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Écriture et vie de société: Les correspondances littéraires de Louise d'Épinay (1755-1783)
Écriture et vie de société: Les correspondances littéraires de Louise d'Épinay (1755-1783)
Écriture et vie de société: Les correspondances littéraires de Louise d'Épinay (1755-1783)
Livre électronique549 pages7 heures

Écriture et vie de société: Les correspondances littéraires de Louise d'Épinay (1755-1783)

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À propos de ce livre électronique

Femme des Lumières, Louise d’Épinay est surtout connue pour sa correspondance avec le diplomate napolitain Ferdinando Galiani, de même que pour un long roman autobiographique et Les conver­sations d’Émilie, un dialogue mère-fille traitant d’éducation. On sait moins qu’elle a été, pendant trente ans, la collaboratrice pro­lifique de la Correspondance littéraire, l’un des plus importants périodiques clandestins de la deuxième moitié du xviii e siècle. L’analyse des pièces de cette « femme d’esprit » ayant circulé dans les feuilles manuscrites de Grimm et de Meister donne à voir l’aura de la féminité dans la presse littéraire de l’Ancien Régime et la représentation de la relation ayant pris forme entre des rédac­teurs parisiens et leurs lecteurs princiers, tenus au secret et dont le nombre n’a jamais excédé la douzaine d’abonnés.

Ce livre, le premier à proposer une critique approfondie des écrits journalistiques et épistolaires de madame d’Épinay, offre une réflexion sur les pratiques d’écriture et les pratiques de socia­bilité d’une femme de lettres et de son proche entourage, sur leur influence réciproque, mais aussi sur l’imaginaire du monde et du milieu philosophique qui fascinait l’Europe de l’époque.
LangueFrançais
Date de sortie28 août 2017
ISBN9782760637832
Écriture et vie de société: Les correspondances littéraires de Louise d'Épinay (1755-1783)

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    Aperçu du livre

    Écriture et vie de société - Mélinda Caron

    INTRODUCTION

    Qui était Louise d’Épinay? Une femme d’esprit amatrice de théâtre, épouse malheureuse d’un fermier général prodigue et amie intime des plus grands philosophes des Lumières, rapportent les historiens de la vie littéraire depuis le XIXe siècle1. Une épistolière et amie dévouée ayant entretenu une correspondance qu’on lit depuis bientôt deux siècles et qui l’aura éternellement unie à l’abbé Galiani. L’auteure d’un long roman à clefs, l’Histoire de madame de Montbrillant, duquel on a puisé l’essentiel de sa biographie, dont le parcours éditorial posthume a passionné des générations de lecteurs et qui fait toujours l’objet de débats visant à en départager les dimensions réelles et les romanesques2. Louise d’Épinay, c’est aussi un nom étroitement associé à l’histoire de la vie mondaine et des salons de l’Ancien Régime. Depuis quelques décennies, il est omniprésent dans les travaux sur l’histoire des femmes, notamment grâce à ses Conversations d’Émilie, le seul de ses ouvrages qui fut publié de son vivant, et grâce aux réflexions sur la condition sociale des femmes que l’on dégage de l’ensemble de sa production, aussi bien pédagogique qu’épistolaire ou fictionnelle3.

    Ce que l’on sait moins, cependant, c’est que Louise d’Épinay a aussi activement collaboré, et ce, pendant près d’une trentaine d’années, à l’un des plus importants périodiques clandestins des Lumières, la Correspondance littéraire. Certes, les «feuilles» manuscrites de Frederich Melchior Grimm et de Jacques-Henri Meister, qui ont été produites mensuellement et dans le secret pendant soixante ans, de 1753 à 1813, sont aujourd’hui bien connues et accompagnent depuis leur mise au jour tous les travaux portant sur la vie littéraire et philosophique de la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Toutefois, l’ampleur et la nature des contributions de leur plus proche collaboratrice restaient encore, pour leur part, à être explorées. Totalisant plus de cent trente textes, selon l’état actuel des recherches, cette participation féminine mérite pleinement notre attention, non seulement pour mieux cerner les contours de l’œuvre de cette femme de lettres, dont le nom est désormais incontournable dans l’histoire de la littérature des Lumières, mais aussi pour mieux comprendre le projet de la Correspondance littéraire elle-même.

    Cet ouvrage rassemble et présente tous les écrits de Louise d’Épinay ou ayant été adressés à Louise d’Épinay qui ont trouvé place au sein de ces feuilles manuscrites. Leur analyse est complétée par celle de sa correspondance avec l’abbé Galiani, également abordée dans son entièreté, qui est indissociable de ce corpus. L’étude parallèle de ces deux ensembles de textes nous amène à porter un nouveau regard sur l’œuvre de la femme des Lumières, qui s’y révèle encore plus riche et diversifiée qu’on n’avait pu le soupçonner. Le présent livre met aussi en lumière le fait que tous les ouvrages connus de Louise d’Épinay ont trouvé un certain écho dans la Correspondance littéraire, ses contributions au périodique recoupant exactement ses années de productivité littéraire.

    Louise d’Épinay, femme de lettres des Lumières

    Louise-Florence-Pétronille Tardieu d’Esclavelles, née le 11 mars 1726, à Valenciennes, était la fille unique de Louis-Gabriel Tardieu, baron d’Esclavelles (1666?-1736) et de Florence Angélique Prouveur de Preux (1695-1762). C’est à l’âge de dix ans qu’elle déménagea à Paris, où son père mourut peu de temps après y avoir installé sa famille. Désormais sans ressources, mère et fille allèrent vivre chez la sœur de madame Prouveur de Preux, épouse du fermier général Louis Denis de Lalive de Bellegarde, qui a pris, en 1742, le titre d’Épinay. Comme la plupart des jeunes filles de sa condition, Louise d’Esclavelles a passé plusieurs années au couvent, de 1737 à 1744, après quoi elle s’est mariée – par amour – le 23 décembre 1745 avec son cousin germain, Denis-Joseph Lalive d’Épinay (1724-1782), à l’église Saint-Roch. La vie du couple était, dans un premier temps, partagée entre Paris et le château de La Chevrette, qui se trouvait dans le Val-d’Oise. Dans l’Histoire de madame de Montbrillant, ce long roman épistolaire à clefs, largement autobiographique, dont la rédaction fut entamée vers la fin des années 1750, Louise d’Épinay relate les infidélités de son mari, ses dépenses excessives et la dilapidation de la fortune à laquelle il s’est livré jusqu’à ce que soit prononcée une séparation de biens entre les époux, qui fut obtenue le 14 mai 1749 grâce au concours du propre beau-père de madame d’Épinay.

    Mère de deux enfants, Louis-Joseph (1746-1813) et Suzanne-Françoise-Thérèse (1747-1748), elle commença bientôt à réfléchir et à écrire au sujet de l’éducation. Des échanges qu’elle aurait eus à ce propos avec Jean-Jacques Rousseau, avec lequel elle s’est liée d’amitié en 1748, trouvent d’ailleurs écho dans l’Histoire de madame de Montbrillant. Claude-Louis Dupin de Francueil occupe aussi une place importante dans ce roman, Louise d’Épinay et lui ayant eu une liaison d’où sont nés deux autres enfants – Angélique-Louise-Charlotte, future madame de Belsunce (1749-1813), élevée à la maison d’Épinay, et Jean-Claude Leblanc de Beaulieu (1753-1825), qui, lui, fut éloigné de la famille à sa naissance et est devenu évêque. C’est quelques années plus tard qu’elle fit la connaissance de Frederich Melchior Grimm, avec qui elle partagea sa vie à compter de 1755.

    Originaire de Ratisbonne, Grimm était arrivé à Paris en 1749, en qualité de précepteur du fils cadet du comte Jean-Frédéric de Schomberg. Il s’est rapidement fait un nom au sein de la société parisienne, notamment par la publication de sa Lettre sur Omphale, en 1752, suivie du Petit prophète de Boemischbroda, en 1753. Dans la première, il condamnait l’opéra français en prenant position au sein de la querelle opposant les partisans de Rameau et de Lulli; avec le second, il a amorcé la célèbre Querelle des Bouffons4. C’est à cette époque qu’il a commencé la rédaction de la Correspondance littéraire, dans laquelle il sera abondamment question de musique et d’opéra, parmi la multitude de sujets culturels, politiques et philosophiques qui y seront abordés. Dès le début de sa relation avec Louise d’Épinay, en 1755, des textes ayant été adressés à cette dernière y ont rapidement trouvé place, lesquels furent suivis de peu par des textes de sa main.

    En 1756, Louise d’Épinay hébergea Rousseau à l’Ermitage, dans une maison située sur les terres du château de La Chevrette. Alors que ce dernier y entreprenait la rédaction de son célèbre roman Julie, ou la Nouvelle Héloïse, son hôtesse commençait, elle, à composer l’Histoire de madame de Montbrillant. C’est l’année suivante qu’est survenue la brouille ayant définitivement éloigné Rousseau de sa société et rompu les liens d’amitié que ce dernier partageait jusqu’alors avec Grimm. De là provient le portrait négatif que fera Rousseau de Louise d’Épinay dans ses Confessions et, inversement, certaines corrections qui seront apportées au manuscrit de l’Histoire de madame de Montbrillant5. En novembre 1757, des raisons de santé amenèrent Louise d’Épinay à partir pour Genève, où elle séjourna pendant deux ans afin de bénéficier des soins du célèbre docteur Théodore Tronchin. Elle s’y lia d’amitié avec Voltaire, dont Grimm a fait la rencontre par son intermédiaire lorsqu’il alla l’y rejoindre, en 1759. C’est à Genève qu’elle fit imprimer deux petits recueils, à très faible tirage, sur la presse familiale d’un ami, Jean-Vincent Caperonnier de Gauffecourt: Mes moments heureux (1758) et Lettres à mon fils (1759). L’on retrouvera de nombreuses pièces provenant de ces ouvrages dans la Correspondance littéraire. Le premier rassemble des vers et des épîtres nous révélant un premier réseau de sociabilité ainsi que l’aura galante des échanges de ses membres. Le second présente les réflexions pédagogiques d’une mère sous forme épistolaire. Bien qu’ils nous soient parvenus imprimés et reliés, ces recueils n’ont pas été, à proprement parler, publiés, puisque les exemplaires produits n’étaient destinés qu’à une circulation très réduite dans l’entourage proche de leur auteure. La situation sera différente avec Les conversations d’Émilie, œuvre pédagogique majeure dont deux éditions verront le jour de son vivant.

    À son retour à Paris, Louise d’Épinay s’est liée d’amitié avec Denis Diderot, qui était déjà très proche de Grimm, puis avec Ferdinando Galiani, secrétaire de l’ambassade de Naples qui venait alors d’arriver à Paris. Lorsque celui-ci sera expulsé de France, dix ans plus tard, c’est avec son amie parisienne qu’il entretiendra cette correspondance qui lui sera si chère et qui lui permettra de rester en contact avec une société qu’il aurait souhaité ne jamais devoir quitter. La décennie 1770, dont Louise d’Épinay rend compte de façon hebdomadaire dans ses lettres à Galiani, ainsi que la décennie 1750, qui est évoquée dans l’Histoire de madame de Montbrillant, sont, grâce à ces écrits, les périodes les mieux connues de la vie de la femme de lettres.

    Les réflexions pédagogiques de Louise d’Épinay ont repris de plus belle lorsqu’elle décida de se charger, à compter de 1769, de l’éducation de sa petite-fille, Émilie de Belsunce. C’est à ce moment qu’ont pris forme Les conversations d’Émilie, dont la première édition, qui ne comptait que douze conversations, a paru anonymement en 1774. La seconde, remaniée et augmentée de huit conversations, a été publiée sept ans plus tard et a permis à la femme de lettres de se voir décerner le prix Monthyon, par lequel l’Académie française distinguait un ouvrage pour son utilité. Louise d’Épinay en fut informée peu de temps avant sa mort, survenue le 15 avril 1783. Quelques mois auparavant, la correspondance avec l’abbé s’était aussi éteinte, Louise d’Épinay ne parvenant plus à la soutenir, pour cause de maladie.

    Si Les conversations d’Émilie ont été bien accueillies par le public, rééditées à neuf reprises jusqu’en 1822 et traduites en plusieurs langues dès leur parution, ce ne sont toutefois pas elles qui ont assuré une place à Louise d’Épinay dans l’histoire littéraire, mais plutôt la publication posthume, en 1818, des Mémoires et correspondance de Mme d’Épinay6, c’est-à-dire de la première mouture éditoriale de l’Histoire de madame de Montbrillant, dont le titre témoigne de la valeur documentaire et autobiographique d’abord accordée à ses écrits. On avait alors remplacé les noms de tous les personnages par ceux des individus qu’avait réellement côtoyés l’auteure, et le texte était amputé de sa fin, qui racontait la mort de madame de Montbrillant et qui, forcément, était, elle, pure fiction. Une partie de la correspondance avec Galiani a également été éditée au même moment, ce qui contribua aussi à asseoir sa réputation de femmes de lettres7.

    Quoique l’on admette aujourd’hui qu’elle n’a pas été l’hôtesse d’un salon, Louise d’Épinay a par ailleurs longtemps été associée à cette forme de sociabilité8. À cet égard, il importe d’emblée de remarquer que l’emploi de ce terme est anachronique pour désigner toute forme d’assemblée de convives au XVIIIe siècle. Le mot «salon» ne recouvrira un tel sens qu’au XIXe siècle, et ce, uniquement pour des rencontres masculines dans un premier temps. Comme il s’est néanmoins répandu dans les études sur la vie mondaine de l’Ancien Régime, il sera ici employé par commodité et par opposition aux termes de «société» ou de «cercle» qui, eux, en revanche, étaient courants dans le vocabulaire de l’époque. Nous reprendrons la distinction opérée par Antoine Lilti, qui a montré que ce que l’on a plus tard appelé salon reposait sur «la pratique de l’hospitalité», sur un principe de régularité assurant «la pérennité des rencontres et la constitution d’un groupe d’habitués», sur le respect des règles de la civilité et de la politesse, ainsi que sur la mixité et «l’absence d’objectif explicite autre que la sociabilité elle-même»; alors que le cercle renvoie plutôt à «des pratiques sociales moins rigoureusement réglées», désignant «l’assemblée, le moment de conversation, mais [n’impliquant] ni la régularité, ni la pérennité des réunions, ni le groupe des habitués9».

    L’histoire du salon, ou des formes de sociabilité de l’élite de l’Ancien Régime, a elle-même sa propre histoire, et l’évolution de la représentation des maîtresses de maison qu’elle rassemble, parmi lesquelles a figuré Louise d’Épinay, a suivi la courbe des modèles historiographiques s’y étant successivement imposés10. Parmi ces modèles, mentionnons celui de Sainte-Beuve qui, dans ses fameuses Chroniques du lundi, reprenait à son compte le ton d’idéalisation caractéristique des Mémoires et des correspondances qui lui servaient de sources; ou encore des frères Goncourt, qui ont marqué une césure durable entre «salons littéraires», réunissant artistes et écrivains autour d’une hôtesse, et «salons aristocratiques», plus frivoles, plus élégants et voués aux divertissements, mettant ainsi en place une dichotomie ayant joui d’une longue fortune11. Au milieu du XXe siècle, Louise d’Épinay se retrouvait ainsi au centre d’un salon philosophique qui, «malgré les passe-temps littéraires, la comédie et autres distractions, fut presque exclusivement un salon d’encyclopédistes, où l’on travaillait pratiquement à la confection de l’œuvre commune et à la propagande des idées philosophiques12». Depuis, ce genre de distinction idéologique entre oisiveté aristocratique et fomentation philosophique est tombée, et Louise d’Épinay n’est plus aussi étroitement associée aux célèbres hôtes et maîtresses de maison – le baron et la baronne d’Holbach, Marie Du Deffand, Marie-Thérèse Geoffrin, Julie de Lespinasse, pour ne nommer que les plus célèbres – ayant reçu leurs convives de façon plus régulière et instituée qu’elle ne le fit de son côté13. Mais on la retrouve étroitement liée à une autre historiographie ayant, plus récemment, donné lieu à de nouvelles interprétations de ses écrits.

    Lorsque, sous l’impulsion conjointe du mouvement féministe, du développement des études sur les femmes et de la remise en question des canons littéraires dans le monde universitaire, l’on s’est tourné vers les figures et les voix féminines du passé, on y a d’abord cherché une résistance au patriarcat et une parole dissidente. C’est dans cet esprit qu’Élisabeth Badinter a publié, en 1983, une biographie de Louise d’Épinay, écrite en parallèle avec celle d’Émilie Du Châtelet. Y présentant la vie de ces femmes sous l’angle de l’ambition, l’auteure avait centré son propos sur les particularités de la pensée de Louise d’Épinay en regard de la maternité et de l’éducation14. Depuis, Les conversations d’Émilie ont joui d’un nouvel intérêt et furent, quelques années plus tard, dotées d’un apparat critique15. L’ensemble des productions de Louise d’Épinay ont aussi bénéficié d’une nouvelle attention. On a ainsi établi de nombreux rapprochements entre son œuvre et celle de Jean-Jacques Rousseau, en regard de leurs positions pédagogiques, certes, mais aussi de leur écriture romanesque16.

    C’est par ailleurs environ au cours des mêmes années que des recherches sur la Correspondance littéraire ont commencé à mettre au jour l’importance de la collaboration de Louise d’Épinay à ce périodique. Production philosophique clandestine ayant servi de vecteur à de nombreuses opinions qu’auraient condamnées les autorités du temps, la Correspondance littéraire est aussi le refuge d’une élite éclairée et, on le verra, le lieu de consignation de la mémoire d’un cercle parisien ayant souhaité servir de guide aux souverains européens. C’est une alliance entre princes étrangers et philosophes parisiens, dont le socle reposait sur un art de plaire et de penser, sur un art d’entretenir des relations de proximité avec les grands. Par l’étude qu’il propose des textes de Louise d’Épinay, ce livre sera l’occasion d’entrer dans ce monde et ce mode d’échange qui ne pouvaient prendre forme que dans et par l’écriture.

    Les nombreux rapprochements que l’on peut établir entre la Correspondance littéraire et la correspondance de Louise d’Épinay et l’abbé Galiani ont, pour leur part, commencé à être effectués dans les années 1920 et 1930 par Fausto Nicolini, éditeur des lettres des épistoliers17. Toutefois, cet important travail reposait sur une édition de la Correspondance littéraire, celle de Maurice Tourneux, ayant fait longtemps autorité, mais que l’on sait aujourd’hui incomplète18. Aussi y avait-il lieu de reprendre cette entreprise à la lumière de travaux plus récents: d’abord, l’édition de la correspondance de Louise d’Épinay et de Ferdinando Galiani procurée par Daniel Maggetti et Georges Dulac19, de même que quelques études lui ayant été consacrées, bien qu’elles soient, pour la plupart, parcellaires20; ensuite, les nombreuses recherches initiées depuis les années 1970 sur les périodiques de l’Ancien Régime, et plus particulièrement sur la Correspondance littéraire, qui confèrent désormais une tout autre ampleur à l’analyse des écrits qu’y a diffusés Louise d’Épinay. Parmi les publications les plus importantes dans ce domaine, mentionnons la première édition du Dictionnaire des journalistes qui, en 1976, présentait un premier portrait de Louise d’Épinay «journaliste»21; et l’établissement de l’inventaire de la Correspondance littéraire, publié en 1984, qui a levé le voile sur l’étendue de sa contribution réelle à titre de correspondante littéraire22. Depuis, Ruth Plaut Weinreb a consacré un chapitre à cette production périodique dans son ouvrage intitulé Eagle in a Gauze Cage. Louise d’Épinay Femme de Lettres23, mais ce n’est que grâce à la publication de l’édition critique des feuilles de Grimm (1753-1773), inaugurée en 2006 et dirigée par Ulla Kölving24, que nous pouvons désormais prendre une mesure plus juste de sa participation à ces précieux manuscrits.

    Écriture & vie de société: quelques notions

    L’angle privilégié dans ce livre pour approcher la collaboration de Louise d’Épinay à la Corespondance littéraire, de concert avec un large pan de sa production épistolaire, est celui de la sociabilité, de ses représentations comme de ses formes, de ses prolongements textuels comme de la manière dont ceux-ci créent, par leur mise en texte, de nouveaux modes de relation. De ce point de vue, l’objectif de l’analyse se veut double: il s’agit, d’une part, de dégager la représentation des pratiques de sociabilité et d’observer comment elles peuvent s’inscrire dans les textes; d’autre part, et inversement, d’étudier la façon dont les pratiques d’écriture de Louise d’Épinay visaient avant tout à créer et à entretenir des liens. Tout en considérant l’importance des conventions rhétoriques de l’époque et les effets qu’elles ont nécessairement eus sur l’autoreprésentation féminine, les pièces de notre corpus seront replacées dans leur contexte et leurs conditions de production, puis lues en tenant compte de l’imaginaire mondain imprégnant leur discours aussi bien que les pratiques que celui-ci donne à lire. Issues de la sociologie, de l’histoire culturelle et de la sociologie de la littérature, les notions de sociabilité et de mondanité, ainsi que celles d’imaginaire social et de représentation de soi serviront de cadre conceptuel à notre approche.

    Sociabilité

    La sociabilité fait pour la première fois l’objet d’une définition dans le tome XV de l’Encyclopédie, qui parut en 1765. Pour le chevalier de Jaucourt, il s’agit de la «bienveillance envers les autres hommes», de «cette disposition qui nous porte à faire aux hommes tout le bien qui peut dépendre de nous, à concilier notre bonheur avec celui des autres, et à subordonner toujours notre avantage particulier, à l’avantage commun et général25». Cette définition éloignait le substantif de l’adjectif sociable, qui désignait, à l’époque, un goût pour la vie en société26. Le terme avait, en ce sens, partie liée avec les manuels de civilité et les traités de conversation mondaine qui, nombreux à l’époque, prônaient des valeurs de politesse et d’égalité27.

    L’entrée du terme dans le Dictionnaire de l’Académie ne s’est faite que dans l’édition de 1798, et la sociabilité n’est devenue un objet d’étude qu’au début du XXe siècle, lorsque Georg Simmel l’a introduite en sociologie, l’associant à ce qu’il y avait de formel dans une association28. En 1922, le concept s’est précisé et recouvrait, pour Max Weber, «tout ce qui se trouve entre les pouvoirs organisés et reconnus, l’État, la commune, d’une part, et la communauté familiale d’autre part29». Il a, par la suite, occupé une place centrale au sein de la recherche en sciences humaines. Parmi les études ayant eu recours à cette notion dans les domaines de l’histoire des institutions et de l’histoire des idées au siècle des Lumières, relevons ceux de Daniel Roche, qui s’est intéressé aux Académies et académiciens provinciaux30, et de Robert Darnton, qui a contribué au renouvellement de l’interprétation des Lumières en étudiant le phénomène de la Bohème littéraire31.

    Ce sont surtout les développements initiés par les travaux de Jürgen Habermas qui ont suscité des études sur la dimension structurelle de la sociabilité. Les traductions de L’espace public (publié en allemand en 1963, puis traduit en français en 1978 et en anglais en 1989)32 ont ouvert la voie à de nombreuses recherches, tant sur l’opinion publique que sur l’opposition entre espace public et espace privé, sur la société civile et sur la publicité33. En présentant les cafés de Londres et les salons de Paris comme des lieux où la rencontre des classes devenait possible, et en affirmant que, grâce aux structures institutionnelles de la critique littéraire du XVIIIe siècle, «le raisonnement né des œuvres d’art et de la littérature s’est élargi aussitôt en débats politiques et économiques34», Jürgen Habermas conférait une dimension sociale et assurait une longue fortune à l’étude des formes de l’opinion publique sous l’Ancien Régime. En effet, l’association entre une opinion publique naissante, les salons et la Révolution se dotait alors d’un nouveau socle conceptuel, comme l’a montré Roger Chartier dans son ouvrage consacré aux Origines culturelles de la Révolution française35.

    Le modèle habermassien a donné leur impulsion à de nombreuses études sur le salon36, et un nouveau souffle aux travaux portant sur la place qu’y occupaient les femmes à l’époque des Lumières. Adoptant une perspective féministe, Joan Landes a analysé les modalités de l’exclusion féminine de la sphère publique après la période révolutionnaire, ainsi que le confinement des femmes à l’espace domestique à partir des distinctions proposées par le philosophe allemand37. Pour sa part, Dena Goodman a vu, dans les activités des «salonnières» du xviiie siècle, un rôle de gouverne faisant du salon une institution démocratique avant l’heure, et plaçant ainsi les femmes au cœur même de la République des lettres38. Associant les gens de lettres à un idéal républicain d’égalité et de transparence, l’historienne des lettres a présenté la réception mondaine telle une carrière, et les hôtesses de maison comme autant d’intellectuelles ayant contribué au «projet philosophique» des Lumières. En réponse à cette «métonymie du politique39», Jolanta T. Pekacz a proposé une lecture beaucoup plus conservatrice, voyant plutôt dans le salon un espace de statu quo s’opposant, par l’idéal d’honnêteté qu’il promeut, au désordre social grandissant de la fin de l’Ancien Régime40. Susan Dalton, elle, a déplacé l’analyse de la sociabilité vers des relations plus intimes et amicales et a procédé à une approche comparative en se penchant sur la production épistolaire de femmes du monde françaises et italiennes41.

    Dans ces études, qui ont toutes, d’une manière ou d’une autre, contribué à une meilleure connaissance des textes des femmes des Lumières, le salon demeure associé, de façon plus ou moins directe, à l’espace public et à un projet philosophique ou politique. Or, la prise en compte de la mondanité, «conçue comme [un] ensemble de pratiques et de représentations42», permet de jeter un nouvel éclairage sur ce mode de rencontre ainsi que sur le rôle des maîtresses de maison qui y étaient associées.

    Mondanité

    Le livre qu’Antoine Lilti a consacré au Monde des salons a contribué au renouvellement de l’histoire de la vie mondaine en dissociant le salon des Lumières de la notion d’espace public. Afin d’éviter le piège de l’idéalisation des mœurs par l’accès unique aux textes, l’historien a souligné l’importance de se doter «d’une herméneutique des représentations et d’une sociologie de la bonne société» pour mettre au jour les «mécanismes complexes qui assurent la distinction sociale et culturelle de groupes restreints43». En faisant l’histoire matérielle des salons, il s’agissait pour lui de montrer les décalages entre les discours que l’on tient à leur sujet et les pratiques qui y étaient associées. Au XVIIIe siècle, le «monde» – qu’on appelle aussi le «grand monde», le «beau monde», la «bonne compagnie», la «bonne société» ou parfois simplement la «société» – est une notion autoréférentielle qui se définit essentiellement par un processus d’exclusion: «Le monde, ce sont ceux qui fréquentent le monde […]. La politesse consiste à faire ce que font les gens polis»; aussi, poursuit Antoine Lilti, «dans une perspective d’histoire sociale de la culture, il s’agit donc de comprendre comment un groupe social fonde la conscience de sa supériorité sur des manières partagées44.» Animée d’une dynamique foncièrement élitiste, la mondanité ainsi envisagée rend inopérante l’adéquation habermassienne d’une sphère publique démocratique avec la société polie que formaient les habitués des salons.

    Les contours de cet espace de distinction se précisent à la lumière des productions qui y circulent. Certaines sont manuscrites, d’autres sont imprimées. Toutes ne visent pas nécessairement une diffusion au-delà de l’espace mondain, bien qu’elles puissent être présentées au jugement du «public», lequel, en l’occurrence, ne désigne bien souvent que l’élite qui s’offre à elle-même le spectacle de sa supériorité. L’étude de ces sources permet de souligner un autre hiatus entre les principes de la distinction mondaine et le modèle de transparence que Habermas, tout comme les chercheurs ayant repris son modèle, avait associé à la publicité dite bourgeoise. En effet, les mécanismes d’isolement de ce monde s’inscrivent plutôt dans «la formation sociale particulière qui va de pair avec toute cour princière» et que Norbert Elias a appelée la «société de cour45». Organisation sociale régulée par un principe de «compétition permanente pour le statut et le prestige46», celle-ci implique la maîtrise de manières, de gestes et d’attitudes, et elle se fonde sur la réputation et sur l’opinion. L’agent principal de sa hiérarchisation est la représentation, que l’on peut précisément dégager des textes, à la condition de les lire en fonction de la configuration sociale qui les voit naître et de celle qui les voit circuler.

    Cette notion de configuration, qui traverse toute l’œuvre de Norbert Élias, nous sera particulièrement utile puisqu’elle permet de penser la «relation» plutôt que la «substance47». Attirant l’attention sur les tensions et le principe d’équilibre se trouvant au cœur de toute relation, la configuration nous permettra d’éviter l’écueil de nombreux préjugés. D’abord, les préjugés de genre: si l’on considère que les pratiques sociales peuvent donner forme à des relations d’échange sans nécessairement les orchestrer sous le signe d’une dépendance, l’on peut en effet envisager autrement les textes des femmes des Lumières. Ensuite, les préjugés liés au rang: comme le rappelle Fanny Cosandey, il y a lieu d’être attentifs à ce qui crée la distinction plutôt qu’aux «classes», aux «ordres» ou aux «corps» que l’historiographie a pu construire48. Aussi, dans les chapitres qui suivent, lirons-nous les textes en fonction des pratiques de sociabilité que l’on peut en dégager afin de comprendre la manière dont celles-ci assurent une représentation distinctive de soi et de son milieu.

    Imaginaire social

    Outre les structures sociales qui régissent les représentations, un autre horizon des textes doit être pris en considération – celui de l’imaginaire. Suivant les propositions de Cornelius Castoriadis, Patrick Charaudeau définit l’imaginaire social comme «un univers de signification fondateur de l’identité des groupes», un groupe étant «constitué par la somme des relations que les individus établissent entre eux, relations qui, en s’autorégulant, finissent par construire des univers de valeurs et donc des imaginaires communs49». Pour Pierre Popovic, c’est «un rêve éveillé que [les membres de toute société] font et entendent: qu’ils s’y reconnaissent parfaitement ou imparfaitement, qu’ils ne le sentent entièrement leur ou qu’ils tentent de le modifier, il est l’horizon imaginaire de référence qui leur permet d’appréhender et d’évaluer la réalité sociale dans laquelle ils vivent50.» On le verra, cet «horizon imaginaire de référence» constitue un paramètre d’analyse tout aussi important que les pratiques qui orchestrent l’interaction sociale, puisque c’est lui qui, en définitive, leur donne sens. À la fin de l’Ancien Régime, la galanterie, par exemple, y occupe une place centrale; et l’on ne saurait comprendre l’autoreprésentation de Louise d’Épinay, aussi bien dans ses lettres à Galiani que dans les textes qu’elle a fournis à la Correspondance littéraire, sans se reporter à ce fond imaginaire collectif.

    Représentation de soi

    Dans le langage de la rhétorique, parler d’autoreprésentation ou de représentation de soi implique de faire appel à la notion d’ethos. Delphine Denis, qui a étudié les pratiques s’étant «instituées» avec la galanterie, au cours du XVIIe siècle, parle de l’ethos comme d’une «projection maîtrisée de soi dans le cadre des rapports de civilité51». Ruth Amossy précise que, pour construire semblable image de soi, «il n’est pas nécessaire que le locuteur trace son portrait, détaille ses qualités ni même qu’il parle explicitement de lui. Son style, ses compétences langagières et encyclopédiques, ses croyances implicites suffisent à donner une représentation de sa personne52.» L’étude de l’ethos n’implique donc pas nécessairement celle d’un discours sur soi, et l’on verra que la distinction procède souvent bien davantage de la manière que du propos, c’est-à-dire du mode d’association que l’on peut dégager des textes plutôt que de l’opinion ou des idées qui y sont explicitement formulées. Si, en linguistique, le discours de la représentation de soi est attaché au locuteur, qui n’est lui-même «qu’un personnage adapté à la cause que défend l’orateur53», il prend un sens différent en sociologie, où l’on s’attache à déceler «l’ensemble des normes implicites qui, en modelant des manières d’être, manifestent le système de valeurs en vigueur dans une communauté54».

    Au-delà des interactions et des représentations qui sont propres aux gens du monde de son époque, les formes et les pratiques de sociabilité se donnant à lire dans les écrits de Louise d’Épinay nous amènent à dégager des configurations sociales impliquant des groupes plus restreints et des relations plus informelles que ceux et celles que l’on associe aux salons dans l’histoire de la mondanité. Ces cercles, plus intimes, plus petits, supposent d’autres représentations, lesquelles ne sont pas nécessairement conformes, on l’observera, aux convenances du temps ou à la doxa.

    Les correspondances littéraires de Louise d’Épinay

    Bien qu’elles en reproduisent certaines logiques, les productions de Louise d’Épinay pour la Correspondance littéraire n’ont pas circulé dans le monde parisien, mais plutôt dans un espace confidentiel, européen et clandestin. Les lettres qu’elle a échangées avec Galiani ont, de même, été lues par un très petit nombre de personnes. L’espace de circulation de ce double corpus, périodique et épistolaire, ne s’inscrit donc guère dans une sphère publique en émergence, mais il ne relève pas non plus strictement du domaine privé. Il sollicite un autre imaginaire de la mondanité que cette étude, à travers son exploration des textes de Louise d’Épinay, vise à dégager.

    Comprendre l’élitisme des «feuilles» de Grimm et de Meister au-delà du discours qui les habite implique, dans un premier temps, de saisir les limites de leur circulation ainsi que le type de représentation qu’elles offraient aux souverains qui y étaient abonnés. Tel sera l’enjeu du premier chapitre. Pareille démarche demande aussi de dégager les figures de distinction qui s’y profilent, notamment celle de sa principale collaboratrice, souvent désignée par le titre anonyme «Mme***». À la fois rédactrice de plusieurs dizaines de fictions et d’articles, et réceptrice de presque autant de «galanteries» et d’épîtres, la persona de Mme*** nous permettra d’approcher l’imaginaire social de l’époque, notamment en regard du féminin, puis de cerner la manière dont le cercle de Grimm s’isolait du «beau monde» pour mieux séduire et entretenir ses lecteurs de ses opinions, critiques, fictions, compositions poétiques et réflexions.

    La représentation d’une forme de sociabilité amicale et relativement intime se dégage des premières années de la production de Louise d’Épinay, que nous situerons, par commodité, entre 1755 et le milieu des années 1760. Les textes de cette période seront, pour la plupart, étudiés à l’aune des pratiques et du répertoire symbolique de la galanterie. L’imaginaire mondain était alors empreint de nombreuses représentations topiques héritées des cercles du XVIIe siècle, informant toujours les rapports sociaux et leur mise en texte. À partir des travaux de Delphine Denis, qui a montré l’alliance caractéristique de la galanterie entre représentations littéraires et pratiques de sociabilité55, il s’agira d’observer les prolongements de cet imaginaire au-delà de la mode galante des années 1650 et des décennies suivantes. Contemporaine de cette vogue, l’entrée des femmes sur la scène littéraire56 a aussi marqué l’imaginaire de l’époque par la cristallisation d’un double mythe impliquant, d’un côté, la louange de la réceptrice des œuvres littéraires, ou de la lectrice, et, de l’autre, la ridiculisation de la femme de lettres, ou de l’auteure. Étaient ainsi associés au féminin une sensibilité critique, un goût esthétique et des qualités sociales qui faisaient le charme de la vie en société; mais planait au-dessus des femmes l’interdit de la publication, l’écriture féminine, lorsqu’elle ne participait pas de la vie sociale, étant collectivement proscrite. Bien que des nuances soient perceptibles, enjouement et modestie imprègnent toujours la représentation de Mme*** un siècle plus tard, ce qui contribue à assurer la distinction du groupe fermé et exclusif auquel elle convie implicitement ses lecteurs dans ses écrits. Cependant, à l’omniprésence de cette idéalisation des rapports sociaux, répond une critique du monde et de la fausseté de ses apparences, ce que laissent tout particulièrement voir les dialogues fictifs et les contes philosophiques écrits et diffusés au cours de ces mêmes années.

    Au début de la décennie 1770, étudiée dans le troisième chapitre, l’adhésion postulée des abonnés aux valeurs défendues dans les comptes rendus de Louise d’Épinay est d’autant plus explicite que les mécanismes de distinction qui les caractérisent procèdent de l’éloge des philosophes qu’elle côtoie, ainsi que de la satire des gens de lettres et du public. Il s’en dégage une forme d’élitisme qui était propre à la société de cour, essentiellement fondée sur la réputation, sur la représentation et sur les apparences. Dans cet ensemble de textes, la modestie des premières années cède souvent le pas à une violence symbolique dirigée contre plusieurs auteurs d’ouvrages commentés par Mme***. La constitution d’un groupe «autre», rassemblant les auteurs et compositeurs ridiculisés, favorise la distinction d’une élite philosophique qui se représente tel un juge investi de la mission de filtrer les nouveautés de la scène et de la librairie, tout en éclairant, cela va de soi, ses distingués abonnés.

    Les fictions de cette même décennie feront l’objet d’un autre chapitre, le quatrième. Tout comme ceux du tournant des années 1750, ces textes narratifs et dialogiques sont porteurs d’une critique sociale. Au cours de ces années agitées, du point de vue politique aussi bien qu’économique, de l’histoire du royaume, la logique des apparences, la superficialité des modes et l’ostentation des richesses y sont notamment dénoncées. Un écart plus net se creuse désormais entre représentations et discours tenus sur la distinction. En outre, la Correspondance littéraire apparaît, à cette époque, tel un lieu d’exploration pour Louise d’Épinay, aussi bien en regard des formes que des idées. Toutes deux ont d’ailleurs trouvé de riches échos dans Les conversations d’Émilie, composées au cours des mêmes années.

    Essentielle à la compréhension de la production de cette femme des Lumières tout comme à la mesure de sa participation à la Correspondance littéraire, la correspondance avec l’abbé Galiani accompagnera forcément l’ensemble de ces réflexions, tout en faisant plus précisément l’objet du dernier chapitre de l’ouvrage. L’étude de l’imaginaire mondain qui s’en dégage, tout comme de pratiques parfois plus marginales, complétera celle de la configuration sociale d’où émane l’ensemble des textes diffusés dans les feuilles de Grimm. En plus des relations étroites que ces deux corpus entretiennent, nous y percevrons celles qu’il y a lieu de dégager entre les principaux représentants de l’élite amicale et philosophique qui s’y profile. De l’isolement de cette configuration sociale, dont l’échange épistolaire parisiano-napolitain assure le lien, sinon la survie, se profile une nouvelle conception de l’écriture et du processus de création chez Louise d’Épinay, lesquels sont fortement liés à ses relations de sociabilité, mais aussi aux affects qui s’y sont cristallisés.

    Abréviations et modernisation

    L’orthographe a été modernisée dans l’ensemble des extraits de la Correspondance littéraire cités, à l’exception des titres des articles, ainsi que des noms de personnes et des titres d’ouvrages qui y sont mentionnés.

    Les abréviations suivantes ont été utilisées:

    BHVP    Bibliothèque historique de la ville de Paris: Feuilles littéraires, c.p. 3850-3875 (manuscrits de la Correspondance littéraire, 1768-1783).

    CLG    Friedrich Melchior Grimm, Correspondance littéraire (1753-1763), éd. Ulla Kölving, Ferney-Voltaire, Centre international d’étude du XVIIIe siècle, 2006-2016.

    Correspondance     Ferdinando Galiani et Louise d’Épinay, Correspondance (1769-1782), éd. Daniel Maggetti, préface par Georges Dulac, notes par Daniel Maggetti en coll. avec Georges Dulac, Paris, Desjonquères, coll. «XVIIIe siècle», 1992-1995, 5 vol. 

    ICL     Ulla Kölving et Jeanne Carriat, Inventaire de la Correspondance littéraire de Grimm et de Meister, Oxford, The Voltaire Foundation, coll. «Studies on Voltaire and the Eighteenth Century», 225-227, 1984, 3 vol.

    1. Voir Émile Campardon, Les prodigalités d’un fermier général. Complément aux Mémoires de madame d’Épinay, Paris, Chavaray frères éditeurs, 1882; Lucien Perey et Gaston Maugras, Une femme du monde au XVIIIe siècle, Paris, Calmann Lévy, 1882-1883, 2 vol.

    2. La première édition de ce texte se présentait sous le titre suivant: Mémoires et correspondance de madame d’Épinay, précédés d’une étude sur sa vie et ses œuvres, éd. Jean-Pierre Parison, Paris, Brunet, 1818. On le lit aujourd’hui tel un roman partiellement autobiographique: Les pseudo-Mémoires de madame d’Épinay. Histoire de madame de Montbrillant, éd. Georges Roth, Paris, Gallimard, 1951. Élisabeth Badinter l’a, plus récemment, doté d’un nouveau titre: Les contre-Confessions. Histoire de madame de Montbrillant, notes de Georges Roth revues par Élisabeth Badiner, Paris, Mercure de France, 1989, 3 vol. À propos de ce roman, voir Odette David, L’autobiographie de convenance de madame d’Épinay, écrivain-philosophe des Lumières. Subversion idéologique et formelle de l’écriture de soi, Paris, L’Harmattan, 2007; et Jérémie Grangé, La destruction des genres. Jane Austen et madame d’Épinay, Paris, Honoré Champion, coll. «Bibliothèque de littérature générale et comparée», 123, 2014.

    3. Voir notamment Élisabeth Badinter, Émilie, Émilie. L’ambition féminine au XVIIIe siècle, Paris, Flammarion, 1983; Ruth Plaut Weinreb, Eagle in a Gauze Cage. Louise d’Épinay Femme de Lettres, New York, AMS Press, 1993; et Mary Seidman Trouille, Sexual Politics in the Enlightenment. Women Writers Read Rousseau, Albany, State University of New York Press, 1997.

    4. Lettre de M. Grimm sur Omphale, tragédie lyrique, reprise par l’Académie royale de musique le 14 janvier 1752, s.l., 1752; Le petit prophète de Boemischbroda, s.l.n.d. [Paris, 1753]. Ces deux ouvrages ont été publiés par Maurice Tourneux parmi les «Opuscules et lettres de Grimm», dans Grimm et al., Correspondance littéraire, philosophique et critique [1753-1793], éd. Maurice Tourneux, Nendeln, Kraus reprint, 1968 [Paris, Garnier frères, 1882], vol. 16, p. 287-309 et p. 313-336.

    5. Voir Frederika Macdonald, Jean Jacques Rousseau. A New Criticism, Londres, Chapman

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