Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

L'économie sociale, vecteur d’innovation: L'expérience du Québec
L'économie sociale, vecteur d’innovation: L'expérience du Québec
L'économie sociale, vecteur d’innovation: L'expérience du Québec
Livre électronique499 pages6 heures

L'économie sociale, vecteur d’innovation: L'expérience du Québec

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Avec la crise, la société québécoise, comme la plupart des sociétés, traverse une période de mutations profondes, une période lourde en défis mais fertile en innovations. Ce livre montre comment l’économie sociale participe à l’invention d’un autre modèle de développement.
LangueFrançais
Date de sortie14 nov. 2011
ISBN9782760530621
L'économie sociale, vecteur d’innovation: L'expérience du Québec
Auteur

Marie J. Bouchard

Marie J. Bouchard est professeure titulaire au Département d’organisation et ressources humaines de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et membre régulière du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES). Ses publications portent notamment sur l’innovation sociale et sur le cadrage conceptuel, l’évaluation et les statistiques de l’économie sociale. Depuis 2015, elle préside la Commission scientifique « Économie sociale et coopérative » du Centre international de recherches et d’information sur l’économie publique, sociale et coopérative (CIRIEC international).

Auteurs associés

Lié à L'économie sociale, vecteur d’innovation

Livres électroniques liés

Sciences sociales pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur L'économie sociale, vecteur d’innovation

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    L'économie sociale, vecteur d’innovation - Marie J. Bouchard

    collectivité).

    INTRODUCTION

    L’innovation sociale en économie sociale

    ¹

    Marie J. Bouchard

    L’économie sociale n’est pas un phénomène nouveau. Mais elle connaît un regain d’intérêt depuis les dernières décennies, notamment à cause des remises en cause profondes que la crise suscite. La déconnexion de l’économie et du social conduit à de douloureuses manifestations, et la «crise» ressemble moins à un soubresaut conjoncturel qu’à une probable grande rupture du modèle de développement. Dans ce contexte, l’intérêt pour l’économie sociale s’accentue. On y voit entre autres un laboratoire d’innovations sociales où se dessineraient les plans d’une économie fondée sur les besoins des personnes et des collectivités, et qui associe les individus aux décisions qui les concernent.

    Ce livre s’intéresse à l’économie sociale au Québec vue sous l’angle de l’innovation sociale. Sans trop anticiper sur le contenu des différents chapitres, précisons tout de même ce qui est entendu ici comme «économie sociale» et «innovation sociale».

    1. La définition de l’économie sociale

    Bien que les définitions varient d’un pays à l’autre, l’économie sociale est une forme d’économie qu’il convient de reconnaître et de distinguer des autres (Defourny et Monzón Campos, 1992). Souvent désignée par le vocable de «tiers» ou «troisième» secteur, l’économie sociale désigne des organisations et des entreprises qui n’appartiennent ni au secteur privé, dont la finalité est de générer des profits pour les actionnaires, ni au secteur public (sociétés d’État et administration publique). Elle se distingue de l’économie capitaliste et de l’économie publique en combinant des modes de création et de gestion privés (autonomie et risques économiques) mais collectifs (associations de personnes), avec des finalités non centrées sur le profit (intérêt mutuel ou général) (Defourny, 2005). La nécessité (répondre à un besoin important non comblé) et l’appartenance à un groupe social soudé par une identité collective ou par un destin commun sont généralement les deux conditions d’émergence et de développement des organisations d’économie sociale (Defourny et Develtere, 1999).

    Il existe plusieurs définitions de l’économie sociale², qui se regroupent dans deux tendances principales. D’une part, l’approche anglo-saxonne des organisations à but non lucratif (OBNL ou NPO pour Non-Profit Organizations) met l’accent sur la non-lucrativité. D’autre part, l’approche européenne et québécoise de l’économie sociale met l’accent sur la gouvernance et le fonctionnement démocratique d’une «famille» d’organisations qui inclut les coopératives, les mutuelles est les organisations à but non lucratif qui produisent des biens et des services. Ainsi, la ligne de démarcation, selon l’approche de l’économie sociale, n’est pas tant entre les organisations à but ou sans but lucratif, mais entre les organisations capitalistes et les organisations «a-capitalistes» (Demoustier, 2001; Draperi, 2009) ou «socioéconomiques» (Evers et Laville, 2004), qui mettent l’accent sur la génération d’une richesse collective plutôt qu’un retour sur l’investissement de particuliers.

    La définition de l’économie sociale retenue dans le cadre de cet ouvrage se base sur le consensus adopté au Québec en 1996 (voir l’encadré I.1). Elle croise les caractéristiques légales et institutionnelles des formes d’organisations – coopératives, mutuelles et organisations à but non lucratif³ (Desroche, 1983) – avec les valeurs, les principes et les règles qu’elles partagent: le service aux membres et à la collectivité; la démocratisation de l’économique (Defourny et Monzón Campos, 1992; Vienney, 1980); l’hybridation des principes économiques établis par Polanyi que sont l’échange marchand, la redistribution et la réciprocité (Eme et Laville, 1994). L’économie sociale désigne également des activités qui visent à expérimenter de nouveaux modèles de fonctionnement et de démocratisation de l’économie, tels les fonds de travailleurs, l’insertion par l’activité économique, la microfinance et la finance solidaire.

    Une remarque mérite d’être faite concernant la définition courante de l’économie sociale au Québec, puisqu’elle est différente de celles qui ont cours ailleurs en Amérique du Nord. Ces dernières sont soit plus larges ou plus restreintes, et ne couvrent pas la même réalité. Ainsi, au Canada hors Québec, l’économie sociale est souvent définie sur la base de l’engagement civique, couvrant l’ensemble du secteur volontaire et sans but lucratif (y compris les syndicats, les associations professionnelles, les communautés religieuses et plus), ainsi que des organisations parapubliques (comme les hôpitaux, les universités et les collèges) (voir Quarter, 1992; Quarter, Mook et Armstrong, 2009). Par ailleurs, la notion de secteur volontaire et sans but lucratif, courante aux États-Unis et dans le Canada anglais, est à la fois plus restreinte en ne retenant que le statut juridique d’OBNL, et plus extensive en incluant toutes les OBNL, qu’elles aient ou non une vocation économique. La notion d’économie sociale au Québec couvre ainsi un champ à la fois plus large dans le champ des entreprises – en incluant les coopératives et les mutuelles –, et plus restreint dans le champ de la société civile – en ne retenant que les organisations productrices de biens ou de services économiques à finalité sociale.

    Ainsi, sur le plan des statuts juridiques et du type d’activité, une définition large et inclusive de l’économie sociale au Québec inclut les entités privées que sont les coopératives, les organisations à but non lucratif qui produisent des biens ou des services (marchands ou non marchands) et les mutuelles (voir la figure I.1). Ne font pas partie de l’économie sociale les entreprises à capital-actions qui ont pour finalité la distribution des profits à des actionnaires, pas plus que les organisations à but non lucratif qui ne développent pas d’activités économiques (voir Bouchard, Ferraton et Michaud, 2008).

    2. L’économie sociale, un vecteur d’innovation sociale

    Cet ouvrage sur l’économie sociale au Québec se penche sur des phénomènes qui sont apparus et se sont formalisés au cours des 30 dernières années, à une période où des changements structurels importants refaçonnaient les rapports entre l’économique et le social. Selon notre perspective, la «crise» n’est pas que conjoncturelle, elle se présente dans la durée comme une période de grande mutation du modèle de développement: crise du travail et de l’État, crise de l’emploi et crise financière, crise économique mondialisée, crise écologique… Cette mutation est marquée par la croissance des inégalités, l’exclusion sociale, l’ «ingouvernabilité» des États, le repli individualiste, etc. Mais elle est aussi accompagnée d’initiatives qui cherchent à répondre aux besoins de manière à retisser les solidarités, rééquilibrer les pouvoirs, redistribuer la richesse, etc.

    L’économie sociale participe, dans ce contexte, à la recherche de solutions aux disparités et aux iniquités économiques, de même qu’à l’invention d’un autre modèle de développement. D’abord à l’échelle locale, les initiatives se multiplient et se diffusent, entraînant des effets structurants sur les conditions de vie, le travail, les territoires, voire sur la planification et la mise en œuvre des politiques publiques. Il est ainsi de plus en plus fréquent de voir l’économie sociale être associée explicitement à la notion d’innovation sociale.

    L’innovation se conçoit généralement comme une activité nouvelle qui prend forme et se diffuse dans un contexte donné. Au moins deux grandes approches de l’innovation sociale peuvent être déterminées. Une première s’intéresse aux solutions apportées aux grands problèmes sociaux à partir d’initiatives entrepreneuriales qui misent davantage sur la philanthropie, la responsabilité individuelle et sur le marché que sur l’État⁵. Cette approche est bien représentée par l’association Ashoka⁶, qui met en valeur l’initiative personnelle et l’apport de grandes personnalités tel Mohammed Yunus (fondateur de la première institution de microcrédit au Bangladesh).

    Une autre approche – qui est privilégiée dans cet ouvrage – met plutôt l’accent sur la nature collective des processus et des produits de l’innovation sociale. Ainsi, bien que les microsystèmes constituent souvent des lieux d’expérimentation de nouvelles régularités sociales, l’innovation ne saurait être considérée comme résultant uniquement d’une action volontaire et rationnelle. Elle naît aussi de la conjugaison des impasses structurelles et de l’action des mouvements sociaux (Comeau et al., 2007, p. 370-371). En période de crise, les régulations macrosociales (marché, État, compromis institutionnalisés) sont ébranlées, de sorte que l’espace pour les innovations et les expérimentations s’élargit. Les nouvelles régulations tirent leur origine aussi bien des rapports entre les grands acteurs sociaux que d’expérimentations locales se diffusant à l’échelle de la société. Les innovations surgissant en grappes (Schumpeter, 1939; Porter, 1990), elles peuvent former système et, à terme, caractériser de nouvelles trajectoires nationales de développement (Hollingsworth et Boyer, 1997; Strange, 1996; Crouch et Streeck, 1996). Les innovations (économiques et sociales) participent ainsi à la transition entre un modèle de développement et un autre (Lévesque, 2007).

    Dans cette perspective, l’innovation sociale peut être définie comme «une intervention initiée par des acteurs sociaux pour répondre à une aspiration, subvenir à un besoin, apporter une solution ou profiter d’une opportunité d’action afin de modifier des relations sociales, de transformer un cadre d’action ou de proposer de nouvelles orientations culturelles⁷». Les innovations sociales sont donc des réponses à des nécessités, mais elles sont aussi des propositions qui visent le changement social, dans la mesure où elles nécessitent une nouvelle vision, une nouvelle façon de voir et de définir les problèmes ainsi que les solutions à y apporter (Lévesque, 2007). Cette perspective est adoptée par les chercheurs du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES), et c’est celle qu’on retrouve dans cet ouvrage. Suivant cette approche, on peut repérer au moins quatre types d’innovations sociales (voir l’encadré I.2), selon qu’elles concernent les rapports de production (participation des travailleurs), les rapports de consommation (participation des usagers), les rapports entre entreprises (coopération et concurrence, interdépendances non marchandes ou externalités) ou la configuration spatiale des rapports sociaux (gouvernance territoriale).

    L’économie sociale serait porteuse d’innovations sociales, entre autres parce qu’elle émerge pour répondre à des aspirations et à des besoins collectifs, souvent dans des secteurs d’activité nouveaux ou peu développés, en proposant de nouvelles manières de faire qui correspondent à des valeurs d’équité, d’égalité et de justice sociale. Elle résulte d’un entrepreneuriat social et collectif animé par des objectifs autres que les bénéfices pécuniaires personnels (Borzaga et Defourny, 2004; Nyssens, 2006). Elle tend à répondre à des demandes et à des attentes sociales qui sont non comblées, soit parce que l’entrepreneur capitaliste n’y trouve pas une source suffisante de profit, soit parce que les pouvoirs publics sont inefficaces ou tardent à y répondre (Vienney, 1980). Elle a ainsi la capacité de pallier l’économie de marché pour combler les failles de marché (Hansmann, 1980) ainsi que de remédier à l’insuffisance publique, voire la devancer dans la production de biens publics ou de biens de confiance (Weisbrod, 1977; Salamon et Anheier, 1997).

    L’économie sociale peut ainsi être un vecteur important des différents types d’innovations développés par Schumpeter. Nous pouvons illustrer ces innovations à partir des exemples du logement communautaire (Bouchard et Hudon, 2008) et des services en aide domestique (Vaillancourt et Jetté, 2009) (voir l’encadré I.3). L’économie sociale élargit la gamme de produits et services vers les segments utiles mais non couverts par le marché ou par l’État (nouveaux produits ou services). Elle offre de nouvelles possibilités à des acteurs exclus ou relativement dominés (nouveaux débouchés). Elle stimule une nouvelle sorte d’entrepreneuriat social ou collectif (nouvelles organisations). Elle contribue à instituer de nouvelles normes et règles, notamment sur le plan des pratiques intra et interorganisationnelles de coopération (nouveaux procédés).

    Comme toute autre organisation, l’espace social qui constitue l’organisation d’économie sociale résulte de tensions entre des comportements innovateurs et des comportements conservateurs (Bouchiki, 1998). Il y a aussi différentes phases du «cycle de vie» des innovations sociales (nouveauté, diffusion, maturité, déclin), l’institutionnalisation, la banalisation, voire la privatisation marquant la fin du mouvement. Or, dans le cas d’une innovation sociale, l’institutionnalisation peut aussi signifier la consécration de son succès, dans la mesure où elle permet une diffusion de ses apports dans la société (Bouchard, 2006; Bouchard, Lévesque et St-Pierre, 2008). Ainsi, dans un pays où l’État-providence établi et ouvert à la reconnaissance de l’économie sociale – comme l’a été dans une large mesure le Québec des 30 dernières années –, l’institutionnalisation peut même être souhaitée par certains acteurs plutôt qu’être vue comme une récupération.

    L’innovation sociale en économie sociale permet ainsi de reformuler et de recadrer les questions sociales dans une perspective globale, réfutant la dichotomie entre le social et l’économique, elle-même à la source de plusieurs problèmes sociaux. Il s’y développe des pratiques qui remettent en cause la séparation entre le privé et le public, entre le développement économique et le développement social et établissant une coordination sociale et politique.

    Deux types de facteurs expliquent le potentiel d’innovation de l’économie sociale. L’un d’eux est la contrainte de distribution limitée ou interdite des surplus et des actifs financiers (asset lock). Cette contrainte fait que les organisations d’économie sociale sont particulièrement aptes à développer des produits qui ont une forte composante de bien public – c’est-à-dire, dont le prix de marché est difficile à déterminer, et pour lesquels les consommateurs sont en situation de déficit informationnel concernant leur qualité, leur valeur ou leur utilité (Hansmann, 1980, cité dans Ben-Ner, 2002). Les organisations d’économie sociale seraient aussi mieux à même que l’État de voir à certains besoins, entre autres parce qu’elles peuvent répondre plus rapidement à des demandes particulières en mobilisant des ressources volontaires (travail bénévole, dons, etc.) (Weisbrod, 1977). Elles sont aussi plus promptes à répondre aux besoins, puisqu’elles sont orientées et gouvernées par les principaux intéressés (Ben-Ner etVan Hoomissen, 1991). La contrainte de non-distribution des surplus accentue la relation de confiance entre le consommateur et le producteur. Cette gamme d’explications est surtout portée par l’approche anglo-saxonne des Non-profit Organizations (NPO), et reste centrée sur les composantes non marchandes de l’économie sociale.

    Un deuxième type d’explication s’applique à une notion plus large de l’économie sociale, qui inclut aussi ses composantes à dominante marchande (coopératives et mutuelles). Elle tient compte des autres fonctions de l’économie sociale que sont la création d’espaces démocratiques, la défense de droits sociaux et l’intégration sociale (Enjolras, 2002). Ainsi, l’économie sociale a une propension à repenser les institutions, en particulier lorsque celles-ci sont incapables de répondre aux nouvelles demandes sociales (Lévesque et Vaillancourt, 1998). L’approche historique met notamment en lumière que le processus d’innovation se déroule par phases, débutant souvent par la contestation de normes ou de règles, suivie de la proposition de solutions nouvelles, puis par la diffusion de celles-ci dans d’autres organisations ou secteurs d’activités.

    Cela permet de voir que l’économie sociale interpelle les institutions en tant que valeurs, normes ou règles de la société, mais aussi qu’elle tend à redéfinir les dimensions institutionnelles du modèle de développement, soit les rapports entre le marché, l’État, les réseaux et les communautés (Lévesque, 2006). Si les innovations n’ont pas toujours pour effet de changer de manière radicale les manières de faire, elles ont dans certains cas un effet élargi ou «générique». Par exemple, «la construction conjointe de l’offre et de la demande par les professionnels et les usagers» (Eme et Laville, 1994; Bélanger et Lévesque, 1991) s’est étendue à de nombreux secteurs, de manière transversale (logement communautaire, garderies, services d’aide domestique, etc.). Cette coconstruction suppose la constitution de mini-espaces publics et laisse entrevoir la dimension politique des innovations sociales (Dacheux, 2003; Laville, 1994).

    Ces deux visions de ce qui favorise l’innovation dans l’économie sociale sont complémentaires. La première voit le potentiel que représente l’économie sociale pour prévenir ou trouver réponse à des problèmes sociaux (Bouchard, 1999; Fraser, 2003). La seconde montre la finalité des innovations sociales qui, contrairement aux innovations technologiques, sont rarement valorisées par le marché, mais plutôt par le changement apporté aux institutions. Le croisement des deux types d’approches et des deux grandes écoles du tiers secteur – NPO et économie sociale – permet de développer une typologie originale des initiatives d’économie sociale qui se fonde, d’une part, sur la dynamique à l’émergence de l’organisation – comme réponse à des besoins urgents ou à des aspirations – et, d’autre part, sur le type d’activité – selon qu’elle est à dominante marchande ou à dominante non marchande (Lévesque, 2004) (voir l’encadré I.4).

    Les attentes et les besoins au sein d’une société sont en constante évolution. Les changements profonds que subissent les économies depuis 2008 n’ont pas fini de faire sentir leurs effets et l’économie sociale sera certainement appelée à se renouveler. Ce contexte est à la fois une menace pour l’économie sociale, comme il l’est pour l’ensemble des acteurs socioéconomiques, mais il est aussi une occasion de faire valoir une autre manière de concevoir l’économie sans la dissocier du social ou du politique.

    3. Présentation de l’ouvrage

    Ce livre rend compte de recherches récentes qui concernent des enjeux contemporains pour l’économie sociale, pour lesquelles l’expérience québécoise s’avère être un terrain riche d’enseignements. Depuis le début des années 1980, des chercheurs se sont intéressés aux nouvelles pratiques et aux nouvelles activités instaurées par l’économie sociale au Québec. Plusieurs de ces travaux ont été amorcés au sein du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES), dont le programme de recherche vise à voir comment, en période de crise, une société se refait (voir Bouchard et Lévesque, 2010; Harrisson, 2009). Sans négliger les effets négatifs de la crise, l’hypothèse est que la société québécoise, comme la plupart des sociétés, traverse une période de mutations profondes, une période lourde en défis, mais fertile en innovations sociales. Celles-ci concernent aussi bien le développement économique que le développement social, en particulier leur liaison réciproque que tend à réaliser l’économie sociale. Puisque la plupart des innovations sociales ne se reconnaissent pas comme telles (du moins a priori), une des premières fonctions de la recherche est celle de leur repérage et de leur reconnaissance (codification et formalisation). En conséquence, la méthodologie qui sous-tend les recherches à la base de cet ouvrage a compté en grande partie sur des partenariats de recherche avec les intervenants du milieu, notamment dans le cadre de l’Alliance de recherche universités-communautés et du Réseau québécois de recherche partenariale en économie sociale (ARUC-RQRP-ÉS).

    Le but de cet ouvrage est d’introduire le lecteur à certaines des thématiques qui sont à notre avis importantes du point de vue du potentiel que représente l’économie sociale sous l’angle des innovations sociales. L’économie sociale est une réalité complexe qui, par son essence même, appelle à une conceptualisation multi ou transdisciplinaire. Les chapitres de ce livre ont été rédigés par des chercheurs émanant des domaines de la sociologie, des sciences de la gestion, de l’économique, de la science politique, du travail social, des sciences juridiques et de la géographie. Les auteurs qui signent les différents chapitres de cet ouvrage ont été associés à la planification du livre et à la relecture des chapitres.

    L’économie sociale, complémentaire ou alternative?

    Un seul texte a été sollicité à l’extérieur de ce réseau de chercheurs, celui d’un intellectuel européen bien connu, le politologue et économiste fondateur du Groupe de Lisbonne, Riccardo Petrella. Sa préface met tout de suite le lecteur en garde contre une vision trop complaisante de l’économie sociale. Il souligne que l’économie sociale, en dépit de sa contribution à la lutte contre les inégalités sociales, n’a pas permis, à elle seule, qu’on évite la crise mondiale. Il invite à renouveler les efforts pour développer des formes alternatives de production, de consommation et de distribution moins prédatrices par rapport aux humains et aux ressources de la nature. Il appelle également à renouveler les règles et le fonctionnement de la démocratie, qui est, selon lui, bien mal en point.

    La reconnaissance de l’économie sociale au Québec

    L’économie sociale jouit au Québec d’une reconnaissance institutionnelle inégalée ailleurs au Canada (Fairbairn, 2009; McMurtry, 2010; Quarter, Mook et Armstrong, 2009). Le premier chapitre de ce livre retrace le processus qui a conduit à cette reconnaissance en soulignant les caractéristiques du modèle québécois d’économie sociale. Dans son texte, B. Lévesque fait d’abord le point sur la conception de l’économie sociale qui prévaut au Québec, plus proche de la conception européenne (notamment francophone et latine) que de celle qu’on trouve dans le reste du Canada ou aux États-Unis. Le chapitre retrace l’histoire récente de l’économie sociale au Québec, offre un panorama de ce qu’elle est aujourd’hui et montre la trajectoire de sa reconnaissance institutionnelle. Cette reconnaissance n’est pas sans soubresauts, puisqu’elle est marquée entre autres par des tensions entre les familles de l’économie sociale. L’économie sociale a connu différentes configurations successives qui, tout comme celle d’aujourd’hui, ont été l’objet de divergences entre les acteurs mêmes du secteur. Ce retour historique permet de faire une lecture nouvelle des tensions et des compromis qui animent la génération contemporaine.

    Une nouvelle pratique de recherche

    L’une des particularités du modèle québécois d’économie sociale est le rôle joué par les universitaires dans la promotion et la conceptualisation du champ, voire dans la coconstruction des savoirs le concernant, par la recherche en partenariat avec les acteurs du milieu. Le chapitre signé par J.-M. Fontan porte sur cette nouvelle pratique de recherche. La recherche partenariale est une manière non traditionnelle de produire des connaissances, mettant en présence des praticiens – ayant parfois mais pas nécessairement le statut de chercheurs institutionnels – et des chercheurs universitaires à toutes les étapes d’un projet de recherche, de sa conception à sa réalisation, jusqu’à la diffusion et au transfert des connaissances, ainsi qu’à la formation d’étudiants. Le mixage des connaissances formelles et tacites, de même que l’accès privilégié aux données, permet de développer des objets et des méthodes de travail sensiblement différents de ce qui se fait avec des approches traditionnelles. Le défi pour les chercheurs est de ne plus considérer les milieux de la pratique uniquement comme des objets ou des sujets d’étude, mais de les voir comme des participants actifs à la recherche. L’enjeu est aussi que les chercheurs puissent conserver une distance critique, afin de ne pas être simplement instrumentalisés par les milieux de pratique. Il s’agit d’une nouvelle culture de la recherche qui nécessite des apprentissages de part et d’autre.

    La gouvernance

    Le partenariat caractérise aussi les nouvelles relations entre l’État et l’économie sociale. L. Dancause et R. Morin explorent dans leur chapitre les transformations de l’État et de ses modes d’intervention, notamment la décentralisation territoriale et le recours à des organisations à but non lucratif pour la livraison de services. Les auteurs montrent différentes trajectoires, à partir d’exemples pris au Québec et ailleurs (Canada anglais, États-Unis, France et Royaume-Uni). Ainsi, alors que le partenariat représente une occasion de reconnaissance et de financement de l’économie sociale, il comporte aussi des risques. Les auteurs en déterminent trois: l’instrumentalisation, la marchandisation et le déficit démocratique. Le partenariat peut n’être qu’une stratégie pour confier en sous-traitance, aux organisations à but non lucratif, la dispensation de services publics ou la gestion de problèmes sociaux. Il tend alors à devenir un outil de contrôle qui réduit l’autonomie des organisations et en normalise les pratiques. Il peut aussi être vu comme une forme affaiblie de démocratie, où les professionnels remplacent une véritable représentation sociale. Mais le partenariat peut au contraire favoriser la participation des travailleurs, membres et usagers aux décisions stratégiques des organisations, de même que favoriser la représentation de l’économie sociale au sein d’instances de concertation locale. Ainsi, le principal défi que doivent relever les organismes d’économie sociale pour surmonter les risques évoqués est d’arriver à influer sur la définition des politiques publiques et des programmes qui en découlent.

    La conception et l’orientation des politiques publiques

    C’est ce thème qui est développé dans le chapitre portant sur la coconstruction des politiques publiques. Y. Vaillancourt et P. Leclerc y analysent le caractère partenarial de la formulation et de la mise en œuvre de politiques sociales depuis une vingtaine d’années au Québec. On montre la place et le rôle joué par des acteurs non étatiques dans la conception et l’orientation des politiques (ce qu’ils nomment la «coconstruction» des politiques) et dans l’organisation des services visés par la politique (ce qu’ils nomment la «coproduction»). Ils formulent quatre modèles: la «monoconstruction», où cette contribution est inexistante, la «coconstruction néolibérale», qui fait une place au monde des affaires, la «coconstruction corporatiste», qui favorise la coopération avec les instances patronales ou syndicales et la «coconstruction démocratique et solidaire», qui contribue à une «réforme participative» de l’État en mobilisant dans la société divers groupes qui visent des objectifs d’intérêts collectifs. Quatre traits caractérisent le modèle démocratique et solidaire. Un premier est le rapport entre les «coarchitectes» des politiques publiques, qui demeure au final inégalitaire, puisque c’est l’État qui, en dernière instance, arbitre et tranche. Un deuxième est la pluralité des acteurs concernés, qui proviennent du marché et de la société civile. Un troisième est l’existence d’espaces et de mécanismes de gouvernance ouverts au débat, valorisant ainsi «le meilleur de la démocratie représentative et de la démocratie délibérative». Un quatrième est la reconnaissance de la participation des acteurs de l’économie sociale au sein d’une relation partenariale qui n’instrumentalise pas l’économie sociale et reconnaît son autonomie par rapport à l’État. Les auteurs illustrent leur propos par l’évolution récente des programmes et des institutions du logement social communautaire (coopératif et sans but lucratif) au Québec.

    Le développement local

    Dans le contexte de la mondialisation, de nouvelles formes d’inégalité sociale apparaissent aux échelles nationales et locales. J.-L. Klein et P.-A. Tremblay explorent la capacité des organisations de l’économie sociale d’être une source de soutien pour les acteurs locaux dans leurs efforts pour infléchir ces inégalités, voire d’être porteuses d’un projet précis de développement local. Par leur ancrage dans les communautés, les organisations d’économie sociale agissent comme support d’identification au territoire local. Les effets qu’elles ont peuvent être considérés comme bénéfiques lorsqu’elles contribuent au renforcement des marchés locaux, à la construction de compétences locales, à la mise en place d’instances de participation et à l’expérimentation de nouvelles façons de répondre aux problèmes sociaux. Mais le rôle de l’économie sociale peut s’avérer négatif lorsqu’elle s’insère dans un contexte politique qui dualise la société et contribue à instituer une économie de pauvreté. Pour éviter ce piège, les organisations doivent aller au-delà des ressources et des réseaux locaux et collaborer, d’abord entre elles à plusieurs échelles, et ensuite avec des acteurs publics et privés. Klein et Tremblay présentent des exemples québécois d’initiatives locales en milieu urbain et rural qui illustrent les conditions pour que l’économie sociale agisse comme réel soutien à un développement local plus durable et solidaire. Des défis se posent toutefois, notamment la recherche d’appuis financiers qui ne soient pas orientés uniquement par la recherche de profits, l’imbrication de la gouvernance locale à une gouvernance nationale pour que la concurrence interterritoriale puisse s’atténuer, et l’arrimage aux pratiques sociales émergentes pour conserver et reproduire la capacité locale de poser des diagnostics et d’établir les solutions à appliquer.

    Le développement durable

    Les attentes de la société en matière de responsabilité sociale et environnementale des acteurs économiques sont-elles mieux prises en compte par l’économie sociale? M.-F. B. Turcotte et C. Gendron explorent comment se rencontrent les concepts d’économie sociale et de développement durable. Jusqu’ici, c’est surtout le pôle environnemental du développement durable qui a été l’objet de l’attention des chercheurs, le pôle social apparaissant souvent comme le parent pauvre. Or, la problématique portée par le développement durable s’inscrit dans les questionnements fondamentaux de l’économie sociale. L’économie sociale apparaît donc comme un terrain fertile pour mieux appréhender le développement durable, de manière empirique, mais aussi théorique. Les deux notions de l’économie sociale et du développement durable peuvent se rejoindre à plusieurs égards: 1) elles s’appuient sur des principes semblables, c’est-à-dire l’autonomie, un développement centré sur la satisfaction des besoins humains et la démocratie; 2) elles suggèrent des modes alternatifs de satisfaction des besoins sociaux; 3) elles interrogent en profondeur la définition du bien commun, du bien-être social collectif, et plus largement la question de l’intérêt général. Mais le développement durable comporte d’autres dimensions qui ne sont pas nécessairement intégrées par l’économie sociale, et l’économie sociale n’est pas nécessairement porteuse de développement durable. Par contre, les entreprises d’économie sociale ont déjà l’habitude d’opérer et d’être évaluées dans un contexte d’objectifs multiples (multiple bottom line) et suivant une hiérarchie d’objectifs censée privilégier l’intérêt commun (ou minimalement l’intérêt collectif des membres), ce qui constitue une compétence essentielle pour atteindre le développement durable.

    Le travail

    L’économie sociale favorise-t-elle les mauvaises conditions de travail? Ou s’agit-il plutôt d’un espace de démocratie ouvrière? À partir de plusieurs études empiriques, Y. Comeau offre des réponses nuancées à ces questions. Son analyse dépasse celle du strict examen des conditions de travail (salaire direct et indirect, avantages sociaux, etc.) et choisit plutôt la perspective du rapport salarial, qui tient également compte du degré d’inclusion des salariés dans la structure du pouvoir de l’entreprise. Les études citées montrent qu’il existe des phénomènes communs à d’autres types d’organisations en matière de détermination des conditions de travail. Ainsi, lorsque les organisations d’économie sociale se situent dans des zones périphériques et défavorisées, qu’elles s’investissent dans des domaines d’activités peu lucratifs et qu’elles se caractérisent par une taille réduite, il y a de fortes chances que les conditions de travail soient désavantageuses. Par ailleurs, les conditions de travail sont également influencées par les règles du jeu et les stratégies des groupes qui produisent, dans certains cas d’économie sociale, un rapport salarial original. Ceci est particulièrement vrai dans les coopératives de travailleurs, les coopératives de travailleurs actionnaires et les coopératives de solidarité. Mais rien n’est pour autant garanti dans l’ensemble de l’économie sociale. L’auteur en appelle donc à des stratégies pour rehausser les capacités réflexives des acteurs de l’économie sociale afin d’influencer une meilleure inclusion des travailleurs dans les processus de gestion, pour favoriser une meilleure reconnaissance des travailleurs de l’économie sociale par les gouvernements (au même titre que ceux des secteurs de la construction ou de la santé), et pour avoir recours à la mutualité pour donner accès à des régimes d’assurances et de retraite, et au syndicalisme pour développer des protocoles inédits pour négocier avec le partenaire étatique.

    Le droit associatif

    Comment le droit accommode-t-il le fait que les associations d’économie sociale – des organisations à but non lucratif – soient aussi des entreprises? Parfois difficilement, semble-t-il. Des attentes sont formulées pour réformer le statut juridique des associations au Québec, mais les points de vue à ce sujet divergent. Le débat, que L. Jolin rapporte dans son chapitre, porte entre autres sur la conception de l’association, contrat ou institution. Comme contrat entre personnes, l’association relèverait du droit privé et l’État devrait limiter les règles qui entraveraient la liberté contractuelle, garante de la liberté d’association. Les seules règles impératives acceptables seraient celles qui visent à protéger les tiers et l’ordre public. Dans l’autre cas, l’association est perçue comme une institution qui bénéficie de certains privilèges, notamment fiscaux, non seulement parce qu’elle est à but non lucratif, mais parce que, facilitant l’expression et l’action des citoyens, elle contribue à la démocratie. En conséquence, l’association requiert des règles impératives pour que soient respectés

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1