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Hôtesse de l'air: Origines et évolution d'une « professions de rêve… » en Belgique (1946-1980)
Hôtesse de l'air: Origines et évolution d'une « professions de rêve… » en Belgique (1946-1980)
Hôtesse de l'air: Origines et évolution d'une « professions de rêve… » en Belgique (1946-1980)
Livre électronique278 pages3 heures

Hôtesse de l'air: Origines et évolution d'une « professions de rêve… » en Belgique (1946-1980)

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À propos de ce livre électronique

Cette recherche se penche sur les origines de la profession d'hôtesse de l'air, profession fastueuse et glamour s'il en est.
À la fois maîtresse de maison et princesse à bord, l'hôtesse de l'air va personnifier une compagnie aérienne et un pays. En Belgique, dès 1946, ces premières femmes à entrer en nombre dans le monde de l'aviation depuis peu civile le font par leurs qualités « naturellement » féminines. C'est leur féminité qui est érigée en qualité professionnelle.
Au sein de la Sabena, le faste des année '50 va laisser place aux revendications des années '60. Ces femmes jeunes, célibataires et sans enfants, clauses prévues par leur contrat, vont réclamer l'égalité de carrière avec leurs collègues stewards. Elles s'organisent en une union professionnelle spécifiquement féminine : la Belgian Corporation of Flying Hostesses. Ce faisant, elles écrivent tant une page de l'histoire du féminisme en Belgique que du droit européen en matière d'égalité des traitements.
Du mythe à la lutte féministe, se pose en filigrane la question de la construction d'un éternel féminin à l'intérieur de la profession.

À PROPOS DE L'AUTEURE

Vanessa D'Hooghe est licenciée et doctorante en histoire contemporaine de l'Université Libre de Bruxelles. Spécialisée en histoire du genre, ses recherches portent sur l'histoire des modèles de féminité et de masculinité dans les années 1960 et 1970 en Belgique et en France. La présente recherche a obtenu le prix de l'Université des femmes en 2007. Vanessa D'Hooghe est membre de l'Unité de recherche SAGES (Savoirs, Genre et Sociétés), ULB.
LangueFrançais
ÉditeurLe Cri
Date de sortie11 août 2021
ISBN9782871066927
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    Aperçu du livre

    Hôtesse de l'air - Vanessa D'Hooghe

    INTRODUCTION

    Pour une histoire des hôtesses de l’air

    au-delà du mythe

    Le métier d’hôtesse de l’air est né de l’essor de l’aviation, sans lequel cette profession n’aurait pas vu le jour et auquel elle doit une grande partie de son faste. Mais bien plus que les balbutiements de l’aviation du début du xxe siècle, les deux faits qui nous intéressent trouvent place au début des années 1930 : au moment même où l’on « expérimente », en la personne d’Helen Church (une infirmière américaine) les premières hôtesses de l’air sur la ligne San Francisco-Chicago¹, une quinzaine d’années avant la première hôtesse de l’air belge. Étonnamment alors, les« hôtesses » sont des hommes et les seules femmes connues dans le monde de l’aviation le sont pour avoir battu les records de l’aviation sportive. En effet, en 1931, les femmes étaient détentrices des trois quarts des exploits reconnus internationalement². L’année 1910 voit les premières femmes obtenir la licence de pilote en Europe. La première fut la baronne de Laroche en France, suivie six mois plus tard par la tournaisienne Hélène Dutrieu³. Ces femmes pilotes suscitent alors un réel engouement populaire. En ce qui concerne le service à bord de l’aviation commerciale, le personnel navigant uniquement masculin était issu de milieux liés à l’hôtellerie⁴. Il faut attendre encore quelques années pour que les journaux féminins de l’époque se posent la question de la véritable place des femmes dans l’aviation. Les records ne sont que quelques exceptions qui, sans rien enlever aux difficultés qu’ont rencontrées ces femmes à se faire une place dans un monde essentiellement masculin, mettent en lumière que seule une certaine catégorie de femmes déterminées ou issues de milieux sociaux aisés peuvent faire de ce loisir coûteux une passion et une profession. Soulignons que la licence de pilote de ligne est interdite aux femmes et qu’un peu partout dans le monde, elles volent, quand cela leur est possible, dans l’aviation sportive, publicitaire ou de petit tourisme⁵. Sauf peut-être en U.R.S.S. où des experts aéronautiques de l’union des soviets affirment que « les femmes ont un système respiratoire plus résistant que celui des hommes, (…) elles se ressentent moins de la raréfaction de l’air et des hautes altitudes, si bien qu’avec de l’entraînement elles peuvent devenir d’excellents pilotes »⁶. D’après ces experts si l’on donnait aux femmes appartenant à l’aéronautique deux mois de vacances par an et six mois de vacances spéciales tous les deux ans en cas de maternité, elles surpasseraient les hommes dans le domaine de l’aviation sous tous les rapports et sans exceptions. Mais ce qui préoccupe vraiment les journaux féminins au début des années 1930, c’est la place des femmes dans l’industrie aéronautique et les flagrantes différences de salaire qu’elles connaissent par rapport aux salaires de leurs collègues masculins, comme c’est alors le cas dans la plupart des usines⁷. Les premières femmes à exercer une profession à bord d’un avion dans le sens régulier et rémunéré du terme sont les infirmières de la Croix-Rouge. Dans le cadre de ce qu’on appelle une « aviation sanitaire » des infirmières sont formées afin d’accompagner au mieux des malades⁸. En effet, la profession d’infirmière, légitimement reconnue aux femmes et désertée par les hommes, combine sentiment maternel, serviabilité et sécurité et préfigure ainsi les futures qualités de l’hôtesse de l’air. Mais en tant que telle, la profession d’hôtesse de l’air se répand à partir de 1935 aux états-Unis⁹. En Belgique, la première hôtesse de l’air prend son service en 1946 pour la Sabena¹⁰.

    Voilà donc les débuts d’une profession où la réalité est en dialogue constant avec le mythe et au-delà de celui-ci, avec l’image d’un pays et d’une culture. Les hôtesses voleront très haut, dans un monde où les stars, le glamour et le faste se disputent la première place devant l’objectif des photographes de presse ou de mode¹¹. Bien au-dessus des préoccupations du « personnel rampant », comme il est parfois appelé dans le jargon d’une compagnie, le personnel volant — quelle que soit sa fonction ou son grade — se partage également la fierté et l’admiration du public. Les hôtesses de l’air évoluent dans une réalité complexe dans laquelle les femmes, par le choix de leur profession, auraient résolu de rester d’éternelles jeunes femmes disponibles, belles et sans enfant, largement aidées ou plutôt contraintes en cela par le contrat qu’elles ont signé à leur entrée dans la compagnie¹². En effet, celui-ci prend fin en cas de mariage ou de maternité et l’hôtesse est remerciée à l’âge de 40 ans. Nous verrons que si le métier est proche de celui de l’infirmière et de bien d’autres professions féminines ou qui se féminisent avec l’investissement du secteur tertiaire par les femmes, le mythe qui entoure l’hôtesse de l’air comporte bien des spécificités. Les concours de beauté auxquels les représentantes de la profession vont participer dans les années 1950 et 1960 en font partie et ne font que le renforcer.

    Mais les hôtesses de l’air redescendent aussi sur terre, les deux pieds bien ancrés sur le tarmac de l’aéroport de Zaventem lors d’une manifestation en 1974 afin de révéler pour la première fois au public la face cachée d’un mythe et d’obtenir plus de considération et un contrat identique à celui des stewards¹³. C’est également une hôtesse de l’air de la Sabena, Gabrielle Defrenne, qui se lance dans une série de procès à retentissement européen qui donneront sens à l’article 119 du Traité de Rome faisant ainsi écho au combat mené quelques années plus tôt par les ouvrières de la FN d’Herstal. Cet article ô combien célèbre énonce le principe d’égalité des rémunérations dans la CEE. Gabrielle Defrenne le dotera d’une jurisprudence encore en vigueur aujourd’hui. Le long combat contre les discriminations de carrière mené par les hôtesses de l’air s’inscrit dans l’histoire de la Sabena, Société Anonyme Belge d’Exploitation de la Navigation Aérienne. S’il y a un lien évident entre la beauté d’une hôtesse de l’air, ambassadrice d’un pays à l’étranger et l’image nationale ainsi que, parallèlement, entre la bonne santé de la compagnie et l’excellence du service à bord qui y contribue fortement, il est d’autant plus actif dans le cas de la Sabena. En effet, le déficit chronique de l’entreprise renforce la pression qui pèse sur les épaules du personnel navigant de cabine et son statut hybride de société privée au capital apporté dans des proportions fluctuantes mais toujours imposantes par l’état belge ajoute au caractère national de la profession d’hôtesse de l’air, véritable image de marque de la compagnie portée aux nues dans les campagnes publicitaires.

    C’est aussi à l’intérieur de la Sabena que naît en 1971 la « Belgian Corporation of Flying Hostesses »¹⁴, exemple particulièrement parlant d’une union professionnelle exclusivement féminine et de plus, féministe. Nous verrons ensemble ses débuts difficiles et au travers de son action, les différentes victoires d’étapes vers l’égalité de carrière. Mais nous replacerons aussi la BCFH dans le contexte de l’époque, quelques années après la grève des ouvrières de la Fabrique Nationale d’armes de Herstal en 1966 et en pleine nouvelle vague féministe belge¹⁵. Bien que cette union professionnelle ait la volonté de s’inscrire dans un combat plus large pour les droits des femmes dans le monde du travail, les caractéristiques propres à la profession d’hôtesse de l’air sont à prendre en compte. Si le mythe peut être un bref instant un handicap pour se faire reconnaître comme travailleuse à part entière, l’image populaire et la position d’ambassadrice de la Belgique à l’étranger de l’hôtesse de l’air seront bien vite mises à profit.

    Cet ouvrage envisage la profession d’hôtesse de l’air sous deux angles distincts : celui du mythe et celui de la réalité. Il s’agit là d’une division méthodologique qui se justifie chronologiquement en ce que le mythe naît avec les débuts très particuliers d’une profession pour le moins particulière et subsiste tant que les hôtesses de l’air elles-mêmes ne s’y heurtent pas. Dès la fin des années 1960, à l’étroit dans un contrat qui limite leur carrière tant qu’il préserve l’image stéréotypée de la profession, quelques hôtesses de l’air se lanceront dans une lutte qui allie revendications professionnelles et démythification. Il est donc essentiel pour la compréhension de passer de l’un à l’autre, de reconstruire pierre par pierre les contours de la profession telle qu’elle a été pensée à l’époque pour la déconstruire avec les actrices de cette déconstruction dans une toute autre époque. Cette approche tente de faire le lien entre la féminisation du métier, l’éternel féminin et la féminité qui s’élaborent autour de la profession d’hôtesse de l’air et en constituent le mythe et ce qui empêche la fonction de devenir carrière. Nous suivrons le chemin qui va de l’élaboration d’une féminité, prenant sa source dans une certaine idée d’un éternel féminin des années 1930 et 1940 à la remise en question de celle-ci, lorsqu’il apparaît qu’elle est un frein à l’émancipation et à la considération de la profession dans les années 1970. La première période étudiée est caractérisée par l’augmentation des femmes dans la population active et par la féminisation du secteur tertiaire. Cette féminisation est à comprendre de deux façons : elle résulte tant de la représentation plus grande des femmes dans ce secteur que de la création d’une féminité « consommable » propre au processus de service et de vente. La seconde période étudiée voit la naissance du néo-féminisme en Belgique. En effet, après avoir étudié l’éternel féminin dans la profession d’hôtesse de l’air sous plusieurs angles et s’être questionné sur l’émergence de la profession d’hôtesse dans le secteur tertiaire, il s’agit de replacer la lutte dans son contexte. L’union professionnelle créée par quelques hôtesses de l’air de la Sabena mène à une interrogation plus large sur les spécificités d’une organisation professionnelle indépendante de la part de femmes, quelques années après la grève retentissante des ouvrières de la Fabrique Nationale d’armes de Herstal. La « Belgian Corporation of Flying Hostesses » prend en effet sa source dans un monde syndical qui se veut mixte mais reste essentiellement masculin. Elle trouve également sa place à l’intérieur d’une entreprise qui, dans le cas qui nous occupe, se caractérise par son paternalisme, tant par sa volonté d’établir en son sein un climat familial que du point de vue des rapports entre les genres. L’autre question est de savoir jusqu’à quel point le combat des hôtesses de l’air pour leur carrière peut être considéré comme une lutte féministe telle que celles qui ont eu cours dans les années 1960 et 1970. La présence de comités féministes aux manifestations suffit-elle pour qualifier le phénomène de féministe ? Du contexte de l’époque ou de l’évolution interne de la profession, quel est le facteur qui fut le plus déterminant dans la prise de conscience des hôtesses de l’air des inégalités qu’elles avaient à subir ? Quelle était la volonté des hôtesses de l’air de s’inscrire dans le mouvement féministe global des années 1970 ? Comme nous pouvons nous y attendre, il n’y a pas de réponse univoque à ces questions. C’est pourquoi un démêlage attentif des actions entreprises par les quelques représentantes de la profession, depuis les procès Defrenne à l’activité de la BCFH, prend toute son importance.

    La profession d’hôtesse de l’air se base sur l’idée qu’un certain nombre de qualités et de tâches sont naturelles aux femmes, inscrites dans leur corps et leur psychologie. Ces qualités et tâches sont transposées dans le monde du travail, associées à une définition précise de l’apparence physique requise pour exercer la profession. Le « caractère » féminin, sur lequel le métier se construit, est vu comme inné, éternel et invariable. Cette recherche s’attache donc à l’image de l’hôtesse de l’air comme construction sociale et culturelle. Elle est l’occasion d’observer le modèle social et culturel de féminité (de la même façon qu’il existe un modèle de masculinité) et une certaine idée de l’éternel féminin à l’œuvre dans le cadre d’une profession.

    Ce faisant, cette recherche se place au cœur de l’histoire du genre et apporte une pierre à l’histoire du travail des femmes. Le modèle bourgeois de la femme au foyer, construit au

    xix

    e siècle, a longtemps occulté le fait que les femmes ont toujours travaillé¹⁶. Si les travailleuses sont largement invisibles dans les statistiques du travail, celles qui dénombrent les célibataires, veuves ou divorcées — en Belgique, les recensements indiquent qu’elles sont entre 55 et 57% des femmes en âge d’être mariées tout au long du

    xix

    e siècle — démontrent que ce modèle n’est pas celui qui est le plus répandu bien qu’il soit celui qui s’impose avec le plus de force¹⁷. En outre, aborder la question du travail des femmes par le biais des femmes sans mari pour subvenir à leurs besoins occulte la large part du travail des femmes mariées : les épouses d’agriculteurs, d’artisans ou de commerçants¹⁸. De même, les tâches qui s’effectuent à l’intérieur de la sphère privée (l’industrie rurale ou l’industrie textile, par exemple, donnaient lieu à beaucoup de métiers qui s’effectuaient à domicile) ou les activités qui ne sont pas toujours reconnues par un salaire (blanchisseuse, lingère,…) participent à l’invisibilité et rendent difficile l’écriture de l’histoire du travail des femmes.

    L’occultation du travail des femmes vient également du fait que la profession ne s’inscrit pas dans le modèle classique de féminité alors qu’elle est constitutive de la masculinité, en raison de la division sexuée des rôles et des domaines d’activité dans nos sociétés. D’où l’enjeu que représente l’entrée des femmes dans ce bastion masculin, à fortiori dans des professions jugées masculines et prestigieuses. À la fin du

    xix

    e siècle, les premières femmes avocates ou médecins n’ont exercé le métier pour lequel elles avaient été formées qu’après un long combat pour l’ouverture de la profession aux femmes¹⁹. Le travail comme vecteur de l’identité masculine se donne alors à voir tant il semble menacé. Par ailleurs, exercer un métier d’homme, pour une femme, signifie une perte de sa féminité, ne plus exactement être femme.

    La controverse autour de l’emploi féminin, qu’il vole aux hommes le prestige d’une profession ou plus pragmatiquement leur place au sein d’une entreprise, cache mal le fait que les femmes exercent le plus souvent des professions féminines au sein desquelles elles n’entrent pas en concurrence avec les hommes. Même si elles mettent à mal l’image de la femme au foyer, les professions féminines inquiètent moins car elle recomposent, à l’intérieur du domaine de l’emploi, la division sexuée des rôles et des sphères d’activité. Entrer dans le monde du travail par la porte de la féminité parait naturel et justifie même l’emploi féminin. Les femmes trouvent adéquatement leur place dans le monde du travail lorsque l’activité salariée prolonge l’activité maternelle ou ménagère. C’est le cas pour les professions d’infirmières, d’assistantes sociales ou encore d’institutrices²⁰. En outre, sont reconnues aux femmes « Souplesse du corps, agilité des doigts — ces « doigts de fée », habiles à la couture et au piano, propédeutique du clavier de la dactylo et de la sténotypiste —, dextérité qui fait merveille dans les montages électroniques de précision, patience, voire passivité qui prédispose à l’exécution, douceur »²¹. Autant de qualités qui en font de bonnes ouvrières « demoiselles » du téléphone ou secrétaires. C’est au tournant du

    xix

    e siècle et du

    xx

    e siècle que se raisonne cette segmentation du « marché » du travail, selon l’idée que les hommes créent et les femmes reproduisent, alors qu’augmente le nombre d’employées de bureau²².

    Étudier la profession d’hôtesse de l’air fait non seulement le constat de cette fort adéquate utilisation de la féminité qui explose après la Seconde Guerre mondiale avec l’entrée massive des femmes dans le secteur tertiaire mais, la voyant à l’œuvre, en étudie également toutes les implications. En effet, lorsqu’est mise en avant l’identité féminine de la travailleuse, elle supplante souvent une éventuelle identité professionnelle. Lorsque les aptitudes sont considérées naturelles, elles ne doivent rien à l’apprentissage, aux qualifications ou à l’effort.

    L’identité professionnelle se définit également en termes de carrière. Or, pour en revenir à l’invisibilité du travail des femmes tant dans les statistiques que dans l’histoire, Sylvie Schweitzer se demande très justement comment se définit une femme qui fut « successivement ouvrière dans une tréfilerie, femme de ménage, vendeuse dans un grand magasin, employée dans un service de statistique ? »²³. Dans les chiffres, sous quelle dénomination l’historien-ne retrouvera cette femme dont la vie active fut segmentée par le mariage, les naissances ou l’éducation des enfants ? De plus en plus, dans cette élaboration d’une histoire du travail « qui ne s’écrirait plus seulement au « masculin neutre »²⁴, le rapport à la carrière vient compléter le simple dénombrement des travailleuses au cours des siècles. La question n’est plus seulement combien de femmes ont travaillé ou travaillent mais bien l’évolution du rapport au métier, à la profession et donc à l’identité professionnelle. Cette évolution est également sensible lorsque les femmes sans emploi ne se disent plus femmes au foyer mais chômeuses. Lorsque dans les années 1960 les hôtesses de l’air veulent voir disparaître les limites à leur contrat d’emploi (à savoir le mariage, la maternité et l’âge), elles témoignent, au sein d’un mouvement plus large des travailleuses en faveur de l’égalité des traitements, d’un moment charnière. Elles envisagent leur activité non plus comme une parenthèse entre la vie de jeune fille et celle de femme mariée mais comme un métier et une carrière.

    Si le travail est un vecteur d’identité, le syndicalisme l’est également. L’histoire du syndicalisme a d’abord été écrite par ses pères dans un souci d’asseoir le militantisme et l’identité du mouvement, avant d’être investiguée par les sociologues et les historien-ne-s sous l’angle d’une tendance syndicale ou d’un secteur d’activité²⁵. Les luttes et les grèves peuvent faire l’histoire d’une profession. Elles participent à la force de son identité et agissent sur le sentiment d’appartenance. C’est notamment le cas pour les cheminots français dont l’histoire s’écrit au rythme de ses luttes sociales, ne serait-ce que par les nombreuses grèves menées sous l’Occupation, signant leur engagement dans la résistance. La combativité fait partie de l’identité du cheminot et inversement, l’image du travailleur du rail est devenue l’un des symboles de la lutte ouvrière. Autre exemple français : l’histoire des filles des chèques postaux est écrite par une militante comme une contribution au syndicalisme des Postes, Télégraphes et Téléphones (PTT)²⁶. Cela laisse entrevoir son attachement à la cause, ce qui n’enlève rien à la qualité de l’ouvrage. Celui-ci explique comment ces femmes prennent goût à la lutte collective en 1968, année marquée non seulement par son fameux mois de mai mais aussi par l’automatisation du traitement des chèques postaux²⁷. Attendue comme une amélioration des conditions de travail, cette automatisation le segmente et le déqualifie. Naît alors un syndicalisme féminin fort, surprenant la direction et les collègues masculins, qui écrit une page de l’histoire des travailleuses des PTT.

    Le syndicalisme se conjugue également avec le genre, lorsqu’une lutte sociale doit composer avec une féminité ou une masculinité fortement constitutive de l’image d’une profession. Quand Michel Pigenet étudie le cas des dockers français, il dit se trouver au cœur « des processus croisés de construction des identités de genre, de métier et de classe »²⁸. Dans cette profession qui connaît une forte pénibilité, l’image d’une virilité robuste et pouvant à l’occasion se montrer violente dans la lutte est un élément à part entière de la solidarité professionnelle. Par ailleurs, se prémunir des risques par le respect des mesures de sécurité — dans ce métier pourtant dangereux — ou ne pas tenir l’alcool, c’est manquer de virilité et risquer de ne plus faire partie du groupe. En conséquence, l’auteur constate que les dockers battent tous les records d’accidents professionnels. « Intermittence, modicité des tarifs, savoir-faire occultés par l’omniprésente référence aux aptitudes musculaires « naturelles », etc., les conventions

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