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Le Coin des Enfants
Le Coin des Enfants
Le Coin des Enfants
Livre électronique398 pages6 heures

Le Coin des Enfants

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À propos de ce livre électronique

Angela a une trentaine d'années.

C'est une jeune femme sortie d'un carnet d'exils. On dirait une femme comme toutes les autres. Il n'en est rien. C'est une vagabonde sans visage au verbe haut, sans foi ni loi. Née de parents Congolais venus d'Afrique, frappée d'amnésie, elle erre tous les jours dans une petite ville de province, au bord de la Méditerranée. Elle n'existe nulle part ailleurs que dans ses pages où logent une vie intense, animée, hors du commun et la présence des familles d'origines étrangères aux destins singuliers. Incandescente et solaire, elle brûle du seul feu nourri par l'imagination de l'auteur. Le cadre de ce récit dont la narrativité semble déconstruite n'est pas inscrit dans une objectivité qui le fige dans une vérité définitive des choses. Du matin au soir, Angela marche, soliloque; elle est ailleurs, dans son monde.

 

Ces fragments sont une sorte de ressassement, de pourparlers avec une autre voix, la sienne et d'autres en elle venues d'ailleurs. C'est une sorte d'invitation à l'au-delà de l'être où les maux du monde ne semblent plus l'atteindre. Fragments sans composition, uniquement animés par la passion du Dehors, sans ligne narrative claire et précise ni structure avérée, faits de boutures et d'arborescences, de ruptures et de branchements, ils ont été arrachés à la nuit, l'oubli et la mort. La nuit, l'oubli et la mort, enferrés dans la moindre mémoire d'exil. Est-elle une cartographie du vivant, une topographie, avec des strates et de nombreuses ramifications, c'est toute la Zone, arrière-canton d'un vaste pays peuplé d'habitants réels et imaginaires, qui parle en elle, voix impersonnelle. Voix dans de nombreuses voix anonymes.

 

C'est une fiction narrative, avec son propre rythme, ses lois et ses débordements. Mais, avant tout, une longue et riche réflexion sur les enfants nés en exil de parents venus d'ailleurs, une plongée lente et raisonnée sur les rêves, les croyances, les espoirs et les désenchantements de ceux qui les ont précédés, sur eux-mêmes et le monde qui les entoure. Ce sont surtout des fragments sans dessein. Ils existent par eux-mêmes, hors de toute catégorisation.

 

Carnet d'exils, d'amours, de douleurs et d'illusions perdues, mais, à jamais, chemins d'introspection, ils portent un regard serein et fraternel sur les possibles de notre monde en partage.

 

LangueFrançais
Date de sortie1 mai 2022
ISBN9798201083038
Le Coin des Enfants

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    Aperçu du livre

    Le Coin des Enfants - Bona Mangangu

    Le Coin Des Enfants

    Carnet d’exils

    «Des vies non racontées sont de fait des vies diminuées, niées, implicitement méprisées. »

    Pierre Rosanvallon.

    APÔTRE JEAN À PATMOS: «Écris donc ce que tu as vu, ce qui est et ce qui doit arriver ensuite.»

    (Moi, Bona, les pieds sur terre) : Écris ce que tu n'as pas vu, ce qui n'est sans doute pas, mais qui pourrait arriver. Même si tu n'y crois pas. 

    « ÉCRIRE DANS L’ABSENCE de tout souci d’intrigue ; à l’aventure, sans plan, sans organisation. Une expérience sans repère, sans jalons. » 

    Julien Gracq

    « ... VA TOUT SIMPLE

    sans ornements savants

    comme il sied aux exilés. » 

    Ovide

    LE COIN DES ENFANTS

    ©Collection/ Ailleurs 2022

    Avant la mer, le tango de la Zone

    Combien de temps sont -ils restés  avec moi ? Ils sont venus, ils ont montré leurs visages puis sont partis. Que me reste-il ? Des résidus de lumière, des mains sans appui, des souvenirs et des cendres. Je n’ai pas dormi depuis plusieurs jours. Je vis dehors, je vis seule. Je n’ai plus de nom, je n’ai plus de famille. Fille unique. Ni petite sœur, ni grand-frère. Mes oncles et mes tantes vivent ailleurs, dans un autre pays, un autre continent. Je ne les vois que rarement. J’apprends à tenir debout seule, dans les résidus de la mémoire, dans mes souvenirs, dans la cendre.

    Je ne sais pas par où commencer mais il faut que je prenne le courage de dire ce que j’ai à dire. Je n’ai jamais eu le courage de mes convictions, de mes désirs ni de mes passions. Ma ville est-elle laide, grise, sale ? C’est ma  ville, la ville de mon enfance. N'y a-t-il pas une autre réalité que celle-ci ? Je marche pour l’épuiser. Je marche pour m’épuiser, jusqu'à ce que je ne sois plus celle qui marche, jusqu’à ce que je me détache du corps de la ville. Confondue dans la marche et l'épuisement, j'ignore ce qui me fait marcher. Je ne suis plus celle que j'étais. Je suis une boule de feu. Je suis née ici. Sous soleil du Midi et au bord de la mer. Si je perds un peu le fil de mon récit, je ne suis pas folle. J’ai quelques hallucinations et délires de persécution mais tout va bien. Je me dis que je dois chercher une autre fin au récit du monde. Celle qui s'annonce ne me convient pas. Alors, comment en sommes-nous arrivés là  ? Nous...

    C’était donc ça, cette putain de vie ? Je m’en suis écartée en m’isolant sans regret, loin de tous. Il paraît qu'une jeune femme bien élevée ne devrait pas parler de ces choses-là, surtout pas de son mal-être ni de ses états d’âme ; elle devrait se taire. Elle ne devrait surtout pas parler de ses angoisses, de son amertume, ni de son chagrin, au motif que les mots ne permettent de dire que ce qui est vrai. Qu'est-ce qui est vrai et qu'est-ce qui ne l'est pas ? Et de l'angoisse du monde autour d'elle, a-t-elle le droit d'en parler ? Il ne faut pas laisser aux autres le choix d'organiser nos pensées et nos vies, sinon nous entrerons dans une nuit impénétrable où seuls ceux qui auront abdiqué survivront. Qu’y a-t-il d’étrange à entrevoir, parmi les ombres, dans le chaos de la vie quotidienne, les reflets de la lumière qui pourraient sauver de l’oubli ? Je pense que nous devrions refuser d'être à la merci du droit ou des lois que d'autres ont édicté sans nous demander notre avis. Si cela ne nous convient pas, édictons les nôtres, disons notre droit, faisons-le sans aucune crainte. La peur et le doute sont deux obstacles à l’accomplissement de nos désirs. Il est donc urgent de donner notre point de vue, de choisir notre angle de vue. Les autres ne peuvent rien décider sans solliciter notre avis. Dans le cas contraire, il serait nécessaire, sinon urgent de proposer nos propres lois, qui n’enfreignent pas celles des autres ; on ne s'en porterait pas plus mal. Le monde est un chaos. Trouvons notre voie dans ce chaos, un pertuis de lumière. Vous avez compris : on m’appelle la farouche, la manichéenne, la plus que noire parce que je peins tout en noir. C’est vrai, ce n’est pourtant pas vrai. Enfin, bon...

    LUEURS DU MATIN, HUMIDITÉ, odeur d’herbe coupée, senteur de menthe poivrée, d’anis et de thym. Me voici sur une terre inconnue: terre d’exil et de marges, chemin vers l’intérieur. Seule face à mes doutes. Ni désir ni curiosité. Plus rien n'a d'importance. Je salue la vie depuis les frontières du néant. Autour de moi, aucune vue ne s’offre en se précisant. Et pourtant, je dois marcher pour ne pas m'effondrer de chagrin. Chaque pas sur les collines est une victoire gagnée sur la peur. Je dois écrire de toute urgence pour ne pas sombrer dans la tristesse, l’ennui ou la détresse. Il n'y a rien d'autre à faire. Par orgueil. Par indocilité ou par subversion. Par sursaut de je ne sais quoi qui anime une femme au bord de disparaître, je dois écrire. Ecrire tous les jours, pour percevoir les nuances de la vie par la lumière de l'intelligence ? Rien n’est moins sûr. Je sais que le langage pourrait trahir, je sais tout cela. Je n'ai pas peur de me trahir. Je n'ai pas peur de me tromper ni d’interpréter. Par quoi commencer, quelles nuances, quelle trahison, quel secret ? Ne penser à rien de précis. Ne commencer par rien de concret, ne rien organiser. Dire les restes, les laissées, la matière de ce qui a fermenté en moi, dans mon exil intérieur. Dire la trace. Trouver une autre fin possible au monde. Trouver une autre fin possible au récit. Ne jamais se tenir à la certitude que les choses pourraient changer sans moi, sans nous. Se laisser dériver par la houle des mots et des phrases. Même ceux qui ne permettent pas de dire ce qui est vrai. Dire pour soi. Ne parler que pour soi. Ne pas dire ni déterminer comment les autres devraient mener leur petite affaire.

    LA ZONE D'ABORD, L'ENDROIT où j'ai vécu – territoire d'un peuple invisible et visible aux mille visages : hommes, femmes, enfants, venus de tous les continents. Aérienne et solaire, douce et violente, comme le tango, la Zone. Blocs d’immeubles, petites maisons grises, graffitis aux murs blanchis à la chaux, poubelles renversées dans les rues. La Zone,  moche et sensuelle, provocante et attirante, que la mer, les montagnes et les collines enserrent de tous cotés. Par choix, je l'ai quittée. Par pur leurre, je l’ai désirée puis rejetée. Elle est devenue sans attraits au cours des années. Dépossédée, décomposée, isolée elle n’a aucune prise sur la réalité sociale. Dans la Zone désertée et dépeuplée, il n’y a aucune perspective d'avenir. Illisible, elle ne suscite que l’ennui et le désoeuvrement. La Zone, renégate. Ce sont des habitants qui vivent en elle, entre eux, les Métèques, sans trop se préoccuper des gens d’en face, ceux de la Ville, les autochtones. La Zone n’est plus qu’une géographie banale, la mienne, avec son agrégat d’immeubles sans charme, pas assez hauts, et des rangées de petites maisons aux murs lépreux, placées les unes à côté des autres, mitoyennes, sans réelle beauté architecturale, et une enfilade d’habitations aux appartements minuscules et insalubres, aux murs chaulés et tagués.

    La Zone, autrefois foyer de cultures chaleureuses, somme de tous les particuliers venus d’ailleurs, est à ce jour mal fréquentée, mal fichue, mal famée, captive de sa propre humiliation, de sa propre misère et de sa propre démission. Elle maigrit et s’aveugle de cette vision étroite des choses. Elle est devenue, au fil du temps, esclave d’elle-même, se livrant au plus vil et au service du plus dur des maîtres : l’argent. Comme elle n'arrive pas à satisfaire ses besoins, elle sombre dans l'ennui, obéissant aux injonctions de son propre désir : posséder, consommer, et à l’impératif des billets de banque, au clinquant des objets manufacturés, des objets de toutes sortes, encore et encore. Ce qui définit certains de ses habitants– pas tous, Dieu merci– ce n'est pas une appartenance religieuse ou communautaire, ce sont les calculs personnels et les intérêts économiques. C’est le désir instrumentalisé des choses qu’ils ne peuvent s’offrir. C’est aussi, dans une certaine mesure, la vie dans les marges et ses effets collatéraux, le vice, nos vices communs jamais étalés au grand jour : petits trafics louches, illicites, marché noir, paris illégaux, commerce de substances illicites, racket, lupanars et combats de coqs clandestins, débauche sans apparence de débauche. Peu de choses désirables en somme. Alors, on vit au quotidien, turbulent et délinquant. On survit, solidaire et fraternel. On s’aime, rebelle ; on se quitte amants, on tourne en rond, méfiants. On résiste parfois, studieux et éduqué, plein d’ambitions, la tête dans les étoiles, des rêves à la pelle. On avance, immobile dans un territoire disloqué, mais à jamais le nôtre. L’Ailleurs a le dessus sur l’ici. L’ici tremble d’un désir constant de l’ailleurs, les pays de nos parents, des pays inconnus. Tout va bien dans la Zone, comme si rien d’autre ne revêtait de l’importance. D’où vient ce besoin constant de se justifier, de ne jamais admettre que la tentation d’une vie dans les marges de la société naît de la colère, de la liberté véritable qui ne dit pas son nom, mais également du désœuvrement et de l’ennui ?

    Plus loin, plus proche : la ville. Avec sa machinerie lourde : ses bâtiments administratifs, ses pontes, ses justiciers, ses juges et ses faiseurs de lois.  Territoire d’un peuple mouvant, visible et invisible, déterminé et indéterminé – un peuple sans visages. C’est le dépeupleur. C’est avant tout une certaine allure, des maisons cossues, des immeubles haussmaniens au charme désuet, des boutiques chic, des jardins taillés au cordeau. La ville, ultra-moderne, brille par sa suffisance et son luxe. Obscène d’indifférence ! Attirante de répulsion !

    Oxymore de pauvre !

    Chaque jour, je me cogne à la violence de ce bout de territoire enviable, désirable, séduisante et riche. Je me cogne à ce qui fait tourner la tête des habitants de la Zone, ce contre quoi ils ont refusé de se battre : la tyrannie de l’argent dont je ne saurais exagérer l’attrait. Je me cogne contre cet amas de richesse mais ne suis pas séduite. Une caste de marchands, une bourgeoisie commerçante occupe les rues, les avenues, les squares et les quais en bord de mer. Elle est catholique, orthodoxe, musulmane, protestante, juive, athée, agnostique ou sans aucune croyance religieuse. Sûr d’elle, repliée sur son quant à soi, croyant porter en elle quelque chose de plus grand et de plus important que les autres, s’accommodant de rien, si ce n’est d’elle-même. Elle édicte et impose ses lois non écrites sur le reste de la ville sans remords et sans scrupules. Comme si elle étendait une sorte de couvercle de plomb, sous lequel le petit peuple étouffe, sans espoir d’en sortir. Petit peuple qu’elle exploite et pressure sans que celui-ci n’oppose la moindre résistance. La petite industrie qui portait ce bout de territoire s’est longtemps effondrée. A présent, c’est une ville de services, une ville de petits bras, de petits espoirs perdus, d’un troupeau servile et jaloux pénétré d'envie. Son noyau historique est toujours en place, dur, mercantile, juridique, médical, libéral, enraciné par de nouveaux types de transactions, immobilière et boursière, dont l’éclat tranche à vif dans la chair de la ville.

    C’est un noyau bourgeois, financier et radin, rompu aux indices boursiers. Il n'a visiblement aucune raison de renoncer à ses habitudes établies, ses privilèges, ses évitements ou ses retraits. La question ne se pose d’ailleurs pas. Ses pontes ont rêvé d'imposer le silence à la Zone – page blanche sur laquelle ils ont réussi à inscrire toutes sortes d’expériences, architecturales, humaines, sociales, économiques et j’en passe ; oui, ils ont réussi. On peut le contester si on veut, mais on ne peut nier qu’il y a un rapport asymétrique des forces et, surtout, un sentiment d’injustice et un constat flagrant des inégalités sociales. On peut même le prouver. On peut tout autant prouver que c’est pure spéculation, que les choses vont bien au bord de la Méditerranée, que le commerce du vin de négoce est bon pour la prospérité de la région. Il suffit de se promener en Ville et dans la Zone pour se rendre compte de cette duperie.

    LA VILLE ET LA ZONE, l’une et l’autre incomprises, s’observent avec hostilité, envie et fantasme dans l’attente désespérée d’une rencontre ou d’un dialogue. Deux mondes hétérogènes qui coexistent dans une tension permanente, presqu'irréfléchie. Cette tension est traversée comme par un désir. Eros préside aux velléités de rencontre ou d’esquive permanentes Il suffit de se promener dans n’importe quel pays du monde, le constat semble le même. D’un coté le fort, le faible de l’autre. Au milieu, un océan d’indifférence. Pas d’échanges entre eux donc pas d’enrichissements mutuels, pas de réciprocités donc pas de relation. Une disposition verticale : les forts en haut de l’échelle, les faibles au ras des pâquerettes. Entre les deux, méfiance. Et pourtant,  la ville et la zone, si proches, si lointaines, demeurent unies par leurs traits distinctifs et par la géographie. Ceux d’en-haut – c’est ainsi que les habitants le Zone les désignent– ne veulent rester qu'entre eux; conservateurs, néolibéraux, bavards, mesquins, et, par-dessus tout, méfiants. A l’abri des regards envieux, certains, parés d’or, suivent leur propre logique interne, comptent la monnaie –aigrefins, évaluent les dépenses et les pertes, calculent les excédents, engrangeant des bénéfices par des voies obliques, illégales ou bien légales, sans en distribuer aux plus faibles, aux plus démunis, aux paresseux, comme ils disent. Ils protègent leurs privilèges en restant entre eux. Ils dressent, par l’argent, un mur d’airain entre ceux qui possèdent, donc eux, et ceux, aux regards d'acier, jusque la sans révolte, qui raclent le sol, pataugent dans la boue, dans l'espoir de trouver quelque chose, l’or, tiens, dans le puits sans fond de leur malheur, les autres. Ces derniers, sous l’injonction sournoise de ceux d’en-haut, préfèrent, tout aussi bien, rester entre eux, dans l’indifférence et l’inconfort des solidarités autrefois actives qui, aujourd’hui, s’effritent sous l’emprise de la misère. Alors, lorsque j’entends le mot séparer, mes oreilles sifflent, tous mes sens bouillonnent. Séparer l’or de la boue, quelle bêtise ! Ils vont ensemble. L’or ne brille que dans la boue. Et c’est la boue qui donne du sens à la magnificence et la vanité de l’or– ça on ne le dit pas.

    Séparer ? C'est déjà fait. La frontière est là depuis cinq mille ans. Le mur est là, dressé, haut, infranchissable. Un mur, somme toute, invisible. Un mur qu'on partage de part et d’autre, qu'on ne voudrait en aucun cas partager. Un mur d’absurdité, un mur d’incompréhension et d’indifférence sous le ciel du Midi ; un ciel qui contient la Zone et son malheur, la Ville et sa suffisance. Chaque rue résonne de mots que je pourrais prononcer. Chaque mot cogne contre l’absurdité d’un monde en déréliction. Quelque chose gronde au bord du gouffre. Personne ne l'entend, tout le monde l’entend. Les hommes de deux bords, méfiants, sont accrochés à leur téléphone portable, à leurs habitudes établies. Le chemin le plus court entre ces hommes expulsés de l’histoire et moi, c'est l’indifférence. En esprit je me sens de deux bords, à quelques égards près. En relation, je me sens pénétrée de deux bords. Le fort, méfiant, n’étale plus ses richesses ; il les cache derrière les hauts murs de la séparation. Ce qui est valable ici, l’est tout autant dans chaque coin du globe. Comment construire un récit dans lequel la Zone et la ville ne resteraient pas fermées sur elles-mêmes, chacune en son vase clos ?

    CONTRE LES AGISSEMENTS d’une certaine catégorie des forces de l’ordre, la Zone durcit son attitude de renégate, de frondeuse et de dur à cuire. Lorsque le fort domine le faible les mémoires ne dialoguent plus, les coeurs ne s’accordent, les esprits ne s’éclairent. Tant qu’il n’y aura aucune reconnaissance de part et d’autre, aucune générosité, aucun échange véritable, aucune relation, aucune forme de justice ou d’égalité des forces, aucune main tendue, aucune redistribution des richesses, la Ville et la Zone continueront de s’ignorer, séparées par leurs croyances érigées en système des valeurs. Elles demeureront incomprises, l’une et l’autre. Reste le désir. L’attraction, la séduction en creux. Domine le fantasme. Erotique s’il en est.

    À QUOI BON SE BÂTIR des fortunes perverses avec les maux d’autrui ? Tout s’écroule. Les saisons passent, uniques, indifférentes aux préoccupations des hommes et des femmes. Indifférentes aux rires et aux pleurs des enfants. J'ai appris par cœur ce territoire. Je veux penser et vivre autrement. Ce que je sais, mes compatriotes le savent. Ce que je dis, ils pourraient le dire autrement. Ce que j’écris, ils pourraient le contresigner. Mais, ils ne sont dans l'urgence de de dire le non-dit, de témoigner de leur condition, de leur mélancolie. On a l’impression que cette ville se cherche sans se trouver, autant qu’elle se trouve dans une pauvreté et une richesse qui se côtoient sans se comprendre, se juxtaposent, autant elle ne me choque plus par ses impostures. Son égoïsme, son repli sur soi. Ici, on vend, on pressure, on ne donne pas. Tout le monde est marchand ou feint de ne pas l’être. Tu tomberais dans la rue, personne n’oserait te regarder. Tu crierais, ils se boucheraient les oreilles, de pollution sonore, d’odeur de carbone, de kérosène. Rien que pour cela, et pour bien d’autres raisons je la fuis, je la retrouve ; je la déteste, je l’aime. Crie, pleure, conchie le monde, on te répondra par l’indifférence. Au gré de mes humeurs vagabondes, je vais, anonyme et silencieuse où le vent me mène, la bonté et la haine aux trousses. J’accueille la première, sans réfléchir. J’évite la seconde, mauvaise pour les cœurs fragiles. Et ma morale de vagabonde, mon manichéisme sans aucune prise sur la réalité, ne résoudront rien du tout. Enflammée de rage et d’amour, je me consume à petit feu.

    JE N’IGNORE PAS CE que je suis, ni ce qui me définit. Je sais que j’ai toujours cherché à vivre en liberté. Je ne fais pas la manche, non, ça c’est pour les cloches. De plus, c’est chercher des embrouilles. A ceux qui m’ont connue, que je croise parfois sur mon chemin, je donne toujours un peu de moi, un peu de ce que j’ai. Pas grand-chose, en somme. Sachant, néanmoins, que je ne peux rien donner au delà de ce qui m’est donnée. Pour tout dire, je suis lasse de combattre ma sauvagerie, lasse de l'apprivoiser, lasse de chercher ici ou là des raisons objectives à mon indignation, lasse de ne pas pouvoir donner plus ou moins. C’est au-dessus de mes forces. J'ai uniquement envie d'accoucher d'un cri qui dirait tout de ce que mon silence ne peut couvrir. Ce que je veux, après tout, ce à quoi j’aspire, tout bien pesé, c’est la fin de mes angoisses, la fin de mes craintes, c’est l’infini au bout de l’errance. Vous savez, j’ai par moments des pressentiments d’éternité. Ils me frôlent, me touchent, me désarment.  A la fin,  je me sens toute pénétrée d’eux. La Zone, la Ville, l’Infini: par l’épreuve du corps.

    LUMIÈRE MAUVE DU COUCHANT. La mer semble figée comme du plomb. Naissance de petites étoiles orphelines au-dessus des collines environnantes. Une nuit claire va bientôt gagner sur les ombres. Le port et ses entrepôts seront noyés dans la brume. Je me sens perdre pied. Il faut partir. Aussi loin qu'il est possible. Que les affres de la ville et de la Zone n’agissent plus sur moi, que l’amour et la haine aillent faire les cons ailleurs qu’en moi. A quoi vais-je employer mon errance ? Je me sens prête. Prête à rien qui ne puisse conjurer ce sort auquel je suis lié contre mon gré. A quoi bon répéter aux gens que je ne suis pas d'ici, que je ne serai jamais d’ici alors que je ne suis nulle part ailleurs que d’ici. Mon pays se situe-t-il par delà les mers, les océans et les déserts ? Non. Mon pays est au bout de ma langue, mon pays est en moi. Je suis pénétrée d’inconnu et de connu. Je ne fais que passer, je ne fais que traverser. Et pourtant je suis née ici. Je ne défends ni ne cherche à m'octroyer un lieu imaginaire. Je ne fais que rester. Je ne fais que parler, écrire, parler. Je ne fais que répéter... Je suis une ritournelle.

    Mon pays est de moins en moins une géographie. On m’appelle sale môme, la Négresse ou la renégate, celle qui ne dit jamais rien mais n’en pense pas moins. Ce petit nom me va bien, ce petit nom me colle à la peau et à la langue. J’ai une petite réputation de racaille à cause de mon accoutrement et mon fort caractère. Les deux me permettent de préserver mon espace de liberté. Par le passé, quand je pouvais, surtout quand je le voulais, je distribuais un sourire ou donnais un peu de ma bonté, n’attendant rien en échange. Mais à présent, j’ai une raison tardive et égoïste de ne plus parler aux hommes, surtout aux passants, aux inconnus. Cela est impardonnable de ma part, je le sais. Je me suis fermée à toute forme d’épanchement ou d’empathie. Pour trouver un semblant d’équilibre, ma vanité et ma fierté ne sont que des postures, des postures de repli et des stratégies. Que sont-elles contre la menace permanente des hommes infâmes. J'ai vite appris à me défier de ma propre ingénuité parce que la rue exige une vigilance de tous les instants. Ce que j’ai de précieux, je me débats comme je peux pour le garder sur moi, contre moi, en moi ; je ne voudrais le confier à personne. Je ne le donnerais à personne. C’est à moi.

    LA ZONE, AUTREFOIS voluptueuse et désirable, attirait de nombreux amants venus de quatre coins du monde à cause de sa beauté et en raison de la vie facile qu’on y menait. C’était un lieu charmant, sensuel que fréquentait une jeunesse dorée, avide de sensations nouvelles. Les jeunes gens étaient touchés par sa formidable richesse humaine,  sa simplicité, ses petites maisons individuelles, ses restaurants chic et bon marché, ses jeunes filles en fleurs, son air débonnaire, ses clubs en bords de mer. Il n’y avait pas de bandes rivales ni de guerre de clans. La vie, haletante dans chaque coin de rue, invitait à la détente et à l’évasion. La présence de nombreux marins y était pour quelque chose. Elle apportait les plaisirs de toutes les mers, de tous les océans. On crut un moment que tout était possible, que les promesses les plus farfelues s’accompliraient sur ce bout de territoire aimé des embruns. Nul ne voyait ce qui pouvait bien nous en empêcher car tous les ingrédients étaient réunis pour l’avènement d’une zone riche, envieuse et belle : la vitalité d’une jeunesse éduquée, la joie de vivre, l’énergie créative, la magie et la beauté des lieux, l’ambition, l’intelligence du coeur, le courage des habitants au coeur qui coule à plein bord, une main d’oeuvre locale à portée de regard, le brassage des populations, l’absence de toute exclusion liée à la race, la religion ou à l’orientation sexuelle, et surtout : une baie magnifique aimée des anges, une masse de collines environnantes, des confettis d’ilots, le soleil toute l’année, la mer et son ouverture au monde.

    Aujourd’hui la Zone aux identités multiples, jugée inutile au marché, est poussée, par conséquent pousse elle-même à l’abandon et à l’indifférence, au désespoir et au repli sur soi. Privée de destin, traversée par les fantômes des ambitions perdues, elle est en lambeaux. C’est devenu un vase clos où chacun, frustré, s’accroche à ses morceaux, ses désirs instrumentalisés, ses fantômes. On a pas tout à fait perdu toute la beauté du partage, ni le sens de l’honneur, de l’en commun, de l’ouvert ou de l’hospitalité, on a un peu trahi le secret du don, perdu le sacre de l’enfance. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que la beauté – matière essentielle – y côtoie maintenant la laideur sans s’en faire, l’impertinence se joue du sérieux sans le dépasser d’un cran, la noirceur défie la lumière en plein jour, la bonté travestit la bonté, et la joie la tristesse; tout le reste demeure en surface. Quel peuple de consommateur compulsif irait jusqu’aux profondeurs du cœur de l’autre pour toucher les mystères qui s’y cachent et en saisir les nuances par la parole, par un geste ou un simple regard pénétrant ? Tous pris dans le calcul et l’âpreté au gain, qui dirait ou traduirait les mystères des Béatitudes ? Orgueil, vanité, jalousie, m’as-tu-vu : désillusion pour l’humain. Qui fera advenir les formes de solidarité active, le partage, l’attention aux autres ? Les boutiquiers, la bourgeoisie utilitariste, les financiers et les gros commerçants ? Non. L'argent, chez eux, ordonne toute valeur. Les hommes de foi ? J'en doute un peu.

    Leur promesse – lumière crépusculaire – m’indiffère. Si j'avais voulu dénoncer les actes de ces derniers, cela ne m'aurait causé que des ennuis et des tracasseries inutiles. Après tout, à quoi bon s’ériger en donneuse de leçons si, comme moi, on ne possède pas un certificat de conduites irréprochables ? Je ne fais que déblatérer, comme une vieille bique. Tout le monde s’ignore ou feint de s’ignorer. En réalité, on se connaît tous plus ou moins, ou peu s’en faut. On ne fait plus que se croiser sans se parler, faute de temps, faute d’envie, faute de tout. Ici, la communauté est juste un mot, un vain mot ; la solidarité à proprement parler n’existe plus. Tout est à repenser, reformuler. Tout est à reconstruire parce que le socle, la solidarité s’est dégradée. Autrefois, on savait agir, parler, rêver ensemble, pour le bien de la communauté.

    Aujourd’hui, je regarde ce bout de territoire d’un autre oeil, assez distant. Je regarde ses rues, ses lotissements, tous identiques ; ses boutiques, ses enseignes lumineuses, toutes semblables. Les tenants d’une certaine orthodoxie – ceux-là, on ne les voit pas – soutiennent qu’ils sont les garants des valeurs de la cité, qu’ils veillent sur un trésor qui leur a été confié par Dieu sait qui. Ils prennent la ville et la Zone pour leur propriété, leur chose, et s’arrogent, insensibles aux autres, des droits inaliénables, comme ils disent, sur la vie des plus faibles et des plus démunis. Sous leurs faux airs de vouloir du bien, veulent-ils refaire un monde commun où les inégalités n’existeront pas et où tout le monde aura confiance en l’avenir ? Non, mais je rêve. Un peu d’ordre dans les considérations ne serait pas mal venu. Qui ignore qu’ils sont indifférents à ce que nous sommes, à notre devenir ? Cette engeance, arrogante et égoïste, est un état d'esprit. Je ne m'y sens pas à l'aise non pas parce que je n’y suis pas reconnue socialement, mais parce que je n’existe pas. Je n’y suis pas reconnue tout court, en tant que femme, en tant qu’individu, en tant que citoyenne. Je fais partie d’un corps social abstrait qui n’existe qu’au regard des intérêts qu’il représente aux yeux de certains. Marre de mêmes horizons d’ennui, de mêmes tonalités grises, de mêmes récriminations. Les liens sont distendus, les préjugés croissants, la coexistence pacifique jetée aux oubliettes. Et, pendant ce temps, la déliquescence de la Zone s’accélère.

    Nous n’existons pas en tant qu’individus, membres d’une entité collective. Nous sommes perçus comme une communauté abstraite, à visibilité inexistante ou réduite. Quant à l’uniformité dont on nous rebat les oreilles, elle m’exaspère autant que les murs sales, les plâtres décatis ainsi que l'humeur lugubre de certains habitants aux visages burinés. La Zone est complexe, multiple, et non pas un lieu féroce; c’est une source  inépuisable de vie, de joies et de plaisirs.

    Vue de l’extérieur, elle semble immobile. Il suffit de s'y promener pour entrevoir, non pas la fin d'une époque, mais l'écroulement de notre temps, de notre espace commun, de notre lieu de vie, l’incapacité de faire cohabiter ou coexister deux mondes, tendus et complexes. Seul le ciel, que nous partageons, demeure au même endroit. Distant, il ne se mêle pas des affaires des hommes. Les femmes libanaises, grecques ou chypriotes ont renoncé depuis longtemps à chanter aux fenêtres, à nous distraire, nous enchanter par le charme de leurs vocalises. On ne perçoit plus rien dans l’embrasure des volets ou derrière les vitres. Les fils d’artisans ne prennent plus la suite de leurs honorables géniteurs. L’accomplissement de soi est devenu une chimère. La petite église sainte Marie de la place, autrefois maillon et ciment de l’organisation sociale, ne trouve que peu d’ouailles, tous très âgées, au bord de quitter ce monde. L’époque a changé. Le sacré aussi a changé. Il se joue et s’exerce sur un autre domaine que le religieux ou les liens familiaux. Les jeunes gens de la Zone, plus ou moins éduqués, vont porter secours aux malheureux en Amérique latine, en Afrique, au Proche ou Moyen-Orient. Le sacré a revêtu les habits et les couleurs de l’humanitaire. La petite église semble vidée de ses membres actifs. La messe du dimanche est célébrée une semaine sur deux. Les efforts de Père Joseph se bornent au refus de jeunes et de moins jeunes de participer aux sacrements. Ils viennent uniquement aux funérailles des leurs et, souvent, aux cérémonies de mariage, rarement aux baptêmes. La synagogue a déménagé en centre-ville. De la mosquée il ne reste qu’un bâtiment aux parpaings délabrés, repeints en blancs, derrière l’ancien lavoir municipal. Elle est tellement exiguë que les prières se font à la rue, faute de places. Le merveilleux chant du Muezzin est devenu un vulgaire poème entonné sur le trottoir. Alors, les buissons, les arbustes nains, les cépages à grosses grappes et les oiseaux sont inquiets mais s’en battent l’oeil, les branchages et les feuillages. Les cloches tintent de désolation près de la propriété des Anglais dont le nom s’est perdu. De quelle nuit, de quel jour revenir pour ignorer la robe de soie brodée de l’épouse rousse et svelte, la longue silhouette du mari en son jardin aride couvert de rosiers odorants, leurs voix feutrées, la pénombre et le silence dans les cols, les tourments dans les branches d’oliviers, des tremblements sans vent, le vol gracieux des étourneaux.

    Je déteste les bruits de moteurs, la fumée qui s’en dégage, les Klaxons. Je ne supporte plus nos rues animées aux portes du soleil et du ciel. Cependant je suis prise au piège de mes souvenirs qui s’y entassent, de mes pas qui y sont ancrés, de mon élan qui s’en retourne. Tous les jours je marche au milieu des inconnus, dans la lumière forte du Midi, comme si je troublais des rencontres auxquelles je ne suis pas conviée. Mon corps tout entier tient dans une larme qu’aucun sourire ne console. Je cherche des visages. Je ne fuis pas les regards, non, je ne croise que des spectres. Je vais mon chemin. Mort-vivant et  invisible, je n’offense personne. Où sont mes rêves d’autrefois, les rêves du lointain ? Mes rêves sont partis depuis si longtemps que je n’espère plus leur retour. Je suis arrivée trop tard sur les rives du bonheur, comme le disait sans détour, ma mère. De quel bonheur parlait-elle ? Où l’avait-elle croisé ce foutu mot inventé

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