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Les lignes hurlantes: Roman
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Livre électronique403 pages6 heures

Les lignes hurlantes: Roman

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À propos de ce livre électronique

L'humanité est liée à l'écriture et la lecture, les histoires sont façonnées et façonnent les hommes et leur univers.

Il eut soudain une sorte de compréhension illuminée de ce que symbolisait cet univers qui se déployait sous son regard. En écrivant, en lisant, les hommes créaient le monde. Des histoires. Les hommes écrivaient des histoires. Et c’est l’Histoire qui s’écrivait. Nos vies entières, les effets étranges de synchronicité, les sensations de déjà vu… Tout se trouvait dans les livres, objets vivants d’une ténébreuse et incalculable cathédrale… Ce propre livre que tu tiens dans tes mains, ce que toi tu es en train de lire est le cri terrifiant de l’humain, le cri d’une souffrance d’être enfermé pour l’éternité dans les filets d’une manipulation démoniaque. À écouter le hurlement des lignes. Méfie-toi des mots. Méfie-toi de ce livre.

Un ouvrage qui invite à appréhender la littérature comme le cri de l'humain et les mots comme des armes. Les lignes de ce livre tissent d'ailleurs le filet d'une manipulation démoniaque, méfiance...

EXTRAIT

Malgré les réticences initiales d’Adolf, ils avaient choisi Prague, la petite sœur de Vienne, les deux villes étant toutes les deux en pleine effervescence artistique. La condition imposée par Hitler, de manière autoritaire évidemment, fut que personne ne puisse connaître leur destination. Neumann connaissait à la fois Prague mais également du monde dans le milieu israélite, il avait de la « famille riche » et ils pourraient sans difficulté loger à moindres frais chez un cousin ayant un poste haut placé dans une compagnie d’assurance. Après que le jeune juif eut écrit à son cousin deux mois auparavant et après avoir reçu une réponse positive, ils avaient fixé discrètement une date et s’étaient donc échappés incognito de Vienne.
Adolf aurait dû se sentir heureux de quitter la capitale autrichienne. Il était arrivé à Vienne plein d’espoir et avait eu de belles opportunités. Mais ses rêves se transformaient progressivement depuis quelques mois en un bourbier cauchemardesque. Il souffrait de plus en plus. Vienne et ses deux échecs à l’Académie des Beaux-Arts, Vienne et les mois de misère, toutes ses économies épuisées l’année dernière et surtout Vienne et l’armée de l’Empire qui le poursuivait. Il avait en effet reçu une énième convocation pour la visite médicale en vue de son service militaire et il voulait à tout prix éviter l’armée.

À PROPOS DE L'AUTEUR

David Rajjou est avocat breton depuis plus de 20 ans. Passionné depuis toujours de littérature, d’histoire et de philosophie Les lignes hurlantes est son premier roman.
LangueFrançais
Date de sortie21 mai 2019
ISBN9782851135216
Les lignes hurlantes: Roman

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    Aperçu du livre

    Les lignes hurlantes - David Rajjou

    Préface

    Notre Cabinet, composé d’un associé sénior et de deux collaborateurs juniors, installé dans une ville moyenne de l’Ouest de la France est détenteur de l’habilitation d’avocat mandataire d’artistes et d’auteurs. Nous sommes donc autorisés, dans le respect des règles de la profession d’avocat, à notamment représenter et conseiller des auteurs qui souhaiteraient faire publier des œuvres littéraires. C’est à ce titre qu’un client nous a confié un manuscrit un jour de 2017, manuscrit qui donnera le livre que vous tenez entre les mains. La particularité de ce client, outre sa demande peu commune consistant à transmettre par notre intermédiaire le manuscrit à des maisons d’édition, venait du fait qu’il souhaitait expressément éviter toute possibilité d’identification ou de contact avec l’extérieur.

    Nous tenons à indiquer au lecteur que c’était la première fois dans cette branche d’activité du cabinet qu’une demande semblable se produisait. Il est en effet peu courant que des clients vous sollicitent sous couvert du secret professionnel inhérent à la profession d’avocat aux fins de transmission d’un manuscrit sous couvert d’anonymat à une maison d’édition. Ils font le plus souvent eux-mêmes la démarche d’envoi et nous consultent ultérieurement soit pour examiner les contrats qui leur sont proposés soit pour des litiges postérieurs. Mais ce type de demande pouvant effectivement rentrer dans nos attributions, nous avons accepté.

    Afin que cette préface soit d’ailleurs la plus professionnelle et la plus précise, nous allons vous livrer quelques observations sur ce rendez-vous tout en préservant ce que nos obligations déontologiques nous imposent en termes de secret professionnel¹.

    Le rendez-vous était prévu à seize heures. Selon le constat, toujours fiable, de notre secrétaire à l’accueil, l’homme arriva une demi-heure en avance. Comme d’usage lorsque nous sommes sollicités par un artiste ou un auteur, deux avocats sont présents lors du rendez-vous, la subjectivité ou sensibilité littéraire ou artistique d’un seul avocat ne devant pas interférer dans la relation professionnelle avec le client artiste ou auteur. Nous le reçûmes donc à l’heure et nous lui offrîmes un café que notre secrétaire, toujours serviable, se chargea de lui apporter. La poignée de main fut franche et nous remarquâmes que si l’homme avait un accent anglophone marqué, il maîtrisait en revanche parfaitement le français.

    L’individu nous apparut également en bonne forme physique mais le visage semblait marqué par les épreuves de la vie. Une grosse tignasse frisée, une sorte de lainage improbable de roux et de blond, lui surmontait le visage et l’œil était « pétillant d’intelligence » selon le constat d’un des avocats présents à l’entretien.

    Il se présenta sous le nom de James Dia et spontanément nous indiqua que notre cabinet lui avait été recommandé par un de ses amis qui faisait des affaires entre Nantes (ville où notre Cabinet intervient ponctuellement) et l’Irlande. Monsieur Dia en vint assez rapidement au fait et nous désigna une clé USB rouge en nous expliquant qu’elle contenait un manuscrit traduit de l’anglais vers le français. Il souhaitait le faire publier. Il insista à ce moment précis sur le point suivant : il ne voulait en aucune façon que l’on puisse « remonter physiquement sa trace ». L’expression nous surprit mais il nous le confirma à plusieurs reprises : seul son nom devait figurer sur le manuscrit.

    Encore plus dérogatoire à nos consultations en la matière, il nous formula des recommandations peu habituelles. Il nous prescrivit d’abord de lire « intégralement » le manuscrit avant de le transmettre et nous demanda « expressément » de rajouter des notes de bas de page pour ce qui pouvait apparaître incompréhensible ou inconnu à un « lecteur normal ». En terminant l’entretien, Monsieur Dia nous indiqua qu’il reprendrait rendez-vous dans environ quarante-cinq jours à la fois pour les notes de bas de page et pour également convenir définitivement avec notre cabinet de la transmission du manuscrit à une ou des maisons d’édition en France.

    Il s’agit, synthétiquement, de la teneur du premier entretien avec ce client. Il fut également évoqué à cette occasion le montant des honoraires à propos desquels ce client ne discuta aucunement. Un de nous l’interrogea sur le choix de la langue française et de la France pour la publication du manuscrit d’autant plus qu’il était manifeste que ce client était anglophone, le texte, nous l’avons déjà précisé, ayant été rédigé initialement en langue anglaise. Monsieur Dia nous expliqua qu’il avait décidé de s’installer définitivement en France et que la publication de ce livre était pour lui comme une « renaissance ». Maîtrisant correctement la langue française, il avait considéré comme un prolongement normal de son travail la traduction du manuscrit.

    Nous nous sommes donc attaqués à la lecture de l’œuvre. Pendant environ trois semaines, nous (les deux avocats présents au rendez-vous) n’avons évoqué ni nos lectures respectives ni nos sentiments personnels. Ce fait est assez rare pour être souligné car nous nous croisons évidemment tous les jours dans les locaux du Cabinet.

    C’est lors d’un repas dans un excellent restaurant de cuisine espagnole que l’un d’entre nous (nous ne pouvons pas dévoiler lequel par respect pour notre client) indiqua qu’il avait fini le livre et qu’il s’agissait de « l’œuvre d’un fou » et que la qualité littéraire était « médiocre, voire franchement dégueulasse. » La pathologie avancée était « délires d’interprétation littéraire et historique ». Le second indiqua qu’il avait passé un « bon moment de lecture » et que de toute façon, nous n’étions ni éditeurs ni critiques littéraires et que nous avions un mandat ainsi qu’un règlement d’honoraires conséquent. Celui d’entre nous le moins critique s’attaqua donc, conformément à la demande de Monsieur Dia, au travail concernant les notes de bas de page. L’usage de Wikipédia et du Web pour la réalisation de ces notes fut évidemment indispensable mais Monsieur Dia ne s’en offusqua pas.

    Nous le revîmes une quinzaine de jours environ après ce repas et nous lui remîmes alors le manuscrit annoté. Après trois jours passés à consulter les notes et à effectuer sur la clé USB rouge d’ultimes modifications et notamment l’ajout du dernier chapitre, il nous donna son accord définitif aux fins de transmission.

    Nous devons vous préciser pour terminer cette préface et par souci d’honnêteté que les débats restent vifs entre nous, parfois le soir après notre journée au Cabinet, pour apprécier la valeur et surtout la véracité éventuelle du récit de Monsieur Dia. L’un d’entre nous s’est plongé dans des recherches historiques et littéraires complémentaires notamment pour ce qui concerne les personnages réels évoqués dans ce roman. À la grande stupéfaction de l’un d’entre nous (le plus favorable au livre !), toutes les références historiques et littéraires du roman sont vérifiables. Le seul point radicalement surréaliste est notamment la présence dans ce récit de quatre des plus grands écrivains du vingtième siècle. Nous avons sans doute affaire à une coloration du récit, même si également sur ce point les faits rapportés et notamment les recoupements de dates et de lieux sont particulièrement troublants. La principale question reste le fait d’identifier James Dia à Kevin Reed un des protagonistes principaux de ce roman que vous découvrirez à la lecture du deuxième chapitre. Nous en avons convenu entre nous ; l’âge des deux individus peut correspondre, c’est d’ailleurs le seul point sur lequel nous sommes tombés d’accord concernant ce livre. Pour l’autre aspect des choses, à savoir le caractère biographique du récit, la question reste ouverte. L’autre avocat (le moins favorable au livre !) considère que rentrer dans ce petit jeu des vraisemblances revient de toute façon à plonger « dans la folie de Monsieur Dia » et que ce livre ne mérite que de finir dans les « chiottes de la littérature de gare »². Enfin, une secrétaire du Cabinet nous a fait cette remarque étrange : « Ce livre est à lire avec un smartphone entre les mains et Google comme vérificateur. Et il devient hallucinant. »

    Le lecteur jugera.

    Post-Scriptum

    Nous n’avons pas revu Monsieur Dia depuis son deuxième et dernier rendez-vous. Il ne nous a en effet laissé qu’un mail pour le prévenir d’une éventuelle publication.

    Et nous n’avons toujours aucun signe de vie.

    *

    Partie 1

    Ce qu’il y a de plus pitoyable au monde, c’est, je crois, l’incapacité de l’esprit humain à relier tout ce qu’il renferme. Nous vivons sur une île placide d’ignorance, environnée de noirs océans d’infinitude que nous n’avons pas été destinés à parcourir bien loin. Les sciences, chacune s’évertuant dans sa propre direction, nous ont jusqu’à présent peu nui. Un jour, cependant, la coordination des connaissances éparses nous ouvrira des perspectives si terrifiantes sur le réel et sur l’effroyable position que nous y occupons qu’il ne nous restera plus qu’à sombrer dans la folie devant cette révélation ou à fuir cette lumière mortelle pour nous réfugier dans la paix et la sécurité d’un nouvel obscurantisme.

    Howard Phillips Lovecraft

    Il n’existe que des contes de fées sanglants. Tout conte de fées est issu des profondeurs du sang et de la peur.

    Franz Kafka

    L’enfer est une réalité. C’est un feu surnaturel et non physique.

    Sœur Lucie, voyante de Fatima

    21 Juin 1910. À l’approche de Prague. Empire Austro Hongrois

    Adolf Hitler regardait fixement à travers la vitre du train la campagne tchèque. Ses yeux clairs disséquaient le paysage morne. Il s’interrogeait sur la lumière. Le mois de juin symbolisait pour lui la légèreté, il voulait en tout cas faire passer cette vision dans ses aquarelles. Et là, il ne comprenait pas ; il avait beau voir de la lumière ; il la trouvait lourde.

    Le ciel pourtant bleu semblait trop bas, les arbres, cependant élégants et verts, ne s’élançaient pas, ils s’enfonçaient dans la terre. Il n’y avait pas de lignes ou de courbes à peindre, le paysage était un bloc sourd et massif. Imperméable et infranchissable. Est-ce qu’une sensation artistique était en train de lui échapper ? Impossible ; il avait « l’œil ». Ce don, ce sens que seuls les peintres et les architectes géniaux possèdent.

    C’était peut-être le rêve survenu lorsqu’il s’était endormi peu après le départ de Vienne. Un cauchemar incompréhensible : il s’était réveillé dans une clinique. Il savait, il sentait qu’il devait rencontrer un médecin mais il était seul, désespérément seul. Il errait dans des couloirs d’une blancheur terrifiante. Il voulait hurler le nom du médecin mais il ne s’en souvenait pas. Il s’était réveillé en sueur, les membres curieusement glacés. Le jeune homme, angoissé, avait alors décidé d’éviter de se rendormir.

    Il restait encore environ une heure avant l’arrivée à Prague. Son camarade de voyage, Joseph Neumann³, lisait un roman. Un auteur russe, lui avait-il précisé. Assis en face d’eux, un homme obèse et rougeaud continuait à ronfler. L’odeur de la transpiration de ce gros porc incommodait depuis le départ le jeune Adolf. Il recolla son visage à la vitre du train.

    Joseph, son ami juif, son camarade du foyer de travailleurs à Vienne, avait eu l’idée d’un voyage à Prague. Pourtant, Adolf n’aimait pas les Tchèques, ils les détestaient depuis l’enfance, ils les avaient vus arriver, de plus en plus nombreux, souvent pauvres et sales, venir effectuer des travaux saisonniers dans sa petite ville de Linz. Et ils les côtoyaient désormais à Vienne. Péniblement. Lui était Allemand, couleur rouge, or et noir. Que valaient ces peuples slaves face à l’immense culture germanique qui irriguait l’Empire ? Quels grands musiciens, poètes, écrivains, philosophes ces dégénérés avaient donné au monde. Aucun ! Non les seuls qui rivalisaient avec les Allemands étaient les juifs. Eux connaissaient la musique. Eux produisaient des penseurs, des chefs d’orchestre, des scientifiques. Beaucoup trop sans doute. Mais c’était un peuple qui savait se « tenir droit ». Beaucoup de juifs comprenaient d’ailleurs intimement la grandeur allemande. Ainsi, ce Gustave Malher, un de ses compositeurs préférés, qui avait su si bien mettre en valeur le génie de Wagner. Eh bien il était juif ! Ce peuple avait beaucoup de ressources. C’est aussi sans doute pour cela qu’il était ami avec Joseph et qu’il avait accepté de le suivre dans ce périple en terre slave.

    Dans son Autriche qu’il rêvait Allemande depuis son plus jeune âge, comme la moitié des enfants de son village, il n’y avait pourtant pas de place pour les slaves. À l’âge de vingt et un ans, il allait maintenant s’échouer dans une de leurs villes principales, Prague. Mais Neumann lui avait dit qu’il y avait de l’argent à se faire et Hitler ne pouvait cracher sur une poignée de couronnes. Ce juif fourmillait toujours d’idées incroyables et cet ami, grâce à sa profession de nettoyeur de cuivre, l’avait si souvent aidé, notamment financièrement ces derniers mois.

    Malgré les réticences initiales d’Adolf, ils avaient choisi Prague, la petite sœur de Vienne, les deux villes étant toutes les deux en pleine effervescence artistique. La condition imposée par Hitler, de manière autoritaire évidemment, fut que personne ne puisse connaître leur destination. Neumann connaissait à la fois Prague mais également du monde dans le milieu israélite, il avait de la « famille riche » et ils pourraient sans difficulté loger à moindres frais chez un cousin ayant un poste haut placé dans une compagnie d’assurance. Après que le jeune juif eut écrit à son cousin deux mois auparavant et après avoir reçu une réponse positive, ils avaient fixé discrètement une date et s’étaient donc échappés incognito de Vienne.

    Adolf aurait dû se sentir heureux de quitter la capitale autrichienne. Il était arrivé à Vienne plein d’espoir et avait eu de belles opportunités. Mais ses rêves se transformaient progressivement depuis quelques mois en un bourbier cauchemardesque. Il souffrait de plus en plus. Vienne et ses deux échecs à l’Académie des Beaux-Arts, Vienne et les mois de misère, toutes ses économies épuisées l’année dernière et surtout Vienne et l’armée de l’Empire qui le poursuivait. Il avait en effet reçu une énième convocation pour la visite médicale en vue de son service militaire et il voulait à tout prix éviter l’armée.

    Son destin était devenir architecte, il ne voulait pas porter l’uniforme ou faire des exercices physiques stupides et servir cette espèce de marmite dégoûtante qu’était devenu l’Empire. Il préférait donc pour l’instant se dérober sachant que les autorités pouvaient à tout moment vérifier pourquoi il ne s’était pas présenté à la dernière convocation du trente avril. Sa vie n’avait donc pas beaucoup de sens depuis quelques mois. Il naviguait à vue, dans le brouillard. Il aurait dû se sentir plus léger en quittant cette galère mais rien n’y faisait. Il enrageait de ces obstacles vers une gloire qu’il savait instinctivement à sa portée.

    Hitler étant particulièrement inquiet d’être arrêté par la police de l’Empire, ils avaient convenu avec Joseph d’un stratagème. Si Hitler se faisait interpeller pour une raison ou pour une autre, il se ferait passer pour un juif. Joseph avait réussi à obtenir un justificatif de domicile d’un dénommé Carl Malher et avait donc confié le document à Hitler en cas d’arrestation. Carl Malher était un vieil homme mort à Vienne quelques mois auparavant et en cas de problème, Adolf déclarerait ce nom. Le jeune autrichien n’avait pas été particulièrement ravi de cette idée mais il avait fini par se faire une raison en se disant que c’était toujours mieux que de finir en prison. Pour l’instant, plus le train se rapprochait de Prague, plus le brouillard de son esprit semblait devenir épais. Comme le paysage. Maudite bohème, se répétait-il en boucle.

    À la gare Centrale de Prague, il descendit du train comme un somnambule. Cette arrivée précipita les sensations désagréables qui envahissaient le corps et l’esprit du jeune autrichien depuis son réveil. À peine foulée, la terre tchèque l’étreignit en effet violemment. Soudain, il eut la sensation fulgurante d’une symphonie diabolique s’emparant rapidement et définitivement de son esprit. Le brouhaha du hall de gare lui avait sauté à la gorge. Comme assommé, Adolf entendait son ami lui parler mais ne comprenait plus, son cerveau rugissait, ils étaient immergés dans une foule où se consumait un mélange de tchèque, de yiddish et d’allemand. Cet assemblage sonore infernal et imprévu enfonçait les tympans du jeune Hitler, les langues entremêlées semblant se muer dans son esprit en un hurlement furieux. Il se réfugia un peu l’écart dans un recoin destiné aux marchandises.

    Il regarda le brouillard encore une fois. Il serrait nerveusement contre lui la serviette où il avait roulé ses aquarelles. Il se calma progressivement, fixant le sol. Quelques instants auparavant, il avait eu la désagréable impression de devenir fou. De la sueur coulait encore dans son dos. Joseph se pencha vers lui :

    Le jeune autrichien mis un peu de temps à répondre et d’une voix pâteuse dit :

    Joseph regarda son compagnon. Il connaissait sa fierté et sa susceptibilité et il ne l’avait jamais vu auparavant si fébrile. Il faisait l’effet d’un enfant perdu et le jeune juif discerna pour la première fois une sorte de fragilité maladive chez son ami peintre de vingt et un ans. Il hésita à le railler puis il se ressaisit. Conciliant, il dit :

    En joignant le geste à la parole, il désigna un immeuble en face, à la façade sombre par la couleur de la pierre mais écrasée par un soleil perçant à travers des nuages épars.

    À l’idée de se reposer et de boire, le jeune Hitler se sentit un peu mieux même si la chaleur était manifestement plus épaisse qu’à Vienne. Il était presque midi et la populace croissait comme des cafards sur une miche de pain. Des véhicules tractés par des chevaux énormes et transpirants traversèrent à vive allure le boulevard devant la gare, manquant de les écraser. Autant la circulation à Vienne paraissait maîtrisée et organisée, autant à Prague elle semblait anarchique. Ils finirent par pénétrer dans la foule qui s’apprêtait à franchir le boulevard, Adolf se tenant légèrement en retrait de son ami, le regard droit et la tête haute ; il était hors de question de montrer sa souffrance. Ce bref sursaut d’orgueil lui insuffla rapidement de l’air dans les poumons.

    Il regarda autour de lui. Il était habitué à déambuler sur les trottoirs autrichiens avec une fierté et une dignité très germanique. N’était-il pas là-bas au cœur de l’empire, au cœur de la grandeur ? N’était-il pas, lui Adolf Hitler, un des « feux » qui allait de manière déterminée et novatrice enflammer le futur artistique de ce monde ? Mais l’angoisse qui l’avait étreint ne voulait pas disparaître. Ici, en terre slave, à Prague, pourtant au sein de l’Empire, le monde s’avérait tellement différent. Comme ces gens qu’il regardait et surtout ces femmes. Elles le regardaient, elles souriaient, ces sourires le crucifiaient. Les Viennoises ne regardaient pas ainsi. Et ces rires autour lui. Quelque chose de sauvagement heureux transpirait de cette foule. Quelque chose d’anormal, d’incongru. De salement slave.

    Son cœur continuait de battre à tout rompre dans un corps qu’il sentait frêle. Ils finirent par arriver rue Hybernska, devant le café Arno où le va-et-vient était continuel. Ils pénètrent et débouchèrent sur une salle immense et bondée. Hitler remarqua immédiatement que les discussions se faisaient essentiellement en allemand. Ce fait le rassura un peu et le calma. Il se sentait un peu mieux, même s’il pouvait constater que dans la salle principale, c’était un bordel indescriptible. Des hommes braillaient sur des coins de table, certains buvaient, d’autres écrivaient. Adolf eut même la surprise de voir un homme seul, debout, déclamant un poème en allemand et Hitler crut reconnaître des vers d’Hölderlin. De nombreux journaux étaient posés sur les tables et l’ambiance était bruyante et enjouée. Joseph ne semblait pas s’en émouvoir et comme pour devancer une éventuelle inquiétude de son ami lui dit :

    Le ton d’Adolf était sec et inamical. Joseph ne lui répondit pas mais manifestement son ami allait mieux ce qui le rassura. Droit comme un pic, Adolf l’entraîna d’ailleurs vers une table. Ils étaient tous les deux heureux de pouvoir s’asseoir et Joseph appela plusieurs fois le serveur qui finit par se présenter, l’air pressé mais poli. Il commanda une bière et Adolf un thé en demandant également s’il y avait de la tarte aux pommes ; le serveur le regarda en souriant ironiquement et en hochant la tête négativement. Hitler le toisa et fit un geste d’énervement de la main faisant comprendre qu’il abandonnait cette partie de la commande. Les boissons finirent par arriver, Joseph paya évidemment. C’était une habitude quand ils sortaient tous les deux, son ami autrichien était non seulement relativement pauvre mais surtout profondément radin et le nettoyeur de cuivre, qui avait un salaire plus régulier, en avait pris son parti. Joseph sortit finalement une carte grossièrement dessinée de Prague. Il y avait de grosses croix rouges dessus et surtout l’adresse dans le quartier juif de son cousin assureur. Joseph était venu l’année dernière mais se repérer dans Prague n’était pas une mince affaire. Hitler prit à son tour la carte et resta à son tour plusieurs minutes perplexe et silencieux à la consulter.

    Soudain, comme sorti de nulle part, jetant un coup d’œil par-dessus l’épaule des deux jeunes gens, un homme, vêtu élégamment mais les cheveux noirs totalement ébouriffés, s’adressa à eux à haute voix et en allemand et leur indiqua sur un ton rigolard qu’ils allaient « bouffer du caillou ». D’abord interloqué, Hitler lui rétorqua assez sèchement de « s’occuper de ses affaires », reprenant du poil de la bête dans cette ambiance germanophone et voulant désormais démontrer à Joseph que sa faiblesse à la descente du train n’avait été que passagère. L’Autrichien était de toute façon toujours outré de ces attitudes soi-disant chaleureuses mais surtout sans gêne de la populace. Autant il pouvait détester les mièvreries de la bourgeoisie viennoise, autant le caractère débraillé de ce type de comportement l’insupportait au plus profond de ses entrailles.

    Ils quittèrent le café Arno une demi-heure plus tard et effectivement ils traversèrent et découvrirent une ville en complet bouleversement où, à de nombreux endroits, les gravats s’entassaient. Des chantiers immenses recouvraient une partie de la capitale tchèque et notamment le quartier juif qu’ils devaient traverser. Si Vienne semblait immuable dans sa beauté, Prague s’expérimentait à travers un chaos permanent. Quelles hideuses monstruosités la ville avait-elle pu cacher pour subir de pareils ravalements ? se demanda Hitler. Sur le chemin, Joseph fit en outre remarquer à son ami que les destructions et les constructions semblaient encore plus importantes que lors de son séjour l’année précédente. Des rues détruites, des immeubles en construction achevaient en effet de donner aux deux jeunes hommes l’impression de patauger au-dessus d’un volcan.

    Un peu effaré par ces chantiers à ciel ouvert, Adolf était néanmoins intéressé par ce qu’il devinait des bâtiments en constructions. Le style paraissait emprunté à l’architecture viennoise mais un quelque chose de français semblait venir perturber les lignes et les couleurs. Il se promit dans son for intérieur de se renseigner sur les architectes et les projets de rénovation de cette ville. Il était hors de question qu’il puisse commettre un jour les mêmes erreurs et fautes de goût.

    Ils arrivèrent enfin à l’adresse indiquée, sous une température qui semblait ne pas vouloir s’arrêter de se hisser à un niveau insupportable. L’immeuble était élégant et les briques rouges de la façade contrastaient avec la grisaille des immeubles mitoyens. Ils furent accueillis par une domestique, parlant un allemand très correct pour une tchèque se dit Hitler, et la jeune femme dont les mèches rousses dépassaient élégamment d’un fichu bleu les fit patienter. Joseph devina des jambes fines et musclées sous une robe d’un rose si pâle qu’il s’accordait parfaitement aux chevilles qu’il fixa intensément.

    Dans ce grand couloir bourgeois, ils découvrirent ensemble la décoration moderne et sobre du lieu tout en restant tous les deux silencieux. L’attention d’Hitler fut rapidement attirée par un tableau représentant un paysage de nature. Il se leva, le scruta et fut captivé : il s’agissait d’une mare entourée d’une forêt, le tout baigné par un ciel d’automne au crépuscule. Le tableau donnait une impression générale de sombre et de mort avec un sens particulièrement aigu

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