Les règles
Par Danielle Dumais
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Aperçu du livre
Les règles - Danielle Dumais
PROLOGUE
Durant des années, la carte du monde s’est transformée en raison des guerres, des batailles juridiques et des revendications de langues et d’idéologies. Ainsi, de nouvelles régions, de nouveaux États et de nouvelles villes sont nés. Certains territoires et villes ont obtenu leur souveraineté et leur indépendance à l’intérieur même d’un pays. Certains de ces nouveaux États souverains survécurent tant bien que mal, tandis que d’autres durent admettre leur totale déconfiture, une erreur irréparable et irréversible.
Longtemps, l’homme s’est émerveillé du génie humain construisant des gratte-ciel de plus en plus hauts, qui ont fait l’envie et la fierté de tous. Ils attirèrent une population nombreuse et enchantèrent de nombreux touristes dans ces mégapoles. Mais tout changea vers la fin du XXIe siècle. La consommation de plus en plus effrénée de biens non durables, l’appauvrissement des terres et la rareté de l’eau potable changèrent la donne. S’ensuivirent de plus en plus nombreuses et longues pannes d’eau et de courant. Les locataires de ces édifices tout en hauteur se lassèrent d’emprunter les interminables escaliers lors des pannes parce que les ascenseurs étaient inopérants. Ils fuirent au profit de logements de 3 à 10 étages construits en banlieue ou dans une nouvelle cité adaptée à ces changements qui laissaient entrevoir la précarité de la nourriture et de l’énergie.
Tristement, les maires de ces grandes cités durent intervenir. Ils condamnèrent sans les détruire ces édifices insalubres, qui devinrent de grands immeubles squelettiques augmentant le potentiel du gangstérisme et d’autres formes de violence. Les rues se remplirent d’ordures ménagères et d’autres détritus quartier par quartier, puis secteur par secteur. Elles devinrent impraticables. Tous ces déchets entravèrent la distribution des aliments et des biens et compromirent à tout jamais par le fait même la viabilité déjà fragile de ces belles et grandes villes dépendantes du maintien en approvisionnement.
Puis, l’inévitable arriva. Les dettes s’accumulèrent et les services en énergie furent interrompus sur de plus grandes périodes. Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Les citoyens habitant les secteurs résidentiels désertèrent vers des destinations mieux desservies et prisées. L’un après l’autre, les édifices furent laissés à leur propre sort. S’installa alors un commerce malsain et les villes s’emplirent davantage de détritus en décomposition. Comme une gangrène, cette maladie putride gagna tout le tissu urbain encore sain. Le cœur même de ces cités cessa de battre. Ce mal mit fin à ce grand corps malade. Les villes moururent.
Les administrateurs de ces mégapoles assistèrent à la dépopulation complète. Devenues des villes fantômes, elles se peuplèrent de fainéants et de sans-le-sou vivant en marge de la société. La loi du plus fort terrorisait tous ceux qui pénétraient par inadvertance dans ces ghettos.
D’un autre côté, de nouvelles villes se sont construites loin de ces centres, des villes dites à l’échelle de l’homme, dont certaines étaient autarciques. Ce fut le cas de villes comme Altina, Salem, Savannah et Salnia. Chacune d’elles possédait une philosophie ou un régime de gouvernement très différent.
Ainsi, Altina était gouvernée par un dieu vivant ayant un peu plus de 400 ans du nom d’Arthur Tabe, le fondateur d’Altina, qui se faisait appeler Gotha. Elle avait le statut mondial de la ville-État la mieux dirigée et organisée en Amérique.
Salem, une ville côtière de l’Atlantique, était gouvernée par le peuple qui, bien que totalement démocratique, prit de bien mauvaises décisions dès le départ. Au bord du gouffre, la ville tentait tant bien que mal de redresser la situation.
Savannah, une autre ville côtière de l’Atlantique située plus au sud, pratiquait une démocratie dirigée par quatre personnes, quatre crapules qui s’en mettaient plein les poches.
Quant à la ville méditerranéenne de Salnia, elle était représentée de père en fils par la famille Appelbaum, des gens étiquetés comme étant des scélérats.
Les autres pays et villes avaient des systèmes gouvernementaux généralement démocratiques, mais certains étaient dictatoriaux et autoritaires.
Toutefois…
Bien que tout un chacun essayait de vivre en harmonie et dans la paix, inconsciemment, un seul dieu était adoré par-dessus tout : la PAM, une pile dont un seul homme, monsieur Edgar Powell, détenait la technologie. Lui seul pouvait apporter la liberté et l’indépendance tant désirées par tous. Cette pile l’élevait au rang des dieux tout-puissants. Mais qui était réellement cet Edgar Powell ?
Une seule chose intéressait ce dernier : se divertir. Pour y parvenir, il avait planifié et préparé un jeu de longue haleine. D’ici quelques jours, son rêve deviendrait réalité.
• • •
Entouré de trois de ses maîtresses pulpeuses et d’une quarantaine de scientifiques, debout, le verre de champagne à la main, monsieur Powell contemplait l’ordinateur du nom de Ludum, un immense ordinateur ayant un gros bouton rouge bien en évidence. Dès qu’il appuierait dessus, l’ordinateur se mettrait en branle et le jeu démarrerait. Ludum était aussi le nom de l’île où de nombreux concurrents devraient se mesurer les uns contre les autres.
— Combien de jours reste-t-il avant que le navire arrive ? demanda monsieur Powell.
— Onze jours, grand maître, répondit l’un des scientifiques. Leur arrivée à Paradisa est prévue pour le 12 août.
— Onze jours ! Aaaah ! C’est terriblement long !
— C’est ce que nous avions prévu, grand maître, dit le chef de l’équipe, le plus jeune du groupe.
— Je sais, s’attrista le grand maître.
Ce dernier prit une gorgée de champagne millésimé.
— Voulez-vous que nous changions les plans ? Que nous devancions leur arrivée ? suggéra le chef.
— Non, n’en faites rien. Nous avons si minutieusement tout calculé, ne dévions pas d’une seconde de notre plan si merveilleux, ricana-t-il nerveusement. J’ai investi tout mon argent pour que ce projet soit des plus magnifiques et pour qu’il impressionne le monde entier. Faisons ce que nous avons décidé ! Faites-moi languir ! Mettez ma patience à l’épreuve ! annonça-t-il en s’éclatant de rire.
Il jeta un coup d’œil à cette table représentant Ludum où la topographie et les conditions météorologiques étaient sous sa direction.
— Je suis le maître, s’amusa-t-il à dire, et tout peut changer selon ma bonne ou ma mauvaise humeur, n’est-ce pas ?
— Oui, grand maître, indiqua le jeune homme en esquissant un sourire affecté.
— Je meurs de voir nos concurrents s’activer à leur dernière tâche à vie. Ha, ha, ha !
Son rire semblait forcé.
— Parmi tous ces pions, un seul survivra. Ha, ha, ha ! Un seul pourra rapporter la PAM dans ses bagages.
— Mais… grand maître, n’aviez-vous pas dit que les concurrents joueraient en couple et qu’il y aurait un couple gagnant ? précisa son interlocuteur.
Edgar grogna.
— C’est ce que j’ai fait croire, lui répondit-il sèchement. Je suis le maître du jeu et je peux changer les règles à ma guise, ne l’oublie pas, Will. Lorsque le couple aura la PAM dans ses mains, bang ! L’un d’eux mourra. Ça créera toute une surprise.
Il partit à rire, et ses trois maîtresses s’empressèrent de roucouler et de se coller encore plus contre lui.
— Je suis un génie, s’écria-t-il en levant son verre. Ce sera le plus beau jeu depuis que le monde est monde. Je suis le grand maître du jeu, le plus grand. Ha, ha, ha !
Les trois maîtresses éclatèrent de rire tandis que l’équipe applaudissait doucement en tapant le poignet opposé, dont la main supportait une coupe de champagne.
— Je veux beaucoup d’excitation ! Émerveillez-moi, mes chers amis, et émerveillez le monde.
Les yeux de monsieur Powell pétillaient et cherchaient leur admiration. Edgar fixa le jeune chef d’équipe, qui lui parut troublé.
— N’est-ce pas, William ? insista-t-il.
— Tout sera à la hauteur de vos attentes, répondit-il d’une voix manquant d’assurance.
Edgar lui jeta un regard dur. Le jeune homme le fixa sans sourciller et lui fit comprendre qu’il était celui qui pouvait le mieux répondre à ses attentes. Monsieur Powell relaxa.
— Trinquons à ce projet merveilleux ! commanda-t-il en élevant son verre. Ce projet va me rendre encore plus riche. Ha, ha, ha ! Plus riche que ce vieux Philippe Brown, dont la fortune dépasse la mienne d’un milliard de dollars et peut-être plus, lâcha-t-il en grimaçant. Je vais y arriver ! Buvons à notre succès !
Tous élevèrent leur coupe.
— À notre succès, lancèrent-ils tous en chœur.
Le maître du jeu savait que sa fortune ne pourrait jamais surpasser celle de Philippe Brown pour une raison évidente et toute simple : ce dernier était le diffuseur, le contrôleur du jeu. Edgar jouait gros. Si jamais cette téléréalité était un fiasco, il pourrait dire adieu à la dolce vita et bonjour à la misère et au déshonneur.
Les PAM rapportaient de gros sous, mais pas autant qu’il aurait voulu, car il n’était pas le seul investisseur dans ce produit hautement recherché.
Powell avala une gorgée et grinça des dents. Aaaah ! Plus je fais de l’argent, plus il en fait. Il doit bien y avoir une façon d’arrêter ce cercle vicieux ! S’il existe une façon de le faire, de détourner une partie de ses sommes d’argent, je finirai bien par la trouver ! songea-t-il.
partie 1
La croisière ne s’amuse pas
La hantise qui nous ronge nous rend vulnérables, surtout si nous sommes incapables de distinguer la réalité de l’illusion. Il faut savoir vaincre ses anxiétés et ses peurs.
Danielle Dumais
Chapitre 1
une vérité troublante
1er août 2404
Après une longue matinée à rester debout, à boire de l’eau, à manger des canapés et à converser avec plusieurs passagers dans la grande salle de réception, je retourne à la cabine B-38 lorsque je tombe nez à nez avec Jade, qui a eu la même pensée que moi, soit de retourner à sa cabine et de se détendre.
— Vous ne trouvez pas ça bizarre que certains soient sur ce paquebot depuis de nombreux jours, voire près d’une semaine ? l’interrogé-je. Il est vrai que d’après eux, la nourriture est succulente, mais ça fait des jours qu’ils attendent d’être à Paradisa. C’est à peine croyable qu’ils soient depuis tout ce temps sur un paquebot qui n’arrête pas de faire des escales.
— Qu’est-ce que tu sous-entends ? demande Jade.
Toujours ce regard méprisant, comme si elle était supérieure à moi, comme si elle détenait la vérité. Sur ce dernier point, il y a peut-être du vrai. Depuis le début de cette aventure, j’ai l’impression qu’en général, les Communicateurs sont en lien étroit avec l’Élite et détiennent des informations privilégiées.
— Eh bien, tout ça, ce n’est pas de l’improvisation.
— Bien sûr que non ! répond le Communicateur en me jetant un regard froid.
Et voilà ce qui confirme mon doute. Elle en sait plus que moi. Je poursuis en jouant à l’imbécile.
— Je veux dire que c’est planifié de longue date, depuis plus d’un an.
— Il a bien fallu ! s’exclame-t-elle d’un ton choqué. Il en a fallu, du temps, pour préparer la salle recevant la PAM. Ça ne s’est pas fait en une seule journée. Je pensais que les Réparateurs en Maintenance fine étaient plus intelligents que ça. Et puis, qu’est-ce que ça change que ce soit planifié depuis un ou même trois ans ? me relance-t-elle.
— Je pensais que c’était un nouveau projet… je veux dire que nous étions supposés travailler sur une nouvelle chose.
Noah nous rejoint.
— De quoi parlez-vous ? s’enquiert-il.
Deux autres le suivent.
— Du temps qu’il fera demain, répond froidement Jade.
Le visage de Noah se crispe ; il n’apprécie pas cette réponse insolite. Il me dévisage d’un air interrogateur. Je pénètre dans l’ascenseur. Furieuse, je renchéris :
— Oui, nous parlions d’une possibilité de refroidissement du temps pour demain, confirmé-je en lui jetant un regard glacial.
Si Jade sait que ces préparatifs ont été entamés depuis un certain temps, il ne me vient qu’un mot en tête : conspiration. Il s’ajoute à celui qui s’y trouvait depuis un bout de temps : absurdité.
Dans la cabine de l’ascenseur, je m’adosse au mur et je demeure silencieuse. Noah et Jade s’échangent à la dérobée des regards de connivence en émettant de petits rires. Ils ont l’air en pleine forme alors que moi, je ne me sens vraiment pas bien. Mes oreilles bourdonnent, mes yeux piquent et j’ai le cœur qui semble vouloir sortir par ma bouche.
La pétillante Jade me scrute sous tous les angles. Je sens qu’elle me perçoit faible et vulnérable. C’est alors que sa bouche prend des proportions gigantesques et se transforme en une énorme grimace de satisfaction. Sans qu’elle ouvre la bouche, je l’entends mentalement me répéter une phrase assassine qu’elle m’a dite à Altina lors d’une soirée bien arrosée : « L’alcool est ton talon d’Achille à ce que je constate. » Et pourtant, ce jour-là et aujourd’hui, je n’en ai bu qu’une seule gorgée, car je déteste le goût du champagne. Ma vue se trouble davantage et je vois son visage doubler de volume et se déformer. Elle ricane.
L’ascenseur s’arrête. Je suis arrivée à mon étage. Je prends une grande respiration et expire doucement. Ma vue s’améliore. Jade redevient calme et sereine.
Cette illusion d’elle en un monstre riant me traumatise. Je sors la dernière de l’ascenseur. Elle se retourne vers moi et me lance une phrase que j’entends vaguement. Il me semble qu’elle m’a demandé en se marrant : « Est-ce que tu te sens assez bien pour regagner ta cabine ? » Je crois que je lui ai fanfaronné avec force et conviction : « Bien sûr ! » alors que tout mon corps éprouvait le besoin de s’étendre au sol. Nos chemins se sont séparés. Je me suis dirigée tant bien que mal vers ma cabine et elle, vers la sienne. Noah et les deux autres la suivaient.
Étourdie et somnolente, j’entre dans ma luxueuse cabine lorsqu’une triple sonorité attire mon attention et signale qu’un écran va se matérialiser. Monsieur Powell m’apparaît. Je ne l’ai jamais vu avec un sourire si féroce, si machiavélique. Encore une fois, je me demande si ce n’est pas une illusion.
— BIENVENUE À BORD, MES CHERS ALTINAIS ! lâche-t-il d’une voix forte. Vous vous demandez pourquoi vous êtes sur ce bateau ? Eh bien ! parce que vous êtes tous des malfaçons, des rejetons de votre terre natale, des mal-aimés. Bienvenue à bord, vous, les pions ! dit-il en ricanant méchamment et durant de longues minutes.
Son rire me casse les oreilles. Je suis hors de moi de le voir nous traiter comme des objets mal formés. Soudainement, l’écran se déforme et prend des dimensions hors de l’ordinaire. Monsieur Powell surgit de l’écran. Il est dans ma cabine. Il se dandine autour de moi tout en prenant des proportions irréelles. Et ce n’est pas fini. Il croît encore et encore. Il en vient à emplir toute la pièce. Je me tapis dans un coin, près de la porte-fenêtre. Je suis prête à bondir dehors s’il le faut.
Ses yeux sont comme de gros ballons et ses canines, aussi longues que la lame de mon canif.
Cet homme qui me faisait saliver à l’idée de Paradisa il y a à peine un peu plus d’une semaine me fait maintenant peur. Son rire retentit et me martèle le cerveau. Je veux le détruire, mais je me sens incapable de saisir un objet et de le lancer. Tout me semble flou et étrange.
— Bonne croisière ! poursuit-il en éclatant d’un rire démoniaque.
Je ferme les yeux. Le calme est revenu. J’ouvre mes paupières. Il n’est plus là et je me rends compte que je suis en sueur et au sol.
Il dit vrai ! Du moins pour l’instant. Je suis une personne beaucoup trop vulnérable. Je suis un pion terrorisé étendu sur un tapis à l’odeur de produits chimiques. Cette hallucination m’a fait comprendre que nous sommes tous des pions, ses pions.
Mais au fond, je sais que ce n’est pas vrai que je suis une malfaçon, un rejeton ! Non. Je ne suis pas un rejet, je suis Noémie Cyr et je vais le prouver. Quelle arrogance ! S’il pense me faire peur, il se trompe.
J’ai beau me montrer forte, je suis loin de le ressentir. Ces mots m’ont ébranlée plus que je veux le montrer. Les larmes me viennent. L’entendre nous interpeller de façon si cruelle, lui qui nous a fait rêver d’un paradis, me glace le sang. J’en ai un haut-le-cœur.
Je veux me relever et courir à la salle de bain. J’en suis incapable. Avec horreur, je vomis. J’essaie de me redresser. Je suis assise sur mon séant, et tout tourne autour de moi.
J’ai chaud et je transpire. Le visage de monsieur Powell revient me hanter. Je revois ses yeux brillants, sa bouche grande ouverte criant : « BIENVENUE À BORD, VOUS, LES PIONS ! » J’en ai froid dans le dos. Je retombe lourdement sur le tapis.
De nombreuses heures ont dû passer puisque je me réveille dans une pièce sombre. Par la porte-fenêtre, des étoiles scintillent dans un ciel bleu nuit.
La première chose que je fais, c’est de me retourner et de mettre la main dans mon vomi.
— Aaaah !
C’est horrible. J’ai à peine assez de force pour activer la fonction éclairage de la pièce à partir de mon bracelet. Dès que les lumières illuminent la cabine, je hurle de douleur. L’éblouissement me donne un violent mal de tête.
Rassemblant mes forces, je pivote de l’autre côté, loin de cette saleté. Je m’appuie sur mes coudes et mes genoux. Je me relève péniblement et j’accède à la salle de bain. Je m’éponge le front, et me lave le visage, les bras et les mains. Je prends un grand verre d’eau froide. Puis, un second.
Déjà, je me sens un peu mieux. Je m’assois sur le siège de la toilette. J’ai encore des étourdissements que je juge moindres. Je reviens vers la pièce principale en évitant de mettre les pieds dans mon propre vomi. Je m’allonge sur le divan. Mes yeux se ferment tous seuls.
• • •
2 août 2404
Lorsque j’ouvre les yeux. Il fait clair. Je regarde l’heure. C’est bien ce que je pensais. Il est 10 h. J’ai mal à l’estomac. Je remarque que le plancher est propre. Quelqu’un a dû faire le ménage pendant que je dormais. Je déteste ce sentiment d’invasion dans ma vie privée qui m’envahit.
Je marche vers la porte-fenêtre. J’ai un beau petit balcon. Je m’y rends.
Dehors, l’air est frais et le temps, venteux. J’ai une vue sur une piste de jogging ou une voie pédestre. Juste en dessous de moi, j’ai peine à croire ce que je vois. Noah et Jade sont ensemble. Ils marchent tout en discutant. Ils semblent en parfaite santé, sans maux de tête comme celui que j’endure depuis hier et qui me secoue de la tête aux pieds. Ils poursuivent leur chemin en marchant très lentement.
Je me souviens de ma première coupe de champagne, il y a un peu plus de neuf jours et de la phrase assassine que Jade m’avait lancée le lendemain matin d’un ton supérieur : « C’est surprenant qu’avec si peu d’alcool, ton visage soit aussi verdâtre et tuméfié. Tu n’as pris qu’une coupe de champagne et pourtant… » À l’instant présent, je comprends qu’il ne faut plus que je touche à l’alcool, pas même une seule goutte.
Comment ne pas oublier les « épreuves amusantes » de monsieur Powell ? Tous ceux qui ont trop bu et ont été malades ont été disqualifiés. Le pire, c’est qu’ils ne sont plus dans leur Fonction principale, pas plus que les survivants des autres épreuves. Que sont-ils devenus ?
Plus que jamais, je sais qu’alcool égal danger.
De même que je sais que j’ai commis une grave erreur en posant ma candidature. Les conséquences risquent d’être lourdes. Nous n’allons pas à Paradisa comme concepteurs ou exécutants d’un manège, mais bien comme les pions d’une attraction de fête foraine où les gens sont prêts à payer le prix fort pour les diffusions de cette téléréalité.
Monsieur Powell, le grand manitou de ce jeu, peut décider si je suis intéressante ou pas. Si c’est non, alors ma vie est en péril. Je suis, comme les autres, son pion.
Nous sommes ses pions, nous sommes ses pions, nous sommes ses pions. Cette phrase me vrille le cerveau.
À certains moments, je me sens forte, et à certains autres, j’ai l’impression d’être la pire lâche existant sur la Terre. J’oscille entre ces deux sentiments. Comment combattre celui qui déterminera mon sort ? Oh ! comme j’aimerais lui dire : « Échec et mat. » Mais ce jour n’est pas encore arrivé.
Noah et Jade s’arrêtent à une douzaine de mètres de moi. Ils se tiennent contre la rambarde. Je