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Nouveau voyage dans le pays des nègres: Suivi d'études sur la colonie du Sénégal et de documents historiques, géographiques et scientifiques - Tome I
Nouveau voyage dans le pays des nègres: Suivi d'études sur la colonie du Sénégal et de documents historiques, géographiques et scientifiques - Tome I
Nouveau voyage dans le pays des nègres: Suivi d'études sur la colonie du Sénégal et de documents historiques, géographiques et scientifiques - Tome I
Livre électronique755 pages11 heures

Nouveau voyage dans le pays des nègres: Suivi d'études sur la colonie du Sénégal et de documents historiques, géographiques et scientifiques - Tome I

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À propos de ce livre électronique

Extrait : "Il n'est pas de voyage, si court qu'il soit, qui ne demande des préparatifs. Mais quand il s'agit de parcourir un pays sans aucune ressource, dans lequel la monnaie et le papier, ces deux éléments d'échange des nations civilisées, sont remplacés par des marchandises destinées à satisfaire les bizarres fantaisies de plus de vingt peuplades ; quand, en outre, le voyage peut durer trois, quatre et même cinq ans, c'est une véritable expédition..."

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LangueFrançais
ÉditeurLigaran
Date de sortie19 juin 2015
ISBN9782335075854
Nouveau voyage dans le pays des nègres: Suivi d'études sur la colonie du Sénégal et de documents historiques, géographiques et scientifiques - Tome I

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    Aperçu du livre

    Nouveau voyage dans le pays des nègres - Ligaran

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    Introduction

    La mission dont je rends compte dans ce livre m’a été donnée par le gouvernement, comme une récompense des fatigues que j’avais supportées et des dangers que j’avais courus en remplissant une autre mission dans la Sénégambie.

    Voici la lettre de M. l’amiral de Mackau, qui m’invitait à me mettre en route :

    « Paris, le 21 avril 1846.

    Monsieur, je vous ai déjà fait connaître que je donnais mon approbation au voyage d’exploration dans l’intérieur de l’Afrique centrale, dont vous m’avez exposé le plan.

    Vos préparatifs étant aujourd’hui terminés, le moment est venu de vous rendre au Sénégal, où vous avez à prendre encore diverses dispositions indispensables au succès de l’entreprise. J’ai donné des ordres à l’administration maritime du Havre pour que vous soyez embarqué avec tous vos bagages sur le premier navire du commerce qui fera voile pour la colonie, et je vous invite en conséquence à partir sans délai pour ce port.

    Vous trouverez ci-joint les instructions que j’ai réclamées et obtenues pour vous de l’Académie des sciences, du Muséum d’histoire naturelle, du Dépôt général des cartes et plans de la marine et de la Société de géographie. Les recommandations et les indications qu’elles renferment me dispensent de vous donner moi-même des instructions détaillées sur les points qui doivent être particulièrement l’objet de vos investigations. D’ailleurs, votre relation d’un voyage au Bambouk et les développements dans lesquels vous êtes entré sur le nouveau voyage que vous allez entreprendre, montrent que vous avez la parfaite intelligence des diverses questions qui peuvent se présenter à votre examen.

    Les relations que notre commerce pourrait entretenir par la suite avec les populations des régions inconnues que vous allez parcourir, l’étude de la situation politique de ces différentes populations et celles de tous les faits qui, directement ou indirectement, se rattacheraient à nos possessions de l’Algérie, sont les points sur lesquels les départements du commerce, des affaires étrangères et de la guerre, qui ont bien voulu contribuer aux frais de votre entreprise, désirent vous voir porter surtout votre attention.

    En ce qui touche le département de la marine, je vous invite à recueillir soigneusement toutes les notions qui seraient de nature à intéresser les établissements que la France possède sur la côte occidentale d’Afrique, et surtout nos comptoirs de la côte d’Or ; dans le cas, prévu par vous-même, où, arrivé à Sakkatou et venant à y rencontrer des obstacles qui vous empêcheraient de pénétrer plus avant dans l’intérieur du continent africain, vous prendriez le parti de vous rabattre sur le golfe de Guinée, vous chercheriez notamment à constater les moyens de communication de ces comptoirs avec la Sénégambie et le pays des Bambaras. Réduit dans son exécution à ces dernières proportions, votre projet me semblerait présenter encore un champ suffisamment vaste à votre ardeur, et pouvoir même être très fécond en résultats utiles aux sciences géographiques comme aux intérêts positifs de l’industrie, du commerce et de la politique de la France en Afrique.

    Si, à partir de Sakkatou, de trop grands obstacles ne s’opposent point à la continuation de votre voyage, et si vous êtes assez heureux pour le mener à fin, ainsi que vous l’avez conçu, en le poussant jusqu’à la côte orientale d’Afrique, vous aurez là une question spéciale à étudier, celle des ressources que les populations des pays voisins du littoral pourraient offrir pour des recrutements de travailleurs libres à destination de nos colonies, et principalement de Bourbon. Je vous signale cette question comme méritant votre attention particulière. Je vous invite à observer en outre avec soin l’influence qu’exerce sur toutes les populations que vous visiterez, le commerce de traite qui se fait encore sur une partie des côtes orientales et occidentales du continent africain.

    J’écris sous la date de ce jour à M. le gouverneur du Sénégal pour l’entretenir du voyage d’exploration que vous allez entreprendre. Je lui fais connaître qu’indépendamment de la somme de 24 000 fr. mise à votre disposition par MM. les ministres de la guerre, des affaires étrangères, du commerce et de l’instruction publique, pour concourir aux frais de l’entreprise, il vous sera alloué, pour le même objet, une somme de 10 000 fr. sur le budget du Sénégal. M. le capitaine de vaisseau Ollivier est en même temps prévenu par moi que l’intervalle de temps qui s’écoulera entre le moment de votre arrivée et celui de votre départ pour Bakel, sera employé par vous à compléter les apprêts de votre voyage et à vous livrer exclusivement à des études spécialement appropriées au but que vous vous proposez d’atteindre. Enfin, sans avoir à réclamer pour vous une sympathie personnelle qui vous est assurée de sa part, je le prie de vous accorder toute l’assistance et toutes les facilités qui pourront dépendre de l’administration locale.

    Je fais des vœux bien sincères, Monsieur, pour que vous réussissiez à surmonter heureusement les difficultés et les dangers de la courageuse entreprise à laquelle vous vous dévouez avec tant d’abnégation. J’aime à espérer que vous rapporterez de ce voyage à travers des régions que l’on peut dire inconnues à l’Europe, des notions fructueuses pour les sciences, pour la civilisation et pour le commerce, et que vous inscrirez votre nom parmi ceux des explorateurs qui ont le plus honoré notre époque. L’appui comme les sympathies du gouvernement sont d’avance acquis à votre entreprise.

    Vous me ferez part de vos progrès dans l’intérieur, autant que les circonstances le permettront, et vous ne cesserez notamment de donner de vos nouvelles à M. le gouverneur du Sénégal, qu’autant que vous vous croiriez privé de tous moyens, même éventuels, de communication avec lui.

    Recevez, etc.

    « Le vice-amiral, pair de France, ministre de la marine et des colonies,

    Signé Baron DE MACKAU. »

    Quand on reçoit une pareille lettre, dans laquelle la plus haute bienveillance s’allie de la manière la plus gracieuse à l’expression des sentiments les plus flatteurs, on marche devant soi, sans autre pensée que de justifier les témoignages qu’elle renferme, sans autre désir que de répondre à l’attente de celui qui vous envoie.

    C’est ce que j’ai cherché à faire ; j’ai marché malgré l’hostilité des populations, malgré la fièvre, malgré la dyssenterie, cet horrible mal impitoyable aux Européens ; et je ne me suis arrêté que devant l’impossible.

    Prisonnier huit mois des Bambaras, j’ai su, seul de ma race, en présence d’une puissance qui pouvait mettre cinquante mille hommes sous les armes, préserver de tout outrage la dignité de la nation que je représentais.

    Rendu à la liberté par une de ces fantaisies de sauvage dont on profite, mais qu’on n’explique pas, je suis revenu à l’île de Saint-Louis après seize mois d’absence, seize mois passés sans toit pour abriter ma tête, sans lit pour reposer mon corps, sans soins pour garantir ma santé violemment atteinte par un climat meurtrier, et, chose plus pénible encore, sans un compatriote qui pût adoucir mes ennuis, soutenir mon courage et redire mes souffrances.

    J’avais parcouru environ 1 000 lieues, et je m’étais avancé vers l’intérieur du continent africain, à plus de 250 lieues de l’Océan.

    À Saint-Louis, l’état d’épuisement où m’avait réduit mon voyage me valut un congé de convalescence qu’on me força d’accepter. « Si vous restez, me disait-on, c’est un suicide que vous accomplissez. » Je partis donc, et j’arrivai en France en 1848, au mois de juin !…

    Les exigences du service obligèrent mes chefs à me replacer, un an après mon retour d’Afrique, dans le cadre réglementaire de mon corps, et à me donner une destination.

    Cette décision, dont je compris la nécessité, ne me découragea pas ; j’avais trop à cœur de répondre à la confiance qu’on m’avait témoignée. N’avait-on pas, d’ailleurs, mis à ma disposition une somme fort élevée dont mon honneur avait besoin de justifier l’emploi ?

    Prenant sur mes veilles et sur les loisirs que me laissaient mes fonctions, je parvins, quoique malade encore des suites de mon voyage, à terminer la mise en ordre des nombreux matériaux qu’il m’avait permis de recueillir. À la fin de 1850 j’étais prêt à publier mon travail.

    Quoi qu’il en soit, ce ne fut qu’au mois de mars 1855 que j’obtins de S. Ex. M. le ministre de la marine l’autorisation d’imprimer mon ouvrage, à la condition toutefois que je pourvoirais à tous les frais que nécessiterait cette publication. Je me soumis à cette clause et remerciai vivement S. Ex. d’avoir bien voulu me permettre de montrer aux personnes qui avaient encouragé mon entreprise, que les difficultés rencontrées dans ma route ne m’avaient pas tout à fait empêché d’observer les pays que j’avais traversés.

    Trois années auparavant, j’avais éprouvé une satisfaction bien flatteuse : j’avais été recherché avec beaucoup d’insistance par le docteur anglais James Richardson, l’infortuné compagnon de l’heureux docteur Barthe, qui vient de jeter un nouvel éclat sur sa patrie qu’avait déjà illustrée de Humboldt.

    Honneur à lui ! honneur à ses héroïques compagnons glorieusement tombés sur le champ de bataille de la science !

    Moi aussi je voulais partager leurs périls ; je ne pus obtenir cette faveur.

    Oui, l’Afrique est toujours le mystérieux continent où vont se briser les mâles courages, où viennent échouer les résolutions les plus hardies.

    Honneur donc au docteur Barthe ! Que ne puis-je dire au Français Barthe ? Honneur à cet homme intrépide et dévoué qui va nous révéler une partie des mystères que nous cachent ces contrées barbares !

    Depuis le XVe siècle, que de voyageurs, en effet, ont essayé d’y pénétrer ! Combien ont succombé ! combien peu ont dit ce qu’ils avaient vu ! combien moins encore ont pu parvenir au but qu’ils avaient donné eux-mêmes à leur course aventureuse !

    Parmi ces voyageurs, tantôt curieux sublimes, avides de soulever le voile que la studieuse antiquité avait renoncé à écarter, tantôt intelligents courtiers d’une œuvre commerciale, tantôt enfin intrépides apôtres de la civilisation, de la science et de la religion, on ne compte que quelques Français.

    Tous les autres, et le nombre en est grand, tous les autres étaient Arabes, Italiens, Portugais et surtout Anglais.

    Je n’ai jamais compris ce prétendu patriotisme qui ne veut pas souffrir qu’une autre patrie ait aussi ses gloires et ses grandeurs : sentiment d’égoïsme étroit, de jalousie mesquine qui rapetisse celui qui le professe, sans rien ajouter à la gloire de sa nation, qu’il rapetisse aussi en abaissant les autres.

    Toutes les nations du globe ont leur valeur ; c’est n’être que juste de le proclamer ; mais c’est manquer à sa propre dignité que de le taire.

    « J’aime ma patrie plus que ma famille, disait Fénelon, mais j’aime le genre humain mieux que ma patrie. » Combien y en a-t-il de ceux dont le patriotisme ne se manifeste que par le dédain des autres nations, qui pourraient parler comme Fénelon ?

    Disons-le donc bien haut : dans l’ordre des découvertes, dans le domaine des excursions aventureuses en Afrique, ce sont les Anglais qui ont parcouru les plus grandes distances. Disons que dans ces contrées ignorées où la mort, sous vingt formes diverses, semble si pressée de saisir sa proie, Hougton, Mungo-Park, Laing, Oudney, Clapperton, Richard Lander, et plus récemment James Richardson, marchent au premier rang des victimes de la science et des martyrs de leur génie aventureux.

    Disons plus encore ; disons que c’est à ces hommes héroïques, et au petit nombre de leurs compatriotes qui ont échappé aux périls de la route, que nous devons les notions les plus complètes que nous possédons aujourd’hui sur ce continent ; car ils joignaient à l’indomptable énergie qui pousse aux grandes entreprises, les connaissances qui savent les rendre fécondes en résultats utiles.

    Un voyageur français paraît seul digne d’élever son nom à côté de ces noms célèbres, et peut-être les aurait-il surpassés en éclat et en immortalité si Dieu eût voulu qu’il joignît la science et l’érudition à la force d’âme et à la supériorité d’intelligence dont il s’était montré si prodigue envers lui.

    Caillié néanmoins est une gloire française ; c’est lui qui représente de la manière la plus brillante notre nation au milieu des sables et des forêts de l’Afrique intérieure ; mais sans la prodigieuse mémoire dont il était doué, la plume savante de M. Jomard eût été impuissante à faire connaître l’intéressant récit de son voyage.

    Quelques autres noms français viennent ici sous ma plume, et je m’estime heureux d’avoir l’occasion de les faire revivre un instant dans ces pages. Grout de Beauford, jeune officier de marine et savant distingué, mourut à Bakel en 1824, après avoir parcouru une partie des bords de la Falémé et une partie du Kaarta ; le botaniste Heudelot, auteur d’un ouvrage estimé sur la Flore du Sénégal, y mourut également quelques années plus tard ; Duranton, nature fortement trempée, tête ardente, donnait aussi de grandes espérances ; il mourut vers 1834, dans le Kasson, qu’il avait adopté pour patrie. Huard-Bessinières enfin, compagnon de mon premier voyage, cœur généreux, imagination vive et brillante, passionné pour la vie d’aventures, vient clore dignement ce martyrologe des dévouements français.

    Depuis mon retour, le Sénégal a vu trois nouveaux voyageurs quitter ses bords pour se lancer aussi vers l’inconnu. Le premier, M. Auguste Bouët, lieutenant de vaisseau, a fait au bas de la côte une exploration des plus intéressantes dans la rivière de Bassam et d’Assiné ; le second, M. Panet, mulâtre du Sénégal, mon secrétaire dans le voyage dont ce livre rend compte, a traversé le désert du Sahhrâ, de l’escale des Trarzas à Mogador ; le troisième, M. Hecquard, sous-lieutenant de spahis, a visité le Djallon et a rendu compte de sa mission dans un volume publié à Paris en 1855. Tous trois ont échappé aux mille dangers de leur route périlleuse.

    J’ai voulu, moi aussi, apporter mon grain de sable à la montagne bien petite, hélas ! qu’ont élevée au péril de leur vie mes devanciers et mes successeurs.

    J’ai voulu, non, comme me l’écrivait M. l’amiral de Mackau dans la lettre qu’on vient de lire, inscrire mon propre nom parmi ceux des explorateurs qui ont le plus honoré notre époque ; mais y inscrire celui de ma nation, qui n’y occupe qu’une petite place ; y inscrire celui de la marine, de ce corps qui donne chaque jour à son pays tant de preuves de son dévouement.

    Je n’ai qu’une crainte en publiant ces pages, c’est qu’elles ne soient trop inférieures à la tâche que je m’étais donnée.

    Document n° 1

    À S. Exc. le vice amiral de Mackau, ministre de la marine et des colonies.

    Paris, le 8 mai 1845.

    AMIRAL,

    Par sa lettre du 4 avril dernier, Votre Excellence m’ordonne de lui soumettre un plan détaillé du voyage d’exploration pour lequel j’ai fait l’offre d’un zèle plus ardent qu’éclairé peut-être, mais sincère, réfléchi, et qui demande avec confiance qu’on accepte ses services.

    En désignant à Votre Excellence les deux termes extrêmes de la longue route que j’aurais l’ambition de parcourir, j’ai voulu indiquer la tendance générale de mon projet bien plus que je n’ai prétendu déterminer à l’avance ce qu’il me sera donné d’accomplir. On ne traverse pas l’Afrique par cela seul qu’on est résolu à le tenter, et je serais bien mal préparé à l’accomplissement d’une mission aussi grave, si je n’en avais aperçu et considéré mûrement les périls et les difficultés, pour échapper aux uns et surmonter les autres.

    Quoi qu’il en soit, c’est bien de nos établissements du Sénégal que je désire partir, et c’est bien par l’Égypte que je désire opérer mon retour. J’aurai ainsi l’avantage de prendre mon point de départ d’un poste français déjà avancé dans l’intérieur, et de tendre vers les domaines du prince africain notre allié, dont la puissance réelle et l’influence s’étendent le plus loin dans le continent à l’autre bout de ma route. La ligne que j’ai dessein de suivre, sans diminuer d’importance et de nouveauté, est ainsi considérablement réduite dans son étendue. Les expéditions que le pacha d’Égypte envoie avec une si noble persévérance à la découverte des sources du Nil Blanc tendent d’ailleurs à rapprocher de plus en plus le terme des périls de ma propre exploration, puisque c’est vers ces mêmes sources qu’elle serait dirigée.

    Cette ligne même, tirée de Bakel aux sources du Nil Blanc, a l’avantage de présenter, dans quelques points où elle a été coupée par les itinéraires antérieurs de certains voyageurs européens, des relâches pour ainsi dire connues, d’où je pourrais faire parvenir de mes nouvelles et d’où il serait possible, sous l’empire d’une nécessité imprévue, d’opérer vers la côte, au sud ou au nord, un retour dont la voie serait déjà tracée.

    Ainsi, me joignant à une caravane de Bambaras qui se rendrait, suivant des habitudes de commerce déjà établies, à ce qui m’a été assuré, au Haoussa et même jusqu’au Bornou, j’aurais à traverser, entre Ségo et Sakkatou, une vaste région inconnue, facile peut-être à traverser, peut-être, au contraire, infranchissable pour moi ; alors s’offrirait la ressource de la route des mêmes caravanes vers le Grand-Bassam ou Assiné, où nous avons des comptoirs et où les officiers qui y sont allés ont vu de ces marchands bambaras.

    Ainsi encore, parvenu à Sakkatou, si la route vers l’est m’était fermée, je pourrais suivre celle qu’ont frayée Clapperton et Lander vers notre ancien établissement de Juida. Si, au contraire, j’arrivais au Bornou, et que là dût se trouver interrompue mon exploration vers l’est, j’aurais, pour regagner la côte à Tripoli, la route de Denham, de Clapperton, d’Oudney, de Tirwhik, de Toole.

    Cependant, peut-être l’intérêt même de mon voyage, au lieu de me conduire de Sakkatou au Bornou, devrait-il me faire préférer une autre voie : les circonstances, les lumières que j’acquerrais de proche en proche sur les dispositions relatives et les communications mutuelles des pays et des peuples échelonnés entre Sakkatou et les sources du Nil Blanc (présumées du moins à leur point le plus occidental, directement au sud du Dârfour), me porteraient peut-être à choisir la route qui se rend au Mandharah, dans le sud du Bornou. De là, côtoyant au sud les pays de Begharmi et de Borghou, j’arriverais dans les districts de Fertit et de Donga, où prennent, dit-on, leur source les affluents les plus occidentaux du Nil. Rendu à ce point, je me trouverais à une courte distance des pays où se fait sentir l’influence du pacha d’Égypte, et mon retour n’offrirait plus aucune difficulté.

    Quelque ignorant que puisse être le voyageur qui aura accompli cette grande traversée de l’Afrique, n’apportât-il d’autre résultat que le relevé de sa route au pas et à la boussole, il aurait déjà fait une chose immense. Je pourrais ajouter à cette tâche d’autres résultats intéressants : l’étude des produits du sol et du développement qui pourrait être imprimé à notre commerce ; celle de la situation politique des peuples ; la détermination de positions géographiques inconnues, des principaux cours d’eau et des chaînes de montagnes ; des observations ethnographiques, toujours intéressantes dans des pays nouveaux. Je pourrais enfin joindre à ces documents quelques autres remarques, incomplètes peut-être, mais consciencieuses, sur diverses branches de l’histoire naturelle, et notamment sur la géologie.

    Mais je dois déclarer à Votre Excellence que, quels que soient l’intérêt et l’importance des objets d’études et d’observations que je viens d’énumérer, je songerais bien plus, en risquant ma vie pour réussir dans mon entreprise, à un autre résultat plus grand plus noble encore : à la civilisation de l’Afrique.

    Je n’ai pas la folie de croire que mon passage laisserait des germes de civilisation sur les peuples que je rencontrerais ; mon ambition serait uniquement de frayer une route vers le centre du vaste continent que la France occupe déjà au nord, à l’ouest et au sud.

    Je sais que la régénération des nègres semble aujourd’hui une utopie ; je sais qu’on n’y croit pas. Et pourtant n’est-il pas permis de demander ce qui a été fait jusqu’ici pour trancher de cette sorte une question aussi grave ? Il y a en Afrique des esclaves dans une condition affreuse ; il y a des sacrifices humains ; il y a même, dit-on, des peuples qui consacrent encore leurs réjouissances par d’odieux festins.

    Devons-nous rester impassibles témoins de ces horreurs ?

    Non, certes, cela ne peut pas, cela ne doit pas être. Il faut donc commencer l’œuvre, œuvre lente, bien lente sans doute, comme toutes celles de cette nature qui se sont accomplies dans l’histoire de l’humanité ; mais, avant tout, il faut jalonner la route à suivre ; il faut prouver qu’elle peut être parcourue ; il faut pouvoir dire ce qu’on y rencontre. À moi cette tâche de pionnier ; à d’autres plus grands que moi la gloire de réaliser les réformes qui donneront aux innombrables peuples de l’Afrique les joies d’une vie plus douce !

    Je demande 20 000 fr. pour entreprendre mon voyage. Cette somme, calculée approximativement, suffira, je l’espère, aux dépenses indispensables d’une si longue route. Je vous demanderai aussi, Amiral, mais en sus de cette allocation, les divers instruments qui seront jugés nécessaires pour les observations que je compte faire.

    Si vous me faites l’honneur, Amiral, de me confier la mission que je sollicite avec la plus vive instance, je prierai Votre Excellence de vouloir bien faire rédiger, le plus tôt possible, les instructions concernant la partie scientifique du voyage, afin que je puisse en étudier la portée et me préparer à les remplir.

    Je suis avec un profond respect, etc.

    A. RAFFENEL.

    Document n° 2

    Instructions demandées à l’Académie des sciences par M. le ministre de la marine, pour un voyage d’exploration dans l’intérieur de l’Afrique qui va être fait, par ordre du gouvernement, par M. Raffenel, officier du commissariat de la marine royale.

    SÉANCE DU 15 JUIN 1846.

    Présidence de M. Adolphe BRONGNIART.

    Commissaires : MM. ARAGO, CORDIER, ISIDORE GEOFFROY-SAINT-HILAIRE, GAUDICHAUD et DUPERREY.

    Géographie et physique générale : M. DUPERREY, rapporteur.

    « Dans son Mémoire sur le grand plateau de l’intérieur de l’Afrique, publié en 1805, Lacépède débute ainsi :

    L’un des objets les plus dignes de notre curiosité est la connaissance du globe que nous habitons. Le siècle qui vient de finir et celui qui l’a précédé ont vu d’habiles et courageux voyageurs se dévouer à toutes les fatigues, à tous les sacrifices, à tous les dangers, pour achever de découvrir la surface de la terre. Ils ont été aidés dans leurs efforts généreux par tous les secours des sciences et des arts perfectionnés ; et cependant, l’homme qui, par les travaux des Newton, des Lagrange et des Laplace, est parvenu à mesurer le volume des corps célestes, à peser leur masse, à décrire leur route, est bien éloigné de connaître toute la surface de la planète à laquelle il appartient. Les Bougainville, les Cook, ont reconnu presque toutes les mers ; mais une grande portion de la surface sèche du globe s’est dérobée aux recherches des voyageurs les plus intrépides. »

    Depuis que Lacépède a exprimé ces pensées, les découvertes se sont considérablement accrues dans toutes les parties du globe. Les mers ont été explorées jusque dans les régions des pôles ; de nombreux voyageurs ont pénétré dans l’intérieur des continents, et, grâce à leurs efforts, à leurs talents, à leur courage, l’Asie et les deux Amériques ne laisseront bientôt plus rien d’essentiel à désirer. Mais il n’en est pas ainsi des parties centrales de l’Afrique : malgré les voyages si pleins d’intérêt de Hornemann, Mungo-Park, Brown, Laing, Denham et Clapperton, Caillié, et de plusieurs autres non moins instructifs, l’obscurité la plus profonde couvre encore une grande partie de l’intérieur de ce continent, qu’un climat dévorant, le manque de routes, des chaînes de montagnes, de vastes solitudes, de nombreuses tribus sans cesse en guerre les unes contre les autres, enfin le fatalisme et l’ombrageuse barbarie des habitants, semblent devoir rendre à jamais inabordable.

    Tel est cependant le but que M. Raffenel se propose d’atteindre : c’est à franchir ces dangereux obstacles, c’est à remplir quelques-unes de ces immenses lacunes laissées en blanc dans les cartes par les géographes, que ce jeune voyageur, déjà connu par une exploration exécutée avec succès dans la haute Sénégambie, destine aujourd’hui son ardente activité.

    M. Raffenel nous a fait connaître que son intention était de traverser l’Afrique de l’est à l’ouest, entre les parallèles de 10 à 15 degrés de latitude septentrionale, c’est-à-dire dans la zone la plus étendue en longitude et l’une des moins connues de ce continent. Dans cette zone, l’espace d’environ 48 degrés, qui sépare la Sénégambie du Sennaar, ne présente, en effet, que quelques portions du Haoussa, du Bornou et du Dârfour qui aient été passablement explorées par les Européens. Tout le reste, à l’exception de quelques localités décrites d’après des renseignements plus ou moins vagues donnés par les pèlerins, les caravanes ou les indigènes, est entièrement ignoré.

    M. Raffenel, ne se dissimulant pas les dangers d’une entreprise aussi aventureuse et dans laquelle tant de généreux courages ont déjà succombé, avait pris d’abord la résolution de voyager aussi furtivement que possible, afin de ne point attirer sur lui la défiance ou la cupidité des indigènes ; mais, d’après les renseignements qui lui sont parvenus sur certains peuples du Soudan, notamment sur les Fellatahs, que l’on dépeint comme une race paisible et dont les tribus s’étendent, disséminées çà et là, de la Sénégambie jusque dans le Dârfour, ainsi que l’ont d’ailleurs démontré Seetzen et Veter par leurs savantes recherches linguistiques, il a maintenant l’espoir d’être plus favorisé dans ses excursions qu’il ne l’avait préalablement espéré, et il part muni d’instruments de précision, peu nombreux il est vrai, mais avec lesquels il pourra du moins aborder diverses questions de géographie, de météorologie et de physique générale, qui ne manqueront pas de donner à son voyage un caractère remarquable d’utilité scientifique.

    Nous avions l’intention de présenter ici un aperçu des documents les plus authentiques et par conséquent les plus propres à faire apprécier à sa juste valeur l’état actuel de nos connaissances sur l’Afrique centrale ; nous avions pour cet effet consulté les relations de tous les voyageurs qui ont déjà osé pénétrer dans cette mystérieuse partie du globe, les nombreux mémoires qui sont résultés de ces tentatives plus ou moins fructueuses, et enfin les géographies spéciales où les faits qui nous occupent se trouvent développés et coordonnés de la manière la plus convenable : telle est notamment la Géographie générale comparée du célèbre Karl Ritter, laquelle a pour objet l’étude du globe terrestre dans ses rapports avec la nature et avec l’histoire de l’homme.

    Mais, ayant acquis depuis peu la certitude que M. Raffenel était lui-même parfaitement au courant de tous ces voyages et qu’il possédait d’ailleurs devers lui des renseignements et des itinéraires inédits dont il espérait tirer un grand secours, nous ne pouvons que l’inviter à mettre tous ces documents à profit, à les rectifier lorsque l’occasion s’en présentera, et à en étendre le domaine autant que son habileté et les circonstances de son voyage le lui permettront.

    L’art d’observer est le seul moyen d’acquérir des connaissances utiles ; mais l’art de questionner est aussi l’art de s’instruire, et c’est pour ces motifs que nous avons mis à la disposition de M. Raffenel un tableau très étendu des observations, des questions et des recherches à faire pendant le cours d’un voyage.

    Ce tableau, que nous devons à M. de Freycinet, nous a été d’une grande utilité dans nos expéditions de l’Uranie et de la Coquille ; c’est un aide-mémoire que l’on ne peut se dispenser de consulter si l’on veut ne rien omettre d’essentiel dans la description d’un pays dont on désire faire connaître non seulement la position, l’étendue, l’aspect, le climat et tous les produits, etc., mais aussi les mœurs, les usages, le caractère, l’industrie et la constitution physique, morale et politique des habitants.

    Les instructions de l’Académie rédigées pour le voyage de la Bonite ; celles qui ont été adressées aux commissions scientifiques de l’Algérie et de la Morée ; plusieurs rapports faits sur les voyages qui ont le plus contribué aux progrès des connaissances humaines ; des instructions très étendues, rédigées spécialement dans l’intérêt du voyage qui nous occupe, par notre savant confrère M. Jomard, au nom d’une commission choisie dans le sein de la Société de géographie ; plusieurs relations de voyages ; la Géographie de l’Afrique de Ritter et le Traité de météorologie de Kœmtz, sont également entre les mains de M. Raffenel, qui en profitera, nous en sommes certains, pour donner à ses propres recherches la clarté, l’étendue et la précision que nos connaissances actuelles nous font chercher avant tout dans les travaux de l’intelligence.

    Les instructions dont nous venons de parler sont trop étendues pour qu’il soit possible d’y rien ajouter. Nous nous bornerons donc à ne reproduire ici que quelques faits généraux sur lesquels il n’est peut-être pas hors de propos d’insister.

    Traditions historiques. – Les renseignements historiques qui pourront être obtenus pendant de courts séjours seront nécessairement peu nombreux ; on doit espérer toutefois quelques notions intéressantes sur les circonstances qui ont accompagné l’époque de la découverte ou de la conquête du pays, sur les nations auxquelles il a successivement appartenu ; les divers noms qui lui ont été donnés, leur étymologie, et les modifications que les conquérants ont dû apporter à l’état primitif des peuples.

    Clapperton a apporté de l’intérieur de l’Afrique un manuscrit arabe contenant une relation historique et géographique du royaume de Takrour, qui était gouverné à cette époque par le sultan Mohammed-Bello. Un cheik égyptien, Mohammed-el-Tounsy, a fait, il y a peu d’années, dans le Dârfour et le Ouadây, un voyage très intéressant qui a été traduit par le docteur Perron, et qui vient d’être publié par les soins de M. Jomard. Ces documents sont précieux ; nous en possédons plusieurs du même genre dans nos bibliothèques. Espérons que M. Raffenel sera assez heureux pour en augmenter le nombre.

    Gouvernement. – C’est une question importante que de savoir quelle est la forme du gouvernement du pays ; quelles sont les lois civiles et criminelles, l’état militaire et les finances, l’état habituel de paix ou de guerre, les causes connues des hostilités, les alliances entre les peuples, les traités de paix les plus remarquables, ceux de commerce conclus, soit forcément, soit par suite des avantages que l’État y trouve ; quel est enfin le plan apparent de la politique.

    Observations à faire sur l’espèce humaine. – Les observations à faire sur l’espèce humaine sont très développées dans le tableau que nous avons mis à la disposition de M. Raffenel. Il suffit de rappeler ici qu’elles portent principalement sur la constitution et les qualités physiques de l’homme ; sur les circonstances de la vie physique et domestique ; sur l’étendue de la population, la diversité des castes ; les mœurs, la religion, le caractère, les idiomes et les usages particuliers des peuples.

    Industrie. – Les questions relatives à l’agriculture, la chasse, la pêche, les arts et métiers, le commerce et les manufactures, ne manqueront pas sans doute de fixer l’attention de M. Raffenel, qui en connaît d’ailleurs toute l’importance.

    Description générale du pays. – M. Raffenel sait qu’il ne devra négliger aucun des moyens qui sont à sa disposition pour déterminer aussi exactement que possible la position géographique des principaux lieux qu’il visitera. Dans l’immense route en longitude qu’il veut parcourir, on ne compte guère que trois points dont la position ait été préalablement fixée ; ces points sont : Sakkatou, capitale du Haoussa ; Kouka, capitale du Bornou, et Kobey, l’une des principales villes du Dârfour. M. Raffenel fera connaître aussi la surface totale du pays, son degré de fertilité et la diversité de ses productions, puisés dans les trois règnes de la nature. Il fera des vues sous forme de panoramas, sur lesquelles seront écrits les angles observés, soit avec la boussole, soit avec le cercle à réflexion. Il notera les inégalités du sol ; la hauteur et la direction exactes ou présumées des montagnes ; la profondeur des cavernes ; le nombre des rivières, leur largeur et profondeur, la direction et la longueur de leurs cours ; le nombre et la situation des ruisseaux, torrents, lacs, étangs, marais et cascades ; les sources, fontaines, puits, et eaux thermales, dont il prendra la température. Les détails géologiques et minéralogiques, au point de vue géographique, auront au moins pour objet de constater si le sol est de première, de deuxième ou de troisième formation ; si le terrain est d’alluvion ou s’il est volcanique ; si les sables sont fins ou gros, quartzeux ou coquilleux ; s’il y a des galets ou des poudings ; quels sont la direction et l’angle d’inclinaison des couches stratifiées ; si l’on trouve des coquilles, des madrépores, des plantes et des ossements d’animaux fossiles, dont on fera connaître l’élévation au-dessus du niveau de la mer. On dira s’il y a des volcans éteints ou en activité, et aussi quelles sont les mines exploitées ou non exploitées, leur nature et leur plus ou moins grande richesse.

    État physique. – Il importe surtout de décrire avec soin l’état du vent et celui du ciel, l’aspect et la marche des nuages et des orages dans les différentes régions de l’atmosphère ; la pluie, sa durée, son abondance ; la rosée, la grêle, la neige, la glace, la brume, les brouillards et le mirage ; puis les phénomènes tels que les éclairs et la foudre, les étoiles filantes et les globes de feu, les arcs-en-ciel, les halos, les couronnes, les parhélies, les parasélènes, la lumière zodiacale et les aurores polaires.

    L’étude des vents dans l’intérieur de l’Afrique semble promettre des faits curieux : il sera intéressant de noter leur température ainsi que la direction dans laquelle ils soufflent pendant la durée des tempêtes les plus violentes. On dit qu’au Bornou, et même dans le Dârfour, les vents du sud sont toujours les plus chauds : cela semblerait annoncer qu’il n’y a pas de hautes montagnes dans le midi de ces deux contrées, à moins qu’elles ne soient à une distance très considérable vers l’équateur, et non pas sur le parallèle de 10° degrés de latitude nord, comme on le présume aujourd’hui.

    Tous les marins savent qu’il existe dans le tropique septentrional de l’Océan atlantique, un peu au nord de l’équateur, une zone de vents d’ouest dont les plus habiles savent très bien profiter pour franchir la ligne équinoxiale le plus avantageusement possible. Ces vents exceptionnels, qui soufflent incessamment vers l’Afrique au lieu de suivre le cours ordinaire des vents alizés, ne peuvent être occasionnés que par une raréfaction considérable de l’air dans l’intérieur de ce continent. Quelle est la cause de ce phénomène ? C’est là une question que nous posons à M. Raffenel, pour lui prouver combien nous comptons sur les observations hypsométriques qu’il fera durant son voyage.

    Si, comme nous l’espérons, M. Raffenel réussit à faire, en certains points de sa route, quelques séries complètes d’observations horaires du thermomètre à l’air libre, du baromètre et du thermomètre de ce dernier instrument, on connaîtra les lois que suivent les périodes diurnes de la température et de la pression atmosphérique, au fur et à mesure que l’on s’éloigne du bord de la mer pour pénétrer dans l’intérieur de l’Afrique, et l’on trouvera d’ailleurs dans ces précieux documents le moyen de tirer parti de toutes les observations isolées qui seront sans doute très nombreuses durant le cours de cette campagne.

    Nous rappellerons aussi à M. Raffenel qu’il a un excellent moyen d’obtenir la température diurne, en l’observant à deux heures homonymes de la journée, comme, par exemple, à huit heures du matin et à huit heures du soir ; et que, s’il fait usage du procédé extrêmement simple de M. Boussingault, qu’il trouvera décrit dans les instructions rédigées pour la Bonite, il aura immédiatement en chaque point la température moyenne annuelle du lieu d’observation. Ces documents sont vivement désirés, mais ils ne dispensent pas d’observer les températures extrêmes maxima et minima de la journée : ces dernières sont d’un intérêt capital.

    Les indications barométriques et thermométriques prises, aussi souvent que possible, vers l’heure de midi, et celles qui résulteront de l’appareil à ébullition de notre confrère M. Regnault, auront aussi un degré d’utilité très remarquable ; car elles feront connaître si le relief de l’Afrique, pris dans sa plus grande étendue en longitude, présente, comme nous sommes portés à le croire, des élévations et des dépressions considérables relativement au niveau de l’Océan. MM. Rochet d’Héricourt et le docteur Beck ont trouvé, par des procédés différents, que le lac Salé, qui est à 15 milles du rivage de la mer Rouge et entouré de tous côtés de volcans éteints de 5 à 6 mètres d’élévation, était à environ 200 mètres au-dessous du niveau de la mer. Il n’est pas probable qu’il en soit ainsi du lac Tchad, à en juger du moins d’après les belles recherches auxquelles M. Jomard s’est livré avec une profondeur de raisonnement qui semble devoir exclure toute objection à cet égard ; mais il ne paraît pas impossible que le fait relatif au lac Salé ne soit plus commun qu’on ne le pense.

    M. Arago rapporte, dans sa Notice sur le tonnerre (voir l’Annuaire du Bureau des longitudes pour l’an 1838), quatre faits relatifs aux petits nuages isolés qui, sous un ciel pur, laissent échapper la foudre. À ces faits nous pouvons en ajouter un cinquième, dont nous avons été témoin. Étant, en 1818, entre les îles de Timor et d’Ombay, nous vîmes un soir un petit nuage blanc qui tout à coup lança la foudre de tous les côtés ; il montait avec lenteur malgré la force du vent, et il se trouvait isolé à une grande distance de tous les autres nuages, qui paraissaient comme fixés à l’horizon. Ce petit nuage était rond et pouvait occuper en surface une étendue égale à la surface apparente du soleil. De tous ces points s’échappaient des éclairs en zigzag et une multitude de détonations successives imitant parfaitement le bruit de la mousqueterie de tout un bataillon auquel on aurait commandé de faire feu à volonté. Ce phénomène, que nous n’avons vu que cette seule fois, ne dura pas moins d’une demi-minute, et le nuage disparut complètement avec la dernière détonation. Si M. Raffenel est témoin de ce singulier et rare phénomène, il sera le sixième qui l’aura observé.

    Observations astronomiques. – Nous donnons dans une notice annexée à ces instructions diverses méthodes promptes et faciles à l’aide desquelles M. Raffenel pourra, en se servant de la boussole nivelatrice qui lui a été confiée, obtenir simultanément, en chaque point de la route, la latitude du lieu de la déclinaison magnétique. Néanmoins, nous lui recommandons de toujours recourir au cercle à réflexion de Borda, et à l’horizon artificiel dans les stations principales de son voyage, où les observations ne seront jamais ni trop exactes, ni trop multipliées.

    Si M. Raffenel peut observer la longitude en plusieurs points de l’intérieur de l’Afrique, il rendra un grand service à la géographie ; car, dans la zone qu’il va parcourir, il n’y a, ainsi que nous l’avons dit plus haut, que trois villes dont la position soit à peu près connue. Les distances de la lune au soleil, aux étoiles et aux planètes ; les occultations d’étoiles et les éclipses des satellites de Jupiter, observées avec soin, auront une grande valeur ; mais à défaut d’observations absolues, M. Raffenel pourra du moins prendre des angles horaires et faire usage de son chronomètre, dont il a les moyens d’obtenir l’état et la marche diurne aussi souvent qu’il le jugera convenable.

    Indépendamment de la notice ci-jointe, nous avons dressé pour M. Raffenel, mais pour le cas seulement où il ne pourrait pas observer la déclinaison de sa boussole, un tableau dans lequel les déclinaisons magnétiques, pour toute la partie de l’Afrique comprise entre l’équateur et le 30e degré de latitude nord, sont présentées de 5 en 5 degrés de latitude et de longitude. Ce tableau sera d’autant plus nécessaire pour la correction provisoire des routes et des relèvements, que la déclinaison varie d’une manière notable, d’un lieu à l’autre, dans toute cette partie du globe. »

    Botanique. – M. GAUDICHAUD, rapporteur.

    « M. Raffenel, dans un premier voyage fait en 1843 et 1844, dans l’intérieur du Sénégal, voyage qui avait principalement pour objet la reconnaissance du cours de la rivière Falémé et l’exploration des mines d’or de Kéniéba, dans le Bambouk, s’est pour ainsi dire familiarisé aux fatigues aux privations et aux dangers de ces sortes de pérégrinations aventureuses.

    M. Raffenel étant maintenant en quelque sorte éprouvé par le plus rude et peut-être le plus dangereux des climats, tout doit nous porter à espérer qu’il résistera de même à ceux des régions de l’Afrique qu’il se propose de parcourir, puisque, d’après son itinéraire, ces régions sont situées, à quelques degrés près, par les mêmes latitudes.

    Si M. Raffenel avait fait une étude plus spéciale de la botanique, et s’il ne se proposait qu’une exploration ordinaire dans une contrée limitée du contour de l’Afrique, par exemple dans la Sénégambie, la tâche que l’Académie nous a confiée à son égard serait facile à remplir, puisqu’il nous suffirait de lui tracer une esquisse rapide de la végétation de ce pays, de lui signaler les points essentiels sur lesquels il serait utile de diriger ses investigations, et enfin de lui indiquer les nombreux végétaux sur lesquels nous manquons de renseignements convenables ou qui sont encore mal représentés dans nos vastes collections.

    Mais non seulement M. Raffenel, qui jusqu’à ce jour n’a pu s’occuper que très accessoirement de la botanique, n’est pas encore assez avancé dans l’étude des classes, des familles et des genres, pour que nous puissions lui désigner convenablement, c’est-à-dire par les noms et par les caractères botaniques essentiels, les documents qui nous manquent encore sur quelques végétaux intéressants de la Sénégambie ; mais, de plus, il part avec le dessein bien arrêté de traverser, dans sa grande largeur, tout le continent africain, et par conséquent de visiter des contrées dont les productions végétales sont presque entièrement inconnues et plus que suffisantes pour fixer son attention.

    Relativement à la Sénégambie, d’où il va s’aventurer vers des pays nouveaux, nous sommes maintenant assez riches en plantes de cette terre pour qu’il ne soit pas même nécessaire de les recommander à un naturaliste passager, qui, devant porter ses regards beaucoup plus loin, ne pourrait naturellement les étudier que d’une manière superficielle.

    En effet, nous possédons presque tous les herbiers des savants botanistes français : spécialement, parmi les modernes, ceux de MM. Perrottet, Le Prieur, Heudelot, etc. Les collections de ce dernier voyageur, qui a étendu ses explorations jusqu’à Galam, à la Falémé, au Fouta-Djallon et aux bords de la Gambie supérieure, nous ont fait connaître dans leurs moindres détails, et, sans nul doute, à peu d’espèces près, toutes les richesses végétales de ces contrées.

    Nous conseillons donc à M. Raffenel de ne pas trop s’attacher, à moins toutefois de circonstances particulières ou de longs séjours obligés dans des localités favorables, aux productions végétales de nos possessions de cette partie de l’Afrique, s’il ne veut s’exposer à recueillir des plantes connues ou que nous avons déjà.

    Ce ne sera qu’à partir de Bakel ou des bords de la Falémé, qu’il a précédemment visités et qu’il connaît bien, que devront commencer ses études suivies de botanique, s’il veut avoir des chances certaines de rencontrer des espèces intéressantes ou nouvelles.

    Au-delà de ce point, vers le centre de l’Afrique et jusqu’à la proximité de l’Égypte, de la Nubie ou de l’Abyssinie, à l’exception de ce que le major Denham et le capitaine Clapperton ont rapporté de leurs collections et de celles du regrettable docteur Oudney, dont le célèbre Robert Brown nous a dévoilé la nature, et de quelques rares plantes du Dârfour et du Kordofan, recueillies par MM. Rüppel, Hey, Kotschy, etc., tout nous est à peu près inconnu, nous manque absolument, et, dès lors, sera digne de son intérêt et de ses soins.

    Ne pouvant rien indiquer de spécial à M. Raffenel sur la végétation de ces vastes contrées inexplorées ou à peine entrevues sur quelques points du centre de l’Afrique, nous nous bornerons à lui recommander :

    1° D’étudier particulièrement les grands arbres, ceux surtout qui, par leur nombre dans chaque localité, par leur aspect particulier ou par des caractères saillants et essentiels, lui paraîtront donner un cachet spécial aux contrées diverses qu’il traversera, et serviront un jour de jalons ou peut-être même de base à la géographie botanique de ce continent ;

    2° Rechercher avec beaucoup d’attention les végétaux employés dans le commerce, les arts et la médecine des indigènes, spécialement ceux qui produisent des gommes, des résines, des huiles fixes ou volatiles, les matières textiles, tinctoriales, etc., et, avant tout, les plantes usuelles, cultivées ou non cultivées, formant la base de la nourriture des peuples sédentaires de ces contrées ; ce qui le conduit naturellement à connaître la nature, l’étendue et l’état actuel de leur agriculture ;

    3° Enfin, il s’attachera d’une manière particulière à recueillir les documents propres à nous éclairer sur les ressources alimentaires végétales des tribus nomades, sur les plantes vénéneuses qui servent à empoisonner leurs flèches, leurs lances, etc.

    Nous appellerons encore l’attention de M. Raffenel : 1° sur le bassia Parkii, arbre de la famille des sapotacées, dont les grains fournissent le beurre dit de Galam, et dont on n’a encore vu que les feuilles et les semences ; arbre qui provient non des bords du fleuve Sénégal, comme son nom français semblerait l’indiquer, mais de ceux de la Gambie, où il est connu sous celui de shea-toulon ; 2° sur les végétaux monocotylés ligneux des régions centrales, tels que les palmiers, et notamment les dattiers, qui doivent offrir de nombreuses espèces ou variétés ; les dracœna, qui sans nul doute sont dans le même cas ; les pandanées, et spécialement, parmi celles-ci, l’espèce très curieuse que les peuples des bords de la Gambie nomment faudiané, et dont les fruits, au dire de l’infortuné Heudelot, possèdent la singulière faculté de s’enflammer à l’époque de leur maturité.

    Nous ne possédons encore que les fleurs femelles ou plutôt les jeunes fruits de ce végétal qui est certainement dioïque, et dont il est bien à désirer que M. Raffenel puisse étudier ou même, s’il est possible, nous apporter les fleurs mâles.

    M. Raffenel se proposant de faire des recherches générales sur les idiomes divers des peuples de l’Afrique, il n’est certainement pas besoin de lui demander de noter avec le plus grand soin les noms indigènes des plantes de toutes les localités qu’il aura l’occasion de visiter, de celles surtout sur lesquelles il pourra nous donner d’utiles indications.

    Enfin, M. Raffenel, guidé par ses goûts dominants pour la géologie, ne négligera, sans nul doute, pas plus les fossiles végétaux que ceux de l’autre règne organique ; car il sait que tous sont dignes du plus haut intérêt.

    Dans des notes particulières que déjà, depuis quelques mois, nous avons fournies à M. Raffenel, nous lui avons enseigné à distinguer nettement, à décrire et à figurer les parties des fleurs et des fruits, à dessécher et à conserver les plantes, les graines, etc.

    Cet intrépide voyageur est donc aujourd’hui assez convenablement préparé pour que, les circonstances le favorisant, on puisse espérer de son voyage de nombreux, utiles et précieux matériaux pour la science.

    Nous ne terminerons pas cette note sans prier l’Académie de nous permettre d’offrir à M. Raffenel, que depuis longtemps nous connaissons personnellement, les vœux que nous formons pour sa grande et courageuse entreprise. »

    M. Cordier, un des commissaires désignés, a déclaré que les observations qu’il pourrait recommander à l’attention de M. Raffenel sont toutes indiquées dans une instruction générale rédigée par MM. les professeurs du Muséum, et imprimée par ordre de l’administration. Un exemplaire sera remis au voyageur.

    Chapitre premier

    Départ de France. – Cadix et Séville. – Les Canaries. – À qui appartient l’honneur de la première occupation de ces îles. – Le village de Guet’ndar. – Singulière manière d’y prendre terre. – Saint-Louis du Sénégal. – Description de cette ville. – Embarras qu’on éprouve pour s’y loger. – Exposé des motifs qui m’ont déterminé à entreprendre le voyage. – Plan général d’exécution.

    Il n’est pas de voyage, si court qu’il soit, qui ne demande des préparatifs. Mais quand il s’agit de parcourir un pays sans aucune ressource, dans lequel la monnaie et le papier, ces deux éléments d’échange des nations civilisées, sont remplacés par des marchandises destinées à satisfaire les bizarres fantaisies de plus de vingt peuplades ; quand, en outre, le voyage peut durer trois, quatre et même cinq ans, c’est une véritable expédition, et s’y préparer n’est pas chose facile.

    Je me croyais prêt, cependant, lorsque j’eus terminé l’achat des nombreux objets de tout genre que je jugeai indispensables pour une si longue absence ; mais de fâcheuses circonstances m’obligèrent à des courses répétées pour trouver un bâtiment. Par une sorte de fatalité, tantôt sa destination était changée au moment où j’atteignais le port, tantôt c’était un départ précipité qui venait contrarier mon impatience et m’obligeait à reconduire ailleurs mes lourds bagages. Commencées au mois de mai 1846, ces pérégrinations ne cessèrent qu’au mois d’août de la même année.

    Le 9, j’appareillai enfin de la rade de Brest avec la corvette à vapeur l’Élan, qui portait au Sénégal un nouveau gouverneur, M. le capitaine de corvette de Grammont. On devine mes impressions : elles étaient à la fois gaies et tristes. La pensée que bientôt, enfant perdu de la civilisation, j’allais affronter un climat meurtrier et braver les inévitables dangers d’un voyage accompli chez des peuples barbares et fanatiques, me rendait plus enthousiaste encore que joyeux. Ma tristesse était de laisser après moi des amitiés éprouvées, des affections de famille, et peut-être de voir pour la dernière fois la terre natale.

    L’Élan était commandé par M. Lelieur de Ville-sur-Arce, et portait, outre le gouverneur et sa famille, un certain nombre de passagers. On remarquait parmi eux M. le lieutenant-colonel Caille, commandant supérieur des postes militaires du fleuve ; M. de Percin, procureur du roi à Saint-Louis ; une dame allant rejoindre son mari, officier d’infanterie de marine, et plusieurs autres personnes distinguées.

    Nous fûmes, en partant, favorisés par un temps magnifique qui nous conduisit, en cinq jours, dans la belle rade de Cadix, où la corvette devait s’arrêter pour prendre du charbon. Une relâche, quelle qu’elle soit, est ordinairement la bienvenue, parce qu’elle rompt la monotonie de la vie de bord ; mais une relâche en Espagne est un évènement qui toujours épanouit les plus sombres visages. N’en déplaise d’ailleurs aux mangeurs d’écoutes de foc, un bâtiment n’a rien qui charme, et le passager, fût-il du métier, y est complètement dépaysé. On a beau faire pour lui rendre la vie douce, toujours il trouve que les heures qui séparent le lever du coucher sont lentes à s’envoler ; toujours il souffre de n’avoir pas un pauvre petit coin pour être seul et songer, si l’envie lui en vient. Il est bien entendu que cette remarque générale n’est pas une critique déguisée. Les officiers de l’Élan, je tiens particulièrement à le dire, surent s’acquitter des devoirs de l’hospitalité avec une rare affabilité et une courtoisie dignes d’éloges.

    À Cadix je mis le temps à profit. Dès le lendemain de mon arrivée, je pris passage, avec plusieurs de mes compagnons, sur le bateau à vapeur espagnol qui fait les voyages de Séville, pour aller visiter cette merveille des Espagnes chantée par tous les poètes. Séville mérite son nom. Oui, vraiment, c’est bien une merveille, non par la régularité et le grandiose de ses constructions, car la riche demeure s’y trouve près de la pauvre masure, dans la même rue mal pavée ; mais par un je ne sais quoi qui parle à l’imagination. Il faut dire aussi que le ciel est bien beau et les parfums bien suaves, parfums d’orangers, de jasmins, de citronniers, de roses, qui montent au cœur et à la tête et vous enivrent malgré vous. Tout est poésie sur cette terre de femmes, de fleurs et de palais, de fontaines monumentales, de mosquées changées en églises ; tout, depuis la magnificence orientale, accumulée avec une prodigalité que le temps et les révolutions ont respectée, et qui rappelle mille souvenirs de chevalerie et d’amour, jusqu’aux vulgaires détails de la vie.

    En posant le pied sur ce sol embaumé, on est pris d’une sorte de vertige, on est comme transfiguré ; on subit un charme indicible qui donne aux objets les plus simples une forme distinguée, une couleur, presque une voix. Le monument aux arcs surbaissés, aux vitraux colorés, qu’éclaire un soleil splendide ; la Giralda fameuse, aux formes élancées, qui scintille comme une armure d’or ; le jet d’eau ignoré qui lance brusquement vers la nue ses belles gerbes d’argent ; tout cela est sublime, tout cela élève l’âme et la tient suspendue. Mais ce qui saisit d’une façon plus intime, ce qui touche, en un mot, ce sont ces mille riens qui disent les mœurs d’une nation : c’est l’échoppe du glacier en plein vent dont les appels joyeux attirent les chalands ; c’est le plat d’étain qui sert d’enseigne au barbier, au barbier de Séville, entendez-vous ? et que balance capricieusement la brise du soir ; c’est un muletier qui a la tournure d’un roi ; une femme du peuple qui parle comme une duchesse ; c’est la tenture que mettent dans les rues les habitants pour abriter des feux du jour le passant forcé de sortir ; un Velasquez dans une confiteria ; un Moralès, un Murillo dans la boutique d’un figaro à un réal ; enfin, c’est cette senteur de la terre, ce parfum des Espagnes que les matelots respirent avec tant de bonheur quand, au retour d’un long voyage, le vent l’apporte à leur navire.

    Le temps passe vite dans un pareil lieu. Les églises, les couvents, l’Alcasar, étalèrent tour à tour leurs mystérieuses richesses à nos yeux éblouis. Les églises surtout, déjà si riches en tableaux, en statues, en sculptures, étaient encore plus riches en ornements consacrés au culte. Les moines et les prêtres nous montrèrent avec orgueil leurs lourds ostensoirs d’or ciselé, incrustés de pierres précieuses, leurs grands chandeliers d’argent massif, leurs croix, leurs châsses, leurs autels, leurs tombeaux, débris fastueux d’une splendeur perdue. L’une des curiosités qu’on montre aux étrangers est la maison qu’occupait Pilate quand il était proconsul en Espagne ; elle est semblable, disent les ciceroni, à celle qu’il occupait en Judée.

    Nous vîmes aussi un combat de taureaux, cette récréation suprême du peuple espagnol. Le dirai-je ? je n’ai pas de goût pour ce genre de spectacles, et si je n’avais craint de provoquer autour de moi des marques d’indignation, je me serais éloigné avec horreur de cette arène de mort que l’homme, le cheval, le taureau, rougissaient de leur sang. Certes on y rencontre de fortes émotions, mais elles ressemblent trop à celles qu’on éprouve en assistant à l’exécution d’un condamné.

    Nous revînmes à Cadix par le Guadalquivir, fleuve poétique dont le nom emprunté à l’arabe signifie le grand fleuve (Oued el Kebir). Si l’on ne connaissait l’imagination exaltée des Orientaux et des Espagnols, leurs dignes émules, on ne se rendrait pas compte de ce nom pompeux en examinant les eaux bourbeuses du Guadalquivir et ses rivages arides.

    Quand l’Élan eut embarqué son charbon, nous levâmes l’ancre pour la laisser retomber, trois jours après, dans la rade foraine de Las Palmas, capitale de la Grande-Canarie.

    Ce n’était plus Cadix, encore moins Séville ; mais c’était aussi une ville espagnole, et à ce titre nous lui devions un hommage. Vue du mouillage, Las Palmas développe, dans une étendue médiocre, sa ligne de maisons de briques rouges. La verdure manque à l’œil, qui n’a pour point d’appui qu’un fond de montagnes arides et volcaniques.

    Je note en passant que la priorité d’occupation de l’archipel des Canaries appartient à un gentilhomme normand, Jehan de Béthancourt, qui partit de Normandie pour en faire la conquête au commencement de l’année 1402. Avant cette époque, cet archipel n’avait point été occupé, bien qu’il fût depuis longtemps connu des Génois, des Espagnols et d’autres cursaires de mer, ainsi que s’expriment les aumôniers de Jehan dans leur chronique.

    Les mœurs des Canariens ont quelque chose de particulier ; on sent que c’est un passage, une transition d’un monde à l’autre. Ce n’est plus l’Espagne ; ce n’est pas encore l’Afrique.

    En quittant la Grande-Canarie, nous continuâmes à jouir d’un temps délicieux. Le baptême du tropique vint rompre un instant la monotonie de la traversée. Tout le monde connaît les bouffonneries de cette journée si chère aux marins, si remplie d’effroi pour les passagers et les passagères. La cérémonie se passa avec calme, avec trop de calme peut-être : les passagers ne reçurent que la goutte d’eau dans la manche, et les matelots firent bonne collecte. Les acteurs manquaient complètement de cette verve populaire, dont l’absence se fait remarquer avec d’autant plus de regret qu’on a mieux gardé le souvenir du cachet original que portaient, il y a seulement vingt ans, ces sortes de divertissements. Les pompes à incendie, la farine, la suie des chaudières, les dimensions exagérées de l’astrolabe et des faux-cols des acteurs firent seuls les frais de cette fête de bord. Je ne sais à quoi attribuer la disparition des loustics de gaillard d’avant, et des vieux conteurs à qui j’entendais raconter, à mes débuts dans la marine, les merveilleuses histoires du Voltigeur hollandais et du grand Chasse… diable.

    Le 27 août, nous essuyâmes, pour la première fois, du mauvais temps en approchant des basses terres du Sénégal. C’était un coup de vent de sud-ouest, assez fort pour qu’un voyageur moins familier que moi aux choses de la mer pût, sans engager sa conscience, le décorer du nom de tempête et en faire le thème d’un de ses chapitres les plus émouvants. La grosse mer et la violence du vent nous obligèrent à gagner le large.

    Nous eûmes même la crainte que la durée de ce coup de vent nous tint plusieurs jours éloignés de la côte ou devint, en rendant la barre impraticable au petit bateau à vapeur de la colonie qui devait venir nous prendre à bord de l’Élan, un obstacle sérieux à notre entrée dans le fleuve. Mais cette crainte ne se réalisa pas ; car le lendemain, 28, dix-neuf jours après notre départ, ce qui, défalcation faite de six jours de relâche, donne à notre traversée la courte période de treize jours, nous laissâmes tomber notre ancre devant Guet’ndar, village nègre situé en face de l’île de Saint-Louis, sur l’étroite langue de sable qui sépare le fleuve de la mer.

    La ville de Saint-Louis, qui occupe plus des trois quarts de la superficie de l’île de ce nom, présente un point de vue d’un très bel effet, quand on

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