Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

« Signer la déportation »: Migrations africaines et retours volontaires depuis le Maroc
« Signer la déportation »: Migrations africaines et retours volontaires depuis le Maroc
« Signer la déportation »: Migrations africaines et retours volontaires depuis le Maroc
Livre électronique398 pages5 heures

« Signer la déportation »: Migrations africaines et retours volontaires depuis le Maroc

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Au Maroc, des migrants africains décident de « signer la déportation », c'est-à-dire de rentrer au pays par le biais d’une aide au retour volontaire de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).
Cette expression émique invite à interroger les retours au-delà des schémas binaires habituels de la contrainte et de la volonté. Mais comment les migrants s'approprient-ils l’éloignement ?
Fondé sur des recherches ethnographiques conduites dans différentes villes du Maroc, cet ouvrage appréhende les migrants comme des acteurs à part entière de l’éloignement, en même temps qu’il restitue la pluralité – et souvent l’ambiguïté – de leurs pratiques dans un contexte contraint. Circulant entre le bureau de l’OIM à Rabat, les zones frontalières au nord du pays, les églises et les campements aux marges des métropoles marocaines, la recherche chemine au plus près de trajectoires rythmées par des espoirs déçus et la poursuite d’un avenir meilleur. Au fil des pages, les migrants se révèlent tour à tour hésitants, protestataires ou stratèges, au point même de s’approprier le retour volontaire pour circuler entre les Afriques méditerranéenne et subsaharienne. L’ouvrage dévoile également l’existence d’une pluralité d’acteurs périphériques à l’OIM – les intermédiaires humanitaires et ceux issus des communautés migrantes – qui jouent un rôle décisif dans le processus de retour.
Ce livre contribue remarquablement aux débats théoriques sur l’externalisation des frontières de l’Union européenne et sur l’articulation entre contrôle et autonomie des migrations. Il propose également une réflexion inédite sur les héritages coloniaux de l’intermédiation dans le contrôle migratoire en Afrique et offre un bel exemple de méthode d’enquête inductive prenant le parti de saisir la frontière par ses marges.

contrôle migratoire, humanitaire, Maroc, migrants, migration, OIM, Organisation internationale pour les migrations, Afrique subsaharienne


À PROPOS DE L'AUTRICE

Anissa Maâ est actuellement chargée de recherches F.R.S.-FNRS à l’Université libre de Bruxelles (ULB). Docteure en sciences politiques et sociales de l’ULB, elle a été postdoctorante au Département de Développement International de l’Université d’Oxford. Ses recherches se situent au croisement de la sociologie politique de l’international et de la socio-anthropologie des migrations. Elles s’appuient sur des terrains ethnographiques conduits en Afrique du Nord et de l’Ouest.
LangueFrançais
Date de sortie29 janv. 2024
ISBN9782800418063
« Signer la déportation »: Migrations africaines et retours volontaires depuis le Maroc

Auteurs associés

Lié à « Signer la déportation »

Livres électroniques liés

Émigration, immigration et réfugiés pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur « Signer la déportation »

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    « Signer la déportation » - Anissa Maâ

    Préface

    Depuis les années 2000, l’Aide au retour volontaire et à la réintégration (AVRR) soutenue par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) est devenue un instrument important de la politique migratoire et du contrôle des frontières à travers le monde. Cet instrument est principalement mobilisé et financé par l’Union européenne (UE) pour inciter les étrangers en séjour irrégulier à rentrer dans leur pays d’origine. Il est mis en œuvre tant dans les pays de l’UE que dans les pays du voisinage européen où se déploient des espaces de mobilité bloquée. L’ouvrage d’Anissa Maâ prend pour objet d’étude les retours volontaires de migrants ouest- et centre-africains depuis le Maroc, à partir d’une enquête ethnographique de longue haleine et multisituée (Casablanca, Meknès, Nador, Oujda, Rabat).

    Si l’OIM, l’UE et des gouvernements africains sont convaincus de la légitimité de cette politique qui est également présentée comme bénéficiant aux migrants irréguliers eux-mêmes, de nombreux doutes subsistent quant à la nature véritablement volontaire de ces retours. Si la fabrique du consentement au retour est au cœur d’une partie de la littérature scientifique, Anissa Maâ propose de dépasser cette perspective pour interroger les appropriations et usages que les migrants font du dispositif de retour volontaire.

    Dans la littérature, deux perspectives distinctes bien que complémentaires structurent l’analyse des carrières migratoires. La première insiste sur la dimension coercitive des dispositifs de sécurité du contrôle des frontières et se concentre sur la figure de l’étranger irrégulier soumis à la violence. La deuxième, au contraire, souligne l’agencéité des migrants et s’intéresse, notamment, à la figure de l’aventurier qui circule par des pratiques de débrouille et en dépit des contraintes. L’examen de l’Aide au retour volontaire et à la réintégration suit généralement cette même double perspective. Certains auteurs insistent sur la dimension contrainte et répressive de cet instrument et y voient un retour forcé fondé sur l’exercice de la violence. D’autres soulignent la capacité des personnes concernées à réorienter leur carrière migratoire en recourant au retour volontaire.

    Face à cette opposition d’approches, Anissa Maâ relativise la toute-puissance du contrôle migratoire qui connaît des ratés (ralentissement, blocage, contournement) et relève l’ambivalence et le caractère changeant des aspirations des migrants au sujet du retour volontaire. Il n’y a pas soit de la violence soit de l’agencéité. Si ces deux pôles sont indissociables de l’expérience des migrants qui « signent la déportation », le travail empirique et analytique d’Anissa Maâ fait apparaître un troisième pôle : celui de l’intermédiation. L’identification de ce dernier pôle constitue l’originalité de cet ouvrage et une contribution importante aux études migratoires. Anissa Maâ met en évidence l’existence d’un champ de force entre la violence des frontières, l’agencéité des migrants et l’intermédiation, dépassant de la sorte l’opposition parfois réductrice entre oppression et résistance, entre contraintes structurelles et agencéité pure. ← 9 | 10 → Cette intermédiation constitue précisément l’espace où s’articulent les contraintes et l’agencéité et où les migrants s’approprient finalement le retour volontaire. En somme, l’agencéité se façonne en étroite relation avec les contraintes auxquelles sont soumis les migrants, et leur appropriation du retour se définit en interaction avec les acteurs intermédiaires qu’ils rencontrent.

    L’intermédiation engage des acteurs locaux agissant entre l’OIM et les migrants, qu’ils soient officiellement intégrés au processus de retour ou non. Anissa Maâ identifie une multiplicité d’acteurs tels que des organisations humanitaires, des églises, des presbytères ou des acteurs associatifs qui sont tous plus ou moins convaincus de la légitimité du retour volontaire. Si les intermédiaires humanitaires sont relativement connus de la littérature, l’ouvrage révèle l’existence d’un autre type d’intermédiaire qu’Anissa Maâ nomme très justement les intermédiaires « indigènes ». Issus des communautés migrantes, ils évoquent par analogie l’intermédiation en contexte colonial. Les intermédiaires humanitaires et indigènes servent de courroie de transmission de l’information de l’OIM à propos du retour volontaire. À leur contact, les migrants ajustent l’information et la traduction faites par les intermédiaires aux besoins de leur propre carrière migratoire. Cependant, ces deux types d’intermédiaires ne recourent pas aux mêmes registres d’action et d’argumentation vis-à-vis des migrants.

    Les discours et les pratiques des intermédiaires humanitaires sont nourris de répression compassionnelle, selon les termes de Didier Fassin. Encore accentuée par l’observation de la violence extrême des frontières, cette rationalité les amène à légitimer l’éloignement parce qu’il constitue selon eux une forme de protection en direction des migrants. Ceci les conduit à transformer par conviction les mots de la protection en arguments justifiant le retour. Les intermédiaires humanitaires s’inscrivent de la sorte au sein du continuum de la déportation, selon les termes de Kalir et Wissink. Pour leur part, les intermédiaires indigènes présentent des profils inédits. Anciens migrants africains installés au Maroc, ils se sont progressivement convertis en acteurs du contrôle des populations migrantes. Ces acteurs intermédiaires se trouvent ainsi dans une position ambivalente : ils travaillent pour des institutions organisant le retour volontaire tout en comprenant les expériences de mobilité bloquée des migrants. Plutôt que la compassion, c’est le partage de l’expérience qui unit ces intermédiaires aux migrants en réflexion sur leur éventuel retour. Les intermédiaires indigènes peuvent alors contribuer à l’appropriation par les migrants du dispositif de l’OIM. Cette double dimension de l’intermédiation, à la fois des acteurs humanitaires et des acteurs indigènes, et du fondement de leur action (répression compassionnelle et indigénéité) constitue un apport majeur de cet ouvrage à la littérature des études migratoires.

    Andrea Rea

    Professeur de sociologie

    Université libre de Bruxelles

    ← 10 | 11 →

    Introduction

    « I’m coming home, I’m coming home.

    Tell the world I’m coming home.

    Let the rain wash away all the pain of yesterday.

    I know my kingdom awaits, and they’ve forgiven my mistakes.

    I’m coming home, I’m coming home. Tell the world I’m coming. »

    Diddy. 2010. « Coming home ». In Last train to Paris

    L’éloignement « pour le bénéfice de tous » ?

    Rarement, les images d’un éloignement collectif de migrants auront été diffusées si généreusement. Dans une vidéo mise en ligne, on observe des hommes et des femmes rapatriés depuis la Libye qui reprennent à l’unisson Coming home, le tube du rappeur américain P. Diddy, emmitouflés dans les survêtements distribués par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM)¹. Organisation intergouvernementale créée en 1951 et « apparentée » au sein du système des Nations unies depuis 2016², l’OIM est la maîtresse d’œuvre de ce « retour volontaire humanitaire » (VHR) dont elle immortalise le déroulement. En plein vol, ils sont plus de cent cinquante migrants nigérians à faire entendre leur joie de rentrer au pays. Ils chantent et tapent des mains, encouragés par un employé de l’OIM qui, filmé de dos et reconnaissable à sa chasuble bleue frappée du logo de l’organisation, circule dans l’allée centrale de l’avion et donne le rythme au chœur des migrants. Ce jour-là, il mesure certainement le potentiel de cette scène de migrants en liesse pour la promotion des retours volontaires, régulièrement critiqués en tant que forme dissimulée d’expulsion. Comment, en effet, douter du caractère volontaire de ces retours lorsque les migrants eux-mêmes se montrent si enthousiastes à l’idée de rentrer au pays ? ← 11 | 12 →

    L’autre versant de ces images d’allégresse est pourtant bel et bien celui des migrants vendus en Libye³, et plus globalement d’un contrôle des migrations et des frontières générateur de violences multiples. Mais bien loin de contrarier les activités de l’OIM, l’écho médiatique de « l’enfer libyen » a contribué à la légitimation de ces éloignements collectifs, financés depuis 2016 par le Fonds fiduciaire de l’Union européenne (UE)⁴. Entre 2015 et le début de l’année 2019, l’OIM enregistrait 40 000 « retours volontaires humanitaires » au départ de la Libye⁵. Parallèlement à ces opérations spectaculaires et largement médiatisées, l’organisation met également en œuvre une forme plus discrète et individualisée d’éloignement : l’« aide au retour volontaire et à la réintégration » (AVRR).

    Externalisation de l’éloignement

    Les politiques d’aide au retour naissent en Europe à la fin des années 1970. Dans un contexte de récession économique, de diminution du recrutement de la main-d’œuvre étrangère et de fermeture plus générale des frontières (Rea, 2021), ces politiques ont pour objectif d’encourager le départ d’étrangers déjà installés sur le territoire européen, mais dont la présence n’est plus considérée comme désirable. Plusieurs initiatives étatiques voient alors le jour sur le continent. En Allemagne, une aide est créée pour favoriser la réinsertion des travailleurs étrangers dans leur pays d’origine (Münz et Ulrich, 1998). En France, une procédure de retour accompagnée d’une assistance financière – dénommée « million Stoléru », du nom du secrétaire d’État responsable – est proposée aux ouvriers étrangers dans un contexte de restructuration de l’industrie automobile et de licenciements massifs (Poinard, 1979 ; Lebon, 1979 ; Gay, 2014). En Suisse, une aide est instaurée à destination des déboutés du droit d’asile (Kaser et Schenker, 2008). Depuis lors, l’aide au retour a intégré la législation de l’UE en matière d’éloignement, notamment avec la directive « retour » adoptée par le Parlement en 2008⁶. En particulier depuis les années 2000, cette nouvelle forme d’éloignement s’est étendue géographiquement aux pays du voisinage européen, à la faveur de l’externalisation de la lutte contre les migrations irrégulières et de l’intervention de l’OIM.

    Officialisée en 2004 par l’adoption du programme de La Haye, la « dimension extérieure de l’asile et de l’immigration » consiste à intégrer les pays du « voisinage » européen (Jeandesboz, 2007) dans le contrôle des migrations et des frontières de l’UE (Lavenex et Uçarer, 2004). Les États reconnus comme des pays d’émigration et/ou de transit migratoire sont alors encouragés à contribuer à la lutte contre les migrations ← 12 | 13 → irrégulières, l’UE conditionnant par exemple l’aide au développement et les facilitations de délivrance de visas à leur implication dans le domaine (El Qadim, 2018). Cela étant, les pays voisins de l’UE sont en principe peu disposés à accepter des mesures qui entravent la contribution économique de leurs ressortissants installés à l’étranger (notamment par le transfert de devises) et limitent l’exercice souverain du contrôle de leurs frontières (Cassarino, 2016). Si l’ambition européenne d’externalisation s’appuie sur l’existence de relations asymétriques à l’échelle globale, elle demeure cependant loin d’être systématiquement approuvée par les pays tiers. Légitimer le contrôle des frontières et des migrations aux yeux de son voisinage constitue donc un enjeu majeur pour l’UE. Ainsi que l’écrit Sandra Lavenex :

    [l]a volonté des pays émetteurs de s’engager dans […] le contrôle des migrations ne peut être gagnée sur la seule base des avantages matériels escomptés. […] [L]e besoin de légitimité découle du fait que les pays d’origine et de transit ont peu à gagner de leur participation à la surveillance des frontières extérieures de l’UE⁷.

    Outre la conditionnalité de l’aide au développement et des facilitations de visa, l’UE s’appuie sur des modes alternatifs d’intervention pour légitimer l’externalisation du contrôle migratoire auprès des pays concernés. Elle mobilise notamment des organisations internationales intervenant à l’interface de ses objectifs d’externalisation et des résistances potentielles des États tiers, comme c’est le cas de l’OIM (Geiger, 2008).

    Intervention de l’OIM

    L’histoire de l’OIM est relativement méconnue, notamment du fait des difficultés d’accès à ses archives (Venturas, 2015 ; Bradley, 2023). Celle-ci demeure de ce fait largement contrôlée et diffusée à travers des publications émanant directement de l’organisation (voir par exemple Ducasse-Rogier, 2001). Récemment, des travaux universitaires portant sur le sujet ont cependant vu le jour. Pour la plupart, ils appréhendent l’émergence de l’OIM, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, à la lumière de l’influence des rivalités bipolaires naissantes sur le façonnement d’un gouvernement international des migrations. L’OIM est issue du « Comité intergouvernemental provisoire pour les mouvements migratoires d’Europe », créé en 1951, dans un premier temps pour une durée déterminée. Dans le contexte d’après-guerre, le Comité a vocation à organiser le transport vers l’outre-mer des populations européennes considérées comme surnuméraires et comme un vivier potentiel de troubles sociaux et de développement de l’idéologie communiste en Europe (Ladame, 1958). Impulsée par les États-Unis qui en sont le bailleur principal, la création du Comité intervient une année après celle du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR). À la ← 13 | 14 → différence du Comité, l’UNHCR est pour sa part intégré au système des Nations unies qui compte la Russie parmi ses membres, ce qui l’expose aux soupçons de sympathies communistes. Le Haut Commissariat est en outre obligé au respect de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés (Elie, 2010 ; Georgi, 2010). À une époque où la priorité des États-Unis et de ses alliés réside plus dans l’organisation de la migration des populations européennes que dans leur protection (Pécoud, 2017), le Comité est donc créé hors du système des Nations unies et de ses obligations internationales en termes de respect des droits humains. Rebaptisée « Comité intergouvernemental pour la migration européenne » en 1952, l’organisation assure au cours des années 1950 le transport de près d’un million de ressortissants européens (Venturas, 2015b, 7) vers des destinations telles que l’Australie, les États-Unis, le Canada, l’Argentine ou le Brésil (Papadopoulos et Kourachanis, 2015, 158). Parallèlement au transport des migrants à proprement parler, le Comité prend en charge « plusieurs opérations précédant et suivant leurs mouvements, comme l’identification, l’information, le recrutement, la présélection, le tri, la documentation, la formation, l’embarquement, la réception, l’hébergement et le placement » (Parsanoglou, 2015, 59)⁸.

    Cela étant dit, l’histoire de l’OIM n’est pas seulement « un conte de la Guerre froide » (a tale of the Cold War), mais est également liée, dès sa création, aux contextes coloniaux et politiques racistes de certains de ses États membres (Bradley, 2023, 6). À la veille des indépendances, le Comité soutient par exemple le retour et la réinstallation en métropole de colons belges, français et hollandais, respectivement depuis le Congo (RDC), l’Algérie et l’Indonésie. Il soutiendra également la « politique de l’Australie blanche » (White Australia policy) interdisant la migration de populations non européennes vers le pays et facilitera l’installation de migrants européens en Afrique australe, en particulier en Afrique du Sud sous le régime de l’Apartheid et en Fédération de Rhodésie et de Nyassaland (Papadopoulos et Kourachanis, 2015 ; Bradley, 2023). Malgré son mandat principalement technique, le Comité mène donc dès l’origine des activités intrinsèquement liées aux priorités politiques de ses États membres. Dimitris Parsanoglou résume en ces termes :

    [L]’exclusion de tous les pays communistes [au sein du Comité] était indubitablement d’ordre politique, ce qui a contribué à l’homogénéité idéologique de ses États membres. Mais ce qui était également de première importance […] était l’exclusion implicite de tous les pays non européens ou non colonisateurs. Il s’agissait d’une organisation conçue pour servir la mobilité des seuls Européens et qui était censée les transporter uniquement dans les zones où la « civilisation occidentale » était dominante et où la race blanche contrôlait l’appareil d’État. (Parsanoglou, 2015, 58)

    Après plusieurs dénominations successives, des épisodes d’instabilité financière et plusieurs années d’influence plutôt relative sur la scène internationale, le Comité ← 14 | 15 → est rebaptisé « Organisation internationale pour les migrations » en 1989, en même temps qu’il acquiert un statut permanent. Sa mission est alors étendue à la promotion d’une « migration ordonnée des personnes en besoin de services de migration internationale »¹⁰ (Perruchoud, 1989, 512). Depuis, l’OIM connaît un essor significatif, tant du point de vue de ses moyens financiers que de sa légitimité internationale. En 1991, l’organisation compte quarante-trois États membres pour un budget d’environ 300 millions de dollars US (Georgi, 2010). En 2016, son influence sur la scène internationale se renforce par son rapprochement avec les Nations unies, dont elle devient une « organisation apparentée » (related organisation) sans pour autant être soumise au respect de la Charte des Nations unies de 1945 et de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 (Pécoud, 2017)¹¹. En 2019, l’OIM se compose de 172 États membres et dispose d’un budget annuel administratif de 54 millions de dollars US et d’un budget opérationnel de 1 660 millions de dollars US¹². Aujourd’hui, l’organisation compte 174 États membres répartis sur l’ensemble des parties du globe et « opère comme une source majeure de renseignements, d’évaluation, de conseil et d’assistance technique en relation avec les politiques et les pratiques des États et des régions en termes de frontières » (Andrijasevic et Walters, 2011, 17). Elle opère également comme un acteur central de la diffusion du savoir sur les migrations internationales, étant donné que ses études, statistiques et glossaires sont amplement mobilisés dans les médias et certains travaux universitaires, dont certains sont même diffusés à travers sa revue International Migration, publiée par un éditeur académique.

    Malgré l’expansion grandissante de son champ d’intervention, l’OIM ne dispose d’aucun mandat de droit international encadrant la conduite de ses activités (Ashutosh et Mountz, 2011 ; Bradley, 2020). En outre, bien qu’elle se présente officiellement comme « l’organisme des Nations unies chargé des migrations »¹³ et comme une organisation promotrice des droits humains (Bradley, 2023), son action à l’échelle globale demeure en premier lieu guidée par les priorités de ses bailleurs de fonds. Considérée comme un prestataire de services inféodé aux États les plus solvables (Andrijasevic et Walters, 2011) – avec environ 97 % de son budget provenant des contributions de bailleurs externes –, l’OIM bénéficie en effet d’une autonomie d’action restreinte (Lavenex, 2016). Fabian Georgi développe sur ce point :

    Les activités et la conduite générale de l’OIM sont largement influencées par son modèle de financement. Comme d’autres services publics […], le contrôle des migrations a été privatisé et dénationalisé à des degrés divers depuis les années 1980. Dans un processus d’externalisation, certains éléments des centres d’accueil et de détention, des contrôles sanitaires, de la production de statistiques migratoires et même des expulsions ont ← 15 | 16 → été transférés à des ONG [organisations non gouvernementales], des organisations intergouvernementales et des entreprises privées. […] Pour l’OIM, ces marchés sont encore plus importants que pour beaucoup d’autres OIG [organisations intergouvernementales], car les contributions de ses États membres ne représentent même pas 4 % de son budget annuel (en 2008)¹⁴. (Georgi, 2010, 62)

    En plus de sa dépendance aux financements extérieurs, le système d’allocation de ses fonds « par projet » encourage l’OIM à s’investir prioritairement dans des activités populaires auprès de ses bailleurs. Le même auteur poursuit :

    Dans la pratique, la projectisation implique que l’OIM mène uniquement les activités dont elle est certaine qu’elles seront financées par des bailleurs identifiés contribuant à des projets définis. À l’inverse, les membres du personnel et les bureaux qui ne sont plus financés par des projets ont vocation à être licenciés et fermés. Ainsi, l’OIM est remarquablement dépendante de l’acquisition de nouveaux projets pour sauver les emplois de ses employés […] et pour maintenir son influence […]. Par conséquent, les gouvernements considèrent l’OIM comme un acteur avec lequel il est relativement facile de travailler. Contrairement à de nombreuses ONG, mais aussi à des OIG plus « normatives », comme le HCR [Haut Commissariat aux réfugiés] ou l’OIT [Organisation internationale du travail], l’OIM ne critique jamais publiquement ses États membres ou ses donateurs¹⁵. (Georgi, 2010, 63)

    Les activités de l’OIM reflètent donc avant tout les priorités des États qui la financent, bien que différentes tendances et sensibilités politiques cohabitent aujourd’hui au sein de l’organisation. C’est dans ce contexte particulier que le retour volontaire s’est peu à peu imposé comme le produit phare de l’organisation et un élément majeur de son identité au sein du gouvernement international des migrations (Koch, 2014, 911). Depuis sa première opération de retour volontaire conduite en 1979 à partir de l’Allemagne¹⁶, l’OIM a diversifié ses activités en la matière, lesquelles se déclinent aujourd’hui principalement sous la forme de programmes d’« aide au retour et à la réintégration » (AVRR) et de « retour volontaire humanitaire » (VHR). Les premiers impliquent une procédure individuelle aboutissant éventuellement à une aide à la réintégration dans le pays d’origine. Les seconds, créés en 2017 dans le contexte de la médiatisation des violences subies par les migrants en Libye, consistent pour leur ← 16 | 17 → part en un mécanisme d’éloignement collectif d’urgence humanitaire (Alpes, 2020)¹⁷. L’OIM diffuse peu d’informations qualitatives sur la mise en œuvre concrète de ses activités, mais publie généreusement des données statistiques sur les retours qu’elle met en œuvre à l’échelle globale. En 2018, l’organisation se félicite d’avoir assuré le retour de 1,6 million migrants depuis 1979¹⁸. Pour cette même année, l’OIM comptabilise 63 316 retours volontaires, dont 15 942 depuis l’Allemagne et 14 977 depuis le Niger¹⁹. En 2016 et 2017, elle enregistre respectivement 98 403 et 72 176 retours volontaires dans le monde, pour une moyenne de 37 000 par an sur la période 2005-2015²⁰. En 2017, ses programmes AVRR sont organisés, par ordre décroissant, depuis l’Allemagne (29 522 retours), le Niger (6 467), la Grèce (5 655), la Belgique (3 670), l’Autriche (3 546), Djibouti (2 829), la Turquie (2 321), le Yémen (1 942), le Maroc (1 733) et les Pays-Bas (1 532)²¹. Malgré une diminution considérable du nombre de retours organisés durant la pandémie mondiale de Covid-19, l’année 2021 témoigne d’une reprise des activités de l’OIM. Comparativement à l’année 2020, en effet, l’organisation enregistre une augmentation de 17 % du nombre d’AVRR réalisés (43 428) et de 57 % s’agissant des VHR (6 367)²². Cette année-là, le Niger et l’Allemagne se positionnent à nouveau comme principaux pays d’accueil des programmes de retour de l’OIM, suivis de près par la Libye. Mais tandis que la géographie des départs illustre les priorités de l’UE en matière de gestion des migrations, l’OIM se distingue de la lutte contre les migrations irrégulières promue par ses bailleurs à la fois dans son discours et dans son mode d’intervention.

    Gouvernement international des migrations

    Les retours volontaires occupent une place centrale dans le gouvernement international des migrations, que ce soit au sein du territoire européen ou des pays dits d’origine et de transit, en particulier sur le continent africain. Cette convergence d’intérêts semble conforter l’idée selon laquelle l’OIM agit « pour le bénéfice de tous » (for the benefit of all), comme le soutient sa devise officielle. D’après l’organisation, ses programmes comptent de nombreux avantages :

    Comparativement au retour forcé […], l’aide au retour volontaire […] réduit les risques de violation des droits humains, préserve la dignité du migrant de retour et est généralement moins coûteuse financièrement et politiquement pour le gouvernement que le retour forcé. […] Dans le cas de migrants en situation irrégulière non autorisés à rester dans le pays ← 17 | 18 → d’accueil, l’aide au retour volontaire permet de trouver un équilibre entre, d’une part, la nécessité pour le migrant d’éviter les stigmates de l’expulsion et l’interdiction d’un retour ultérieur dans le pays de destination et, d’autre part, le besoin des pays d’accueil de gérer les enjeux migratoires de la manière la plus humaine et la plus rentable possible²³.

    L’OIM propose donc une solution à la fois pragmatique et économique aux enjeux soulevés par l’éloignement des migrants irréguliers, qui constitue en principe un processus conflictuel et susceptible de générer des oppositions, tant de la part des États receveurs que des personnes migrantes et de leurs soutiens. William Walters écrit dans ce sens :

    [L]’expulsion est toujours susceptible de politisation, non seulement au niveau national, où des protestations peuvent être organisées au nom des droits de la personne expulsée, mais également au niveau international, où les États peuvent se montrer réticents à l’idée de (ré)admettre les indésirables²⁴. (Walters, 2002, 275)

    Dans ce cadre, l’intervention de l’OIM a largement été interprétée comme un instrument de dépolitisation de l’expulsion, déployé pour désamorcer les oppositions des États receveurs et des migrants. Michael Collyer explique :

    En réduisant les contacts entre États durant un processus [d’éloignement] qui est fondamentalement piloté par l’État, l’OIM agit comme un facilitateur, permettant au processus d’expulsion d’apparaître comme une simple question d’ordre technique et fondamentalement dépolitisée. La violence inhérente à l’éloignement d’un individu […] est occultée²⁵. (Collyer, 2012, 290)

    Dans la même veine, Antoine Pécoud souligne le rôle du vocabulaire et de la doctrine gestionnaire de l’OIM dans la dépolitisation de l’éloignement (Pécoud, 2017). Cependant, si les activités de l’OIM sont intrinsèquement liées aux objectifs de ses bailleurs, on peut également faire l’hypothèse que les États tiers prennent part aux programmes AVRR de manière stratégique. Bien loin d’être aveugles aux enjeux soulevés par le processus d’éloignement – aussi pacifié puisse-t-il paraître –, les États receveurs sont susceptibles d’user de l’intervention de l’OIM pour négocier leur relation asymétrique vis-à-vis des États désireux d’éloigner leurs ressortissants. En effet, en tant que promotrice d’une doctrine technocratique et de méthodes informelles de coopération, l’OIM se révèle être une interlocutrice de prédilection pour des États qui reconnaissent la nécessité de coopérer avec l’UE tout en refusant des ingérences ← 18 | 19 → extérieures trop contraignantes, dans un domaine qu’ils considèrent comme relevant de leur seule souveraineté (Pécoud, 2017 ; Cassarino, 2018). Inaugurant un modèle original de relations internationales en matière migratoire, l’OIM agit donc à l’interface des ambitions européennes d’externalisation du contrôle et des revendications d’autonomie des États tiers, encourageant par là même la coopération dans le domaine de l’éloignement, malgré le caractère généralement conflictuel de ces négociations.

    Bien au-delà des sphères institutionnelles, l’OIM propose un mode de gouvernement des migrations qui ne s’appuie pas exclusivement sur des logiques coercitives, mais aussi sur une logique de « conduite des conduites » des (potentiels) migrants (Foucault, 2004). Inspirés par les travaux de Michel Foucault autour du concept de « gouvernementalité », des auteurs ont souligné dans quelle mesure l’OIM emploie l’« agencéité » (agency) des migrants comme médium

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1