

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À propos de ce livre électronique

De 1920 à 2020, Georges Flancassier a vécu un siècle déjà. Il a vu passer les années, les hirondelles logeant sous le toit de sa ferme marquant les années.
À Noël en 2019, il fête son centenaire, entouré par sa femme et ses amis les plus proches. Et ils s'embarquent dans une odyssée à travers ses souvenirs : d'un enfant qui n'aimait pas l'école, au maire se battant pour sa commune, en passant par le paysan reprenant l'héritage de sa famille. Georges se rappelle de ses amours, de sa rencontre avec sa femme et de la naissance de sa fille.
Sans jamais perdre de vue le passé, Georges vit dans le présent et partage la sagesse de son parcours avec une conviction tranquille. Car les hirondelles qui reviennent chaque année sous son toit lui offrent la promesse du lendemain...
LangueFrançais
ÉditeurSAGA Egmont
Date de sortie30 avr. 2024
ISBN9788727063089
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    Aperçu du livre

    Les Vendanges de l'amour - Pierre Louty

    Pierre Louty

    Les Vendanges de l'amour

    Saga

    Les Vendanges de l'amour

    Image de couverture : Midjourney

    Copyright ©2021, 2024 Pierre Louty et SAGA Egmont

    Tous droits réservés

    ISBN : 9788727063089

    1ère edition ebook

    Format : EPUB 3.0

    Aucune partie de cette publication ne peut être reproduite, stockée/archivée dans un système de récupération, ou transmise, sous quelque forme ou par quelque moyen que ce soit, sans l'accord écrit préalable de l'éditeur, ni être autrement diffusée sous une forme de reliure ou de couverture autre que dans laquelle il est publié et sans qu'une condition similaire ne soit imposée à l'acheteur ultérieur.

    www.sagaegmont.com

    Saga est une filiale d'Egmont. Egmont est la plus grande entreprise médiatique du Danemark et appartient exclusivement à la Fondation Egmont, qui fait un don annuel de près de 13,4 millions d'euros aux enfants en difficulté.

    Avertissement aux lecteurs

    Ce livre est un roman de pure imagination : l’histoire se déroule dans un contexte historique et des paysages bien réels mais tout rapprochement ou toute interprétation seraient inutiles.

    A la Jeunesse de France

    pour qu’elle n’oublie jamais ses racines

    dans la tourmente de Demain.

    Remerciements à Béatrice et Corinne

    pour leur aide précieuse

    dans la réalisation de ce livre

    Chapitre I

    Quand le coucou chantera…

    Les Anciens affirmaient souvent : « A la Saint Joseph, l’hirondelle vient et le coucou la suit ! ». C’était au temps où les hommes vivaient au rythme des saisons et écoutaient la nature avant de prendre une décision. Nous étions à la fin du XIXe siècle, plus précisément en 1893 et le coucou n’avait pas encore chanté dans le bois de la Croix-de-Jacques. Pourtant, les premières hirondelles étaient arrivées à tire-d’aile dès les premiers jours de mars. C’était curieux… Les demoiselles du Bon Dieu qui peuplaient par centaines les étables des vaches et nichaient aussi dans les bergeries avaient devancé l’appel du printemps. Le coucou ne les avait donc pas suivies… Où se cachait-il donc ? René Carpe se le demandait souvent en soulevant sa casquette qui recouvrait une chevelure abondante. Certes, l’oiseau qui pondait dans le nid des vaillantes petites mésanges pour leur faire couver ses œufs était réputé discret et René l’avait rarement aperçu. Tout de même, chaque année, lorsque les hirondelles revenaient, le coucou faisait entendre son chant moqueur au fond du bois de la Croix-de-Jacques. C’était souvent au lever du jour, à l’heure où René sortait des étables après avoir distribué le bon foin aux vaches limousines et être allé quérir sa brouette retournée sur le tas de fumier. Le jeune paysan prenait alors le temps de rouler une cigarette de tabac gris, d’aspirer une bouffée de cette fumée bleutée pour l’expirer en légers volutes vaporeux. Le surprenant chant du coucou l’avait fait tressaillir les années précédentes. En 1893, le coucou avaitil chanté en ce matin du 19 Mars ? René se posait bien des questions et surtout il se demandait ce que ce silence pouvait bien signifier. Des hommes bien-pensants parlaient déjà d’un changement climatique… L’année 1893 serait-elle celle du grand tournant ?

    Le jeune métayer de La Chaucherie commençait à le croire. Durant les deux mois de janvier et de février, il n’y avait pas eu un seul jour de gel. La pluie fine et douce n’avait jamais cessé de tomber. Le ruisseau du Tourtillou coulait à ras bord et quelquefois, les truites l’avaient délaissé pour se retrouver au milieu de la prairie. Aux premiers jours de mars, le vent s’était fixé au Sud, apportant une douceur peu ordinaire. L’atmosphère s’était asséchée mais la nature ne souffrait pas encore de l’absence d’eau. Bien au contraire, l’herbe tendre et verte poussait en abondance. René Carpe avait même pensé qu’il pourrait « herber » ses bêtes avant le printemps. En fin connaisseur de la ruralité, il y renonça. Cette herbe nouvelle était néfaste pour les vaches et les veaux. Seul le foin engrangé l’année précédente pouvait nourrir le bétail avec bonheur…

    En réalité, cette année 1893 allait marquer d’une pierre blanche la mémoire des hommes. On commençait à apprendre, en Limousin, que l’électricité avait fait son apparition. A La Chaucherie de Saint-Mers-les-Eglises, les Carpe ne pouvaient pas bien dire où cette fée avait posé ses pieds. La radio et la télévision n’existaient pas. René avait fréquenté l’école du bourg, celle que le ministre Victor Duruy avait imposée à toutes les communes de France. C’était sous Napoléon III, l’empire libéral, celui du préfet Haussmann qui avait fait entreprendre de grands travaux à Paris et ouvrir la voie des Champs-Elysées. René savait que ses compatriotes creusois partaient nombreux pour construire les monuments de la capitale. Il ne savait pas encore que la fée Electricité était arrivée en Creuse, près de Bourganeuf… La cascade des Jarrauds n’était pas aussi éloignée du Tourtillou que la Seine et pourtant les nouvelles d’un département à l’autre ne circulaient pas.

    Il faut dire que la métairie de La Chaucherie que René Carpe travaillait appartenait encore au Marquis d’Echizadour. Une famille qui descendait de la Noblesse du Roi Soleil. La Révolution Française avait bien balayé la Monarchie absolue en 1793. Un siècle déjà… Une succession de régimes avait suivi : la République, l’Empire, la Restauration, la Monarchie de Juillet… C’était en 1872 que René avait terminé ses études primaires à l’école de Saint-Mers-les-Eglises et obtenu le Certificat d’Etudes. Gambetta avait fondé la IIIe République, balayé le Second Empire emporté dans le désastre de Sedan. René s’en souvenait bien : son père Firmin Carpe avait été fait prisonnier avec des milliers de camarades par l’armée prussienne de Bismarck. Firmin avait passé trois années de l’autre côté du Rhin à travailler dans une exploitation de la Forêt Noire. Quand il était revenu à La Chaucherie, son fils tenait déjà les mancherons de la charrue. René avait treize ans et depuis il avait travaillé cette terre du Marquis d’Echizadour qu’il ne connaissait pas vraiment. La famille d’Echizadour avait quitté Saint-Mers-les-Eglises pour vivre dans un hôtel particulier de la Capitale, rue de Verneuil. Léopold, le vieux Marquis avait confié la gestion de ses terres à un régisseur de Châteaucourt. Monsieur Ribière, l’homme d’affaires du Marquis était somme toute un brave homme. Il prenait sa part de bénéfices sur la propriété avant d’en laisser un peu aux Nobles d’Echizadour et il se montrait bienveillant avec ses métayers. Il voulait surtout s’assurer qu’ils ne parleraient de rien. Chacun y trouvait son compte mais à la Saint Joseph de l’an 1893, un siècle après que la République ait coupé la tête du roi Louis XVI, le coucou n’avait pas encore chanté… René Carpe avait raison. Ce silence prolongé du bel oiseau que l’on ne voyait jamais était de mauvais augure. Y aurait-il encore une tête guillotinée ? Cela paraissait invraisemblable. La IIIe République était désormais bien assise. Sous l’impulsion de Jules Ferry, elle avait non seulement développé l’enseignement primaire en France mais encore fondé, dans le monde, un immense empire colonial. La moitié du continent africain appartenait à la France ! C’était une source incommensurable de richesses. Jules Ferry avait su ancrer les fondations d’un état républicain et laïque et en même temps, il l’avait assuré de ressources inouïes. Dans cet univers euphorique, le Limousin avait eu sa chance : le nouveau Président de la République en était originaire. Il possédait une belle et grande maison à Chabanais. Sadi Carnot avait aussi ses racines à Limoges, non loin de la cathédrale Saint Etienne. Tout semblait aller pour le mieux. Seulement voilà, le coucou n’avait pas encore chanté dans le bois de la Croix-de-Jacques. René Carpe était inquiet et les événements allaient lui donner raison. Alors qu’un soir le président Sadi Carnot se rendait au théâtre dans la bonne ville de Lyon, Caserio un anarchiste italien le poignarda… La guillotine qui avait coupé la tête de Louis XVI un siècle auparavant n’avait pas été actionnée mais le poignard du « terroriste » avait parlé…

    René Carpe attendit vainement le chant du coucou de la Croix-de-Jacques. Le soleil du mois de mai avait peutêtre ôté à l’oiseau caché l’envie de s’exprimer ? Ce soleil était brûlant et pas une seule goutte de pluie n’était tombée durant les trois mois du printemps. Tout allait encore pour le mieux mais à la Saint Jean d’été alors qu’on affûtait les faux pour entreprendre la fenaison, ceux de la terre se posaient des questions. Le ruisseau du Tourtillou ne coulait plus que par un mince filet d’eau. Les averses de l’hiver dernier étaient oubliées et l’herbe des prairies avait commencé à jaunir. Les grands châtaigniers qui bordaient les chemins des métairies d’Echizadour montraient des signes d’inquiétude. Allaient-ils fleurir ? Y aurait-il, à l’automne prochain, une récolte abondante de ces fruits acajou qui nourrissent les familles toute une année ? Le grand été de 1893 tapait à la porte.

    ***

    René Carpe avait épousé, quelques années auparavant, Louise Sage, une jeune bergère de La Renaudie qui était venue le rejoindre et lui avait déjà donné deux filles qui faisaient la joie de la maisonnée : Catherine et Marie. A la métairie de La Chaucherie, le bonheur s’était répandu après bien des années de vicissitudes. Firmin, le grand-père avait connu la guerre de 70 et les années passées en Forêt Noire à travailler pour les Prussiens. Il avait fallu se serrer la ceinture et malgré tout, les Carpe avaient su se faire honneur. Il est vrai qu’ils exploitaient cette métairie de La Chaucherie qui avait une belle superficie : près de trente hectares de terres labourables, de prairies naturelles sans compter les bois, les taillis et la grande châtaigneraie. Ce n’était pas rien pour deux hommes et heureusement, ils disposaient d’une paire de bœufs limousins… Les bœufs n’avaient pas de descendance mais ils avaient un formidable avantage sur les vaches : ils étaient plus forts et jamais fatigués. Les bœufs de La Chaucherie tiraient quotidiennement la charrue, le cultivateur, les herses, le rouleau ou les charrettes… René et son père ne liaient que très rarement au joug les vaches qui pouvaient ainsi se reposer à l’étable ou dans la grande prairie. Les mères avaient davantage de lait et nourrissaient mieux leurs veaux ou leurs génisses qui profitaient à vue d’œil. Les petites fermes voisines ne pouvaient pas bénéficier d’une paire de bœufs et leurs productions s’en ressentaient. Malgré tout, Firmin et René accomplissaient tout au long de l’année un dur labeur car la plupart des travaux était effectuée à la force de leurs bras. Il fallait manier les faux, les haches, les crocs, les tranches, la pelle ou la pioche… Ça n’en finissait jamais du 1er Janvier au 31 Décembre ! En hiver, les hommes faisaient du bois, taillaient les haies, rebouchaient les passages par lesquels les vaches auraient pu s’échapper… Les prairies étaient balayées comme le sol des maisons. Pas une seule feuille, ni la moindre brindille ne devait rester ! Avec le « taille-pré », René traçait les rigoles. Son père le suivait avec la tranche pour soulever les mottes et les aplatir sur les bords. C’était un travail harassant mais la récompense était là : dans ce réseau incomparable de canalisations, l’eau allait circuler, s’oxygéner et nourrir la prairie. Il y aurait aussi la grande pêcherie à curer, la cressonnière à entretenir. Il faudrait profiter des journées sans gel pour arracher les topinambours, les laver et les entasser au fond du « paturadour »… Ah ! Ces « canaillous » comme les appelait Firmin… Ils étaient l’alimentation favorite des veaux et même parfois, Louise en prenait quelques-uns pour les distribuer à ses poules qui les picoraient aussitôt. Elle prétendait que les topinambours favorisaient la ponte des volailles et elle avait raison !

    Après les labours du printemps, on préparait les terres pour les plantations. René avait appris à lever les planches bien droites. On écarterait dans les sillons le bon fumier des étables. Son panier en bois dans la main gauche, Firmin répartirait de la main droite les plants de pommes de terre et René recouvrirait de terre les précieux tubercules avec la charrue Dombasle. Cette culture commençait à se répandre en Limousin. Dans les grandes métairies, elle n’était introduite que depuis quelques années seulement et les plus petits agriculteurs l’ignoraient encore. René et son père plaçaient beaucoup d’espoir dans cette nouveauté qui devait bouleverser l’alimentation des hommes et des animaux.

    A Saint-Mers-les-Eglises, on commençait à parler de l’implantation du train. Plusieurs gares étaient en construction à Pierre-Buffière, Magnac-Bourg, Saint-Gillesles-Vergnes, La Violette, Basseret… Le Paris-Orléans était déjà à Limoges et la voie ferrée en direction de Toulouse s’annonçait… Le train allait offrir une extraordinaire opportunité aux agriculteurs qui pourraient ainsi s’approvisionner en potasse et en chaux et expédier leurs productions légumières ou fruitières. A La Chaucherie, les Carpe s’y préparaient…

    Un autre événement de la fin de ce XIXe siècle allait bouleverser le cours des choses à la campagne. Le gouvernement de la IIIe République avait mis en place tout un programme d’industrialisation du pays. Des manufactures avaient vu le jour au fil de nos rivières. La plupart était des tanneries qui préparaient les peaux pour les fabriques de Saint-Junien. La cité gantière avait grand besoin de cuir. Aussi à Bort-les-Orgues, à Saint-Léonard-de-Noblat ou sur le Vincou à Bellac, des usines de produits tannants s’étaient installées. La matière première de ces nouvelles unités de production industrielle était le bois de châtaignier… Au début, les paysans étaient réticents pour vendre leurs arbres nourriciers alors le gouvernement avait décidé de leur octroyer une prime en or… Désormais, il allait falloir vivre avec la perspective alléchante de ce miroir aux alouettes : des Louis d’Or de vingt ou cinquante francs seraient distribués par les percepteurs du Trésor Public à ceux qui voudraient bien livrer leurs châtaigniers dans les gares voisines. Comment résister à l’éclat des Louis d’Or ? Firmin et René Carpe avaient choisi leur camp : au passe-partout, ils couperaient les grands arbres de leur domaine ; à la hache, ils les ébrancheraient et grâce au fardier de la scierie Burelout tiré par ses bœufs, René les livrerait à la gare. Après quoi, Firmin n’aurait qu’à se rendre à la foire de Saint-Gilles-les-Vergnes pour empocher les pièces d’or… Ce fut en 1895 que commença cette incroyable opération. Sur toutes les routes de la contrée, on pouvait voir des attelages de bœufs amenant, aux usines de produits tannants, les arbres nourriciers du Limousin. Ce fut un véritable saccage de la châtaigneraie ! Comme les récoltes de pommes de terre étaient encore très aléatoires peu avant 1900, on crut bien revoir les famines du XVIIIe siècle.

    La châtaigneraie débarrassée de ses troncs d’arbres présentait un aspect de désolation dont on pouvait assez mal supporter la vision. Firmin et René avaient enlevé les branches qu’ils avaient sciées et empilées pour le bois de chauffage. Durant l’hiver, ils s’étaient mis à arracher les souches à la pioche et à la pelle. Ce dur labeur leur prit des mois et des mois. Il avait fallu aussi transporter tout ce bois brisé à l’abri sous le hangar et maintenant ? Dans ce terrain autrefois si accueillant, des trous béants s’ouvraient… A l’aide de leurs pelles, Firmin et René avaient bien tenté de les combler mais en vain ! Il faudrait attendre l’apparition des premiers tracteurs à chenillettes pour réparer le désastre… On n’en était pas encore là ! En Limousin, comme dans la plupart des provinces, on allait encore au pas lent des vaches et des bœufs, on cheminait à pied et pour le mieux, en voiture à cheval ou tirée par un âne. On ne connaissait ni les vélos ni les autos ! En cette fin du XIXe siècle, la seule grande évolution avait été l’implantation des écoles publiques dans toutes les localités. Désormais, les garçons et souvent les filles les fréquentaient durant les mois d’hiver… René et Louise avaient inscrit leurs filles Catherine et Marie à l’école du village. Ce n’était pas le cas de tous car bien souvent les paysans gardaient leurs petits pour la surveillance des troupeaux de moutons et de cochons. L’école était souvent mal vue dans les campagnes : on croyait encore qu’elle développait la paresse et l’oisiveté… Surtout chez les jeunes filles ! René Carpe n’était pas de cet avis ! Il avait voulu que ses filles apprennent à lire, à écrire et à compter afin de se faire une place au soleil. Il voyait loin !

    ***

    L’année 1900 approchait… On allait passer d’un siècle à l’autre… Cet événement était redouté : on craignait le pire ! Malgré les hussards noirs de la République qui professaient dans les écoles, les vieilles croyances et les légendes étaient encore enracinées dans les esprits mal éclairés. Pourtant, à Paris, à l’occasion des expositions universelles, de grandes inventions étaient apparues. René et sa famille avaient entendu parler de la Tour Eiffel : une structure métallique qui s’élevait à plus de 300 mètres de hauteur au bord de la Seine. René savait aussi que l’électricité allait révolutionner l’éclairage des villes et des campagnes. Désormais, le temps des lampes à pétrole ou à huile était compté. Cependant, à Saint-Mers-les-Eglises, on ne connaissait pas encore le courant électrique et à l’épicerie du village, la mère Mathieu vendait encore des bidons de pétrole et des centaines de bougies…

    Firmin avait espéré voir arriver ce XXe siècle dont on parlait sur les journaux. Il avait connu la captivité qui avait suivi la guerre de 70 et finalement il avait pas mal voyagé durant sa vie, ce qui lui avait permis d’observer les gens et les choses… Maintenant il était rongé par les douleurs des rhumatismes, il était usé par le travail… Il boîtait un peu et il tenait toujours dans sa main droite un bâton de noisetier qui l’aidait encore à avancer sur les chemins creux de la métairie. Parfois, il se sentait essoufflé et il avait, au creux de la poitrine, une douleur sourde qui passait après quelque temps de repos. Un soir qu’il était allé couper des ronces le long du chemin qui menait à la châtaigneraie, on ne le vit pas revenir. Son épouse Félicie s’en inquiéta. Elle appela René qui était dans les étables occupé à distribuer la nourriture aux vaches.

    - René, ton père n’est point rentré ! Il me fait porter peine… J’espère qu’il ne lui sera rien arrivé…

    - Mère rentre à la maison, repose-toi. Je vais aller voir…

    René prit le chemin et au bout d’un quart d’heure de marche, il aperçut son père étendu sur la mousse comme s’il dormait. Il courut vite auprès de lui. Firmin était inanimé… René le chargea sur son dos, le transporta à la maison. Toute la famille devait se rendre à l’évidence : Firmin avait rendu l’âme… En ce temps-là, on ne fit même pas appel au médecin de Châteaucourt.

    On enterra Firmin deux jours après. Un homme s’en était allé après une vie de labeur. Catherine et Marie regrettèrent bien leur grand-père. Elles étaient souvent avec lui. Il leur racontait tant d’histoires… La famille Carpe était éplorée mais elle acceptait sa destinée. En ce XIXe siècle qui s’achevait, les hommes et les femmes venaient au monde, grandissaient, travaillaient autant qu’ils le pouvaient durant des années et disparaissaient. C’était ainsi et on était bien impuissant devant la maladie ou l’usure due au temps qui passe.

    C’était en 1900 que Firmin, alors âgé de soixante-cinq ans, avait quitté ce monde sans avoir eu le temps de voir la naissance de sa troisième petite-fille, Thérèse. Décidément René et Louise Carpe n’auraient pas de garçon… Ils en éprouvaient bien quelques regrets mais là encore, ils acceptaient le cours de la vie. Après tout, trois filles dans une maison, c’est une grande joie. La naissance de Thérèse avait fait oublier le décès de Firmin. La petite fille allait grandir dans les jupes de sa grand-mère Félicie qu’elle ne quittait pas de la journée. C’était la mémé qui élevait souvent les enfants pendant que la mère était aux champs avec son homme. Maintenant que Firmin était parti pour toujours, René avait bien besoin de son épouse pour le seconder sur cette grande métairie de La Chaucherie. René avait tout juste un peu plus de quarante ans et il était encore en possession de tous ses moyens. Il développait une force considérable et une grande capacité de travail. Il était un dur à la tâche ! Il tirait cette capacité de ses ancêtres. Les Carpe avaient été des vaillants. Levé bien avant le jour et couché souvent après le soleil, René Carpe avait mis en valeur cette terre du Marquis d’Echizadour. Il était fier de sa paire de bœufs, de ses vaches, de ses brebis et de ses cochons. Souvent il les menait sur les champs de foire et tout de suite, les bouchers de la région concluaient affaire avec lui. Ils savaient qu’avec René Carpe, ils bénéficieraient de bonnes bêtes. De quoi satisfaire leur clientèle… René savait récolter du bon foin et du regain pour nourrir ses veaux, il plantait des champs entiers de topinambours qu’il arrachait durant l’hiver et distribuait à ses bêtes. Il emmenait au moulin de La Ganne de l’orge et de l’avoine pour faire moudre et emportait la farine qui régalerait les cochons… René était non seulement un cultivateur mais surtout un éleveur et soigneur de bétail. Sa réputation avait dépassé les limites du canton. Il faut dire qu’il allait souvent aux foires de Basseret…

    En Corrèze, Basseret était une localité réputée pour ses marchés aux gros bestiaux. On y vendait les meilleurs bœufs limousins de la contrée et les foires avaient une renommée qui n’était pas prête de s’achever. Justement, en cette fin décembre 1905, René Carpe y était parti avec une paire de bœufs qu’il avait engraissée durant l’automne. Lorsqu’il avait lié le Cadet et Rouget à l’aube et qu’il avait franchi la barrière de la propriété, il avait bien éprouvé un pincement au cœur. Le Cadet et le Rouget étaient des bêtes qu’il avait élevées et dressées depuis une dizaine d’années. Ces animaux lui avaient rendu d’énormes services. Jamais son attelage n’avait reculé devant un obstacle ou dans une côte abrupte. Les bœufs de René Carpe développaient une force colossale. Ils tiraient, sur les chemins creux, d’énormes chars de foin, de lourds tombereaux de bois ou de fumier. Ils labouraient seuls, guidés par la voix du maître. A l’extrémité du sillon, ils s’arrêtaient et naturellement ils faisaient demi-tour pour reprendre la raie et repartir. C’était un spectacle admirable de les voir travailler tout au long de la journée sans qu’ils ne fassent jamais montre de fatigue. Pourtant René avait bien dû se rendre à l’évidence. Le Cadet et le Rouget avaient maintenant plus de douze années d’existence laborieuse. Il était temps de s’en séparer avant qu’il ne soit trop tard.

    Ce matin-là, en franchissant le seuil de la métairie, René avait ressenti comme un malaise. Allait-il rebrousser chemin ? Allait-il se mettre à pleurer comme un gamin qui a perdu un être cher ? Non, le paysan qu’il était devait surmonter cet immense chagrin qui résultait d’une séparation inéluctable. Tout à l’heure, sur le champ de foire de Basseret, il était assuré de vendre ses animaux un bon prix. Lorsque le marchand aurait topé dans sa main rugueuse, il n’aurait plus qu’à placer dans son portefeuille la liasse de billets bleus. Alors une dernière fois, il passerait sa main sur les joues de ses bœufs et il leur dirait adieu. A l’Auberge de la Route, il avalerait un bouillon et une rasade de vin. Il s’attarderait un peu tout de même. Ce jour-là, il y avait du monde à Basseret et dans l’obscurité de l’arrière-salle de l’auberge, on parlait haut et fort. Les élections législatives étaient pour bientôt… Les débats au Parlement avaient été passionnés tout au long de cette année 1905. Le Radicalisme triomphait et la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat avait été votée. Désormais, la Religion serait en dehors des affaires de la République et devrait assumer les charges imputables aux offices et aux messes. Bref, les curés ne seraient plus payés par l’Etat et devraient se contenter du denier du Culte. Les hussards noirs de la Laïcité tant désirée par Jules Ferry triomphaient enfin. Les maîtres d’écoles seraient vénérés comme jadis l’étaient les prêtres dans leurs paroisses.

    Les chopines de vin rouge s’étaient succédées sur les tables et les hommes en blouses bleues et aux chapeaux noirs tapaient du poing, martelaient leurs discours pour mieux se faire entendre. René écoutait sagement dans son coin, il n’était pas de ces fanatiques qui mangent du Curé tous les jours. Certes, il n’était pas un habitué de l’église mais il respectait tout le monde… A vrai dire, René Carpe était surtout absorbé par sa tâche quotidienne de paysan consciencieux et amoureux de sa terre. Il élevait sa famille et surtout ses trois filles dans l’honnêteté et le droit chemin. Il savait le prix des choses, il ne jalousait jamais ses voisins et il ne se serait, pour rien au monde, approprié ce qui ne lui appartenait pas. Dans son grand portefeuille, il avait, tout à l’heure, placé les billets que lui avait remis le maquignon à côté de ceux qu’il possédait déjà. En ce temps-là, les paysans emportaient sur eux toute leur fortune. Ils ne connaissaient point les banques et encore moins les placements hasardeux. Ils ne se seraient jamais séparés de ces grands billets qui leur avaient nécessité tant de sueur pour les gagner. René Carpe savait aussi qu’il lui faudrait acheter ses premières machines que le train amenait maintenant en Limousin et qui lui permettraient de mettre en valeur ses terres…

    Cependant, certaines personnes qui déambulaient sur le champ de foire de Basseret avaient remarqué que René Carpe avait conclu une bonne affaire. Ce jour-là, il n’y avait pas que des gens honnêtes dans les rues et les auberges…

    René Carpe s’était un peu attardé à l’Auberge de la Route d’autant plus qu’il avait rencontré, tout à fait par hasard, un lointain cousin d’Uzerche. Au moment où René allait partir, il avait fait demi-tour pour trinquer avec cette vieille connaissance. Les deux hommes avaient parlé de choses et d’autres. Ils avaient bu une chopine de plus. Maintenant René prenait congé de Louis Terrenoire qui demeurait sur les bords de la Vézère.

    La Vézère, la Briance… des rivières aux noms enchanteurs ! Un jour, peut-être, René rendrait visite à Louis en son moulin d’Uzerche. Pour l’heure, il avait repris le chemin de Saint-Mers-les-Eglises. Il lui fallait parcourir une vingtaine de kilomètres à pied en portant le joug de ses bœufs sur son épaule et en s’appuyant sur son bâton noueux qu’il avait jadis taillé dans une touffe de buissons noirs. Au début, René marchait d’un bon pas et avançait vite. Au fur et à mesure de son trajet dans les prairies, les champs et les taillis où il devait enjamber des haies vives en empruntant les traditionnels « sautadours », le maître de La Chaucherie voyait la fatigue l’envahir. Il lui fallut un temps s’asseoir sur une souche de chêne à l’orée d’un bois. Le soleil déclinait déjà à l’horizon et caressait de ses derniers rayons les feuilles encore présentes sur les branches des grands arbres. René profitait de ce spectacle réconfortant où les couleurs du soir s’attardaient en un frémissement. Brusquement, René Carpe se redressa : il venait de se rendre compte qu’il ne serait pas rentré à la métairie avant la nuit. Il avait encore du chemin à parcourir et, surtout, il devait traverser la forêt Barrade. Cette immense étendue d’arbres centenaires était située à mi-chemin de Saint-Gilles-les-Vergnes et de Saint-Mers-les-Eglises. Elle s’étendait sur plus d’une centaine d’hectares. Autrefois forêt domaniale, elle était peuplée de gros gibiers et les derniers loups du Limousin y avaient trouvé refuge. René Carpe n’était pas homme à craindre la bête hurlante de faim. Il tenait dans sa main droite son solide bâton et sur son épaule, il emportait le joug…

    René contempla une dernière fois la combe verdoyante qui s’offrait à lui à la tombée du jour. Il distinguait encore nettement le tracé des rigoles et la grande « levade » qui descendait au fond du pré. Décidément, il était fatigué de cette longue journée de marche et peut-être aussi contrarié par la séparation si douloureuse qu’il avait vécue en cédant sa paire de bœufs. A cet instant, il regrettait presque d’avoir amené le Cadet et le Rouget à la foire de Basseret. Seulement voilà, il était trop tard. Il lui fallait s’enfoncer dans la forêt Barrade, suivre silencieusement le chemin tapissé de mousse qu’il connaissait si bien jusqu’aux Quatre-Vias. Là, il n’aurait qu’à prendre sur sa droite et il descendrait chez lui.

    Sa marche était lourde et ralentie. Le bruit de ses sabots était amorti par l’épais tapis de verdure sur lequel il avançait maintenant. Aucun bruit n’était perceptible dans cet univers d’ombres et de silences. Brusquement, René Carpe fut assailli par trois hommes gigantesques qui, tels des géants, surgirent de derrière les arbres. L’un d’eux lui barra le chemin avec une fourche à trois dents comme celle que René utilisait pour charger le foin de la « prade ». Les yeux du brigand brillaient comme des braises et lançaient des éclairs. Dans le même temps, deux autres malandrins se portèrent derrière le paysan surpris, lui arrachèrent le joug qu’il tenait sur l’épaule et le dressant vers le ciel étoilé, ils le laissèrent choir sur la tête du malheureux. René Carpe accusa le coup.

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