La Déchirure d'une Fée
Par Estelle Neau
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Aperçu du livre
La Déchirure d'une Fée - Estelle Neau
La Déchirure d’une Fée
Estelle Neau
La Déchirure d’une Fée
LES ÉDITIONS DU NET
22 rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes
À mon âme sœur,
Si forte et si ancienne.
© Les Éditions du Net, 2013
ISBN : 978-2-312-00930-8
1
Éveil de la conscience ; brutal.
Et aussitôt, la peur ; violente et puissante.
Ainsi, c’était elle qui l’avait réveillée. Peur de quoi ? Quelque chose avait bien dû survenir pour forcer son esprit à revenir à la réalité. Elle était tellement bien dans le cocon du néant.
Décharge d’adrénaline, accélération du rythme cardiaque prévisible et rassurant. Mise en tension des muscles, douloureuse. Inspiration profonde par la bouche, sèche, boisée et poussiéreuse. Concentration instinctive de l’attention sur l’audition ; à défaut de réussir à ouvrir les yeux.
Alors que son corps se rappelait à son bon souvenir, lentement, insidieusement, elle rechercha un bruit. Le bruit. Celui qui avait provoqué ce sursaut. La douleur s’accentua et se fit plus précise : son ventre, ses bras, sa tête. Il allait bien falloir ouvrir les yeux.
Elle ne reconnaissait pas toutes les odeurs qui l’entouraient et venaient chatouiller ses narines. Il y avait du bois et de la poussière ; ça, elle en était sûre. La dernière fois qu’elle avait senti ce mélange, c’était dans le grenier de son grand-père paternel. Elle devait avoir huit ans et il l’avait emmenée par un après-midi pluvieux d’été découvrir les trésors cachés de ses souvenirs matériels. Vieilles photographies, costumes pliés avec soin dans de grandes malles, chapeaux, cahiers remplis d’écritures soignées que seuls ceux de son âge savaient tracer. Ils leur avaient offert un de ces moments magiques que la vie est capable de vous accorder sans que l’on s’y attende. Histoires, déguisements, rires étaient venus apporter les ancrages de cette magie dans sa mémoire. Elle savait qu’elle n’était pas dans le grenier de son grand-père.
Ouvrir les yeux…
Les doigts endoloris de sa main droite caressèrent les irrégularités du parquet sur lequel elle était couchée. Elle commença à prendre conscience de la drôle de position de son corps : quasiment sur le ventre, elle ne sentait plus son bras gauche, son cou lui paraissait tordu et ses jambes… Un éclair de terreur éclaira un instant son esprit, puis elle ressentit de légers picotements annonciateurs de sensations plus affirmées : elles étaient toujours là.
Bouger, je dois bouger. Première tentative pour dégager son bras gauche de dessous son buste. Aïe ! Non, pas comme ça. Elle avait peur. Elle avait trop mal, partout. Deuxième tentative, elle s’appuya sur son bras droit pour se faire rouler sur le dos. Aïe ! Ça aussi ça faisait mal.
Elle n’avait pas l’habitude d’avoir mal. Toute sa vie, elle l’avait vécue protégée, dans un monde où la souffrance n’existait pas. Rarement malade, elle était suffisamment prudente pour ne pas se blesser, même si sa maladresse ne lui épargnait jamais quelques écorchures ou hématomes dont l’origine n’avait pas souvent marqué sa mémoire. Choyée, aimée de la plupart des personnes qui l’entouraient, elle ignorait également la violence mentale. Les gens étaient généralement courtois et prévenants envers elle ; et elle s’appliquait à le leur rendre. Elle était consciente que le monde aisé dans lequel elle avait vu le jour lui avait garanti cette protection. À ce moment, elle prit conscience que sa situation était aux antipodes de ce monde : elle avait mal, elle avait peur, elle avait froid.
Mais où suis-je ?
Elle réussit enfin à ouvrir les yeux, péniblement, la lumière ambiante agressant ses rétines. Elle était bien par terre, à même le parquet, le visage à quelques centimètres d’une commode en pin, de dos au reste de la pièce. Elle écouta : aucun bruit dans la pièce, elle était seule. Elle entendit des oiseaux, ils ne chantaient pas avant. Elle était sure qu’ils ne chantaient pas avant. Si ? Elle entendit des bruits de pas doux, lents, comme si une ou des personnes se déplaçaient sur la pointe des pieds.
Il faut que je bouge.
Un bruit sec retentit. Le même bruit, elle en était persuadée. Un bruit connu, signe de danger, de violence absolue, de mort, suivi d’un cri lointain et d’un gémissement bien plus proche. Un autre coup de feu et le silence. Les pas feutrés s’éloignèrent d’elle, de la pièce dans laquelle elle gisait, et se dispersèrent ailleurs dans la maison.
La peur se transforma en effroi puis en panique. Ses yeux s’affolèrent mais ne purent lui offrir aucune information supplémentaire. Tant qu’elle resterait dans cette position, elle serait aveugle. Elle avait peur, mal et allait pleurer. Elle n’avait jamais été très courageuse mais elle comprit qu’il lui fallait absolument réussir à bouger. Son esprit s’éclaira tout à coup : fuir cet endroit devint sa priorité absolue, elle devait trouver les ressources suffisantes pour fuir et survivre. Une rage monta alors en elle telle une vague puissante.
Pas de larmes, pas de bruit, respirer et réfléchir.
Elle n’entendit plus rien. Elle devait tenter sa chance maintenant. Elle prit de nouveau appui sur son bras droit et poussa de toutes ses forces. Elle releva sa jambe droite pour faire basculer le bassin. Sa main droite se déplaça rapidement sur la commode et elle continua de pousser. Doucement, son corps bascula et elle se retrouva sur le dos. Cette manœuvre l’avait presque épuisée : il fallait qu’elle reprenne son souffle.
Elle tourna avec précaution la tête pour visualiser le reste de la pièce. Elle était dans une chambre, le long d'e la commode et près de la porte fermée. Les murs étaient de couleur aubergine avec des reflets légèrement orange, quelques tableaux éparpillés, plafond blanc. À sa droite, un lit, dans le même bois que la commode, flanqué d’une table de nuit dans le même style. Et à côté une fenêtre.
Une fenêtre. Peu lui importa alors le reste de la pièce. De toute façon, elle ne savait toujours pas où elle était et la priorité était la fuite. Elle sentit le sang circuler de nouveau dans son bras gauche ; elle n’aima pas cette sensation. Elle pivota sur son flanc et se mit à quatre pattes. L’idée lui avait semblé bonne mais elle manqua de crier de douleur : son bras gauche la tint à peine, ses côtes l’élancèrent et sa tête lui parut anormalement lourde et douloureuse. La pièce tournait autour d’elle. Elle laissa tomber sa tête, s’assit sur ses talons, mains toujours au sol, ferma les yeux et s’obligea à respirer profondément pour lutter contre la nausée.
Dès qu’elle se sentit mieux, elle ouvrit les yeux et constata avec étonnement qu’elle était nue. Une foule de question l’assaillirent. Où ? Comment ? Pourquoi ? Qui ? Mais un bruit l’écarta brutalement de ses pensées : du verre brisé ; puis un cri de femme. Son instinct la rappela à l’ordre : bouge ! Elle releva la tête et vit des vêtements éparpillés sur le lit. Des vêtements d’homme, sûrement trop grands mais à portée de main. Elle se déplaça à quatre pattes, saisit une chemise blanche à fines rayures rose et bleu et un jean.
Elle s’assit par terre et les enfila maladroitement. Elle serra les dents. Chaque mouvement déchirait ses muscles mais elle n’avait pas le temps de s’apitoyer et se força à continuer. Ses yeux tombèrent alors sur une paire de tennis dont elle s’empara aussitôt et qu’elle chaussa. Trop grandes, comme le reste. En s’agrippant au lit, elle se mit sur ses jambes. Trop vite. La peur avait repris le dessus et la faisait se précipiter. Sa tête tourna encore. Elle pivota, s’assit sur le lit et respira lentement. La colère remplaça peu à peu la peur. À ce rythme elle allait finir par se faire tuer.
Se faire tuer, elle. Non, ce n’était pas possible. Elle avait toujours été gentille, pourquoi quelqu’un essaierait-il de la tuer ? Elle ne pouvait finir sa vie ici, seule, loin des siens. Oui, loin des siens. Elle savait que les gens qui étaient ici ne faisaient pas partie de son univers. Elle ne connaissait pas cette chambre, et puis elle ne pouvait pas, elle ne voulait pas croire que les gens qu’elle aimait fussent ici. Cela aurait voulu dire … À nouveau des cris de femme puis le claquement de l’arme. D’un bond, elle se précipita sur la fenêtre. Elle était au rez-de-chaussée.
Au moins, je ne vais pas mourir en sautant !
Avec précaution elle ouvrit la fenêtre. Ne pas faire de bruit, ne pas attirer le danger vers elle. Elle passa une jambe par-dessus le rebord de la fenêtre, prit appui pour passer le buste. Trop tard pour corriger le mouvement, son corps fatigué et douloureux ne réagit pas comme elle l’aurait souhaité et elle s’écrasa dans les rosiers juste en dessous. Aïe ! Aucun son ne sortit de sa bouche quand elle grimaça de douleur. Elle avait tellement mal, envie de pleurer. Si elle pouvait fermer les yeux, juste un petit moment et oublier.
Non ! Pas encore, trop près du danger.
Elle roula sur elle-même, ignorant les signaux implorants de son corps, les larmes qui glissaient maintenant sur ses joues. Elle prit appui sur ses coudes et fit un tour d’horizon. C’était l’arrière de la maison, étendue herbeuse sur quelques mètres puis une forêt. Elle aperçut, à l’orée, un tas de bois, empilement parfaitement aligné de bûches parfaitement coupées. Une cachette. Elle tenta de se relever et d’avancer mais ses forces l’abandonnèrent presque aussitôt. Elle était à découvert. L’urgence la poussa à ramper les yeux rivés sur son objectif.
Une voix d’homme, forte, grave et rocailleuse, interpella dans la maison. Elle rampa encore. Une autre voix répondit plus lointaine, masculine également mais moins puissante, plus jeune. Elle ne comprenait pas un seul mot et cela lui importait peu. Il ne fallait pas qu’ils la trouvent.
Elle rampa encore et atteignit enfin le tas de bois qu’elle contourna. Un dernier effort et elle posa son corps le long des bûches, face à la forêt. Les oiseaux avaient repris leurs chants et le vent se faufilait dans le feuillage des arbres. Elle ferma les yeux et inspira profondément, tentant de calmer son cœur qui s’était emballé. Physiquement épuisée, elle savait qu’elle ne pourrait pas aller plus loin : elle avait atteint les limites extrêmes de ses capacités.
Pauvre petite fille, de quoi as-tu l’air maintenant ?
Au moins, elle aurait essayé.
Elle se ressaisit et écouta plus attentivement, essayant de repérer où étaient les deux hommes qu’elle avait entendus. Sa respiration maîtrisée, lente et silencieuse, son cœur ralentit progressivement. Sombrer dans le repos serait tellement facile mais quelque chose la maintint éveillée. Peur ? Plus vraiment. Résignation ? Non, inacceptable. Ce serait trop facile. Mais comment faisaient les héros pour toujours s’en sortir, ne jamais être aussi fatigués, toujours trouver le truc pour s’en tirer ? Balivernes, elle ne croirait plus jamais aux héros.
Sa main, en se rapprochant, rencontra un morceau de bois rond. Elle ouvrit les yeux et regarda avec curiosité la petite bûche. Sa main se referma instinctivement sur cette arme improbable, ridicule surtout face à une arme à feu, mais on pourrait dire qu’elle s’était battue jusqu’au bout.
– T’es sûr qu’il n’y avait personne dans cette chambre ? rugit la voix grave.
Elle sursauta. La voix était nettement plus distincte. Les prédateurs étaient probablement dans la chambre qu’elle venait de quitter.
– Je sais pas, je crois pas, gémit une deuxième voix.
– Ils étaient combien ?
– Je sais pas, j’me souviens pas …
Le bruit d’un coup. Au moins, elle savait qui était le chef : il venait de frapper son soldat.
– Ils sont toujours à trois et on en a trois. (Silence) Putain, pourquoi tu m’as frappé ?
Au son de pas, elle sut qu’ils se rapprochèrent de la fenêtre : ils devaient être en train de chercher. Elle retint sa respiration, espérant qu’ils ne remarquent pas les rosiers écrasés, qu’elle n’ait pas laissé de traces au sol en rampant. Elle n’avait pas pensé à tout ça quand elle fuyait, et s’était peut-être trahie.
S’ils sont aussi forts que James Bond, ils vont sûrement le remarquer et me trouver.
Ses doigts se serrèrent sur le bois et ses muscles se tendirent. James Bond ? Mais n’importe quoi !
– Allez, finissons-en et tirons nous, ordonna la voix du chef.
Les pas résonnèrent de nouveau : ils quittaient la fenêtre. Ils s’en allaient ? Le doute l’envahit : soit elle était très douée pour fuir, soit ils étaient nuls pour pister un fuyard éventuel… soit elle avait de la chance. Elle resta aux aguets, attentive au moindre son.
Elle ne savait pas comment ils étaient arrivés ici. La maison semblait être située dans un endroit isolé : il n’y avait que des bruits de nature ici, pas d’activité humaine. On y venait donc à pied ou en voiture. Il fallait attendre.
Une déflagration plus puissante que tout ce qu’elle avait pu connaître fit trembler le monde qui l’entourait. Elle eut tout juste le temps de se recroqueviller et protéger sa tête de ses bras que les bûches, emportées par le souffle de l’explosion, vinrent frapper son corps. Douleur, terreur s’abattirent sur elle avec une telle violence que tout autre réflexe fut annihilé.
Au moins, j’aurais essayé…
Puis ce fut le néant.
Éveil de la conscience.
Éveil de la douleur.
Ainsi, je suis toujours en vie ; la mort n’a pas voulu de moi.
Elle prit peu à peu conscience qu’il allait encore falloir qu’elle bouge. Elle bloqua toute information autre que sa position. Peur, souffrance, soif, froid… Elle les enferma toutes dans un coin de sa tête. Elle devait d’abord sortir de sa prison de bois. Le tas n’était pas très haut, elle estima pouvoir repousser les bûches qui la recouvraient sans trop de difficultés. Doucement, ses bras bougèrent, ses jambes bougèrent. Tel un automate, son corps agît pour la libérer pendant qu’elle se concentrait pour ne pas hurler. Un air frais et vif envahît ses poumons et caressa sa peau. Elle était libre. Elle reprit aussitôt un comportement de proie à l’affût du moindre bruit, du moindre mouvement dans sa périphérie.
Il faisait presque nuit. Elle remarqua des lueurs orangées et jaunes qui faisaient danser les ombres des arbres. Un feu. Il y avait un feu derrière elle, derrière le reste du tas de bois. Qui dit feu, dit homme. Fuir, elle devait quitter cet endroit, elle n’était pas en sécurité. Elle avança à quatre pattes jusqu’à l’arbre le plus proche et s’agrippa à lui pour se relever. Puis son corps entama une marche lente, titubante au début mais plus fiable après quelques pas, slalomant entre les troncs, prenant appui sur eux de temps en temps. Le sol montait, tant mieux, cela lui éviterait une dégringolade en cas de chute.
La meilleure façon de marcher est de mettre un pied devant l’autre.
Elle avait entendu ça quelque part un jour. Débile, évident ; mais s’il y avait un sens caché, elle pensa le comprendre à présent. Puis elle ne réfléchit plus à rien et marcha.
Combien de temps avait duré cette errance de zombie ? À quel moment son corps avait-il renoncé, la laissant s’effondrer en vrac ? Couchée en chien de fusil, elle regarda autour d’elle. La forêt, partout, aucun repère. Le ciel s’était éclairci, prenant peu à peu la couleur des beaux jours sans nuage, mais le soleil n’était pas levé.
Elle se redressa péniblement, cassant les nœuds qui retenaient ses muscles. Elle fut surprise de ne pas ressentir davantage la douleur. Elle était au-delà de ça désormais. Un petit bruit atteint sa conscience : le rire de jeunesse de la nature, le tintement d’un cours d’eau. De l’eau. Sa soif se réveilla.
Elle s’orienta vers le son plein de promesse et aperçut une petite rivière en contrebas. Avec prudence, en s’accrochant à tout ce que ses mains purent saisir, elle descendit la pente couverte de mousse et de feuilles. Elle tomba sur ses fesses et décida qu’il était plus prudent de poursuive ainsi. À genoux au bord du ruisseau, elle plongea ses mains dans l’eau et étancha sa soif goulûment.
Désaltérée, essoufflée, elle porta son regard sur ses mains : elles étaient sales, écorchées. Elle se pencha pour les nettoyer. Les avant-bras aussi : ils n’étaient pas en meilleur état. S’y rajoutaient des hématomes, la forme de certains lui faisant penser à des doigts. La chemise qu’elle avait enfilée rapidement était toute déchirée sur les bras et portait des tâches rouges sur le devant. Des traces de sang.
Mon sang ?
Elle tenta de voir son visage dans le reflet mouvant mais ne le reconnut pas. La personne qui était face à elle était bien brune mais ses cheveux étaient collés sur le côté. Elle y porta la main droite : du sang. Sang qui avait coulé le long de la joue et dans le cou. Le reste du visage était également maquillé de rouge sombre par endroits. Sur d’autres zones, c’était le marron-violet qui dominait : côté gauche du front, pommettes, côté gauche de la bouche, cou. Elle déboutonna sa chemise pour poursuivre l’inventaire mais devant l’étendue des lésions, elle la referma doucement.
Elle ferma les yeux et essaya de se souvenir. Elle se remémora son précédent réveil, nue, dans la chambre de la maison qui était certainement réduite en cendres à présent ; mais avant ? Rien, elle ne se souvenait pas comment elle était arrivée ici. Elle s’assit avec prudence sur un rocher couvert de mousse, se stabilisa avec ses mains et posa son regard sur l’eau.
Elle savait qui elle était. Elle s’appelait Marie. Les images de son quotidien lui revinrent peu à peu mais, comparée à la situation actuelle, elles l’agacèrent ; comme si elle avait grandi dans un monde qu’elle ne connaîtrait plus jamais. Elle força sa mémoire à lui restituer les images les plus récentes.
Elle disait au revoir à Annie, leur « femme d’intérieur » comme disait sa mère. Une mère pour qui s’occuper de l’intérieur d’une maison n’était pas du tout « son truc ». Elle préférait faire du sport, voir ses amies, travailler dans l’association caritative dont Marie ne se souvenait jamais le nom et pour laquelle elle multipliait les manifestations. Vie typique de la femme d’un homme riche, qui ne travaillait pas mais qui ne se supportait pas dans sa maison, ses maisons et appartements plutôt.
Journée de cours sans grande surprise… sauf qu’elle devait passer chez Coralie en sortant des cours. Coralie venait du même milieu social, leurs mères étaient très souvent ensemble et étaient ravies de les savoir proches. Elles étaient amies depuis le collège même si elles étaient très différentes. Coralie était aussi blonde que Marie brune ; très fine et peu musclée alors que la carrure musclée de Marie lui permettait de masquer quelques petites rondeurs. Coralie n’était pas très assidue dans les études et comptait régulièrement sur le sérieux de Marie pour ne pas être totalement dépassée.
Marie était allée chez elle. Elles avaient travaillé un peu. Deux amis de Coralie étaient arrivés un peu plus tard. Marie ne se souvenait plus de leurs visages : elle ne connaissait pas tous les amis de Coralie. Il lui sembla qu’elle aurait dû se souvenir d’eux, qu’elle les avait déjà rencontrés mais sa mémoire commençait déjà à flancher. Coralie lui avait dit qu’elles allaient s’amuser. D’habitude, Marie ne restait pas quand Coralie recevait certains amis et commençait à ouvrir le bar. Elle ne buvait pas d’alcool, elle n’avait jamais aimé ça, et les soirées organisées par son amie dépassaient souvent les limites de sa pudeur. Ce soir-là, pourtant, elle était restée ; mais pourquoi ? La réponse revint doucement et à mesure qu’elle s’imposa, Marie sentit ses yeux brûler puis les larmes rouler sur ses joues.
Son anniversaire, 17 ans.
Elle se souvint trinquer avec son jus d’orange. Mais après ? Pourquoi n’avait-elle aucun souvenir ? Comment était-elle arrivée dans cette maudite baraque perdue au fond des bois ? Comment s’était-elle retrouvée nue et couverte de bleus dans cette chambre ? Qui l’avait battue à ce point ? Et quoi d’autre ?
Et soudain, la révélation. Le cri de femme… Coralie.
Marie prit alors conscience de la grosse boule qui montait en elle et paralysait sa respiration. Elle chercha l’air, ses poumons ne répondaient plus. Elle regarda autour d’elle, hébétée, mais il n’y avait personne. Elle se leva, s’éloigna du ruisseau, regarda la pente qu’elle avait descendue un peu plus tôt, qu’elle savait ne pouvoir gravir à cet instant. Elle aperçut, au pied d’un arbre, une zone un peu plus plate, un tapis de mousse sur lequel elle s’allongea. Alors elle posa ses mains sur son visage et elle pleura. La peur, la douleur, la rage prirent pleinement possession d’elle et plus rien ne vînt retenir leur déferlement, ni les larmes et les cris qui l’accompagnèrent.
Lorsque que Marie ouvrit les yeux, le jour déclinait déjà, mais ce devait encore être l’après-midi. Elle se mit en position assise et regarda autour d’elle. Seule la nature l’entourait : verts, marrons et bleu du ciel coloraient le tableau qui s’offrait à elle ; et plus bas, le ruisseau. Son chant régulier se mêla à celui des oiseaux. Aucune présence humaine n’était venue perturber l’harmonie de ce sanctuaire dont la magie et la beauté firent monter les larmes à ses yeux. Elle secoua doucement la tête en signe de refus : elle avait assez pleuré, elle devait désormais survivre.
Sa décision s’était formée dans sa tête avant que le sommeil ne vienne voiler ses pensées : elle ne voulait plus savoir, elle ne voulait plus se souvenir. La vie est ainsi faite qu’on ne peut revenir sur son passé, alors autant mettre son énergie à se construire un avenir qui réponde mieux à notre idée du bonheur.
Marie se rapprocha du cours d’eau à quatre pattes pour s’y désaltérer un peu et asperger son visage pour se réveiller tout à fait. Elle commença à ressentir la faim, il fallait qu’elle trouve à manger. Malheureusement, elle savait qu’elle était tout à fait incapable de se débrouiller dans un environnement non urbain. Son éducation ne l’avait pas préparée à survivre loin du confort de sa maison, de l’école, de la ville. Elle était nulle pour reconnaître les plantes, essences d’arbres, variétés de champignons, baies comestibles. Elle ne savait même pas ce qu’elle pourrait dénicher en ce mois d’octobre dans une forêt. Il fallait donc qu’elle trouve des hommes, une maison, une ville. Elle pourrait bien tenter de rejoindre la maison dans laquelle elle s’était réveillée hier. Elle refit le calcul dans sa tête : oui, hier. Ça faisait donc un jour, peut-être deux qu’elle n’avait pas mangé.
La maison, il y avait forcément un chemin pour y accéder. Elle regarda la direction par laquelle elle était arrivée mais elle réalisa que c’était tout ce qu’elle en savait. Elle ne ferait que se perdre davantage, si tant était que ce fut encore possible. Restait une solution, suivre le ruisseau. Elle finirait bien par tomber sur un pont, ou tout autre ouvrage, et donc un chemin, une route vers l’humanité.
Elle se releva, prête à affronter le monde. Trop vite, bien sûr. Le tournis lui fît perdre l’équilibre et elle s’écroula entre les rochers. La douleur de la chute se concentra sur les côtes et son bras droit, mais surtout réveilla toutes les autres.
Quelle cloche !
Marie inspira profondément pour chasser cri et larmes. Elle s’extirpa avec prudence de la zone rocheuse et rejoignit son lit de mousse. Elle s’assit et massa ses côtes de la main gauche. Elle regarda son bras droit : la chemise était totalement déchirée et tâchée de sang frais. La plaie aux bords déchiquetés s’étalait sur plusieurs centimètres dans le sens de l’os et lui parût profonde.
Ça commence bien.
Elle se leva avec prudence cette fois, se soutenant à l’arbre et, une fois stabilisée, arracha la manche d’un coup sec. Accroupie au-dessus de l’eau, elle rinça abondamment la plaie pour enlever tout corps étranger. Le sang lui donna la nausée. Elle retourna la manche, prépara le nœud et fit glisser le tissu sur son bras. Si elle voulait que le saignement cesse, il fallait serrer mais elle ne savait pas à quel point. Elle tira sur les bouts avec sa main gauche et ses dents. À défaut d’être suffisamment serré, ce pansement de fortune devrait protéger la plaie.
Elle regarda une dernière fois autour d’elle, cette petite partie du monde avait fini par lui être familière. Elle ne savait pas ce qu’elle allait retrouver dans le monde des humains. La vision qu’elle en avait serait modifiée à tout jamais par ce qui lui était arrivé mais elle ignorait à quel point. Pendant quelques secondes, elle se demanda même si elle avait vraiment envie d’y retourner mais quelque chose de plus puissant que ses doutes la poussa loin de son refuge éphémère.
Un long soupir vint ponctuer cette décision et Marie commença son chemin.
La meilleure façon de marcher… Cette pensée la fît sourire.
Marie passa ses mains sur son visage pour écarter les nombreuses gouttes de pluie qui dégoulinaient. Il avait commencé à pleuvoir dans la nuit. Elle avait trouvé un petit coin pour se reposer après le coucher de soleil mais il ne l’avait pas protégée de cette intruse qui avait réussi à mettre fin à son sommeil. Alors, elle avait repris son chemin le long de la rivière.
Maintenant, elle grelottait, les cheveux ruisselants, les vêtements totalement imbibés d’eau, les chaussures qui chuintaient et lui faisaient mal. Elle s’était demandé d’ailleurs pendant un petit moment si elle ne ferait pas mieux de les enlever mais elle avait eu peur de s’écorcher les pieds ; et elle estimait avoir assez de blessures comme ça sans en ajouter. Son problème était qu’elle commençait à fatiguer et elle avait besoin de se reposer, mais son environnement proche ne lui proposait aucun refuge, à moins que… Elle essaya de voir à travers les gouttes et distingua péniblement une forme sombre dans la continuité de la rivière qui lui fît penser à un pont. Elle accéléra le pas et son impression se confirma.
Un pont !
Heureusement pour elle, la construction laissait un peu d’espace au bord de l’eau. Elle se réfugia sous l’abri aussi vite que ses jambes purent la porter. Une fois dans la zone sèche, elle se laissa descendre le long de la paroi rugueuse et resta un moment assise, jambes étendues, mains sur le sol, yeux dans le vide. Un frisson secoua son corps. Elle bascula sur le côté, en position fœtale, espérant qu’en se recroquevillant ainsi elle aurait moins froid. Cela lui sembla illusoire mais l’instant d’après, épuisée, elle sombra.
Au lieu de lui apporter le peu de réconfort auquel elle aspirait, son sommeil fût agité, succession incontrôlable de visions aussi terrifiantes les unes que les autres : images psychédéliques, tourbillons, cris, coups… Marie tenta désespérément de fuir, de se débattre mais elle eut le sentiment que sa volonté ne dépassait pas les limites de son crâne et que cette violence s’abattait avec d’autant plus de force qu’elle résistait.
Un bruit sourd accompagné d’une vibration puissante la réveilla en sursaut et elle ne put contenir un cri. Affolée, elle n’arriva pas à contrôler sa respiration et son cœur sembla faire des bonds dans sa poitrine. Il lui fallût plusieurs minutes pour retrouver son calme et pour se situer : la rivière, le pont. Il faisait toujours nuit.
Marie se redressa doucement : ses mouvements plus pénibles que jamais. Une vague de désespoir l’envahît : elle ne voyait pas d’issue à son parcours du combattant. Elle était peut-être musclée, mais pas endurante et elle payait le prix fort pour sa paresse. Elle fut en colère après elle-même, elle avait l’habitude de réussir tout ce qu’elle entreprenait et elle ne pouvait accepter ce qui lui arrivait. Elle se demanda quelle erreur elle avait pu commettre pour se retrouver dans une telle situation.
Assez !
Oui, assez de lamentations, il était trop tard pour se plaindre. Elle devait repartir. Soudain, elle fit les connexions : un pont, le bruit, le passage d’un véhicule, une route… ce qu’elle cherchait. Et pour confirmer cette prise de conscience, un nouveau véhicule passa au-dessus d’elle. L’espoir que ce son réveilla en elle lui fit oublier peur, fatigue, froid et douleur ; comme une injection de produit miracle. Enfin, juste le temps de prendre appui sur le mur et de tenter de se relever : pas si miracle que ça.
Une fois assurée de tenir debout, elle sortit de sa cachette et rechercha un chemin pour rejoindre la route. Les abords de ce côté du pont étaient abrupts, elle tenta l’autre côté. Elle dut faire un détour pour trouver une pente qu’elle soit capable de monter et il lui fallut rassembler le peu de forces qui lui restait pour réussir cette nouvelle épreuve. À quatre pattes, ses mains agrippant la moindre herbe, elle réussit à atteindre le bord de la route. Elle aurait rampé s’il avait fallu.
Maintenant qu’elle était là, elle devait choisir – encore – la direction qu’elle devait prendre. L’environnement était sombre du fait de la couverture nuageuse et des grands arbres qui bornaient le ruban de bitume. Aucune luminescence, signe d’une éventuelle concentration humaine, ne venait troubler l’obscurité. Trop fatiguée pour envisager l’effort à fournir pour monter où que ce soit, elle opta pour la descente, en espérant que ça ne l’amènerait pas aux enfers.
L’enfer, tu y es déjà !
Marie chassa cette pensée d’un soupir et remit son corps en marche.
La marche le long de la route était plus aisée que la progression à travers les bois : surface plane sans surprise, branches, trous masqués par des feuilles, mousse glissante… Autant de pièges qui avaient menacé son équilibre instable. Son esprit avait de nouveau cessé de travailler laissant place aux automatismes. Marie perçut le bruit avant les lumières mais ce furent elles qui la firent s’arrêter. Elle se retourna lentement et vit les arbres prendre des couleurs. La voiture arriva vers elle vite, trop vite pour qu’elle ait le temps de penser à se mettre sur le bas-côté. Heureusement, le chauffeur avait de meilleurs réflexes et l’évita d’un coup de volant puis freina.
Marie pivota vers le véhicule arrêté à plusieurs mètres d’elle et commença à s’en rapprocher. Chaque pas lui semblait plus difficile à accomplir, toute la fatigue contre laquelle elle avait lutté accentuait son poids sur elle à chaque mètre gagné. La portière du chauffeur s’ouvrit et elle vit apparaître la silhouette d’un homme.
Elle stoppa immédiatement sa marche, prise d’un effroi sans précédent. Elle avait eu peur des bruits de la forêt, peur de se faire mal ; mais, à ce moment, la vision d’un homme la glaça plus que la pluie et le froid. Elle qui souhaitait tant retrouver l’humanité se retrouvait paralysée par la peur.
Elle l’entendit lui parler, notes graves empreintes d’interrogation puis il longea son véhicule pour venir vers elle. Ce n’était pas le même son que celui des hommes qu’elle avait entendus là-bas ; mais elle redevint la proie. La panique s’empara d’elle et Marie ne pensa plus qu’à fuir. Elle voulut s’échapper vers les bois, quitter le champ de vision de l’inconnu. Ses jambes ne suivirent pas son idée aussi vite qu’elle l’aurait désiré : elles se croisèrent, s’emmêlèrent et la firent chuter.
Marie mit instinctivement ses mains en avant et les écorcha sur le gravier alors qu’elles amortissaient sa chute. Elle ne prêta aucune attention au choc douloureux sur sa hanche et bascula sur ses fesses pour voir où se situait l’ennemi absolu. Il sembla se précipiter encore plus vite vers elle. Elle tenta de reculer s’aidant de ses jambes et de ses mains, aggravant encore les écorchures, lorsqu’un son sortit de sa bouche, tentative d’ordre désespérée anéantie par la terreur. Elle reconnut à peine sa voix lorsqu’elle prit conscience du « NON ! » qu’elle venait de hurler.
Son cri fût doublé d’un « Arrête ! » presque instantané. Cette voix féminine était pleine d’autorité et Marie ne sut si elle s’adressait à elle ou à lui ; mais ils se figèrent en même temps. L’homme se retourna doucement vers la voiture à côté de laquelle se tenait une femme. À sa posture un peu courbée, Marie sut qu’elle devait être âgée.
La vieille dame demanda à l’homme de revenir près de la voiture, appuyant son ordre d’un geste de la main et il lui obéit sans hésitation et sans un mot. Puis elle s’avança vers Marie. Elle lui parla avec une voix douce, légèrement chevrotante, mais la jeune femme ne comprit pas ce que la vieille dame lui disait. Ses oreilles bourdonnaient, son cœur frappait fort dans sa poitrine et son souffle court sifflait dans sa gorge.
Sa vision se brouilla alors que la vieille dame s’arrêtait à un mètre d’elle et se penchait : Marie pleurait. Elle secoua la tête et ferma les yeux pour chasser les larmes ; ce n’était pas le moment de perdre le contrôle. Comme si elle devinait les efforts que la jeune femme déployait, la veille dame attendit en silence. Lorsque Marie rouvrit les yeux, elle put contempler son visage et croiser son regard.
Elle avait déjà vu son grand-père la regarder comme ça. Elle avait fait une chute et s’était ouvert la pommette sur un caillou. Le sang avait coulé sur sa joue et s’était mêlé à ses larmes d’enfant. Il l’avait aidée à se relever, avait frotté avec empressement ses genoux, ses vêtements et ses mains puis posé délicatement ses doigts noueux près de la blessure. Marie avait alors posé son regard sur le visage de son grand-père et avait pu y lire toute l’inquiétude qu’il avait ressentie pour elle, sa peine de n’avoir pu empêcher cet accident. Puis, au fur et à mesure qu’il prenait connaissance de la blessure, les traits s’étaient éclaircis et avaient laissé place au soulagement, puis à la tendresse et le désespoir moqueur face à la maladresse de sa petite fille.
Marie lut à peu près les mêmes choses sur le visage de la vieille dame sauf qu’elle en était encore à l’évaluation des dégâts. L’inquiétude ridait son front plus qu’il ne devait déjà l’être naturellement. Les yeux gris fanés enveloppèrent Marie une dernière fois avant de se poser sur les siens. Elle sourit.
–Je m’appelle Martha et c’est mon petit-fils, James.
Ce disant, elle pivota légèrement pour que Marie puisse voir l’homme qui était resté près de la voiture. Elle lui parlait doucement, comme à une petite fille. Marie fronça ses sourcils : elle n’était plus une petite fille. Elle déglutit péniblement et ouvrit la bouche pour répondre mais aucun son ne sortit. Elle ne pouvait pas, elle se retrouvait incapable de prononcer un mot. Que pourrait-elle dire de toute façon ? Elle referma sa bouche et maintint ses yeux dans ceux de la vieille dame, attendant la suite.
– Vous semblez avoir besoin d’aide…
La dame attendit que Marie parle puis, face à son silence, poursuivit sa phrase.
– Souhaitez-vous que nous vous conduisions quelque part ?
L’emmener ? Elle voulait bien l’emmener ? Loin d’ici. Marie ne pouvait pas refuser, elle n’avait vraiment plus beaucoup de forces et maintenant que quelqu’un l’avait trouvée, son corps semblait l’abandonner. Il avait choisi pour elle. Même si le fait de se retrouver enfermée dans cette voiture avec des gens qu’elle ne connaissait pas ne lui plaisait pas. Elle scruta le regard de la vieille dame, cherchant toute trace de dissimulation mais n’y trouva que patience et gentillesse. Elle hocha lentement la tête en signe d’accord. Le sourire de la vieille dame s’élargît et elle se redressa.
– Bien ! dit-elle visiblement heureuse de la décision. Cela m’aurait déplu de vous laisser ainsi, toute mouillée.
Le froncement des sourcils de Marie s’accentua. Ainsi c’était le fait qu’elle soit mouillée qui inquiétait le plus cet étrange personnage. Que cachait-elle derrière cette voix faussement enjouée et cette remarque pour le moins surprenante ? La dame tourna son visage vers son petit-fils avec lenteur, comme tous les mouvements qu’elle avait faits depuis qu’elle s’était rapprochée. Ce fut cette lenteur qui permit à Marie d’entrevoir le changement sur le vieux visage : le sourire s’effaça immédiatement et l’inquiétude accentua les traits.
– James, veux-tu bien m’apporter ma canne ainsi que la couverture qui est dans le coffre ?
L’homme s’affaira sans mot dire autour de la voiture. Marie jeta rapidement un œil sur la vieille dame qui la regardait de nouveau avec un sourire mais dont les yeux restaient emplis de tristesse. Non, ce n’était pas que le fait qu’elle soit mouillée qui l’inquiétait. Marie décida de ne pas s’attarder sur ces considérations pour le moment, elle voulait savoir ce que faisait l’homme.
Celui-ci s’approchait avec prudence, couverture et canne dans les bras. Au fur et à mesure que la distance diminuait, Marie put découvrir son visage. C’était un homme jeune, plus âgé qu’elle mais pas de beaucoup, des cheveux mi-longs encadraient son visage anguleux. Ses traits, suspicieux au début, se transformèrent comme il la découvrait lui-même et elle y lut stupeur et horreur. Était-ce vraiment elle qui l’effrayait ainsi ? Non, l’image qu’elle donnait.
Marie baissa les yeux et regarda à quoi elle pouvait bien ressembler. Ses vêtements étaient détrempés, le jean plein de terre et d’herbe avec des tâches sombres par endroits. La chemise collait à sa peau et était elle-même parsemée de traces de terre et d’herbe mais surtout entachée de larges zones rouge-sang. Elle sursauta au son de la voix de la vieille dame.
– Pouvez-vous vous relever ?
Elle les regarda tous les deux la dévisager avec inquiétude. Elle hocha affirmativement la tête, frotta ses mains sur le jean pour retirer les petits cailloux qui s’y trouvaient, ajoutant des traînées de sang frais aux salissures déjà présentes, regroupa ses jambes et tenta de basculer sur ses genoux. Ce fût peine perdue. Ni ses bras, ni ses jambes ne semblèrent décidés à l’aider à la remettre debout. Son corps l’avait vraiment abandonnée. Des larmes se formèrent dans ses yeux et vinrent rouler sur ses joues alors qu’elle tentait à nouveau de forcer son corps à obéir. Martha se pencha et mis sa main devant le visage de Marie pour lui faire signe de cesser ses efforts. Sa voix se fit encore plus douce qu’avant, presque rassurante.
– Vous devez être très fatiguée, ma petite. Peut-être mon petit-fils…
Marie releva brusquement la tête vers elle, l’interrompant. Son cœur s’affola et sa respiration s’accéléra. Puis ses yeux firent le va-et-vient entre les deux inconnus : lui n’avait toujours pas bougé et la vieille dame reprit avec assurance.
– James va vous aider à vous lever.
Ce n’était pas vraiment une question mais tous deux attendirent que Marie formule son accord. Son accord ?
Mais non, non, je ne suis pas d’accord !
Cela supposait qu’il la touche ; et elle ne voulait plus qu’on la touche. Sauf qu’elle était prise au piège de son propre corps, elle n’avait pas vraiment le choix. Marie soupira puis hocha encore une fois la tête, laissant couler les larmes du désespoir. À ce signal, Martha prit la couverture et James vint se placer à côté de la jeune fille, se pencha et lui offrit sa main. Il fallut plusieurs secondes à Marie pour se résoudre à prendre cette main tendue, comme si c’était devenu contre nature. Pourtant elle le fit.
James attendit qu’elle entame le mouvement pour tirer. À ce moment-là, la main libre de Marie qui était au sol frôla un morceau de bois et, avant même qu’elle en ait conscience, le saisit. Puis elle serra plus fort la main de l’homme et poussa sur ses jambes. Dès qu’elle fut debout, il vint placer sa deuxième main sous son coude pour la soutenir. Sa grand-mère déplia sans tarder la couverture et contourna la jeune femme pour la déposer sur ses épaules. Marie sentit ses muscles se tendre au contact des mains sur elle et tourna la tête pour voir Martha. Les yeux de celle-ci étaient restés accrochés au morceau de branche dans la main de Marie et à la blancheur des jointures.
Les sauveurs ne prononcèrent pas un mot alors qu’ils encadraient Marie et la dirigeaient doucement vers la voiture. Celle-ci serra son arme et se tint prête à s’en servir. Après quelques pas, elle gagna en assurance sur ses pieds et l’homme relâcha son coude. La vieille dame avança pour ouvrir la portière arrière et son petit-fils s’écarta dès que Marie put s’adosser à la voiture.
D’un signe de son index tordu et noueux, sa grand-mère lui fît signe de reprendre sa place derrière le volant et il obtempéra en silence. Marie le suivit des yeux jusqu’à sentir une main légère se poser sur la sienne, celle qui tenait le bâton. Les regards se croisèrent et la vieille dame murmura :
– Vous n’en aurez pas besoin.
Marie soutint son regard, toujours doux mais plus sérieux, puis lâcha son arme avec un soupir. C’était sa voiture, ses conditions, mais Marie n’avait pas l’intention de baisser la garde. Martha recula légèrement, lui ouvrant le passage pour monter. Marie ajusta la couverture sur elle, consciente qu’elle n’était pas très propre et qu’elle avait toutes les chances de salir la banquette.
– Ne vous inquiétez pas de ça.
Le visage de la vieille femme était de nouveau tendre. Marie se surprit à penser que ce devait être une bonne grand-mère, jonglant sans cesse avec la tendresse et la fermeté. Elle se pencha pour vérifier la position de l’homme. Il avait bouclé sa ceinture et attendait en regardant les deux femmes avec une curiosité mêlée d’inquiétude. Marie se décida enfin à monter dans la voiture et s’asseoir, prenant garde à rester la plus éloignée possible de lui. La grand-mère ferma la portière et Marie y prit immédiatement appui. Elle se cala dans le coin, posa sa main sur la poignée, prête, au cas où. La vieille dame s’installa rapidement et hocha la tête en direction de son petit fils qui démarra.
Ils roulèrent en silence. Marie tenta de garder les yeux en permanence sur ses sauveurs improbables mais cela devint de plus en plus difficile. La fatigue prenait le dessus et elle commença à s’endormir. Elle avait beau lutter, ses yeux se fermèrent et sa tête vint s’appuyer sur le dossier de la banquette. La vieille dame parla à voix basse.
Marie ne comprit qu’un seul mot : hôpital.
Ce ne fut que lorsque la portière céda derrière son dos que Marie se rendit compte que la voiture s’était arrêtée mais elle n’ouvrit pas les yeux. Elle percevait des lumières au travers de ses paupières et savait déjà qu’elle ne pourrait pas supporter leur intensité. Inutile de se battre, elle savait où elle était.
Elle sentit des mains soutenir son corps, l’extraire de la voiture et la poser sur quelque chose de mou, presque moelleux par rapport à ce qu’elle avait connu ces derniers temps. Des voix inconnues trahissaient la tension contenue des hommes et femmes qui s’affairaient autour d’elle ; elle reconnut celle de la vieille dame. Son lit se mit à trembler : le groupe s’était mis en mouvement et faisait rouler son brancard. Plus elle prenait conscience de son environnement, plus les stimuli extérieurs l’agressaient : les lumières, le bruit, l’air froid…
Où est ma couverture ?
L’air se réchauffa soudainement, les bruits changèrent, mais pas les voix. L’ensemble s’immobilisa et elle se sentit soulevée avant de trouver un nouveau nid encore plus douillet. Puis Marie capta un ordre : « déshabillez-la » ; et la panique s’empara d’elle, enflamma tout son corps qui sursauta sous la mise en tension brutale de ses muscles. Elle ouvrit les yeux qui, aveuglés par les lumières, ne lui offrirent que des ombres claires et floues qui s’agitaient. Elle sentit que l’une d’entre elles lui enlevait ses chaussures, une autre touchait son pantalon et une dernière sa chemise. Ils la déshabillaient. Elle allait encore se retrouver nue, offerte à la vue de tous.
Non, non, non !
Marie secoua sa tête mais les ombres continuèrent leur tâche. Elle sentit des mains se poser sur les côtés de sa tête et tenter de l’immobiliser. Elle ne pouvait pas admettre cette intrusion dans ses blessures, sa déchirure. Cette fois, son corps se rangea de son côté et elle se débattit avec toutes les forces qu’elle put recruter et cria :
– Lâchez-moi !
Ses jambes cognèrent une ombre, ses mains griffèrent des bras. Un instant, les ombres reculèrent puis revinrent à la charge et saisirent jambes, bras et tête pour la paralyser. Elle sut qu’elle ne pourrait pas lutter contre elles – elles étaient trop fortes pour elle – ; mais sa rage se décupla et elle hurla à s’en briser la voix.
Elle n’aurait jamais cru qu’un tel son puisse sortir de son corps et elle en fut presque fière car les ombres se figèrent ; mais il ne traduisait que terreur et chagrin, aucune trace de colère. Passé l’effet de surprise, elle reprit ses tentatives désespérées de se débarrasser de leur emprise, même si elle savait la bataille perdue d’avance : la pression des mains sur elle s’accentuait déjà. Marie s’apprêta à crier de nouveau lorsqu’une ombre se rapprocha d’elle, juste à côté de son visage. Elle tenta de s’en éloigner mais elle n’était déjà presque plus capable de bouger.
– Allons, allons. Du calme…
Une voix sereine malgré toute l’agitation, profonde. Une sensation chaude sur son front, une caresse. Marie se figea, bloquant sa respiration.
– Vous êtes en sécurité maintenant.
Il y avait tellement d’assurance dans cette voix, tellement de chaleur et de douceur. Marie cligna des yeux pour tenter de discerner les traits de cet homme. Elle sentit alors des larmes couler – encore des larmes –. L’homme portait une blouse blanche. Son visage n’était qu’à quelques centimètres du sien et elle pouvait sentir son souffle sur sa peau. De grands yeux marron la regardèrent avec bienveillance puis se promenèrent sur elle avec rapidité et expérience. Elle se mit à respirer rapidement, essoufflée et relâcha ses muscles, résignée. Elle avait compris qu’il ne servirait à rien de lutter. Sans retirer la main de son front, l’homme se releva doucement et fit signe aux autres personnes de la lâcher.
Une fois libre, Marie scruta les visages qui l’entouraient : aucune agressivité, seulement la détermination de professionnels. Lentement, elle se recroquevilla et se cala en position fœtale sur le lit, rabattant de son mieux les pans de sa chemise sur elle pour essayer de cacher les parties dévoilées de son corps. Personne ne chercha à l’en empêcher. L’homme se pencha de nouveau vers elle et plongea son regard dans celui de la jeune fille.
– Je suis le docteur Douglas. Mon équipe et moi sommes là pour vous aider… Mais pour cela, vous devez nous laisser vous examiner.
Il avait parlé lentement, sans cesser de caresser son front. L’autre main du médecin se posa sur celles de Marie, jointes contre sa poitrine. Elle comprenait son objectif mais ne voulait pas que ces gens l’auscultent, constatent ce qu’elle avait entraperçu là-bas, près de la rivière. En fait, elle ne voulait pas savoir, elle ne voulait pas connaître l’état des lieux de sa misère. Elle voulait dormir en paix : demain elle y verrait plus clair.
Elle fit lentement bouger sa tête de droite à gauche et fronça les sourcils. Une ombre passa sur le visage de l’homme : contrariété ou simple réflexion ? Il soupira avant de reprendre l’offensive.
– Vous avez plusieurs blessures qui paraissent sérieuses et…
Elle ne le laissa pas continuer : elle rompit le contact en fermant les yeux et secoua plus vigoureusement la tête.
– Non.
Son refus se transforma en supplique, aussi forte qu’un souffle. Était-elle si faible ? Si c’était le cas, ils ne tarderaient pas à n’en faire qu’à leur tête et Marie savait qu’elle ne pourrait rien faire pour se défendre. Elle ne lui laissa pas le temps d’ajouter un argument.
– Veux pas savoir… Dormir.
Sa petite voix, presque un murmure, lui fit l’effet de passer pour une petite fille boudeuse. Le médecin la dévisagea un moment en silence. Ses traits se détendirent tandis qu’il hochait la tête puis il sourit légèrement.
– Je comprends…
Ses lèvres se pincèrent, il y avait un mais.
– Mais j’ai besoin de vous pour quelques examens, après vous pourrez dormir.
Un compromis, il négociait un compromis. Les mouvements de la main chaude sur son front avaient calmé Marie qui respirait normalement à présent, lentement. Elle ferma les yeux pour tenter d’extorquer un raisonnement à son cerveau, une réponse ; mais le sommeil s’empara de son esprit avant qu’elle n’y parvienne. Une légère pression sur ses mains la fit revenir de son escapade. Elle soupira : il attendait sa réponse. Avait-elle le choix ? Elle hocha la tête, les grandes mains se détachèrent d’elle en douceur et l’homme en blanc se releva, tout en indiquant à son équipe de ne pas bouger. Il saisit un tabouret et s’assit face à elle en penchant la tête.
– Comment vous appelez-vous ?
Sa voix était toujours aussi douce mais Marie sentit bien que son cerveau avait enclenché le mode « médecin ».
– Marie.
– Quel âge avez-vous, Marie ?
– Dix-sept ans.
– Comment…
Non pas ça.
Elle ferma les yeux immédiatement en secouant la tête. Elle entendit soupirer le docteur : elle lui faisait sûrement perdre son temps. Elle se buta. Il n’avait qu’à la laisser tranquille et aller voir ses autres patients. Marie serra les mâchoires, elle ne voulait plus parler.
– As-tu mal quelque part ?
Elle secoua la tête : non. Pur mensonge : tout son corps la faisait souffrir ; mais elle avait appris à ne plus le sentir… jusqu’à présent. N’aurait-il pu poser une autre question ?
Leur échange se poursuivît un moment selon le même schéma : il posait une question, elle répondait en remuant la tête, les yeux fermés, se concentrant pour ne pas perdre le fil. De temps en temps, les doigts du médecin pressaient ou chatouillaient ses mains glacées, pour l’empêcher de s’endormir tout à fait.
– … médicaments ou autres substances récemment ?
Marie ouvrit les yeux brutalement. Il lui fallut un moment pour faire la mise au point sur le visage du médecin. Le médecin était aussi surpris qu’elle. Il plissa les yeux en une interrogation silencieuse.
Des substances ? Des flashs surgirent dans la tête de Marie : verre porté à sa bouche, seringue plantée dans son bras. La surprise se transforma en horreur alors qu’elle commençait à comprendre. Elle tendit son bras gauche, releva ce qui restait de la manche et constata la présence de petites marques rondes et rouges dans le pli du coude. Sa vision se brouilla, envahie par des larmes. La panique et l’effroi l’envahissaient. Son cœur accéléra, sa respiration devint saccadée, ses oreilles se mirent à bourdonner, son corps à trembler.
Le médecin se redressa et aboya un ordre. Une des ombres se rapprocha et Marie sut instantanément ce qu’elle tenait à la main.
On ne peut savoir ce dont est capable son instinct de survie tant qu’on ne l’a pas mis à l’épreuve, dit-on. Le corps de Marie bondit avant que la main qui prenait son poignet gauche n’ait eu le temps de se refermer, avant que les ombres ne l’enferment dans leur étau. Il bouscula la barrière humaine et plongea dans le vide, hors du lit.
Marie sentit vaguement un choc à la tête. Puis ce fut le néant.
Enfin le néant…
2
Tout ça, c’était plusieurs mois plus tôt.
Marie s’était réveillée dans une chambre d’hôpital, percevant vaguement ses parents près d’elle lors de rares instants de lucidité. Sa mère avait pleuré dès qu’elle avait tenté de se rapprocher. Elle avait rapidement décidé de rester dans un fauteuil, face à sa fille ; mais les yeux constamment perdus dans le paysage qu’offrait la fenêtre. Son père n’avait pas prononcé un mot, se contentant de lui prendre la main lors de ses phases éveillées et de caresser son front.
Elle avait arraché tous les fils auxquels elle était reliée avant même de reprendre pleinement conscience. La première tentative des infirmières pour reposer une perfusion fut la dernière. Marie avait été saisie d’une telle panique à la vue de l’aiguille qu’elle avait réussi à sauter hors de son lit, malgré les barrières. Sans la présence de son père qui l’avait réceptionnée de justesse dans ses bras, elle se serait infligé de nouvelles blessures.
Le docteur Douglas avait cédé face à la détermination de la jeune fille et l’insistance de son père, à la condition qu’elle prenne ses médicaments. Elle avait accepté les médicaments, à l’exception de tout sédatif, anxiolytique ou antidépresseur. Elle voulait garder un esprit clair, pour autant que son état lui laissât quelques moments de tranquillité entre deux vagues orageuses de souvenirs ou de visions.
Elle avait refusé d’avoir la liste de ses blessures. Elle présumait que son « absence » leur avait permis de faire tous les examens nécessaires, et elle ne voulait pas en connaître le détail. Elle n’avait posé qu’une question : est-ce que ça se soigne ? La réponse positive avait clos le débat.
Elle avait refusé de voir un psy. Elle n’avait pas besoin que quelqu’un lui fasse se rappeler ce qu’elle avait vécu. Les images furtives et autres cauchemars suffisaient. Elle s’était persuadée que cela passerait avec le temps.
Beaucoup de gens étaient venus la voir, à l’hôpital ou plus tard chez ses parents. Elle les avait gentiment gardés à distance d’elle, se sachant incapable de gérer une étreinte, aussi douce et réconfortante aurait-elle pu être. Les seuls contacts autorisés étaient revenus à son père et son frère, et s’étaient limités à des effleurements furtifs et légers.
Elle avait passé des heures à les rassurer sur son état, refoulant son propre besoin, conscient ou non, d’être elle-même réconfortée. Tout ce qu’elle souhaitait était aller de l’avant. La petite phrase « la meilleure façon de marcher » s’était transformée en « la meilleure façon de survivre ».
Elle n’avait pas aimé rencontrer les parents de Coralie. Ils avaient souhaité lui parler et, après un délai maintes fois renégocié, elle n’avait pu le leur refuser. Cela avait été pénible pour tous. Eux connaissaient certains détails, y compris pour elle, du fait de l’enquête de police, et n’avaient su comment lui parler. Elle, elle avait surfé entre des souvenirs trop diffus pour être formulés et les doutes qu’elle ne pouvait prononcer devant eux.
À leur départ, elle s’était enfermée pendant des heures dans sa chambre et avait fait hurler la chaîne hi-fi pour saturer son cerveau et ne pas ressentir les vagues de fureur et de tristesse.
Elle n’avait pas aimé rencontrer les agents de police. Elle avait eu l’impression qu’ils prenaient plaisir à semer des brides d’information, des soupçons, pour savoir comment ils pousseraient en elle. Cela n’avait fait germer que souffrance et rage, élargissant davantage sa déchirure.
Pendant ces interrogatoires, elle avait toujours été accompagnée de l’avocat de son père. Il lui avait demandé d’attendre son signal pour parler. Elle n’avait eu aucune difficulté à obéir, se surprenant parfois à prolonger sciemment les silences : juste retour aux remarques qu’ils lui lançaient.
Elle avait rapidement compris qu’elle n’était pas forcément considérée comme simple témoin. Il avait été établi qu’elle était allée chez Coralie le soir de son anniversaire, comme tous les vendredis soir. Ses parents l’avaient attendue en vain pour le repas prévu à la maison. Ils avaient appelé chez Coralie mais personne n’avait su dire où elles étaient parties, ni avec qui. La voiture de son amie avait été retrouvée devant une maison en feu, dans la forêt. Les policiers avaient utilisé tous les résultats des analyses médico-légales et scientifiques pour essayer de combler les trous de leurs emplois du temps. Ils avaient espéré que Marie comblerait les derniers pour eux, en vain.
Elle n’avait pas aimé retourner à l’école. Elle s’était retrouvée au centre de l’attention de tous et elle ne l’avait pas supporté. Jusque-là, elle avait réussi à passer à peu près inaperçue. Pour les autres, elle était la copine de Coralie : l’élève studieuse et effacée que l’on voyait seule dans les couloirs ou bien à discuter avec la star du lycée.
Ils n’avaient pas été très nombreux à oser lui poser des questions. La plupart s’étaient contentés de la dévisager et baisser les yeux lorsqu’ils croisaient son regard. Elle n’avait fait aucun effort pour devenir abordable et la situation lui était rapidement devenue intolérable.
Ses limites avaient été atteintes le jour où une camarade avait exprimé, à haute voix et avec une pointe de sarcasme, sa surprise de ne pas l’avoir vue à l’enterrement de Coralie. Lorsqu’elle avait dévié son regard pour mieux apprécier l’effet que sa réplique avait eu sur Marie, il était déjà trop tard : une main ferme l’avait atteinte avant qu’elle n’ait eu le temps d’esquisser le moindre geste de défense. Marie avait parcouru des yeux la salle figée par le claquement et le hoquet de surprise de sa victime et avait défié les autres élèves en silence. Ils avaient tous détourné le regard et ne l’avaient pas revue : dès lors, elle avait refusé de retourner dans cette école.
Elle avait utilisé son temps à lire, écouter de la musique. Elle s’était petit à petit enfermée dans un univers restreint, maîtrisé, dans lequel plus rien ne pouvait l’atteindre.
Elle avait renvoyé sa mère vers ses activités : celle-ci ne supportait plus de rester dans la maison à tourner en rond ; et Marie ne supportait plus de la voir tourner en rond.
Son père avait pris le parti de respecter les distances qu’elle avait imposées. Il avait tout de même commencé à s’inquiéter lorsqu’il s’était aperçu que les portions qu’elle avalait étaient de plus en plus réduites. Un soir, il l’avait rejointe dans sa chambre. Il avait attendu que la musique s’arrête et s’était tourné vers elle. Elle ne se souvenait pas des mots qu’il avait su prononcer avec courage mais ils avaient été le début de sa chute. Au fil des phrases, elle avait peu à peu compris qu’elle était la seule contre laquelle elle ne pouvait rien, son pire ennemi. Elle avait écouté en serrant les dents pour ne pas s’effondrer devant lui. Ses yeux s’étaient remplis de larmes, tout comme ceux de son père avant qu’il ne sorte sans se retourner. Elle avait pleuré, encore et encore.
Lorsqu’elle s’était réveillée le lendemain, elle avait réalisé qu’elle avait atteint le fond et qu’elle ne pouvait que remonter. Elle avait fini par accepter le traitement que lui proposait son médecin. Les jours suivants avaient été pénibles, traversés de crises de larmes et des pensées les plus obscures qu’elle avait pu connaître, mais l’orage avait fini par s’éloigner.
Puis était venue la certitude qu’elle devait partir loin, vers le seul refuge qu’elle connaissait. Elle avait laissé un mot sur le bureau de son père : il comprendrait et serait capable de l’expliquer à sa mère. Cette nuit-là, elle avait pris le Range Rover paternel flambant neuf, entré l’adresse de sa destination dans le GPS et quitté la ville. Elle avait roulé abrutie par la musique qui couvrait le bruit du moteur, dormi dans un hôtel quelque part, mangé dans un restaurant ailleurs…
Elle était arrivée depuis une heure environ, il n’y avait personne. Elle avait envoyé un SMS à son père « Tout va bien », puis était venue s’asseoir ici, au bord du ponton, les pieds dans l’eau.
Ce fut la langue baveuse d’un chien qui la réveilla. Son sursaut fit cesser l’assaut et lorsque qu’elle ouvrit les yeux, elle le découvrit couché à côté d’elle, la tête posée sur ses pattes avant, le museau effleurant sa joue et la queue remuant frénétiquement.
Une grande joie vint inonder le corps de Marie et la réchauffa bien plus que les rayons du soleil de printemps. Elle n’avait jamais réussi à décrire ce chien : croisement de bâtards, de taille moyenne, son corps était fin, poils mi-longs noirs et blancs avec quelques tâches marrons. C’était son chien mais sa mère avait trouvé toutes les excuses pour ne pas le ramener à la maison et il était resté là. Elle ne l’avait jamais regretté, convaincue que les grands espaces valaient bien mieux que le désert urbain. Le bout de ses pattes était blanc et elle avait choisi de l’appeler Chaussettes, comme dans Danse avec les Loups, mais cela s’était vite transformé en « Cho ».
Elle sourit devant le haussement de sourcils alternatif de son compagnon. Ce fut pour lui un signal : il se leva brusquement, se mit en position d’appel au jeu et aboya.
– Doucement Cho, doucement, murmura-t-elle tandis qu’elle se mettait assise.
Il aboya de nouveau mais en regardant derrière elle. Marie sentit les pas faire
