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La vallée des hommes singes: Roman
La vallée des hommes singes: Roman
La vallée des hommes singes: Roman
Livre électronique678 pages9 heures

La vallée des hommes singes: Roman

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À propos de ce livre électronique

Le cadre vertigineux de la chaîne himalayenne.
Une découverte incroyable qui relance les spéculations sur la possibilité d’autres vies humaines sur terre.
Une expédition qui s’organise pour confirmer l’impensable.
Un homme puissant ivre de reconnaissance de la communauté scientifique.
Des tueurs issus d’une secte censée être éteinte depuis fort longtemps, instruments d’une vengeance orchestrée.
Une tribu de Néandertaliens qui tentent de survivre en secret, reclus dans la montagne.
La rencontre de tous ces protagonistes en un cocktail explosif où personne ne sortira indemne.
Un roman d’action, des paysages insolites, une intrigue palpitante, un mythe qui prend vie…

À PROPOS DE L'AUTEUR

Éric Van Hooland, né en 1964, est romancier et consultant dans la vie. Il est passionné par le roman d’aventures et le roman historique. Il édite avec l’aide du Lys Bleu Éditions, Les combattants du royaume de Jade paru en fin 2018.
LangueFrançais
Date de sortie30 mars 2020
ISBN9791037705624
La vallée des hommes singes: Roman

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    Aperçu du livre

    La vallée des hommes singes - Eric van Hooland

    Préambule

    SAINT-CÉSAIRE (France) – 35 000 ans avant JC

    La masse s’abattit avec fracas sur le crâne de l’assaillant. Le craquement résonna au beau milieu du champ de bataille qui n’était plus qu’un immense chaos, empli de chocs, de cris, de gémissements, de sueur et de sang. Nombre de victimes gisaient déjà autour de la grotte alors que l’assaut commençait à peine.

    Sans même un regard pour l’homme agonisant, le Néandertalien poussa le corps sanguinolent d’un geste brusque et évalua la situation.

    Les assaillants avaient bien préparé leur coup. Ils avaient fondu sur le clan au petit matin. À l’heure où la plupart des guerriers assommés par l’alcool de baies sauvages ronflaient encore. La fête en l’honneur de Noor, Dieu des renaissances, avait failli leur être fatale, et le clan ne devait sa survie qu’à la dizaine d’hommes et de femmes chargés de dépecer les bêtes chassées la veille. Alors que le groupe s’affairait à dépouiller les peaux des gibiers avant que les odeurs n’empestent le campement, l’un d’eux, plus vigilant ou simplement plus chanceux que les autres, détecta un mouvement suspect.

    Il donna immédiatement l’alerte.

    C’est ce qui les sauva.

    Les travailleurs de la première heure, armés de leur pierre à découper et d’une rage à faire pâlir plus d’un combattant chevronné, firent rapidement barrage de leurs corps à la vague assaillante. Cette diversion désespérée permit aux membres du clan de se mettre en ordre de bataille. S’équipant dans la précipitation, ils s’emparèrent à la volée des masses et autres engins contondants posés en lisière de grotte, et s’élancèrent dans la mêlée. Quand les Néandertaliens arrivèrent pour épauler la poignée de frères et de sœurs qui résistaient corps et âme, ces derniers ployaient déjà sous le nombre. Beaucoup d’entre eux avaient déjà succombé au tranchant des armes ennemies. C’était déjà un miracle qu’ils aient tenu aussi longtemps, juste armés d’outils à découper et d’une abnégation à toute épreuve.

    Mais cet incroyable courage avait ses limites.

    Les hordes de Cro-Magnons affluaient maintenant en hurlant, leur hardiesse juste écornée par la témérité de ceux qu’ils finissaient d’achever.

    Incapable de faire face à cette marée haineuse, les hommes primitifs résistaient en désordre. Ils se regroupèrent tant bien que mal sur la large terrasse de pierre d’où naissaient les grottes, prêts à mourir. Le socle de pierre leur conférait un avantage stratégique. Mince, mais réel. D’une part parce qu’ils en occupaient toute la surface et faisaient bloc contre l’envahisseur, d’autre part parce que les Cro-Magnons devraient progresser sur une pente dont les pierres instables roulaient sous leurs pieds et les ralentissaient.

    Au-delà du contrefort pierreux naissait une forêt aux arbres denses qui s’étendait à l’infini, qui à cette heure était noyée sous un brouillard épais.

    Les Assaillants étaient galvanisés.

    L’effet de surprise avait presque réussi. Ils se sentaient forts aujourd’hui. L’euphorie les gagna comme une déferlante sauvage, tandis qu’ils poursuivaient leurs proies jusqu’au milieu du ressaut naturel. Rien ne semblait s’opposer au massacre des hommes rivaux. Ces bêtes à la forme vaguement humaine qui ne leur inspiraient que haine et dégoût.

    La deuxième vague émergeait déjà des frondaisons embrumées de la forêt, remplaçant ceux qui étaient tombés sous les coups ennemis. Les Néandertaliens tenaient la position avec détermination, refluant légèrement aux abords de la grotte, mais formant toujours un bloc redoutable. Une nuée de corps brisés recouvrait les versants, noyant les terres nourricières de multiples ruisseaux de plasma qui formeraient bientôt une seule et même matrice.

    Chacun était déterminé à combattre.

    Jusqu’au bout.

    Ils étaient d’autant plus redoutables qu’ils ne luttaient plus seulement pour leur vie, mais pour ne pas disparaître d’un monde où leur simple présence n’était plus acceptée. Du plus faible au plus décharné, tous s’étaient courageusement mis à la disposition du groupe. Leur rapidité et leur discipline étonnèrent les Cro-Magnons, qui s’attendaient plutôt à de la confusion et à de la terreur de leur part.

    Mais qu’importe.

    Les Assaillants n’avaient aucun doute sur leur victoire. Une avant-garde d’une trentaine d’hommes émergeait déjà aux abords de la grotte, prêts à submerger les Néandertaliens…

    Ce fut le moment que choisit le clan pour engager le mouvement de la dernière chance. Contre toute attente et faisant fi de la force de l’ennemi, une meute hurlante se lança sur le versant glissant, tailladant et hachant tout sur son passage. Même s’ils avaient l’avantage du nombre, les Homos Sapiens étaient répartis en ordre dispersé sur la quasi-totalité de la pente. Ils ne purent résister à cette déferlante qui fondait sur eux telle la faux de la mort.

    En plus d’une force physique bien plus conséquente que leurs cousins, les hommes singes avaient l’avantage de la déclivité qui augmentait un peu plus leur impact.

    Le choc fut terrible.

    La puissance animale des Néandertaliens éventra l’avant-garde de l’ennemi comme une pointe géante dans une chair tendre et sanguinolente. Les pierres aiguisées tailladaient tout ce qui entrait dans le champ de leur mouvement continuel. Les puissantes massues fendaient l’air sans faiblir. Les os étaient broyés, les chairs lacérées, les espoirs douchés. La terreur commençait à se lire sur les visages des Cro-Magnons, et la bataille semblait désormais indécise. Chaque membre du clan participait à la riposte, femmes et enfants inclus. Armés de piques et de gros galets, les plus faibles achevaient les hommes blessés sans plus de considération que pour un gibier de forêt. Le martelage macabre ne s’arrêtait qu’à l’expiration du dernier souffle de vie. Aucun de ces couards ne méritait une quelconque trace de commisération…

    Morgh laissa pendre sa massue contre sa cuisse massive. Le bois noueux transpirait du sang et des morceaux de chairs de ses victimes, mais le puissant guerrier n’en avait cure. Un trop-plein de fureur bouillonnait dans ses veines à les faire rompre. Ses muscles frémissaient par saccade. Ses phalanges blanchissaient à trop serrer le manche de son arme de guerre. Tout en essayant de contrôler ses tremblements que des flots d’adrénaline excitaient en permanence, il fulminait de rage.

    — Les lâches !

    Son visage ne reflétait que la haine et la violence. Avec ses yeux exorbités et sa bouche tordue par la virulence de sa colère, il ressemblait à un démon. Aspirant goulûment l’air survolté, il tenta de régénérer ses muscles endoloris et doper un peu plus son courage. Un grondement sourd roula dans sa poitrine immense et éructa à l’air libre, telle la lave d’un volcan en fusion. L’onde libératrice explosa dans les effluves de sueur et d’hémoglobine qui drapaient le champ de bataille à l’instar d’un linceul morbide. Son cri animal fit frémir ses ennemis comme ses amis les plus proches.

    Morgh n’était pas rassasié.

    Il ne le serait pas tant qu’une seule de ces vermines resterait en vie. Replongeant dans la mêlée, il mêla sa force brutale à celle de ses guerriers. Protégés par les boucliers de peau durcie qui constituaient des écrans efficaces contre les flèches maladroites et les harpons des Cro-Magnons, le clan continuait d’avancer. C’était un terrible rempart dont la puissance et la sauvagerie terrifiaient leurs adversaires comme dans leurs rêves les plus noirs. Le courage qui les avait animés quelques minutes auparavant s’était évaporé, remplacé par le doute et la terreur d’affronter de tels diables. Les assaillants lançaient désormais leurs projectiles plus pour s’en débarrasser et se débiner rapidement, que pour blesser ou tuer leurs ennemis de toujours.

    L’affrontement était d’une rare intensité.

    Les hommes, femmes et enfants du clan se battaient avec l’énergie du désespoir, ne s’arrêtant qu’à l’article de la mort. Ils refoulaient pas à pas les envahisseurs pourtant bien plus nombreux qu’eux au départ. La motivation et la rage étaient en eux. C’était leur territoire, leur dernière chance d’exister dans ce monde qui ne voulait plus d’eux…

    Après avoir occis son énième victime, Morgh, méconnaissable sous un manteau visqueux qui mêlait indifféremment son sang à celui de ses ennemis, s’arrêta une fois encore pour reprendre son souffle.

    L’effort devenait terrible, même pour lui.

    Ses pauses devenaient plus fréquentes, son souffle court n’arrivait plus à oxygéner ses cellules. Mais si ses forces le quittaient progressivement, sa fureur, elle, demeurait intacte. Il ahanait, tentant de récupérer des efforts violents qui le laissaient pantelant.

    La victoire semblait avoir choisi son camp. Abasourdis d’avoir perdu autant des leurs en si peu de temps, les Cro-Magnons semblaient hésitants. La peur s’immisçait en eux comme un poison mortel, bridant leur élan et aspirant leur force à l’instar d’un siphon. Certains se regardèrent, incrédules et hagards, se comprenant en silence.

    La retraite commença en désordre et de manière imperceptible. Puis la conscience d’une mort certaine se fit peu à peu dans l’esprit des guerriers. Ce n’était plus la victoire qu’ils avaient en tête, mais uniquement leur survie.

    La gangrène gagna du terrain. Les Homos-Sapiens rompirent d’abord les rangs par grappes de quelques hommes, tournant définitivement le dos à la bataille. Cette débandade, limitée dans un premier temps, créa des brèches où s’engouffrèrent instantanément les Néandertaliens qui prirent leur ennemi en tenaille.

    Ce fut le début de la fin.

    Les Cro-Magnons harcelés de tous côtés ne savaient plus où donner de la tête. Quelques-uns essayèrent encore de protéger leur flanc en se rassemblant, mais la furie de leurs poursuivants était telle que la résistance avorta avant même d’avoir pu prendre forme. La fureur des primitifs éclatait comme une onde de bestialité. Une grosse partie des Homo Sapiens fit demi-tour dans une bousculade sans nom. Certains se délestèrent des armes encombrantes pour aller plus vite. D’autres n’hésitèrent pas à blesser un frère d’armes pour le livrer à la meute morbide qui s’était mise en chasse des fuyards comme des prédateurs sur leurs proies. Ces quelques secondes gagnées leur donnaient une infime chance de rejoindre le couvert des feuillus.

    Le flux s’était inversé totalement, et tous les Cro-Magnons refoulaient maintenant dans la panique la plus totale.

    Une véritable débâcle.

    Morgh poussa le cri guttural de la victoire. Les quelques inconscients qui tentèrent encore de s’opposer à la vague des Néandertaliens se firent tailler en pièce par la clique vorace. L’attaque-surprise avait décuplé la force et la haine des primitifs locaux. Ils s’acharnèrent sur les malheureux qui gisaient dans les parages, blessés ou inconscients, transformant les corps paniqués en une bouillie informe, un substrat organique palpitant…

    Une bonne moitié des Cro-Magnons sauva sa peau ce jour-là en gagnant la forêt toute proche. Mais leur défaite s’avéra cuisante. Des dizaines d’entre eux, ou plutôt ce qu’il en restait, jalonnaient la grotte et ses abords, déjà en proie à l’appétit des charognards locaux ; des chiens efflanqués pour la plupart, mais aussi des corbeaux replets qui s’invitaient au festin, sautant dans tous les sens pour ne rien louper de ces agapes.

    La mort rendue à la vie en quelque sorte.

    Une fois de plus, le clan avait vaincu. Mais cette victoire avait un goût amer. Elle s’était de nouveau soldée par de nombreuses vies gaspillées. Les corps de si nobles guerriers, de femmes vaillantes, de jeunes gens pleins de promesses, rougeoyaient la terre saturée du champ de bataille, hypothéquant l’avenir déjà bien sombre du clan qui n’en portait plus que le nom. Ce dernier se réduisait maintenant à une quarantaine de survivants, hommes, femmes et enfants inclus. Encore une ou deux attaques de ce type, et les derniers représentants de leur race seraient éteints à jamais.

    Le conseil, uniquement composé d’hommes, s’isola dans la partie de la grotte réservée à ce type de réunion. Il parlementa un jour et une nuit sans discontinuer. Dans le même temps, et pour ne pas voir les corps s’abîmer ou dévorés par des canidés devenus intrépides, les valides, étrangement résilients, enveloppèrent les morts à la hâte dans un linceul d’écorces. Les corps furent ensuite déposés dans une grande fosse avec armes, nourriture et objets symboliques, puis ensevelis. Ces ornements les accompagneraient pour le grand passage et serviraient leur propriétaire dans l’autre monde.

    Il n’y eut pas de larmes.

    La dureté de la vie avait depuis longtemps asséché une émotivité qu’ils n’arrivaient plus à raviver. Après d’âpres discussions, les sages durent se rendre à l’évidence ; ils ne pouvaient plus continuer ainsi. Ils prirent une décision grave qui allait engager leur avenir…

    Dans une atmosphère lourde de tristesse et d’amertume, ils décidèrent d’abandonner le territoire de leurs ancêtres ou leur survie apparaissait désormais menacée. Ils partiraient loin vers le nord, en quête d’un territoire plus sûr, dans des contrées inexplorées…

    Ce fut la dernière fois que l’on entendit parler de cette étrange peuplade, dans nos contrées encore sauvages, il y a bien longtemps, à une époque que nos livres d’histoire appellent communément « préhistoire »…

    1

    Le soleil nimbait l’horizon de sa lumière crue, étirant un voile éblouissant sur les terres endormies. Jacques Lubier observait ce spectacle d’un œil contemplatif, le nez scotché au hublot. La course de l’orbe de feu dans le ciel le ravissait toujours autant. Elle lui rappelait son apprentissage de l’Égypte ancienne. Et plus précisément une citation d’Anastasi, dédiée au dieu soleil : « Tourne ta face vers moi, soleil levant, toi qui éclaires les montagnes de ta beauté, disque étincelant parmi les hommes, qui chasse les ténèbres de l’Égypte… ».

    La lumière devint vite insupportable.

    Tout en s’écartant du hublot, il se frotta les yeux douloureusement rougis par le manque de sommeil. Cela faisait plus de vingt heures qu’il sautait d’avions en aéroports, et son corps commençait à crier grâce. Après avoir étiré ses muscles endoloris, il se cala profondément contre le dossier de son fauteuil et étouffa un bâillement.

    Il ne restait plus beaucoup de temps avant l’atterrissage.

    Le magazine de la compagnie aérienne était ouvert sur sa tablette. Une occupation sans intérêt. Tout en le feuilletant machinalement, il s’arrêta sur les destinations exotiques desservies par la compagnie aérienne. Puis, lassé par tant de mirages, il fourra négligemment le magazine dans sa pochette de siège et laissa errer son regard dans l’espace confiné de la carlingue, sans but précis.

    L’ennui le taraudait. Rien de ce qu’il aurait pu faire à cet instant n’aurait eu suffisamment d’attrait pour le détourner de ses pensées.

    Pourquoi l’avait-on fait venir ici ?

    Les questions étaient malheureusement plus nombreuses que les réponses. Par dépit mais aussi parce qu’il avait rien d’autre à faire, il vida le fond de whisky qui tressautait encore au fond de son verre, et s’efforça de faire le vide dans son esprit.

    Il ferma les yeux.

    Leurs visages se dessinèrent instantanément dans son esprit embrumé. Vagues mais suffisamment présents pour qu’il en fût instantanément affecté.

    Une chape de douleur le submergea.

    Comment faisait-il pour vivre sans elles ?

    Une larme roula sur sa joue creusée par la fatigue. Lubier se reprit et s’efforça de chasser ces pensées ténébreuses de son cerveau. La mélancolie était contre-productive, il le savait. Tandis qu’il s’essuyait le visage d’un revers de main, une douce pression sur son épaule le fit tressauter, le ramenant à la réalité du moment.

    — Pardonnez-moi Monsieur, fit l’hôtesse sans rien remarquer de son trouble, mais nous commençons notre descente vers New Delhi. Veuillez rabattre votre tablette, je vous prie, et vous redresser.

    Elle lui prodigua un large sourire mécanique et passa à la rangée suivante. Une douce fragrance la suivait comme une traîne invisible. Jacques inspira profondément les molécules entêtantes et actionna le bouton de son accoudoir pour redresser son siège.

    Un coup d’œil furtif à sa montre lui confirma qu’il en saurait bientôt plus sur l’incroyable découverte qu’un certain Rajiv Hamadgi lui avait laissé entrevoir par courrier, un mois auparavant…

    L’Airbus cabra son ventre immaculé pour attaquer la piste de béton correctement alignée. Après avoir pulvérisé les dernières brumes matinales de l’aéroport international Indira Gandhi, le long courrier s’immobilisa sur le tarmac. Deux portes tombèrent, laissant s’échapper un flot de passagers indiscipliné dans les salles de transit de l’aéroport, déjà en pleine effervescence.

    Les formalités de douane se déroulèrent sans encombre. Lubier constata avec surprise que les Indiens avaient gardé de leur mentor anglais le culte de la ponctualité et de l’efficacité. Ces derniers se démenaient comme de beaux diables pour harmoniser les flux.

    Leur maître mot.

    Le Français se retrouva bientôt à batailler au milieu d’une foule colorée et bruyante, loin des files aseptisées des terminaux européens. Un coup d’œil à sa montre lui fit froncer les sourcils : plus que 30 minutes avant son rendez-vous à l’Impérial Hôtel.

    Lubier abhorrait arriver en retard.

    Après avoir acheté son ticket de transport au guichet prepaid réservé aux étrangers, il accéléra le pas. La marée humaine grouillante de vitalité le gênait. Tout en jouant des coudes pour écarter les corps désœuvrés, il traversa une zone de transit croulante d’articles détaxés et se retrouva enfin à l’air libre. L’air chaud et humide lui sauta à la gorge comme un pitbull affamé. Des constellations de sueur maculèrent aussitôt les zones de son corps soumises au frottement des tissus. Un rapide coup d’œil alentour lui permit de repérer l’emplacement réservé aux taxis. L’endroit était squatté en partie par une armée de rickshaws indépendants, lesquels profitaient de leur petite taille pour subtiliser quelques clients aux compagnies régulières. Les chasser ne servait à rien ; ils revenaient avec un appétit encore plus grand…

    Une dizaine de personnes attendaient patiemment d’être aspirées par le cycle rotatif des taxis de la ville.

    Lubier n’avait pas le temps d’attendre.

    Bondissant lestement sur la chaussée, il héla le premier taxi toussotant qui passait, brandissant son ticket de transport bien en évidence devant lui.

    La guimbarde fit crisser ses pneus élimés sur le macadam, stoppant à quelques centimètres du Français. Sans prendre le temps de regarder autour de lui, Lubier jeta son sac sur la banquette constellée de tâches et s’engouffra à la hâte dans l’habitacle surchauffé.

    À peine venait-il de refermer la porte qu’une furie aux chairs bondissantes se jetait contre la voiture qui prenait déjà de la vitesse. Saucissonnée dans une robe à fleurs criarde, la furibonde vociférait un torrent d’insultes dans un débit si élevé que sa gorge boursouflée peinait à évacuer toutes les vilenies qui en sortaient. Toute à sa rage de voir le taxi lui échapper, ses jambes fouettaient le bitume comme dans un roulement de tambour, peinant à tenir le rythme croissant du véhicule. Sa lourde poitrine s’agitait, torturant au passage les coutures de son bustier, lequel pour l’instant résistait vaillamment aux secousses démoniaques. Alors que la forcenée s’imaginait sans doute pouvoir encore emporter le combat inégal qu’elle s’était imposé, elle voulut hurler une dernière fois sa fureur pour ajouter une note dramatique à l’hystérie du moment. Mais ses poumons encrassés par un manque d’exercice évident soufflaient comme une forge, étouffant des cordes vocales déjà traumatisées par les trépidations intempestives. Un masque liquide lessivait son épais fond de teint, accentuant le pourpre d’un visage naturellement rubicond. Dans un ultime effort qui lui arracha un râle pathétique, elle brandit un poing boudiné à deux centimètres de la vitre, comme la promesse d’une vengeance à venir. Dans le même temps, son autre main essayait de retenir le taxi qui lui échappait définitivement. Le morceau d’ongle arraché qui claqua contre la vitre du véhicule, suivi d’un cri de douleur, sonna la fin de la partie.

    — L’Old Style Hôtel, vous connaissez ? lança Lubier en esquissant un mouvement de recul. Sa crainte se calma quand il vit la furibonde désaccouplée du taxi, moulinant des bras pour se maintenir en équilibre, évitant la chute de justesse.

    — Bien sûr, Sahib, répondit le chauffeur en anglais. Lui aussi regardait la folle qui s’agitait dans ses rétros, pas plus rassuré que son client. C’est comme si vous y étiez !

    Pour la première fois depuis sa sortie de l’avion, Jacques commença à se détendre. Il se cala le dos contre le dossier en bois de l’antiquité roulante, aussi confortablement que les ressorts chatouilleux de la vieille dame l’y autorisaient, et soupira d’aise. Il ne faisait plus de doute qu’il serait à l’heure à son rendez-vous.

    Le véhicule trembla de tous ses boulons en ralentissant à un rond-point gigantesque. La voiture s’engagea sur la gauche, ce qui surprit en premier lieu Lubier, habitué à emprunter les routes du côté opposé. Le point dur passé, la guimbarde s’élança avec détermination sur l’asphalte chauffé à blanc. En dépit de l’heure matinale, des vapeurs troubles ondulaient au-dessus de la route comme pour en signifier la dangerosité. Mélange de chaleur et de pollution dense, les couches se déplaçaient au gré du vent, qui à cette heure semblait malheureusement absent.

    Lubier scruta l’Indien.

    L’homme était émacié, vêtu de vêtements amples qui camouflaient un physique sans la moindre rondeur. Tandis qu’il roulait et jugeant probablement l’instant propice, l’Indien posa son pied nu sur un genou saillant. Le nettoyage en règle des orteils pouvait commencer. Lubier grimaça de dégoût et se détourna durant tout le temps du grattage primaire. Heureusement, le soin de pied ne dura pas longtemps. L’homme n’en avait toutefois pas fini avec sa toilette corporelle, et une nouvelle activité s’imposa à son cerveau opportuniste. Il trifouilla quelques instants dans ses cavités poilues à la recherche de quelques trésors perdus, puis déçu par la moisson, retira ses doigts.

    Tant pis !

    Reposant les mains sur le volant, il reprit le battement nerveux de ses pieds contre les pédales râpées de la vieille anglaise. Le visage de l’homme était comme un palimpseste : buriné et cuit par les longues heures à attendre les clients en plein soleil. Les rides, profondes et larges, sillonnaient sa peau en tous sens, tordant sa bouche en un perpétuel rictus. Même ses yeux paraissaient ternis, durcis par une vie de labeur. Son turban élimé tirait sur le safran fatigué, lui mangeant la moitié du front et camouflant des cheveux de jais déjà parsemés de longues mèches grisâtres. Des drilles torsadées formaient une espèce de pont avec sa barbe, également poivre et sel. Lubier se rappela que la couleur orange était la caractéristique du turban des sikhs, nommé dastar¹. Cette teinte était associée au courage et au sacrifice dans la religion monothéiste, caractérisant les souffrances des adeptes pour préserver leur identité au fil du temps.

    L’homme s’engouffra sur une avenue dense qui menait à la capitale. Ses traits, dans la mesure du possible, parurent se tendre un peu plus. Cela inquiéta Lubier qui se surprit à se contracter lui aussi.

    Il s’attendait à être secoué.

    Il n’allait pas être déçu.

    Les bras du chauffeur semblèrent s’allonger, tandis que ses doigts se nouaient en une masse nerveuse autour du fin volant.

    La circulation se densifiait.

    La détermination de l’Indien aussi.

    On eut dit un boxeur prêt à en découdre. À la différence près qu’il n’y avait pas un seul combattant, mais toute une armée !

    La conduite était aléatoire. Chaque manœuvre hasardeuse lui donnait l’occasion de pester et de klaxonner à n’en plus finir. Des gouttes de salive perlaient à sa commissure des lèvres sans que l’homme ne s’en aperçoive, absorbé qu’il était par le mouvement brownien de la circulation et de ses imprévus. Ce jeu dangereux consistait à éviter tout un panel d’obstacles. À commencer par les autres véhicules qui prenaient souvent les axes goudronnés pour un circuit de course, mais plus dangereux encore, en surveillant comme le lait sur le feu les triporteurs auréolés d’une fumée bleue piquante qui déboulaient sans prévenir des allées parallèles, puis disparaissaient presque aussitôt dans le lacis tortueux de la vieille ville, aspirant dans leur traîne toute une mosaïque désordres indescriptibles. Les plus inconscients étaient certainement les innombrables scooters pétaradants et lourds vélos locaux, qui forts du nombre du troupeau, jalonnaient l’immense arène de la ville en prenant tous les risques pour avancer dans cette masse grouillante. Pour corser le tout, on pouvait voir débouler à tout instant devant le capot de la voiture un macaque hurlant et bondissant, les primates ayant pris la ville pour leur terrain de jeu favori.

    À force d’adresse ou de chance, Lubier n’aurait pu le déterminer, le taxi arpenta bientôt les artères affairées de la ville. Il dépassa de superbes édifices de style indo-musulman, des mausolées, des temples en tous genres.

    Un répit de quelques minutes s’installa. Juste le temps que le démon enfoui au plus profond du chauffeur belliqueux ne retrouve sa fougue et le ramène au combat.

    La voiture s’engagea sur Connaught Place. Le Klaxon se remit à mugir, les roues à crisser. La course s’apparentait à un immense élastique : accélération dans un vrombissement fatigué pour doubler un rickshaw poussif, freinage brutal pour éviter un bus Tata bondé de monde. Il zigzaguait comme un vaisseau ivre, s’écartant parfois pour invectiver un conducteur pas assez véloce, ou bloquant vicieusement un compatriote plus pressé que lui. Ils ne mirent qu’une poignée de secondes pour contourner Central Park, temps qui parut une éternité à Lubier, qui se surprit à fermer les yeux, croyant sa dernière heure arrivée.

    La voiture cessa ses oscillations intempestives comme par miracle : ils cheminaient le long d’une grande avenue du nom de Jan Path, où se prélassaient de somptueux bâtiments néoclassiques bordés d’arbres majestueux. Ici, c’est le calme qui prévalait. Le taxi musarda plusieurs kilomètres le long de gazons coupés au cordeau, reposant ses pistons affolés.

    Ils passèrent devant le Rashtrapati Bhava. Ce palais était l’ancien symbole du pouvoir britannique en Inde, lequel abritait désormais le couple présidentiel. Des cohortes de soldats lourdement armés et visiblement nerveux patrouillaient aux alentours du bâtiment. Chaque entrée était contrôlée par un véhicule blindé et de longues herses aux pics aiguisés se dressaient en travers de la route, empêchant tout passage en force. Jacques se rappela que des menaces d’attentat avaient été proférées par un groupuscule extrémiste sikh quelques jours auparavant.

    Le message avait visiblement porté.

    Le gouvernement avait décidé de renforcer la surveillance de tous les lieux symboliques que comptait la vieille ville, et ce pour une période indéterminée.

    Ils ralentirent de nouveau, bloqués par la circulation sclérosée. Cet intermède ne fut pas pour déplaire à Lubier, qui put lorgner à loisir les bâtisses néocolonialistes, pas encore détruites par la furie prolifique des nouveaux architectes. Ces messies, imbus d’une science nouvellement acquise, considéraient que l’Inde ne pouvait exister sur l’échiquier international qu’en singeant le modernisme clinquant des cités occidentales. Faire table rase du passé et adopter de nouveaux codes, tel était leur credo.

    Lubier se laissa porter par la beauté intemporelle de ces façades au passé glorieux, dont la plupart qui dataient de l’époque victorienne étaient encore en assez bon état. L’architecture ancienne était l’un de ses dadas, les vieilles pierres évoquant en lui des images surannées, d’époques où le beau, la rigueur, le plaisir et l’insouciance cohabitaient plus intimement avec le quotidien que l’époque actuelle.

    C’est ce qu’il se plaisait à imaginer en tout cas.

    Il se retournait sur la façade d’une superbe maison à colonnades envahie d’orchidées, quand la voiture bifurqua sur sa gauche, sans prévenir. La violente embardée le secoua de la tête aux pieds, jouant à le faire rebondir d’une portière à une autre, comme une vulgaire balle de tennis. Il grogna en ressentant une douleur vive dans l’épaule, se maudissant de ne pas avoir accroché sa ceinture. Inutile de tancer le chauffeur pour sa conduite trop énergique, c’était à lui d’être prudent.

    Les suspensions du taxi, comme branchées sur son cerveau, arrêtèrent leur ballet de compression et de détente, et cessèrent de le chalouper. La voiture donnait l’impression de glisser sur une portion routière parfaitement lisse, libérée des trous et raccords en tous genres qui avaient égrené l’essentiel de son parcours. Le véhicule s’échoua finalement dans un écrin de verdure réservé aux taxis et aux bus, n’oubliant pas de tosser au passage une borne de signalisation qui rendit l’âme.

    Ils étaient arrivés…

    L’Old Style Hôtel se tenait à l’écart des autres bâtisses du quartier. Sa façade était partiellement camouflée par d’immenses palmiers aux troncs blancs, délimitant un gazon parsemé d’essences nobles.

    L’ancien palais arborait fièrement ses murs marbrés et ses voûtes ouvragées, susurrant au visiteur son prestige d’antan. Une période pas si lointaine. Celle où des Rajputs², ambassadeurs étrangers et castes puissantes s’encanaillaient au son envoûtant des bansourîs ³et des ondulations lascives de danseuses indiennes. Puis le palais était tombé en désuétude avec la chute du dernier des Moghols, Bahadur-shah. Il traversa le 19ème siècle dans l’ombre de sa splendeur passée, ses propriétaires n’ayant plus les moyens d’entretenir la demeure. Le palais fut enfin acheté par un conglomérat indien dans les années 2000, lequel le restaura pour le transformer en hôtel de luxe.

    Soulagé d’être en un seul morceau, Jacques fourra une poignée de roupies dans la main tendue du chauffeur. Le regard de ce dernier était absent, comme absorbé par la vision de ses futurs combats.

    Tandis que la guimbarde redémarrait en hoquetant, Lubier emboîta le pas du portier qui l’avait précédé. Ils franchirent un large tourniquet fait d’aluminium et de verre fumé, puis foulèrent le sol du hall de réception.

    Lubier fut impressionné par la beauté de l’endroit. Tout avait été refait avec goût et sens du détail. Des plaques grises aux stries bleutées marquetaient le sol, luisantes comme un parquet de glace. Des ampoules à LEDs étaient incrustées au centre du hall principal, formant les lettres OSH pour Old Style Hotel. À partir de ce sigle croissaient des formes géométriques audacieuses jusqu’aux portes en palissandre massif, sculptées à la main. D’impressionnants lustres de cristal ruisselaient d’une lumière scintillante, déversant leur trop-plein de lux dans les parties excentrées de l’hôtel. Une immense rotonde rassemblait l’essentiel des chambres à la manière des théâtres anciens, lesquelles donnaient toutes sur la partie centrale du puit terminée par un toit en verre coulissant sur deux parties. C’est cette caractéristique technique, issue de la dernière rénovation de l’hôtel, qui avait donné le plus de mal aux architectes. Les ingénieurs avaient même doté leur prouesse technologique de capteurs électroniques, analysant en permanence la chaleur ou l’humidité interne et externe, pour autoriser l’ouverture ou la fermeture des ouvrants au moment le plus propice de la journée. Cette trouvaille ravissait les clients couche-tard, qui profitaient ainsi de la splendeur de la voûte étoilée et du peu de fraîcheur apportée par la nuit. Des murs roses et gris reproduisaient le luxe et l’élégance d’antan, agrémentés de statues de nymphes dans la plus légère des tenues. Ces œuvres, sorties de l’esprit un peu dérangé d’un artiste en vogue de Delhi, auraient fait pâlir plus d’un libertin en mal d’activité. Elles assuraient pourtant une partie de la notoriété de l’hôtel.

    Lubier se tourna vers le portier qui avait déjà déposé son unique bagage devant le comptoir flanqué d’arabesques dorées. Les escaliers courbes qui l’encadraient serpentaient vers l’un des cinq niveaux attribués aux clients de passage, le sixième étage étant uniquement desservi par un ascenseur privé et réservé aux personnalités les plus influentes du moment.

    Lubier remercia le portier et lui remit la traditionnelle poignée de roupies attendues. Un sourire convenu accueillit l’acte de générosité avant que l’homme ne reparte se poster à l’affût du prochain client.

    À l’intérieur du comptoir se tenait une jolie Indienne en tailleur strict, dans l’ombre d’un homme au teint bistre et aux manières compassées. L’hôtesse peinait à contenir les assauts d’un standard téléphonique affolé. Le repérant, elle lui fit un petit signe amical, signifiant sa venue imminente. Lubier lui fit comprendre en silence qu’elle pouvait prendre son temps.

    Le personnage aux côtés de la jeune femme s’agitait, visiblement agacé. Sa posture hiératique montrait qu’il était le maître des lieux et il le faisait savoir en massacrant bruyamment les touches de son ordinateur, tout en lançant un œil inquisiteur sur la nuque de sa subordonnée, prêt à la sermonner à la moindre défaillance.

    Voyant qu’elle reposait enfin son combiné téléphonique, Lubier se pencha vers elle.

    — Bonjour Madame…, commença-t-il poliment.

    Elle levait à peine les yeux vers le français, que son chef lui intima sèchement de vaquer à d’autres occupations. Ce que fit la soubrette sans perdre une seconde, contrite, essayant d’endiguer le feu qui lui empourprait les joues. Satisfait de l’emprise qu’il exerçait sur cette ilote bigarrée, l’Indien gonfla le torse et s’adressa au visiteur en se rengorgeant copieusement.

    — En quoi puis-je vous être utile, Monsieur ?

    Lubier fronça les sourcils, agacé.

    — Je m’appelle Jacques Lubier. J’ai rendez-vous avec une personne du nom d’Hamadgi. Il doit théoriquement m’attendre en ce moment même… Ah, j’oubliais, précisa-t-il, une chambre m’a également été réservée.

    — Monsieur Lubier ? Ah oui ! Le chef réceptionniste acquiesça d’un air suffisant, non sans avoir arraché les informations de son ordinateur récalcitrant. Monsieur Hamadgi nous a effectivement laissé un message électronique dans ce sens. Je le préviens de suite. Vous devrez probablement patienter un petit moment, ajouta-t-il en désignant le carré de fauteuils sur sa droite, il semble très occupé ces derniers temps.

    Après avoir décroché le combiné du standard, il appuya sur un numéro de couleur spécifique.

    Certainement une suite, pensa Jacques.

    Du coin de l’œil, le harceleur continuait de surveiller sa jeune victime, qui, terrorisée, n’osait plus lever le nez de son pupitre.

    — Ah, Monsieur Hamadgi, fanfaronna l’Indien devenu pour le coup obséquieux. Excusez-moi du dérangement, c’est Mahal à l’appareil. Votre invité vient d’arriver.

    Il crut bon d’ajouter, fier de sa présence d’esprit :

    — Je me suis permis de lui signifier que vous étiez très occupé et qu’il devrait prendre son mal en patience le temps que vous finissiez votre important travail.

    La physionomie satisfaite du chef réceptionniste, qui s’attendait à être gratifié de son initiative, s’altéra dans la seconde qui suivit. L’Indien passa d’une couleur ambrée à un blanc livide, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Ses épaules, fières dans un premier temps, s’affaissèrent comme le beurre au soleil, égratignant sa superbe et ébauchant un début de sourire ravi mais discret chez sa collaboratrice. Elle se cacha le visage dans la main, faisant un terrible effort pour s’empêcher de pouffer. Dans une attitude de soumission, désormais, l’ex-harceleur dodelinait mécaniquement de la tête, laissant entrevoir la teneur de la conversation.

    — Oui, vous avez raison, se récria-t-il d’une voix tremblotante… Assurément, je n’ai pas à prendre ce genre d’initiative, mais… Je ne voulais pas… Bien sûr, Monsieur, je n’ai pas à présumer à votre place… Bien Monsieur, cela ne se reproduira plus…

    Il raccrocha, le visage hâve. Sa main frémissait par saccades sans qu’il ne puisse en réprimer le mouvement. Il paraissait interdit, presque abattu. Puis, telle une éruption, le blanc de ses joues vira au rouge vif, et la colère prit le pas sur le dépit et l’humiliation.

    « Pour qui se prend-il, ce turlupin doublé d’un malappris, pensa-t-il… »

    Ses rêves de reconnaissance oubliés, il se retrancha aussitôt dans le camp des opprimés, ceux-là mêmes qui lui faisaient horreur quelques minutes plus tôt.

    « Ils n’en font qu’à leur tête, tous ces vieux boucs qui baignent dans leurs roupies. Ils nous prennent pour des moins que rien, nous les petits, les laborieux. Sans nous, ils ne seraient rien. Des incapables sans personne pour se taper leurs corvées, leurs caprices. Que les testicules de ce macaque pourrissent sur place et qu’il se réincarne en vers de terre lors de sa prochaine vie. Quel plaisir j’aurai alors à l’écrabouiller, doucement, comme un rampant qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être… »

    Un toussotement interrompit ses fantasmes et le ramena à la réalité.

    — Ah oui, excusez-moi. Si vous voulez bien me suivre, grommela-t-il en contournant son comptoir, je vais vous conduire à la suite de Monsieur Hamadgi. Il… vous… enfin, je crois que vous pouvez monter tout de suite !

    S’effaçant devant Lubier, il lui emboîta le pas.

    En passant devant la standardiste dont le sourire gouailleur en disait long sur sa satisfaction de voir son harceleur de chef harcelé, il lui fit un clin d’œil d’encouragement… ce qui eut pour effet de recolorer les joues de la jeune femme intimidée.

    Ils arrivèrent devant une double porte devant laquelle se tenait le liftier de service. Figé dans un garde-à-vous impeccable, l’homme portait sa panoplie rouge vif avec panache. Le chef réceptionniste trouva en la personne du liftier une bonne occasion de déverser sa hargne et de se venger de l’affront subit.

    — Réveille-toi Rafchic, aboya-t-il méchamment, je ne paie pas un paon, mais un liftier ! Accompagne immédiatement Monsieur Lubier au niveau 6 ! Il y est attendu.

    L’ordre lancé en hindi claqua comme un coup de fouet et calma à peine les nerfs éprouvés du chef réceptionniste. Le liftier s’effaça prestement pour laisser passer Lubier dans l’ascenseur, et s’empressa de le suivre pour échapper à l’humeur furibonde de son chef. Quand il appuya sur le gros bouton doré incrusté du chiffre VI, il dissimula à peine son soulagement de s’être sorti de cette situation à si bon compte. Les portes se refermèrent dans un bruit feutré…

    L’ascenseur, exclusivement réservé à ce niveau de l’hôtel, donnait sur un immense appartement. Un molosse en costume sombre se tenait en retrait, ses gros doigts couverts de bagues entrelacés sur un veston tendu à craquer. Les yeux porcins de la créature fixèrent d’un regard inquisiteur les intrus nichés dans l’antre de l’ascenseur. Ses mains se décroisèrent et retombèrent mollement le long de son corps, dans une fausse décontraction.

    Rafchic s’avança d’un pas leste. Il avait retrouvé sa dignité, perdue au rez-de-chaussée. Tout en se tournant vers Lubier, il tendit discrètement la main en souriant.

    — Vous voilà arrivé, Monsieur.

    Jacques le remercia d’un signe de tête et lui glissa le pourboire dans la main toujours ouverte. Il foulait à peine le palier que les portes de l’ascenseur se refermaient dans un bruit feutré, digérant d’un même coup le liftier et son habit de lumière. Avant que Lubier n’ait esquissé le moindre geste, le molosse, engoncé dans une livrée de pingouin, s’avançait vers lui en grommelant sournoisement.

    Lubier s’immobilisa.

    L’homme avait la démarche pataude et menaçante du gorille protégeant sa fratrie, sans forcément en posséder l’intelligence d’ailleurs. Il rasa un guéridon de bois de rose sur lequel était posé un détecteur de métaux long comme une matraque. D’un geste machinal, l’homme empoigna l’engin et se dirigea vers Lubier d’un pas lourd. Ses yeux, enclavés derrière une voûte de sourcils broussailleux, le fixaient comme on fixe un être indésirable.

    — Levez les bras, ordonna-t-il en anglais.

    Lubier s’exécuta ; au moins sait-il parler, pensa-t-il en tentant de se rassurer par un trait d’humour.

    Une main rugueuse se mit à tâtonner sans ménagements les parties de son corps, tandis que l’autre promenait consciencieusement le détecteur de métal le long de ses vêtements, pour confirmer le résultat de la fouille manuelle. Si cette inspection surprit Jacques, il ne le montra pas, ne comprenant toutefois pas la logique de l’affaire. C’est Hamadgi qui avait sollicité sa présence, non lui. De plus, s’il avait voulu, pour une raison ou une autre, mettre fin aux jours de son hôte, comment aurait-il pu se fournir une arme dès sa sortie de l’aéroport ? À qui l’aurait-il achetée ?

    Un bref grognement le sortit de ses pensées : le contrôle était terminé. Sans un mot, le molosse se dirigea vers la pièce voisine, lui intimant de le suivre par un ostensible signe de la tête. Ils passèrent dans la pièce attenante à l’entrée.

    Ici, le style changeait radicalement. La pièce se voulait plus chaude, plus accueillante, en un mot, plus vivante. À partir de cet endroit se profilaient les véritables pièces de vie. Les murs, de couleur neutre, se paraient d’une série de tableaux aux moulures dorées, représentant des scènes de chasse à dos d’éléphant. L’ensemble, chronologique, faisait revivre la traque, de l’entrée dans la jungle avec armes et rabatteurs, jusqu’à la traditionnelle photo devant la dépouille de l’animal.

    Lubier foula bientôt l’entrée d’une troisième pièce, plus classique.

    — Marchez jusqu’au fond, intima le molosse, Monsieur Hamadgi vous y attend !

    Le garde du corps s’esquiva pour le laisser passer et alla tranquillement se positionner dans un angle, gardant son champ visuel ouvert dans l’éventualité d’une intervention.

    La première impression de Lubier ne fut pas relative à la beauté du lieu. Pourtant, le salon respirait la quiétude d’une pièce aménagée avec goût, ornée des traditionnels meubles en bois de sheesham⁴, copieusement cirés pour faire ressortir la couleur naturelle du bois de rose.

    Non…

    Lubier fut de prime abord submergé par l’exhalaison si particulière des papiers de papyrus, une espèce aquatique qui poussait sur les rives du Delta du Nil, et qui composaient la majorité des livres anciens qu’il avait pu se procurer lors de ses études sur l’Égypte. Il se targuait d’être l’un des rares européens à pouvoir traduire correctement les hiéroglyphes anciens, sans aucune aide extérieure. L’explication de cette fragrance vint naturellement en poursuivant son exploration.

    Une large bibliothèque couvrait intégralement la face sud de la pièce, offrant la vision disciplinée de livres centenaires, voire millénaires pour certains d’entre eux, eut égard à leur apparence. Un secrétaire laqué, en manguier estima Lubier, finissait l’ornement de la partie nord de la pièce, accolé à une large baie vitrée partitionnée en deux carrés de dimension égale.

    De l’endroit où il se trouvait, Jacques apercevait à l’extérieur le faîte des arbres du parc qui faseyaient tranquillement au vent, sans qu’aucune nuisance sonore ne vienne altérer la pureté de cette image d’Épinal.

    « Le verre doit avoir une sacrée épaisseur, pensa-t-il. Peut-être même est-ce du verre blindé. Ce qui donnerait davantage à cet endroit le profil d’un bunker doré, plutôt que d’un havre de repos et de paix… »

    Un grincement le détourna de ses pensées et le ramena vers un énorme fauteuil de cuir poinçonné qui pivotait lentement. De larges volutes de fumée troublèrent un court instant la vision de Lubier, puis les exhalaisons s’évanouirent comme aspirées par un siphon invisible. Un Indien, la cinquantaine bien tassée, apparut dans une lumière diaphane.

    Il souriait, ou plutôt grimaçait.

    L’homme essayait de stabiliser, avec plus ou moins de succès, un cigare gros comme un barreau de chaise entre ses lèvres. D’un geste alerte, il se leva et contourna le bureau, puis, à deux pas de Lubier, tendit une main amicale, non sans faire migrer le tube de tabac entre le majeur et l’index de l’autre main.

    — Comment s’est passé votre voyage ? s’enquit aussitôt l’homme d’affaires, soucieux du confort de son hôte.

    — Un peu long mais tout à fait confortable, je vous remercie.

    Bien qu’un peu tendu, Lubier tenta un trait d’humour :

    — J’espère que les fumées de mon ignorance s’évanouiront plus vite que celles de votre Havane, car je suis de nature curieuse et votre courrier m’a largement intrigué.

    — C’est un excellent défaut, surtout dans votre métier. Je vous promets de satisfaire votre légitime curiosité, et vous verrez, ça valait le coup d’attendre. Mais avant cela… Il redevint sérieux et pointa le nez vers le molosse devenu amorphe… je voudrais m’excuser des désagréments causés par cet accueil… C’est pour le moins brutal et pas très conventionnel, j’en conviens.

    Le garde du corps était avachi contre le dossier d’une chaise en fer forgé, absorbé par la lecture d’une bande dessinée dont il peinait à en saisir l’humour. Dans les mains de cette gigantesque carcasse, l’ouvrage semblait avoir rétréci d’un coup.

    Hamadgi se sentit l’obligation de fournir quelques explications :

    — Posséder des biens dans ce pays peut parfois vous causer quelques tracas, voyez-vous. La richesse entraîne des servitudes, dont la pire d’entre elles est peut-être la privation de liberté. Mais bon, soyons honnêtes, éluda-t-il d’un revers de main, ça confère aussi de nombreux avantages dont j’aurai le plus grand mal à me passer aujourd’hui… Mais je manque à tous mes devoirs, fit-il en constatant que Lubier attendait patiemment qu’on l’instruise enfin de la raison de sa venue. Il indiqua un carré de fauteuils contigus à la bibliothèque. Asseyons-nous pour discuter à notre aise ; j’ai donné instruction de ne pas nous déranger dans l’heure qui suit.

    Le ton était donné. Jacques disposait d’une bonne heure pour satisfaire sa curiosité.

    Un plateau de verre ciselé les séparait l’un de l’autre. On y avait déposé sur le bord gauche un volumineux coffret à cigares, un cendrier et une guillotine en fer poli, tandis qu’un dossier de plusieurs dizaines de pages était placé en évidence devant Lubier.

    Hamadgi tira copieusement sur son cigare. Des ronds de fumée s’étiolèrent vers le plafond tandis qu’il surveillait Jacques du coin de l’œil.

    Ce dernier était peu à son aise.

    L’attitude de l’Indien le décontenançait et commençait même à l’agacer. Il décida de garder le silence lui aussi, estimant que ce n’était pas à lui d’ouvrir le bal.

    Hamadgi se décida enfin à prendre la parole.

    — J’aimerais vraiment vous remercier d’avoir répondu si rapidement à mon invitation, fit Hamadgi d’une voix aimable. J’apprécie votre curiosité d’esprit. Je dois reconnaître que votre venue m’honore et me réconforte aussi ; qu’une éminence de votre trempe se donne la peine de se déplacer en dépit du peu d’informations que j’ai transmis sur notre découverte, me laisse présager de l’importance du sujet et du bien fondé de ma démarche…

    — Sans vouloir vous vexer, le doucha aussitôt Lubier, je ne me positionne nullement quant à l’importance ou non de cette découverte, puisque les éléments d’information que vous m’avez envoyés ne me permettent pas d’en tirer une quelconque conclusion. Ma venue ici, dans l’état actuel des choses, s’apparente à une curiosité légitime de scientifique pour une découverte intrigante, rien de plus… Pour être complètement honnête, cela me donne aussi l’occasion de rendre visite à l’un de mes vieux amis indiens qui habite New Delhi, et que je n’ai pas vu depuis fort longtemps. Votre courrier était trop évasif pour pouvoir me prononcer. J’ai besoin de plus de données que je puisse étudier pour me déterminer sur l’intérêt véritable de cette soi-disant bombe scientifique, pour reprendre l’une des citations de votre lettre.

    Hamadgi haussa les épaules, pas le moins du monde offusqué des propos tenus par son invité.

    — Un peu de patience, Monsieur Lubier, un peu de patience. Avant d’aborder le sujet qui vous amène ici, sachez que j’ai donné des instructions pour rendre votre séjour dans cette ville le plus agréable possible. Vous parlez de rencontrer l’une de vos vieilles connaissances ; je mets un chauffeur à votre disposition le temps qu’il conviendra. Ceci étant bien entendu, s’empressa-t-il d’ajouter, entièrement à ma charge et complètement indépendant de la proposition que je vais vous faire. Considérez-le comme un gage d’amitié. Ou si vous préférez, d’un dédommagement du temps perdu à écouter ce que je m’apprête à vous dévoiler.

    — Je vous remercie pour votre générosité.

    Hamadgi hocha la tête pour signifier que c’était tout à fait naturel. Sans se départir de son air affable, il s’empara du coffret de havanes et le tendit à Lubier.

    — Fumez-vous, Jacques ? demanda-t-il en présentant des spécimens impressionnants de la taille d’une main. Vous permettez que je vous appelle par votre prénom ?

    — Non et oui, répondit Lubier.

    — Non et oui ?

    — Non pour le cigare et oui pour le prénom, précisa Lubier.

    Il redressa le buste pour indiquer qu’il était prêt à aborder le sujet pour lequel il était ici présent.

    — Vous avez tort pour les cigares, fit Hamadgi en refermant la boîte, ils sont excellents. J’ai cru comprendre, enchaîna l’Indien, que vous êtes en disponibilité du Collège de France pour une année. Je ne me trompe ?

    — Votre réseau d’informateurs est efficace, lança froidement Lubier en fronçant les sourcils. Il était farouchement attaché à son indépendance et à sa liberté d’action. Savoir cet homme si bien renseigné sur sa vie privée lui déplaisait au plus haut point. Il fulminait intérieurement, mais la curiosité l’emporta sur la colère : il n’avait pas fait ce chemin pour tout envoyer paître maintenant. Il décida d’être conciliant.

    — Vous avez raison, dit-il d’une voix en apparence posée. Je souhaite délaisser momentanément ma chair au Collège de France afin de pouvoir me ressourcer et faire autre chose. Enfin, quand je dis faire autre chose, c’est oublier momentanément la recherche fondamentale et me replonger si possible dans la recherche pratique. Tout scientifique digne de ce nom devrait conforter ou faire évoluer ses théories par de la recherche de terrain. C’est du moins l’une de mes convictions.

    Il resta évasif quant à l’orientation de ses recherches et de ses sponsors potentiels.

    « N’avance pas tes pions trop vite, pensa-t-il. Laisse-le se découvrir. Tu dois savoir où tu mets les pieds. »

    Hamadgi humidifia un nouveau cigare avec la langue, sans s’émouvoir outre mesure de la sensiblerie de son hôte. Il chauffa patiemment le cylindre de tabac avec son briquet, puis l’alluma ensuite en laissant longuement la flamme lécher le volado⁵ de son Churchill. Une fois le bout rougeoyant, il pompa copieusement dessus, laissant échapper des bouffées acres à chaque expiration. Une épaisse fumée fit écran entre eux durant de courts instants.

    — Vous dites, reprit l’Indien, que vous voulez reprendre du service sur le terrain, c’est correct ?

    Sans lui laisser le temps de répondre, il enchaîna :

    — Je vous prends au mot et vous propose de le faire pour moi. En clair, je vous offre le commandement d’une expédition que je financerai intégralement, et qui, j’en suis sûr, sera le couronnement de nos deux carrières respectives…

    La demande était directe et sans ambages, et

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