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Entre les mondes de Death Stranding: Créer le lien par le jeu
Entre les mondes de Death Stranding: Créer le lien par le jeu
Entre les mondes de Death Stranding: Créer le lien par le jeu
Livre électronique436 pages6 heures

Entre les mondes de Death Stranding: Créer le lien par le jeu

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À propos de ce livre électronique

Une analyse complète de l'histoire qui se cache derrière la création du jeu vidéo "Death Stranding".

Death Stranding a marqué un renouveau pour l’auteur Hideo Kojima. Après des dizaines d’années à rester prisonnier de sa saga à succès Metal Gear Solid, son éviction de Konami lui a permis de fonder son propre studio, Kojima Productions. Death Stranding est le fruit de quatre années de labeur et de sa volonté de toujours faire avancer le médium vidéoludique. Avec Entre les mondes de Death Stranding. Créer le lien par le jeu, Antony Fournier propose de multiples pistes de lecture autour de cette œuvre foisonnante et singulière, en revenant en détail sur le parcours de Kojima, l’histoire de la création du jeu, son univers complexe et, bien sûr, son gameplay original et ses thématiques bouleversantes.

Découvrez tous les secrets de votre jeu vidéo préféré, "Death Stranding" !
LangueFrançais
Date de sortie20 mai 2021
ISBN9782377843077
Entre les mondes de Death Stranding: Créer le lien par le jeu

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    Aperçu du livre

    Entre les mondes de Death Stranding - Antony Fournier

    QUE l’on soit joueur confirmé ou novice, que l’on regarde quelqu’un y jouer sur YouTube ou à ses côtés, aborder Death Stranding revient simultanément à entamer le livre d’une vie par l’un de ses derniers chapitres et à plonger les mains jusqu’aux coudes dans la psyché de son auteur. Le douzième jeu d’Hideo Kojima ¹ constitue surtout son tout premier titre en tant que développeur indépendant. Un changement de statut crucial pour le créateur qui, après une trentaine d’années passées chez Konami, se trouvait libéré à la fois de la licence majeure de sa carrière et de son éditeur. Une liberté au goût amer, qui fut payée au prix fort, mais une liberté néanmoins souhaitée de longue date. Déjà en 2002, Kojima exprimait la volonté de s’affranchir de Metal Gear pour concevoir d’autres choses, pour explorer d’autres voies tant ludiques que créatives. De cette frustration semi-consentie sont nés les épisodes de la saga MGS : chacun un nouveau terrain d’expérimentation pour des idées sans cesse approfondies, chacun un champ d’expression inédit, en phase avec les diverses périodes de la vie du studio et de son fondateur. Des jeux qui, tout en se voulant aussi différents que possible les uns des autres, se virent, du fait de leur nature de suites enfermées dans leur propre genre, comme contraints malgré eux à cette idée de « cage » de liberté évoquée à la fin de Metal Gear Solid 4. Peu importe les idées créatives ou la liberté que l’on a de les matérialiser en tant qu’auteur, il y a toujours de l’autre côté du processus des contraintes, des limites auxquelles on est naturellement confronté : impératifs financiers, technologiques, narratifs, limites humaines, etc.

    Dès lors, nombreux étaient ceux, parmi ses fans, qui n’attendaient qu’une chose de Kojima, plus encore qu’un prochain Metal Gear : qu’il s’attelle à la création d’un nouvel univers. En cela, l’annonce de Death Stranding en 2016, après la fin du développement chaotique de Metal Gear Solid V et l’annulation de Silent Hills, suffit à elle seule à répondre d’emblée aux attentes, à susciter curiosité et excitation de la part du public. Enfin, Kojima allait faire quelque chose qui ne serait pas Metal Gear, et plus encore, qui ne dépendrait pas du bon vouloir de Konami. « En un sens, je recommençais ce que j’avais déjà fait il y a trente ans », confiera-t-il durant la promotion du jeu. « Mon objectif est le même que lorsque je développais Metal Gear : créer quelque chose de nouveau, quelque chose à quoi les gens n’auraient pas encore joué. »

    Plus qu’une œuvre vidéoludique, Death Stranding est pour son créateur le symbole d’un nouveau départ, la poursuite d’une transition amorcée par le diptyque MGS V : Ground Zeroes/Phantom Pain, voire, diront certains, par Metal Gear Solid : Peace Walker. L’expression (presque) sans contraintes d’un game designer vétéran de 52 ans et de son équipe, sur ses lubies et inspirations du moment, jusqu’aux préoccupations de toute une vie. Tandis que la quasi-totalité de son œuvre s’avère, entre bien d’autres choses, reconnue pour ses réflexions permanentes sur le sens du réel et de la fiction, pour son quatrième mur brisé de mille et une manières, la proposition de Death Stranding se veut sensiblement différente. Un récit à la lisière des mondes, aux frontières des univers collectifs et individuels, à la limite entre foi et science, entre vie et mort, entre les deux côtés d’un miroir. Ce même miroir que Kojima faisait justement voler en éclats dans l’une des fins de Metal Gear Solid V, Death Stranding nous y plonge tête la première et nous demande d’aller à la rencontre de ce qui se trouve au-delà : l’autre, l’étranger, l’inconnu.

    Reprenant une nouvelle de Kōbō Abe (Nawa, « la corde » en français), Kojima décrivait ainsi son intention dès l’annonce du jeu, en 2016 : « Le bâton est le premier outil crée par l’humanité, pour se protéger. Le second outil est la corde. La corde est un outil utilisé pour mettre en sécurité, pour rapprocher les choses qui vous sont chères. La plupart des jeux utilisent le bâton. On frappe, on tire, on attaque. La communication ne se fait souvent que de cette manière. Je voudrais que les gens communiquent non plus par l’équivalent du bâton, mais par celui de la corde. »

    Ainsi peut-on grossièrement résumer toute l’idée directrice de Death Stranding : une corde liant entre eux les mondes, les gens, les idées ; s’affranchissant de toute séparation, de toute division, de toute barrière. Une corde et une infinité de mains pour la tenir, l’étendre, la soutenir. En cela, le jeu se veut extradiégétique² à l’extrême : tout a beau y être fictif par nature, chaque élément trouve une part de son sens dans le réel, dans le quotidien de son auteur, dans ses influences, dans ses fréquentations, dans le travail de ses équipes… et dans son audience. Une évidence à l’origine de tout le processus créatif et artistique qui pousse Kojima dans ses diverses réflexions, qu’il illustre par le jeu et utilise pour faire de chacun de ses titres un nouvel objet artistique. Des œuvres qui, à l’inverse de beaucoup d’autres jeux plus légers, n’auraient jamais pu exister ni être dirigées par qui que ce soit d’autre que lui.

    Aborder Death Stranding revient à lire l’un des derniers chapitres d’une vie. C’est pourquoi le livre que vous tenez entre les mains va tenter, avant d’aborder le jeu à proprement parler, de replacer au maximum dans son contexte chaque élément qui le compose. Bien qu’elles soient souvent séduisantes, les théories et interprétations diverses quant aux thématiques et questions laissées en suspens par le jeu n’auront qu’une place très réduite dans cet ouvrage. Nous avons préféré en effet le dédier à l’œuvre en elle-même, au sens qu’elle peut revêtir, aux symboles, aux discours, aux messages qui y sont véhiculés. À son idée matricielle, idéaliste, que le monde n’existe que par les liens qui unissent toute chose et tout être, par la compréhension que nous en avons et par la manière dont nous choisissons à travers ces liens de vivre, de mourir et de transmettre.

    L’AUTEUR

    Tombé nez à nez avec un Atari ST alors qu’il n’avait même pas quatre ans, Antony Fournier a pour ainsi dire joué toute sa vie. De cette passion dévorante naquirent une curiosité et un intérêt pour les autres arts et les cultures, qu’il s’injecte depuis quotidiennement en intraveineuse. À désormais un peu plus de trente ans, il reste convaincu d’une chose : c’est par la découverte, la curiosité et le partage des cultures que s’accomplit le cours d’une vie.


    1. Selon que l’on compte ou non Metal Gear Solid V comme un ou deux titres, selon que l’on considère ses implications dans Tokimeki Memorial, Boktai ou encore Zone of the Enders.

    2. La diégèse représente l’univers d’une œuvre, la perception qu’en ont les personnages, le lecteur ou l’auteur. Diégétique désigne le point de vue du personnage sur l’univers dans lequel il vit, ses pensées et ses actions en son sein. Extradiégétique désigne un point de vue extérieur à la fiction.

    Rétrospective

    « Heading Off. »

    Comme un grondement de tonnerre précédant l’orage, ce simple « départ » posté sur Twitter le 16 mars 2015 par Hideo Kojima – accompagné d’une capture d’écran de Big Boss, le héros de son jeu, sur le point de quitter sa Mother Base – fut le premier signe annonciateur de la fin. Initialement pris par ses fans de manière anodine comme l’un des très nombreux tweets promotionnels du développeur, ce message trouva un écho tout à fait différent quelques jours plus tard. En effet, le logo de Kojima Productions ainsi que la mention « A Hideo Kojima game » disparurent de toutes les pages officielles dédiées à Metal Gear Solid V et aux précédentes productions du studio. Très vite, la nouvelle fut officialisée sur les réseaux : le créateur et toute son équipe de développement étaient désormais de simples employés contractuels chez Konami, et ce jusqu’au 15 décembre de la même année. Il leur incombait la tâche de finir le développement de MGS V en temps et en heure pour sa sortie, dont la date dévoilée plus tôt dans le mois était fixée au 1er septembre. Au fil des derniers mois de production, tandis que la raison même de la rupture n’était toujours pas clairement communiquée dans la presse, les bruits de couloirs se répandirent sur la toile. Les hypothèses et théories se multiplièrent, chaque nouveau témoignage anonyme, chaque décision de Konami ou message de Kojima étant analysé, commenté et décortiqué à travers le prisme de cette séparation. Depuis une direction devenue « folle » – ne supportant plus le traitement de faveur dont bénéficiait le créateur – selon les sources internes, jusqu’aux langues plus ou moins déliées de ses collaborateurs et ami(e) s, chacun put y aller de son commentaire sur ce qui fut sans le moindre doute l’un des événements médiatiques vidéoludiques majeurs de l’année. Le dernier coup de poignard à destination de ce que Kojima annonçait depuis un moment comme son ultime Metal Gear, sa conclusion à la saga.

    Le 16 décembre 2015, soit le lendemain de la fin du contrat liant Kojima à Konami, deux annonces tombèrent. Hideo refondait son studio Kojima Productions en tant qu’indépendant, avec dans ses effectifs une part des employés ayant quitté le navire avec lui. Dans le même temps, Sony, par le biais de son président Andrew House et de Kojima lui-même, annonçait en vidéo un partenariat avec ce « tout nouveau » studio. Tandis que les soutiens et acclamations affluaient du monde entier, aussi bien de la part de la presse, des proches, de l’industrie et du public, Kojima dévoilait dans la foulée le nouveau logo de l’entreprise : un crâne humain, dans un casque de cosmonaute aux formes médiévales. Le créateur expliqua que cela traduisait l’ambition du studio :

    « Ouvrir la voie vers de nouvelles formes de jeux, avec une technologie de pointe et l’esprit des pionniers. » Un dogme pas si éloigné, nous le verrons au cours de ce chapitre, de l’esprit que le studio véhiculait déjà durant ses dernières années passées chez Konami.

    Car s’il est indispensable d’évoquer la manière de penser, de concevoir et de créer de Kojima Productions, il l’est tout autant de revenir d’abord sur celles et ceux qui composent le studio, depuis son iconique créateur jusqu’aux développeurs et artistes qui l’ont suivi dans cette nouvelle aventure.

    1963-1986 – Hideo Kojima : Imaginaire sans frontières

    Né le 24 août 1963 dans le quartier de Setagaya à Tokyo, c’est dans le Kansai qu’Hideo Kojima passe ses jeunes années. Il est dès le plus jeune âge initié par ses parents au cinéma occidental, qu’ils affectionnent particulièrement. Son père, Kingo Kojima, pharmacien de profession, est également artiste sur son temps libre, aimant sculpter et faire des maquettes. Il lui transmettra son sens du détail, sa méticulosité. La télévision devient l’un des remparts favoris d’Hideo contre la solitude qu’il ressent presque en permanence, même entouré d’amis : il prend l’habitude de l’allumer dès son retour de l’école, passant ses soirées à rêver devant la petite lucarne. Les anecdotes concernant son enfance sont célèbres. Ses parents lui interdisent par exemple d’aller se coucher tant que le film du soir n’est pas terminé. Lorsqu’ils l’autorisent, à partir de dix ans, à aller seul au cinéma, c’est à la condition qu’il ramène avec lui la brochure du film qu’il vient de voir et qu’il en discute avec eux. Hideo s’éduque en observant le monde qui l’entoure, s’abreuvant de programmes locaux autant que de films étrangers. Il développe donc très tôt un regard critique sur l’art et sur la culture ; un regard affranchi de toutes frontières, ses influences ne se bornant pas aux seules limites du Japon.

    « J’ai toujours eu énormément d’idées, écrire n’a jamais été un problème. La partie difficile est de matérialiser ces idées », confiera-t-il dans une vidéo de développeur sur la chaîne YouTube officielle de PlayStation, fin 2019. Il déborde de rêves, le premier pas de l’homme sur la Lune en 1969 le captive et le marque à jamais, au point qu’il caresse du haut de ses six ans un but qu’encore aujourd’hui il évoque avec malice et excitation : devenir astronaute. Très créatif et poussé en ce sens par ses parents, il tentera rapidement à son tour d’exprimer ses idées sous diverses formes. Il s’essaiera naturellement, comme de nombreux enfants et adolescents de sa génération, à l’exercice cinématographique, utilisant une caméra 8 mm pour réaliser des courts-métrages à destination de concours ou pour s’amuser. Faute de moyens, c’est sur le papier qu’il couche ses premières histoires, sous forme de nouvelles ou de mangas, qu’il enverra à divers éditeurs en essuyant refus sur refus. Ce n’est pas pour rien : certaines de ses histoires sont longues de plusieurs centaines de pages ! Une densité rendant ses œuvres parfaitement impossibles à publier dans une revue, et qui traduit déjà le besoin vital de raconter, de partager, qui anime le futur créateur. À son sentiment de solitude s’ajoute rapidement, à la suite de ses premières « œuvres », la frustration liée aux contraintes techniques de son environnement, de son matériel et de ses moyens. Les limites de son contexte.

    S’il admet volontiers avoir plusieurs fois frôlé la mort, en manquant par exemple de se noyer ou de passer sous un train, c’est une épreuve autrement plus traumatisante qui marque son entrée dans l’adolescence : le décès de son père. À la douleur du deuil de l’une des deux figures majeures de sa vie s’ajoutent les difficultés financières que rencontre la famille. Hideo, tout en souhaitant se diriger vers une carrière de réalisateur ou d’illustrateur, est également lucide : il ne dispose ni d’école à proximité de chez lui capable de lui enseigner les rouages du cinéma, ni de réelle perspective d’avenir stable dans ce milieu, le cinéma japonais de l’époque n’ayant pas les moyens ou la technique pouvant satisfaire ses ambitions créatives. De plus, la norme sociale nippone voit d’un très mauvais œil les choix de carrière n’assurant aucune sécurité financière. Son oncle, également artiste et en difficulté, achève de le convaincre de mettre ses ambitions de côté. Il opte finalement pour des études d’économie.

    À l’université, il fait figure de rêveur et d’excentrique auprès de ses professeurs et de ses amis. Continuant d’écrire et de tenter de faire publier ses nouvelles, c’est à cette période qu’il découvre le monde du jeu vidéo, au moyen d’une Famicom de Nintendo, l’équivalent japonais de la Nes. C’est grâce à ce temps passé devant notamment Super Mario Bros. qu’il réalise le potentiel du médium. S’il n’est pas encore au niveau du cinéma du point de vue des moyens techniques, narratifs et de la portée émotionnelle, le jeu vidéo est déjà capable, aux yeux de Kojima, de raconter des histoires comme aucun autre support ne pourrait lui permettre de le faire. Confiant dans l’avenir et l’évolution que les jeux vont connaître, il entrevoit, à travers la simple aventure du plombier sautillant et de sa princesse, ce que beaucoup méprisaient alors : un champ d’expression narratif et ludique potentiellement infini, qui lui offre une alternative séduisante à son ambition première. Le jeu vidéo est encore loin de rivaliser avec le cinéma, ou d’être comparé à la littérature. Mais déjà, grâce justement à la notion de jeu, à ce concept d’interaction ludique entre l’œuvre et le joueur, il peut être une nouvelle forme d’expression artistique au croisement de toutes ces disciplines. Aussi Kojima surprend-il nombre de ses proches lorsqu’il annonce son désir de travailler dans l’industrie vidéoludique, peut-être alors le seul secteur qui était encore plus mal considéré que le septième art. Ses amis veulent le faire changer d’avis et lui demandent de repenser sa décision. Rien n’y fera.

    1986-1994 – Les esclaves du Metal (Gear)

    C’est ainsi qu’en 1986, Hideo Kojima réussit à décrocher un emploi chez Konami, un éditeur et développeur de jeux basé essentiellement dans le Kansai, dont la structure de Kobe est alors divisée en trois unités, chacune chargée des différents supports : Arcade, Famicom et MSX³. Hideo fait partie de cette dernière. Il a alors 23 ans, très peu d’expérience ou de connaissances relatives au développement de jeux ou à une quelconque maîtrise des machines de l’époque. Déterminé, mais pas insensible aux réactions négatives de ses proches, il admet avoir postulé précisément dans cette entreprise parce qu’il s’agissait à l’époque de la seule qui était cotée en bourse. Une manière selon lui de rendre socialement plus acceptable son choix de carrière. Une légitimité certes artificielle, mais que Nintendo ou SEGA n’auraient en 1986 pas pu lui offrir. Loin de le dissuader, l’animosité de ses proches vis-à-vis de son choix de carrière réaffirme également sa volonté de créer dans ce milieu, de prouver au monde entier qu’il a raison. Il déclarera au journal The Guardian, en 2012 : « Dès le départ, je pensais que ce que je faisais était de l’art. Je sentais que le monde attendait de voir ce que le jeu vidéo pouvait avoir à offrir. C’était une énorme motivation pour faire de mon mieux, pour leur montrer. »

    Son premier poste sera celui, absent du générique, d’assistant-réalisateur sur Penguin Adventure. Sortie en 1986 et dirigée par Hiroyuki Fukuii, cette suite d’Antarctic Adventure (1983) narre les péripéties d’un manchot chargé d’aller chercher une pomme dorée à l’autre bout du continent et de la transporter dans son village afin de sauver la princesse tombée dans le coma. En tant qu’assistant, le travail de Kojima se limite alors à apporter chaque jour de nouvelles idées au projet, que les développeurs peuvent exploiter. Le jeu est aujourd’hui encore considéré comme l’un des tout meilleurs titres de la MSX, notamment grâce à ses secrets et à la présence de deux fins.

    Rapidement, on lui confie la direction de son premier « vrai » projet, en fait les restes d’un titre avorté dont les éléments déjà créés pourront être réutilisés pour un nouveau jeu. Baptisé Lost Warld, le projet souffre à la fois de son statut de récupération et du manque d’expérience de Kojima. Annulé au bout de trois mois à peine, il ne verra jamais le jour. Totalement démoralisé par le déroulement de ce qui lui semblait être son premier jeu, le game designer hésite. Devrait-il quitter le navire tant qu’il le peut encore ? Ce serait donner raison à la fois à ses amis de classe, à ses anciens professeurs, mais également à ses collègues qui, du fait de son manque de connaissances en matière de programmation, ne voyaient en lui qu’un jeune qui s’était trompé de porte. Il ne s’y résoudra pas, d’autant qu’un nouveau projet, certainement celui de la dernière chance, lui est confié : un jeu d’action dans un contexte de guerre, genre alors populaire dans les salles d’arcade et au cinéma. L’affaire n’est pas mince, puisque l’ordinateur auquel le jeu est destiné, le MSX 2, se révèle tout simplement incapable de gérer à l’écran suffisamment d’éléments pour pouvoir réaliser un jeu d’action potable, encore moins pour retranscrire la guerre aussi fidèlement que l’aurait souhaité Kojima. De surcroît, celui-ci éprouve d’emblée un certain malaise à l’idée d’adapter virtuellement les fusillades et bombardements qui avaient terrifié ses parents et qui peuplaient les histoires de son enfance. Inspiré à la fois par le film La Grande Évasion (John Sturges, 1963) et par ce discours antimilitariste qui lui a été transmis, il contourne le souci en imaginant un jeu d’un genre nouveau, dans lequel le but serait d’éviter les soldats, de se cacher d’eux plutôt que de les confronter. Dans lequel il serait possible de finir l’aventure presque sans utiliser d’armes à feu – exception faite, du moins à l’époque, des affrontements contre les boss. Dans lequel le but à atteindre ne serait pas la mort du « méchant » au terme d’une succession de niveaux, mais la neutralisation d’une arme nucléaire, aboutissement d’une longue trame scénarisée. Dans sa tête, Metal Gear est déjà né et, s’il a de prime abord bien du mal à convaincre ses collègues de l’intérêt ludique d’un jeu a priori de cache-cache, les tests et les ventes du jeu à sa sortie lui donneront raison. Hideo Kojima, alors très loin d’atteindre le statut d’icône auquel les médias le hisseront plus tard, se frotte ici « à la dure » au monde du développement vidéoludique. De la première mission de Solid Snake transparaît aujourd’hui encore l’empathie du joueur pour l’univers souhaité par l’auteur au moyen du gameplay ainsi que l’importance accordée aux thèmes à travers l’écriture, la narration et l’environnement⁴. « Je ne veux pas que mes personnages soient de simples lignes de code. Il faut qu’ils soient comme de vraies personnes, qu’ils soient vivants, organiques. Je veux également retranscrire les difficultés qu’ils traversent », expliquera-t-il en 2016 lors d’un entretien accordé à la chaîne Sky News, revenant sur le début de sa carrière et son processus créatif.

    Bien que fort d’une belle victoire, le designer en ressort néanmoins grandement frustré. D’une part, étant le plus jeune de son équipe et responsable de l’annulation de Lost Warld, il a eu toutes les peines du monde à se faire entendre. Il doit beaucoup de son succès au vétéran de l’équipe, Naoki Matsui (créateur du shoot’em up Nemesis/Gradius, sorti en 1985), qui avait accepté de l’écouter avant de finalement plaider sa cause auprès des décisionnaires. D’autre part, malgré le succès (quoique sur le long terme) critique et public du jeu, ainsi que les louanges faites tant de l’aspect technique que de l’approche novatrice du jeu de guerre, le développeur n’a pas pu réaliser exactement ce qu’il avait en tête, en raison de son manque d’expérience et de poids dans l’entreprise. En effet, les développeurs du jeu préféraient parfois suivre leur instinct plutôt que ses consignes, que ce soit au niveau du visuel ou du game design, altérant ainsi l’intention désirée. Il décide donc de créer un jeu d’aventure en écrans fixes, dans la veine de The Portopia Serial Murder Case, un jeu d’enquête développé par Enix en 1983 qui avait fait, aux côtés de Mario, forte impression sur Kojima durant ses études. En optant volontairement pour un projet moins demandeur de connaissances techniques, moins gourmand en ressources et bien plus simple à développer tout en visant un public plus restreint (et surtout un projet dont l’attrait principal se trouve dans l’écriture et la profondeur du sujet), Kojima s’assure une maîtrise concrète sur l’exécution de ses idées, sur le code et sur le résultat final. Tandis que Konami, après un portage Nes de Metal Gear fortement tronqué, va entamer la mise en chantier d’une suite (le très méprisé Snake’s Revenge), Kojima s’attèle à son second jeu.

    Une histoire dédiée aux « Cyberpunks »

    Récit à la croisée du film Blade Runner (Ridley Scott, 1982) et de la série animée Bubblegum Crisis (1987), reprenant à son compte de manière assumée l’idée du roman The Body Snatchers de Jack Finney, Snatcher est développé par moins de dix personnes, à partir d’une gigantesque encyclopédie regroupant scénario, storyboards et concept arts élaborés par Kojima et Tomiharu Kinoshita. Désireux, après avoir vu un autre jeu d’aventure tout récent d’Enix (JESUS, sorti en avril 1987), de développer le leur sur l’ordinateur NEC PC-88, Hideo et son équipe, supervisés par Naoki Matsui et baptisés dès lors la TEAM METALSLAVE⁵, n’ont le feu vert qu’à la condition qu’il en soit également prévu une version MSX 2, ce qu’ils acceptent sans hésiter.

    À bien des égards, Snatcher constitue le premier jeu réellement marqué de la « patte » Kojima, révélant son style narratif et artistique aux yeux de son public (japonais à tout le moins). Il est également, pour le créateur, l’œuvre au terme de laquelle vont se graver en lui des réflexions, des idées sur le jeu vidéo et sur l’être humain que la quasi-totalité de ses productions ultérieures approfondiront, enrichiront et réinventeront sans cesse. L’histoire se situe dans la mégalopole futuriste de Neo Kobe, équivalent virtuel de la capitale de Honshu, ville du siège de Konami. Un lieu familier pour l’auteur, au sein duquel il va disséminer nombre de références aux titres de l’éditeur, à la ville en elle-même, ou à ses amours cinématographiques : l’un des bars principaux du jeu emprunte son nom, Outer Heaven, à la forteresse de Metal Gear ; le logo de Konami sert d’enseigne à une boutique, même le building emblématique de la société a droit à un écran dédié. Essentiellement composée de textes et de dessins numérisés ou animés, la mise en scène de ce jeu d’aventure lui laisse davantage de liberté de réalisation que son précédent titre. Il cherche ainsi à se rapprocher du cinéma et du manga. Toujours dans une volonté de proximité entre septième art et création vidéoludique, en s’affranchissant de leurs barrières respectives, Hideo Kojima n’hésite pas à faire de ses héros des alter ego à peine déguisés de ceux des films dont il s’inspire. Si Metal Gear empruntait volontiers le nom de son héros au New York 1997 de John Carpenter, Snatcher pousse un peu plus loin le sentiment de « copie ». Les personnages de Gillian Seed et Randam Hajile sont directement construits d’après Deckard et Roy Batty dans Blade Runner, respectivement joués par Harrison Ford et Rutger Hauer⁶. Enfin, la femme de Gillian, Jamie Seed, semble fortement calquée sur l’actrice Lindsay Wagner, à l’époque surtout connue pour son rôle de Jaime Sommers dans les séries Super Jaimie et L’Homme qui valait trois milliards. Admirateur de l’actrice, Kojima aura finalement l’occasion de collaborer avec elle quelque trente ans plus tard, sur Death Stranding.

    En multipliant de la sorte clins d’œil et références, en ajoutant au jeu des phases de tir et des idées de gameplay originales⁷ faisant appel aux diverses possibilités du médium, Hideo Kojima interpelle le joueur pour la première fois directement à travers son écran, au-delà du simple cadre du jeu. Pour ce créateur déterminé à « rendre possible l’impossible », le quatrième mur sera pour lui davantage une porte, un simple obstacle sur lequel construire une passerelle. Son lien direct avec les joueurs. Une forme de communication tantôt explicite, tantôt subtile, régulièrement basée sur la culture et le partage d’un socle d’univers communs, poussant à la curiosité, à l’échange et à la découverte. Snatcher, en plus d’être une véritable capsule temporelle témoignant de la fascination de Kojima pour les œuvres des cinéastes Ridley Scott (Alien, Blade Runner) et James Cameron (Terminator, Titanic), ainsi que pour les jeux de ses collaborateurs, se permet également nombre de réflexions par cette approche méta. On en retiendra notamment de belles répliques vis-à-vis de l’influence supposée néfaste des jeux violents sur le public, de l’exercice de la censure, de la réalité et de la fiction. Souvenez-vous, nous ne sommes toujours qu’en 1988, époque où la plupart des acteurs de l’industrie vidéoludique considèrent qu’un « jeu vidéo n’a pas besoin de scénario ».

    Dense, Snatcher l’est indéniablement. Trop dense ? C’est sûrement l’avis de Konami. Nous l’avons vu plus haut, pendant la phase de conception, l’histoire rédigée par Kojima pour le titre s’étale sur plusieurs centaines de pages. Un volume de textes et de dessins démentiel pour un jeu de l’époque, qui inquiète en raison de la faible capacité des disquettes. Tandis que le jeu cumule les retards, mettant à l’épreuve la patience des producteurs et de la division marketing, mais épuisant également les développeurs – il s’agit de leur premier jeu à destination du PC-88 –, Kojima, lui, s’emballe, revenant régulièrement à la charge avec de nouvelles idées. À l’origine planifié en six chapitres, Snatcher n’en contiendra que la moitié, la direction ayant suggéré à Kojima de réserver la suite pour un éventuel Snatcher 2. Malgré cette décision, la somme de travail à accomplir reste énorme et le développement s’éternise, ramenant Hideo à sa situation de doute pré-Metal Gear quant à la faisabilité même du projet. C’est finalement au terme de près d’un an et demi de développement⁸ que le titre voit le jour… amputé de sa conclusion, l’équipe ayant manqué du temps nécessaire à l’intégration du troisième et ultime chapitre. Snatcher, dans ses versions MSX 2/PC-88 d’origine, se termine donc sur la note funeste du chapitre 2, laissant les personnages dans une situation non résolue et un nombre certain de questions en suspens. Cela ne vous rappelle rien ? Nous y reviendrons.

    Il faudra attendre quatre ans pour que le chapitre 3 soit ajouté à l’histoire, dans la version PC Engine du jeu, sortie en octobre 1992. Déjà passé par là en 1990, SD Snatcher est un jeu de rôle développé dans un style chibi⁹ et réinterprétant le scénario du jeu dans un autre genre ludique. Il en a par ailleurs profité pour inclure dans son dernier tiers certains des éléments prévus par Kojima à l’origine. SD Snatcher diffère toutefois suffisamment du script initial au niveau de son déroulement pour que l’existence du chapitre 3 dans une ressortie du jeu de base soit pleinement justifiée. Seulement voilà : si cette conclusion apporte aux joueurs les réponses qu’ils attendaient, elle est toujours loin de conclure l’histoire de Gillian. Les dernières minutes du jeu voient notre héros repartir en direction de la Russie, vers l’usine des machines. Comme souvent chez Kojima, on termine sur une séparation : sur le héros s’éloignant dans le soleil couchant ; sur un regard vers l’avenir, le lendemain, la prochaine étape. Pour les joueurs, la question reste entière : qu’arrive-t-il ensuite ? Le créateur leur répondra, ou plutôt ne leur répondra pas, en 1993 : « Je ne pense pas qu’il soit sage de répondre à cette question. Il y a des choses que j’aimerais personnellement voir et faire, mais c’est là mon privilège de développeur. Ce n’est pas le Snatcher qui existe déjà dans vos cœurs. Gillian, Jamie et les autres font désormais partie de vous, et je pense qu’il est préférable de laisser leur futur se faire selon l’imagination de chacun. […] Je pense qu’il s’agit là de la véritable interactivité du jeu vidéo. […] Mon concept pour Snatcher n’était pas de faire un jeu tout public. Le concept était différent : ce jeu devait accrocher et marquer durablement le public qu’il toucherait. Je devrais probablement admettre que, comparé à d’autres médias, l’histoire de Snatcher n’est pas très bonne. Nous avons emprunté beaucoup de choses à Blade Runner. […] Ce qui m’intéressait n’était pas dans l’originalité de son univers. Celui-ci était simplement un champ d’expression libre pour les activités, les vies, les divers personnages que vous avez rencontrés, et le destin vers lequel ils sont inexorablement amenés. Je voulais réaliser cette expérience, et elle ne pouvait être transmise de manière satisfaisante et significative qu’à travers un médium interactif. […] Quelle que soit la forme que cela prendra, c’est le type de jeu que je voudrais continuer à faire.¹⁰ »

    Sept ans après être entré chez Konami, Hideo Kojima est désormais un développeur nettement plus sûr de lui et surtout au fait du lien qu’il tisse avec son audience, notamment grâce au développement de longue haleine de Snatcher et de ses différentes versions au fil des ans. Il a aussi réalisé l’impact des choses qu’il peut transmettre aux joueurs à travers ce format, qu’il s’agisse de réflexions autour du médium en tant que tel, de sa personnalité créative, d’émotions ou de culture. Cette prise de conscience est sans doute ce qui fait encore aujourd’hui de Snatcher l’une des œuvres les plus importantes de sa carrière, tant elle a défini la ligne de conduite, l’ambition et les méthodes de narration auxquelles il se tiendrait sur pratiquement tous les jeux qu’il dirigerait. « Même si nous n’étions pas bien vus du point de vue de l’industrie [N.d. A. : à cause des temps de développement extrêmement longs], nos efforts payaient au niveau des ventes et de la reconnaissance des joueurs », confiera-t-il dans un numéro commémoratif de MSX Magazine en 2005. Il ne lui faudra pas longtemps après la sortie de la première version de Snatcher pour pouvoir mettre à profit cette expérience nouvellement acquise, puisqu’une rencontre fortuite dans le train avec un développeur du susmentionné Snake’s Revenge va le convaincre dès 1989 de développer un « véritable » Metal Gear 2.

    Le maître de guerre

    Aujourd’hui encore, Metal Gear 2 : Solid Snake impressionne. Par l’étalage de sa maîtrise technique, par ses idées de game design, par son esthétique et sa mise en scène. Quiconque pose les mains sur l’une des versions du jeu – avec en tête l’idée qu’il est sorti il y a de cela trente ans sur une machine qui aura posé tant de soucis aux développeurs du premier épisode – ne peut qu’admirer à la fois le gouffre qui sépare les deux jeux et l’avant-gardisme qui permet aujourd’hui encore à la deuxième aventure de Snake de ne point trop souffrir du passage du temps. Kojima va avec Metal Gear 2 jouer la carte du « plus fort, plus grand, plus intelligent » qu’il convient d’appliquer à toute suite digne de ce nom. Pour y parvenir, il peut compter sur son expérience acquise avec Snatcher ainsi que sur la confiance dont il bénéficie désormais au sein du studio. Pour aller plus loin dans l’expérience que propose l’univers de Metal Gear, il était essentiel d’en renforcer non seulement l’aspect cinématographique, mais également la crédibilité de l’œuvre, son réalisme.

    Dès ses premières secondes, le jeu s’ouvre sur un générique de près de cinq minutes, équivalent en durée à celui de Snatcher. Digne d’un film. Si on saluera l’effort, dans la mesure où une telle introduction permet déjà à l’époque de nommer de manière visible chaque membre de l’équipe à son poste légitime, il est surtout frappant de remarquer à quel point New York 1997 n’est plus seulement un hommage porté par le seul nom de Solid Snake (et, plus discret, celui de FOXHOUND¹¹). Rien ne saurait se réclamer de l’esthétique de John Carpenter plus que la longue introduction de Metal Gear 2, depuis sa mémorable musique¹² jusqu’à sa mise en scène dévoilant, tout au long du générique, une animation du schéma du Metal Gear D, tank bipède et menace principale de cet épisode. Là encore,

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