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Envers et contre tous
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Livre électronique613 pages8 heures

Envers et contre tous

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À propos de ce livre électronique

La Confédération canadienne est une période trouble et souvent méconnue de l'histoire du Québec. C'est au cœur de ce Québec de 1860 que plusieurs évènements se sont produits : trahison, vengeance, problèmes sociaux et économiques sont au rendez-vous. Plusieurs rebondissements vous tiendront en haleine et vous serrez « assis au bout de votre chaise » si je puis me permettre ce québécisme.  Nous suivons l'histoire d'amour tumultueuse entre Aurélie Lavallée et François-Xavier Lambert. Deux familles, deux mentalités, des rivalités et un Québec en plein changement. Ce livre vous transportera au cœur de l'histoire de notre Québec national.

Annick Girard est née à Longueuil en 1968. Enseignante de métier, elle transmet son affection de l'histoire à ses élèves. Elle est également mordue de roman policier et de roman d'amour. Elle nous transmet ces passions dans son premier roman qui reflète bien tout l'amour qu'elle porte au Québec et à son histoire. Plusieurs années de recherche et de travail furent investies dans ce livre et l'expertise dont fait preuve ce roman illustre la motivation et l'engagement de l'auteure envers son travail. Je ne dis pas ça simplement parce que je vous décris le travail de ma mère, mais parce qu'elle me partage ses passions tous les jours et que je souhaite vous en partager aussi.    

LangueFrançais
Date de sortie24 déc. 2018
ISBN9781540111760
Envers et contre tous
Auteur

Annick Girard

Je suis passionnée de livres de suspense.  La Confédération, trame de fond de ce livre, se prête plus difficilement à ce style littéraire.  Cependant, je m’en suis grandement inspirée afin de rendre l’histoire plus attrayante pour le lecteur.               Cette grande saga historio romantique se déroule dans les années 1860.  Devant utiliser un langage châtié pour la grande majorité des personnages, j’ai choisi de ne pas utiliser le passé simple afin de ne pas alourdir inutilement le texte.               Je souhaite que le lecteur se passionne en suivant l’histoire d’amour entre Aurélie Lavallée et François-Xavier Lambert mais surtout, qu’il découvre une période de l’histoire du Québec souvent méconnue : celle de la Confédération canadienne et implicitement des problèmes économiques, politiques et sociaux qui ont poussé les hommes politiques de l’époque à décider que le Québec fera désormais partie du Canada.              Je tiens à remercier les personnes ou les organismes qui m’ont aidé à un moment ou l’autre de cette grande aventure : M. Édouard Doucet (Société historique de Longueuil), le musée des Sœurs Grises, le musée Georges-Étienne Cartier, Sonia Guidicci, Jocelyne Nault, Laurent Girard, Francine Beauchemin Girard, Jean-François Pelletier.              Je dédie ce livre à mes enfants :       Cloé, Simon et Camille              À mon mari :     Jean-François                       A la mémoire de ma mère : Francine Beauchemin Girard (1946-2000) Annick Girard

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    Aperçu du livre

    Envers et contre tous - Annick Girard

    Droits d’auteur

    ––––––––

    ENVERS ET CONTRE TOUS

    Première édition. 24 Décembre 2018.

    Droits d’auteur © 2018 Annick Girard.

    Écrit par Annick Girard, tous droits réservés.

    CHAPITRE 1

    Le retour de François-Xavier

    Mai 1861

    C’est une belle journée du mois de mai et la nature semble célébrer le retour de François-Xavier Lambert au village de Longueuil. Rentré de Paris la veille, il décide de profiter de ce temps clément, trop heureux d’échapper à l’euphorie qui règne à la maison depuis son arrivée. Il hésite quelques instants entre perdre son regard dans le bleu du fleuve Saint-Laurent qu’il aperçoit derrière les maisons, ou longer la rue Saint-Charles. Ses pas le conduisent vers la principale artère du village. Le fleuve attendra. Il inspire profondément. L’air frais lui donne des ailes.

    Après avoir posé un regard empli de dévotion sur la petite église au coin de la rue, il traverse vers le nord et parcourt la rue jusqu’à son extrémité ouest pour ensuite revenir sur ses pas, de l’autre côté. Il ne veut rien rater du paysage familier de son enfance. Au gré de sa promenade, il salue les visages curieux, appréciant de se retrouver parmi les siens. Il passe devant le magasin général, la boutique du cordonnier, puis l’hôtel Le Relais, qui cache le lieu de rassemblement des Rouges. Il grimace à la pensée qu’il devra obligatoirement fréquenter cet endroit.

    D’autant plus nostalgique, il aperçoit un nombre important de maisons abandonnées et placardées. François-Xavier réalise combien son village a changé depuis les quatre dernières années. En traversant la rue au bout des terres de Messieurs Guilbault¹ et Labonté², la réalité défile devant lui; il écarquille les yeux devant l’immensité du terrain vacant, abandonné par la Compagnie du Grand Trunk. Longueuil qui avait été la plaque tournante de l’activité économique du Bas-Canada est aujourd’hui qu’un pauvre village décimé. Il se souvient d’avoir entendu parler de la frustration des marchands anglais de Montréal se plaignant que la prospérité passait par la campagne de la rive sud du fleuve, alors que c’est à Montréal que se brassent les grosses affaires. Ces derniers avaient alors réclamé et obtenu la construction d’un pont, afin de relier Montréal au continent, par le chemin de fer. Le Grand Trunk avait causé tout un émoi au fier village de Longueuil, en déménageant ses installations à Pointe-Saint-Charles, lieu d’aboutissement du futur pont. Les hangars, la gare de cent quatre-vingts pieds sur cinquante, le dépôt de briques pour abriter de quinze à dix-huit locomotives, les forges, les pompes, les ateliers de menuiseries, de carrosseries et de peinture; tout a disparu. Cela a causé la perte du village car en des temps plus heureux, tous les chemins de fer, de terre et d’eau menaient à Longueuil et en partaient. Maintenant, il ne reste qu’un trou, un immense trou; vide d’activités. Il y a toujours les brick low³, sur la rue Brick Road⁴, pour rappeler le passage de la Compagnie à Longueuil mais c’est une bien triste consolation. Le chemin de fer du Grand Trunk qui avait assuré la prospérité du village est paradoxalement la cause de son déclin, constate-t-il amèrement.

    _________________

    1. Aujourd’hui la rue Guilbault

    2. Aujourd’hui la rue Labonté

    3. Il reste quatre des cinq maisons de style néo-classique en briques des anciens cadres de la compagnie.

    4. Aujourd’hui la rue Victoria

    Troublé, le jeune homme revient sur ses pas en réfléchissant. Son village qui espérait rivaliser avec Montréal – qui après tout n’est qu’une île, il ne faudrait pas l’oublier— est redevenu une campagne comme les autres. Dû à l’ingéniosité du Grand Trunk, Montréal est maintenant relié à la rive sud par la voix ferrée du Pont Victoria. Quant au village de Longueuil, il s’est recroquevillé sur lui-même.

    À l’angle de la rue Charlotte⁵, François-Xavier est interrompu dans ses pensées par le gardien du poste de péage. Il s’arrête un moment pour lui parler. Bien qu’il ne l’ait pas revu depuis quatre ans déjà, il note à sa grande surprise, que le gardien ne s’étonne point de le voir. Il réalise que tout le village doit déjà savoir qu’il est de retour. Après avoir échangé quelques mots, il poursuit sa promenade sans s’attarder devant l’Église St. Mark – lieu du culte protestant - pas plus qu’il ne remarque le marché public maintenant situé sur la rue Saint-Charles, alors qu’il se trouvait sur une terre d’Isidore Hurteau⁶, au bout de la rue Grant.

    _____________

    5. Aujourd’hui la rue Saint-Sylvestre.

    6. Personnage le plus important de l’histoire de Longueuil au 19e siècle. Notaire (1839-1878) et Maire de Longueuil de 1848 à 1850, de 1870 à 1872 et de 1876 à 1879. Il fut également secrétaire-trésorier, commissaire d’école, syndic, marguillier et membre fondateur de plusieurs organismes. Son implication au sein de la communauté est sans conteste.

    Jetant un œil rapide devant l’entrée du petit boisé, il est bien tenté d’y pénétrer. Mais, comme sa promenade a été plus longue que prévu, il n’a pas le temps. À l’angle de la rue Saint-Jacques, il s’arrête cette fois devant l’immense résidence blanche de la famille Lavallée. Avec ses dentelles de bois et son imposante galerie, cette résidence cossue s’impose au village en se dressant toujours aussi fièrement sur la rue Saint-Charles. Il ne peut s’empêcher d’observer la nouvelle aile ajoutée, malgré les dimensions grandioses de la demeure. Il devine que c’est l’endroit où son ami Samuel Lavallée, médecin depuis peu, reçoit ses patients. Il s’étire le cou pour déceler un mouvement provenant de la cinquième fenêtre sur la gauche, mais rien. Il aurait tant souhaité apercevoir Aurélie, l’élu de son cœur depuis l’enfance. D’ailleurs, il parvient difficilement à se contenir pour ne pas aller frapper à la porte. C’est avec regret qu’il regarde sa montre de poche; l’heure est venue d’aller se préparer au bal donné en son honneur.

    L’après-midi défile à vive allure. Se sachant en retard, François-Xavier fait sa toilette à la hâte. Il se revêt d’un pantalon sans pli, d’une chemise blanche à haut col, d’une redingote, d’une cravate noire et finalement se coiffe de son haut-de-forme.

    Sa famille l’attend dans le coupé Brougham. Le cocher lui fait un clin d’œil complice avant de refermer la porte de la voiture derrière lui.

    — Père? prenons-nous la traverse au quai du Grand Trunk?

    Question innocente mais Louis-Joseph arrive difficilement à contenir sa colère.

    — Je vous saurai gré, mon fils, de ne plus jamais mentionner ce nom en ma présence. Dorénavant, le quai se nomme le quai de Longueuil.

    Décidément, le départ du Grand Trunk a laissé beaucoup plus d’amertume au village, qu’il n’y avait songé. Même jusqu’à son propre père qui agit comme si elle n’avait jamais existé.

    Toute la famille Lambert prend le bateau à vapeur au quai de Longueuil. La traversée du fleuve se déroule sans incident jusqu’au Pied du Courant. Arrivé à destination, un autre cocher les attend pour les conduire au Palais de Cristal. Dès l’entrée de François-Xavier dans la salle de bal, les convives l’applaudissent chaleureusement. Étourdi par tant d’enthousiasme, le jeune homme réussit à s’esquiver pour s’asseoir sur un des magnifiques fauteuils recouverts de moire rouge et or. En contemplant le somptueux décor, il comprend pourquoi on a nommé cet endroit le Palais de Cristal. Avec ses glaces innombrables et ses ornements, la salle scintille comme le cristal au soleil.

    Le Bordeaux, le Champagne et le Porto coulent à flots. Les danseurs applaudissent après les dernières notes de l’orchestre et ils se tournent vers l’estrade. Leurs hôtes, Marie et Louis-Joseph Lambert attendent d’avoir leur attention pour prendre la parole. François-Xavier se sent presque un étranger dans cette salle si richement décorée. Parmi la centaine de convives qui s’y trouvent, il essaie de retrouver des visages familiers. Sa mère Marie, ses sœurs Jeanne et Charlotte leur font signe de venir les rejoindre sur l’estrade. Il n’apprécie pas d’être le centre d’attention, contrairement à son père Louis-Joseph qui contemple ses invités, fier et pompeux. Son père s’enorgueillit d’avoir réussi à impressionner en louant pour une soirée le célèbre Palais de Cristal. L’an dernier, cette salle avait fait beaucoup parler d’elle lorsque le Prince de Galles y avait fait un arrêt avant de se rendre à l’inauguration du Pont Victoria.

    — Merci à tous d’être présents pour célébrer le retour de notre fils, François-Xavier. Son long séjour à Paris, où je l’avais envoyé pour faire ses études de droit, lui a été des plus bénéfiques. Longueuil et même Montréal pourrons dorénavant compter sur un avocat hors pair pour défendre vos droits et vos intérêts avec les mêmes convictions que je me suis employé à le faire tout au long de ces années. Je suis très fier de lui et je me permettrai même de vous le recommander sous peu...

    Les invités sourient mais François-Xavier n’apprécie pas la boutade de son père. Il se demande si le jour viendra où Louis-Joseph le traitera comme un homme ...

    — Merci d’être venu en si grand nombre mes amis. L’heure est à la fête maintenant!

    Le père et le fils se serrent chaudement la main sous les applaudissements des invités. L’orchestre entame une valse de Chopin et les couples se forment. Enfermées dans leur corset, les femmes ont toutes des tailles de guêpe. Leurs robes sont plus somptueuses les unes que les autres. Les hommes vêtus de leur costume noir ou gris, avec leur pantalon sans pli, semblent plus discrets dans la bousculade des robes de leurs partenaires qui virevoltent au gré de la musique.

    La réception se déroule selon les attentes de Louis-Joseph, mis à part un petit incident jugé sans importance. Sa fille Jeanne s’est évanouie une fois de plus. Pourtant le docteur l’avait prévenue qu’elle devait faire attention car elle est d’une santé fragile, mais Jeanne accuse le corset de l’empêcher de respirer. Tout de même inquiet, François-Xavier jette un œil à sa sœur et note à son grand soulagement que ses joues ont vite repris une teinte à peu près normale.

    — L’incident est clos, annonce Louis-Joseph qui ne veut aucun tumulte à la soirée. Allons dansons!

    François-Xavier n’a pas envie de danser. Il cherche du regard un visage familier qui lui parlera d’autre chose que de politique ou du fait qu’il soit toujours sans épouse malgré ses 24 ans. À sa grande surprise, il remarque la présence de Samuel Lavallée tapi dans un coin plus retiré de la salle.

    — Samuel? Quelle surprise, mon ami!

    Heureux de se retrouver, les deux hommes se serrent chaleureusement la main. Il a du mal à croire que Samuel soit devant lui. Il faut avoir du courage pour se présenter à une réception où l’on compte tous les membres de la profession libérale canadienne française, mais d’où en sont volontairement exclus les Bleus. Médecin et homme très respecté, Samuel Lavallée fait parti de l’élite mais il vient d’une famille conservatrice de père en fils. Remarquant sa présence, quelques Rouges lui lancent des regards soupçonneux et méprisants.

    — Vous avez pris tout un risque en vous présentant ici, Samuel!

    — C’est madame votre mère qui m’a invité, François-Xavier.

    — Assurément, ce n’est certes pas père. Un Bleu ici, quel sacrilège!

    Samuel lui sourit en réalisant qu’il n’a rien perdu de son humour.

    — Alors racontez-moi, l’invite François-Xavier.

    — Je vous ai tout raconté dans notre correspondance. Je suis médecin et j’ai même un endroit pour recevoir mes patients. Il n’y a rien de plus à ajouter. Vous savez tout.

    — Presque tout, en fait. Lors de ma promenade d’aujourd’hui, j’ai réalisé à quel point le départ du Grand Trunk a laissé un grand vide au village; la gare, les bâtiments, les rails, tout est détruit. Je ne pouvais m’imaginer l’ampleur de cette perte! Même père m’a rabroué lorsque j’ai fait référence au quai du Grand Trunk au lieu de le nommer le quai de Longueuil.

    Samuel reconnaît bien là le tempérament de monsieur Lambert.

    — C’est difficile pour tout le monde.

    — Le village a perdu son enthousiasme d’autrefois.

    — Vous auriez dû rester à Paris, François-Xavier. C’est une ville qui regorge d’activités et d’éclat, si j’en crois ce qu’on en dit.

    François-Xavier le regarde avec son sourire en coin et ses yeux brillants.

    — Je ne pouvais pas, et vous savez pourquoi, dit-il de manière entendue.

    Samuel a du mal à croire ce qu’il vient d’entendre.

    — Ce n’est pas pour...

    — Certes. Je suis revenu pour elle. Laissez-moi voir Aurélie, Samuel.

    — Vous savez très bien que c’est inutile mon pauvre ami.

    — Samuel...

    Samuel n’arrive pas à croire que son ami pense toujours à Aurélie. Pourtant le sourire charmeur qu’il affiche ne laisse aucun doute sur ses intentions. Il veut poursuivre ses fréquentations avec Aurélie peu importe les obstacles. Les deux amis se contemplent quelques minutes sans rien dire. François-Xavier note que Samuel n’a rien perdu de son regard compatissant et semble toujours enclin à lui apporter son soutien. Samuel remarque que les yeux pétillants de François-Xavier mêlé à son charisme naturel et à sa volonté de convaincre sont toujours omniprésents. Les deux hommes réalisent qu’ils sont toujours comme deux frères partageant une complicité à toute épreuve. 

    Après son départ, François-Xavier a beaucoup de mal à tenir en place. Il pense à Aurélie qu’il n’a pas revue depuis une éternité. Ces longues années de séparation imposées par Louis-Joseph lui ont été insupportables. Son propre père avait voulu mettre un océan entre lui et Aurélie. Il croyait réussir à affaiblir leur amour mais il se trompait royalement! François-Xavier sait qu’il aurait pu défier son autorité et parfaire ses études de droit au Séminaire de Québec mais la peur de le décevoir et l’attrait du voyage l’ont aidé à partir. Maintenant, il souhaite que leurs pères respectifs acceptent leur amour une bonne fois pour toutes. Espérait-il en vain ?

    À la tête des Bleus, Pierre-Édouard Lavallée avait rendu visite au curé de Longueuil quelques jours avant le Bal des Lambert. Il souhaitait convaincre le curé de la mauvaise volonté des Rouges d’organiser un grand bal dans une salle de Montréal, au lieu de privilégier un propriétaire du village. Même si le curé estime qu’il n’y a aucune salle assez grande pour recevoir tous les invités de la famille Lambert, Pierre-Édouard ne partage pas cet avis et s’organise... Malgré l’ordre formel de Louis-Joseph de ne laisser entrer aucun partisan de la cause adverse, quelques Bleus le défient et tentent de troubler le bal. Avant qu’ils n’aient pu entrer, ils sont dirigés vers la sortie en moins de deux. Dans l’obscurité de la nuit pendant que son cocher paye les trouble-fêtes, Pierre-Édouard Lavallée sourit. Tout le monde le croit en voyage d’affaires. A l’exception d’Hector, son cadet, qui travaille avec lui, personne d’autre ne saura qu’il est derrière tout ça.

    Pendant ce temps, dans le salon intime de sa famille, Aurélie arrive difficilement à se concentrer sur les motifs floraux qu’elle brode en points de croix sur son mouchoir. Son frère Samuel s’est rendu au bal des Lambert et elle attend son retour avec impatience. Elle désire tant qu’il lui donne des nouvelles de François-Xavier mais elle doit se montrer prudente et cacher ses émotions. Si sa mère devinait ses pensées, elle pourrait s’attirer de sérieux ennuis. Laissant son esprit vagabonder, elle laisse tout de même échapper un soupir bruyant et s’attire aussitôt le regard furieux de sa mère.

    Perdue dans ses réflexions, elle pense toujours à François-Xavier en souriant. Il y a tant de questions qu’elle souhaite poser à Samuel. Pour cela, il faut que son frère Hector retourne chez lui au plus vite et que sa mère se mette au lit avant l’arrivée de Samuel. Elle ferme les yeux un instant mais sent le regard soupçonneux de sa mère posé sur elle. Aurélie soupire une fois de plus. Hector dépose enfin son verre prêt à partir.

    — Bien. Je vais faire comme Médéric et aller dormir. Mon épouse doit m’attendre.

    Médéric vient de rentrer de Québec où il réside depuis trois ans. Il est député conservateur et il se repose dans sa famille à Longueuil chaque été. Il est monté à l’étage tôt dans la soirée et cela a étonné Aurélie qu’il n’attende pas le retour de Samuel pour avoir des nouvelles du Bal des Lambert. L’arrivée de Samuel la tire aussitôt de ses réflexions. Elle note son air joyeux et remercie le ciel; il semble que tout se soit bien déroulé.

    — Et alors? demande aussitôt Hector, intéressé à savoir si les Bleus ont réussi à troubler la fête.

    — Très agréable, mis à part le fait que ma présence a indisposé monsieur Lambert, se contente-t-il de répondre.

    Comme Samuel ne savait pas ce qui se tramait et qu’il n’en parle pas, Hector comprend que leur plan n’a pas fonctionné.

    — Mais avoue que tu as eu beaucoup de cran de t’y présenter tout de même.

    Samuel se contente d’un sourire. Il s’assoit sur le canapé avec lassitude en répondant nonchalamment à toutes les questions insignifiantes d’Hector. Au grand désespoir d’Aurélie, ses deux frères semblent éviter le sujet principal de la soirée: comment va François-Xavier?

    Samuel discourt sur la décoration somptueuse du Palais de Cristal en s’attardant sur tous les détails de la salle de bal.

    — Rien n’a été laissé au hasard, précise-t-il. Les chaises, les tables, tout est de noyer noir. Les couleurs or et blanc des tapisseries, des fauteuils et des tapis révèlent la splendeur de la salle. Des larges moulures dorées et des centaines de glaces sur les murs donnent l’impression que la salle est encore beaucoup plus vaste. J’ai compté une bonne quarantaine de ces magnifiques candélabres en or qui ornaient les murs. Mais, ce qui m’a le plus impressionné, c’est l’équipement de gazogènes, poursuit-il. Comme leur lumière est crue, ils ne sont allumés que dans les endroits les plus sombres. Vous vous imaginez? L’éclairage au gaz?

    Geneviève, leur mère, écarquille les yeux d’émerveillement. Elle savait que depuis quelques années, Montréal utilisait le gaz pour l’éclairage des rues mais elle ignorait que cela était maintenant utilisé à l’intérieur.

    — Et quand aurons-nous ce système d’éclairage? interroge-t-elle.

    — Mère! s’exclame Hector, notre village bénéficie de trottoirs de bois depuis tout juste sept ans. Alors pour ce qui est de l’éclairage au gaz, nous devrons faire preuve de patience.

    — Je crains qu’Hector ait raison, mère. Les coûts d’une telle installation doivent être exorbitants. Cela prendra, certes, une bonne dizaine d’année avant de pouvoir jouir d’un tel progrès.

    Bien qu’en d’autres circonstances, Aurélie soit friande de ces détails sur la modernisation, elle a de plus en plus de mal à se contenir. Elle bouge un peu trop sur son fauteuil au grand déplaisir de sa mère. Samuel se perd à nouveau dans les détails de l’ambiance générale de la soirée, toutefois il reste avare de commentaires sur François-Xavier. Par pudeur, il poursuit en baissant la voix:

    — Le Palais de Cristal jouit également de privés à l’intérieur. C’est très utile, vous savez?

    — En effet quel remarquable progrès, dit Hector. Et cela doit être d’autant plus satisfaisant l’hiver.

    Samuel essaie de réprimer un nouveau bâillement mais Hector poursuit:

    — Et comment se porte notre irréductible François-Xavier?

    Leur frère sourit aussitôt, ce qui a pour effet de rassurer Aurélie.

    — Il a peu changé. Il est resté fidèle à lui-même. Et pour tout dire, je suis très heureux de l’avoir revu.

    — Raconte Samuel. Je t’en prie, supplie Aurélie.

    Geneviève lui lance aussitôt un regard désapprobateur. Samuel regarde leur mère et Aurélie, puis de nouveau leur mère qui hoche durement la tête. Il est désolé pour sa sœur qui sait très bien qu’il est inutile d’insister.

    ––––––––

    Les Bleus et les Rouges

    Le lendemain du bal, François-Xavier a du mal à sortir du lit. Il se sent las et préfère rester dans sa chambre. Lina, la domestique, le prévient qu’il est attendu à la salle à manger pour le dîner et que son père ne tolérera aucun retard. Il s’habille sans entrain en se demandant si Samuel a transmis son message à Aurélie ; et si oui, sera-t-elle à l’endroit convenu à la fin de la journée?

    Midi sonne. Toute la famille Lambert se retrouve autour de la table. François-Xavier examine chacun des membres de sa famille assis selon le code d’éthique français. Ses parents, Louis-Joseph et Marie prennent place au centre, se faisant face ; à la droite de sa mère, lui-même, à la droite de son père, Jeanne et à sa gauche, sa petite sœur Charlotte. Depuis la défaite de 1760, la famille Lambert conservait la tradition française à table, malgré que le code d’éthique anglais ait pénétré les foyers canadiens français depuis les cents dernières années. Il se remémore un fameux souper dans une famille anglaise lors de son cours séjour en Angleterre, toujours stupéfié par l’une de leurs coutumes. Comme il se doit, le maître et la maîtresse de maison siégeaient au bout de la table. Pendant le repas, il n’y avait aucune serviette pour s’essuyer discrètement le coin de la bouche alors tous les convives s’exécutaient sur le rebord de la nappe. Entre les services, le majordome la retirait, ce qui permettait aux invités d’apprécier la beauté de la table. Cette pratique était sans conteste la plus répandue en Angleterre, mais il la jugeait franchement dégoûtante.

    La domestique offre une nouvelle portion de soupe aux légumes à Louis-Joseph qui l’accepte avec toute la morgue qui le qualifie si bien. François-Xavier observe son père et réalise que ses tempes jadis noires cèdent maintenant la place au gris. Par contre, ses épaules solides, sa mâchoire volontaire et ses yeux malicieux rappellent sa jeunesse fougueuse. Cet homme possède toujours le pouvoir d’intimider et d’imposer le respect par sa vitalité et son intransigeance.

    Comme leur père n’a toujours pas ouvert la bouche depuis la veille au bal, personne n’ose rompre le silence. Le rictus au coin de ses lèvres démontre clairement qu’il fulmine contre quelque chose mais quoi? Comme s’il l’avait lu dans ses pensées, Louis-Joseph desserre les dents après le départ de la domestique.

    — Marie. Ce n’était vraiment pas de mise d’inviter un Bleu à notre bal. Samuel Lavallée provient d’une famille de lâches ayant une mentalité provenant de l’Antiquité. Il aurait pu tout gâcher. Je croyais vous avoir prévenu que je ne voulais aucun Bleu à notre soirée.

    — Je suis désolée.

    — Déjà que les manigances du son père ont failli tout gâcher!

    — Mais père, pourquoi accuser Pierre-Édouard Lavallée? Il n’était même pas présent.

    — Je n’ai pas eu besoin de le voir. Je sais qu’il était derrière les trouble-fêtes. De toute manière, la question n’est point là. Je ne veux plus jamais que vous me désobéissiez, Marie.

    Elle déteste se faire rabrouer devant ses enfants mais n’a d’autre choix que de baisser la tête. François-Xavier pose discrètement une main réconfortante sur la sienne. Son adorable mère débordante de tendresse, d’amour et de générosité avait pris le risque d’invité Samuel pour lui faire plaisir. En l’examinant, il note qu’elle est restée une très jolie femme malgré ses quarante-huit ans. En ce moment, il lui en donnerait dix à peine. Heureusement qu’il est exceptionnel que son père se laisse aller à sa fureur aussi ouvertement. Il voulait très certainement servir une leçon à toute la famille. Les Lambert ne fréquentent pas les Lavallée, ou les Rouges ne fréquentent pas les Bleus, devrait-il dire. Combien de fois a-t-il entendu cela tout au long de sa jeunesse?

    — Je ne me lancerai pas dans de grands débats politiques en présence des dames, mais sachez tout de même que les Bleus n’ont pas le cran nécessaire pour défendre notre peuple. Nous ne tirons donc aucun honneur à les fréquenter, conclu Louis-Joseph d’un ton sec.

    — Mais père, dit Charlotte, la petite dernière de la famille, pourquoi parlez-vous toujours d’une couleur quand vous parlez des messieurs? Le Bleu, le Rouge, c’est à n’y rien comprendre.

    À leur grande surprise, Louis-Joseph éclate d’un rire franc en réalisant combien il peut induire les profanes en erreur lorsqu’il attribue une couleur aux groupes politiques. Il lance un regard à son fils qui sourit aussi de l’incompréhension de la petite.

    — Et puis père? insiste-t-elle.

    — Vous êtes beaucoup trop jeune pour comprendre. Aussi, la politique ne fait pas partie des aptitudes de votre sexe, Charlotte.

    — C’est de la politique, monsieur Rouge, monsieur Bleu?

    N’appréciant nullement son insistance, il se contente de lever les yeux sans rien ajouter. Jeanne, silencieuse jusque là, ne peut s’empêcher d’intervenir.

    — Sache que les couleurs servent à distinguer les idées des messieurs en politique. Le Bleu désigne le parti conservateur, confiant de l’union avec les Anglais puisque ces derniers nous ont laissé notre langue et notre religion...

    Leur père essaie de la faire taire tout au long de ses explications. Il se dit que sa fille est de plus en plus impossible. Même si Charlotte finit par se lasser rapidement d’entendre parler politique, Jeanne poursuit sur le même ton:

    ... Donc Rouge désigne ceux qui n’ont pas cette même confiance en l’union. Bien que souvent qualifiés d’extrémistes par plusieurs, les Rouges proposent des solutions plus concrètes pour sauvegarder notre peuple. Et nous sommes des Rouges, ajoute-t-elle fièrement.

    François-Xavier s’étonne que sa sœur comprenne la chose politique aussi bien que lui. Son intéressement dépasse largement les attentes d’une demoiselle digne de ce nom. Il faut dire que sa passion politique le place lui dans une position des plus inconfortables devant leur père.

    — Jeanne, la politique n’est pas une affaire de femmes, lui rétorque-t-il.

    — Mon cher frère, si une demoiselle veut trouver un époux, elle doit avoir une certaine culture. Cela veut aussi dire qu’elle doit comprendre certaines choses, même dans les domaines strictement réservés aux hommes.

    De plus en plus étonné par son audace, François-Xavier n’ose rien ajouter. Une femme qui ose dire haut et fort ce qu’elle pense est jugée fort déplacée par la bonne société. Il regrette qu’elle n’ait toujours pas compris cela. D’un regard autoritaire, leur père tente de la contraindre au silence mais elle ne se laisse guère intimider et pose des yeux remplis de défis sur François-Xavier.

    — Ne t’en déplaise cher frère, sache qu’Aurélie Lavallée partage aisément mon avis.

    Cette fois, il prend un air détaché pour mettre fin à la conversation. Il ne désire pas parler d’Aurélie maintenant. Tant qu’à leur père, il contient difficilement sa fureur:

    — Vous en savez déjà beaucoup trop ma fille ! Vous devriez parfaire vos connaissances sur votre rôle de femme au lieu de discuter de sujets qui ne vous concerne en rien. Ainsi, il me sera assurément plus facile de vous trouver un soupirant qui soupirera jusque devant l’autel au lieu de s’essouffler à votre rencontre!

    Elle baisse la tête sachant qu’elle est allée trop loin cette fois. François-Xavier compatit avec elle tout en notant que contrairement à ses espoirs, sa sœur n’a pas changé en quatre ans. Elle aborde même une plus grande assurance. Cherchant une explication sur la place exagérée que s’autorise indécemment leur fille, Louis-Joseph lance un regard interrogateur vers Marie. Cette dernière appréhende déjà sa colère...

    Le silence et le malaise maintenant installés dans la pièce font presque regretter Paris à François-Xavier. Pendant son séjour, il avait délibérément laissé les tracas familiaux de côté pour se consacrer à ses études. Il réalise que l’intransigeance de leur père, doublée d’une autorité exagérée ne se sont guère dissipés avec les années. Cela détonne singulièrement d’ailleurs avec la bonté et la générosité de leur mère.

    Il éprouve maintenant une grande fébrilité à la pensée de revoir Aurélie. Il n’a qu’une seule envie, c’est de se retrouver seul pour préparer son entretien avec elle en fin d’après-midi. Priant sa famille de bien vouloir l’excuser, il avale une dernière gorgée de thé en se levant.

    — Tu vas voir la Bleue, François-Xavier? interroge malicieusement Charlotte.

    — Heu ...

    Marie la réprimande aussitôt en se demandant ce qui arrive à ses filles aujourd’hui. Elle se promet de reprendre leur éducation en main. Heureusement pour elles toutes, François-Xavier qui a toujours protégé ses sœurs à sa façon, sourit sans rien ajouter. Mais Louis-Joseph lui en tiendra-t-il rigueur une nouvelle fois?

    Vers la fin de l’après-midi dans la maison des Lavallée, Samuel et Médéric montent l’immense escalier d’acajou pour atteindre le bel étage. Au même moment, Aurélie descend en espérant ne pas trop se faire remarquer. Même si elle a l’assentiment de Samuel pour se rendre au boisé, elle n’ose regarder ses frères dans les yeux. Intrigué par cette mystérieuse attitude, Médéric s’arrête pour la contempler. Il soupçonne tout de suite quelque chose et se demande si François-Xavier Lambert ne serait pas derrière cela. Il se tourne vers Samuel pour savoir s’il pense la même chose et réalise que son aîné est au courant.

    — Ce n’est pas vrai Samuel. Dis-moi?

    — C’est inutile de s’en faire pour l’instant Médéric.

    — Je ne partage pas ton détachement, mon frère.

    — Ne te fais pas de souci. Va au salon bleu. Je t’y rejoins dans une minute. J’ai deux mots à dire à Aurélie.

    — Très bien.

    Médéric se verse une généreuse rasade de Cognac. Il en a grandement besoin. Il s’assoit près du foyer et appuie sa tête sur le dossier en contemplant la pièce. Le salon intime réservé à la famille au bel étage avec ses excès d’ornements reste toujours sa pièce préférée. Des tables cossues en noyer noir de style renaissance et ses nombreux sièges dont deux canapés recouverts de motifs floraux bleus, brodés au point de croix, sont assortis aux tapisseries ainsi qu’au tapis. Ils sont alignés contre le mur. Des chaises et une petite table modulent l’espace central. Bien en évidence, une immense lampe à l’huile orne le centre de la table. Sa taille renseigne les invités sur la fortune familiale. Il reconnaît tout le bon goût de leur mère. L’apparat est vraiment tout ce qui compte dans cette société victorienne et il se complet aisément dans cette vision des choses. L’opulence de la pièce, avec son service d’argenterie, ses porcelaines, ses bibelots et ses dentelles offre à la vue un décor surchargé et riche. Après tout, ne sont-ils pas la famille la plus fortunée du village?

    Il retire un cigare de son étui, le hume quelques instants en fermant les yeux. Il aime bien revenir dans sa famille chaque été. Cela lui permet de renouer avec ses frères Hector et Samuel ainsi qu’avec sa sœur Aurélie, tout en se reposant de l’activité politique.

    — Je m’excuse de ce contretemps Médéric.

    — Alors Samuel? Si j’ai bien compris, François-Xavier est revenu de Paris avec la ferme intention de poursuivre ses fréquentations avec notre sœur?

    — Je crains que ce soit cela.

    — Monsieur Lambert n’a donc pas réussi à soulager le cœur de son fils pour Aurélie?

    — Je suis à même de constater que quatre années de séparation n’ont rien changé.

    — Alors si monsieur Lambert n’a pas réussi, la tâche te revient Samuel. Tu dois lui interdire de fréquenter François-Xavier avant que père ne rentre de voyage d’affaires.

    — Je sais que c’est ce que je devrais faire mais François-Xavier est vraiment un gentilhomme et notre sœur lui a donné son cœur depuis fort longtemps déjà.

    — Samuel, que tu entretiennes une certaine amitié avec François-Xavier, père ne peut te l’interdire sinon le désapprouver mais qu’Aurélie et François-Xavier soupirent l’un pour l’autre, il ne laissera pas faire cela. En tant qu’aîné de la famille, tu dois prendre les décisions qui s’imposent.

    Déjà qu’il assume difficilement ses devoirs d’aîné, comment les supporter lorsqu’il ne partage pas l’opinion de leur père. Il sait qu’il n’a pas la rationalité de Médéric, ni celle d’Hector d’ailleurs, le plus jeune de la famille, et encore moins celle du patriarche. Mais s’agit-il vraiment de rationalité? se surprend-t-il à penser. La rancœur de leur père pour la famille Lambert est-elle justifiée après tant d’années? Tout comme Aurélie, Samuel est un être émotif. Ils ne peuvent compter que sur eux deux. Quant à leur mère, elle obéit aux règles de l’art et personne ne sait jamais ce qu’elle pense vraiment. Geneviève Lavallée obéit toujours à son époux et reste dans son sillage sans discuter. Dans ces circonstances, il se demande comment trouver une oreille compréhensive dans cette famille?

    Depuis un bon moment déjà, Médéric fait état à Samuel de ce qui se passe à Québec et dans les débats politiques. Généralement, son frère est friand de ces détails mais il ne semble pas l’écouter.

    — Ahem! Ahem! Tu écoutes, Samuel?

    — Euh! Pardon. As-tu vraiment parlé d’élection?

    — En effet. Je disais que nous allons devoir déclencher des élections à nouveau.

    — Mais c’est incroyable! On vote déjà presque à tous les deux ans. L’instabilité ministérielle n’aura donc jamais de fin?

    Médéric tire trois petits coups sur son cigare en le regardant du coin de l’œil. Comment lui expliquer que la situation est devenue inextricable? Après la défaite des Rébellions, l’Angleterre nous avait imposé l’Union en 1840. Dès lors, l’Union a été marquée par des compromis entre les Anglais du Haut-Canada et les Français du Bas-Canada. Ces compromis résultaient de l’alliance des Réformistes de Baldwin et de Lafontaine. Cette entente réciproque avait alors assuré un climat politique cordial et avait permis l’équilibre et l’harmonie dans la colonie. Les deux chefs avaient, en autre, travaillé de concert pour l’obtention du gouvernement responsable, acquis en 1848. Malheureusement quelques années plus tard, messieurs Baldwin et Lafontaine avaient pris congé de l’arène politique, au moment même où les nouvelles tendances politiques apparaissaient au Canada-Uni. Le temps des compromis était bel et bien révolu. Depuis, l’Union se retrouvait dans une impasse.

    — Tu sais Samuel? Il est presque impossible maintenant pour le gouvernement d’obtenir la double majorité dans les deux parties du Canada. Les hommes qui s’opposent au gouvernement décident pour un oui ou pour un non de se mettre ensemble et le gouvernement est renversé.

    — Il n’y a plus de compromis possibles? Pourtant, depuis l’Union, nous avons toujours réussi à trouver un terrain d’entente.

    — Le problème est qu’il faut compter sur de plus en plus d’hommes aux idées radicales au gouvernement.

    — Certes, ici, dans la section Bas-Canadienne, les Rouges ne parlent que des méfaits de l’Union mais ils ne réussissent pas à imposer leurs idées.

    — Il faut tout de même s’en méfier.

    — Leur libéralisme et leur anticléricalisme effraient le peuple. Les bons catholiques restent soumis à l’Église et personne n’oserait changer cela. Les Rouges ne sont donc pas très menaçants.

    — Tu oublies les Clear Grits du Haut-Canada qui désirent nous assimiler pendant qu’ici justement, les Rouges réclament le retour à une province uniquement francophone. Même que certains d’entre eux, pire encore, pensent à l’annexion aux États-Unis.

    — Hum!

    — Avec tous ces hommes aux idées diamétralement opposées, le temps des compromis est bien terminé.

    — Mais les élections ne changeront rien à l’instabilité.

    — Je sais et c’est pour cela qu’il faut continuer à interdire tous les endroits où les Rouges peuvent se rencontrer. Lorsqu’il y aura moins de radicaux, nous retrouverons une certaine stabilité, assurément.

    — Je ne crois pas, tente Samuel d’une voix hésitante, que monsieur Lambert ait dit son dernier mot.

    Médéric lève les yeux au ciel. Samuel réalise une fois de plus que la famille Lambert cause beaucoup de soucis à la sienne. Dans ces conditions comment aider Aurélie et François-Xavier?

    Les retrouvailles

    Les pieds bien ancrés dans la boue de la grève, François-Xavier contemple le fleuve St-Laurent. Comme il aimerait perdre son regard dans l’immensité du néant ayant pour seul obstacle la ligne d’horizon. Mais trop près de sa vue, se dresse Montréal. Cela fait combien de temps qu’il contemple le fleuve? Il ne sait plus. Il a passé une partie de la journée à fureter dans son village. Au magasin général, il a cherché un présent pour Aurélie. Il n’a rien trouvé qui était digne d’elle. Il regarde sa montre de poche nerveusement. Il sait qu’elle l’attend au boisé depuis longtemps mais il retarde le moment de la rejoindre. Le vent souffle tout à coup. Frissonnant, il referme sa redingote. Le soleil de mai combat le froid du fleuve. Il semble qu’il va pleuvoir. Il remplit ses poumons d’air, puis se décide enfin à se rendre au boisé. Aurélie partage-t-elle toujours les mêmes sentiments que les siens?

    Pendant ce temps dans le boisé, Aurélie se rassoit pour la huitième fois sur la grosse roche. Elle commence vraiment à se demander si Samuel lui a donné la bonne heure pour son entretien avec François-Xavier. Et s’il ne venait pas? Elle se relève pour chasser cette idée. Elle a déjà tellement souffert de son absence. Un sourire dessine ses lèvres à la pensée que personne ne s’est jamais rendue compte de son grand désarroi, sauf son adorable frère Samuel. Devant sa famille, elle devait feindre un malaise pour pouvoir se réfugier dans la solitude de sa chambre pour se laisser aller à sa douleur. De toute façon, il était coutumier que les femmes s’inventent des maladies pour complaire les hommes dans leur croyance que le sexe opposé représentait le sexe faible. Elle a donc vécu son purgatoire épaulé par son frère Samuel, seul homme autorisé à se rendre dans sa chambre parce qu’il était médecin. Elle n’ose penser à ce qu’elle serait devenue sans lui. Son frère aîné était un véritable cadeau du ciel. À chacune de ses visites, elle trouvait une oreille compréhensive en même temps que toute la correspondance que François-Xavier lui envoyait par son entremise. Samuel avait un don pour la compassion. Ils savaient tous deux que leur père avait juré qu’il ne consentirait jamais à donner sa main à un Lambert. Même monsieur Lambert faisait obstacle à leur amour puisqu’il avait obligé François-Xavier à poursuivre ses études de l’autre côté de l’océan. Les deux pères de famille se dressaient toujours devant eux comme des obstacles incontournables.

    Elle soupire en tendant l’oreille. Aucun son familier ne lui parvient, pas même un craquement de branches Rien. Rien que le tonnerre qui gronde au loin. Bien que cela soit d’une totale inconvenance, elle s’étend sur la grosse roche pour contempler le ciel qui semble aussi triste qu’elle en ce moment. François-Xavier ne viendra pas, la pluie, oui. Déçue, elle ferme les yeux en cherchant à recomposer l’image de l’homme de sa vie ; visage volontaire, regard perçant mais doux, taille moyenne et proportionnée, yeux et cheveux presque noirs. Jamais, elle ne pourra l’oublier.

    Pendant ce temps, François-Xavier presse le pas. Se sachant en retard, il se demande si Aurélie est aussi nerveuse que lui en ce moment. Il craint qu’elle ait changé d’avis, qu’elle ne l’attende plus ou pire encore, qu’elle lui trouve un air hautain. Paris lui a appris à se distinguer. Un avocat doit avoir de la prestance lui a-t-on répété inlassablement. Aurait-il laissé sa simplicité et ses allures quelques fois jugées cavalières par plusieurs, entre Paris et Longueuil? Question innocente mais combien importante puisque Aurélie était tombée sous son charme parce qu’il ne se prenait pas pour un autre. Encore quelques pas et il sera fixé. Cette fois, il se retient pour ne pas courir en s’engouffrant dans le petit sentier du boisé.

    Tout en rêvassant, elle entend des branches craquer au loin. Elle se demande si c’est son imagination qui lui joue des tours. Le bruit se rapproche. Elle se redresse en tendant l’oreille. Elle sait maintenant que c’est lui. Elle se lève rapidement puis tente de mettre un peu d’ordre dans sa robe à crinoline. Son cœur bat la chamade. Elle pose sa main dessus pour tenter de le calmer.

    À quelques pas à peine, il est là et lui sourit. Elle lui répond d’un sourire amoureux en notant soulagée qu’il n’a pas changé. Il n’a toujours pas ouvert la bouche mais elle sent tout son charme l’envelopper de son amour. Il reste là en la contemplant toujours comme si elle était la seule au monde. Il enlève son chapeau.

    — Aurélie...

    — Enfin, François-Xavier.

    Il lui prend la main pour lui faire le baisemain mais elle se jette dans ses bras. D’abord surpris, il reste quelque peu interdit mais très vite, il se détend et savoure silencieusement ce moment. Il respire l’odeur de sa peau en fermant les yeux puis il lui caresse les cheveux. Après un petit moment, il ose lui embrasser les joues mais elle cherche sa bouche. Il déguste ses lèvres avec timidité puis avec passion. Elle s’abandonne totalement dans ses bras.

    — Vous m’avez tellement manqué, mon amour.

    Il l’étreint à nouveau. Il dépose un baiser sur son front, sur ses joues et dans son cou. Elle rit en tremblant d’excitation. Le temps semble s’arrêter. Après un très long moment, il l’aide à s’asseoir sur la grosse roche, lui tenant toujours la main, incapable de s’en séparer.

    — Mes études m’ont paru une éternité sans vous, ma douce.

    — J’ai craint un moment que votre père ait réussi à nous séparer pour toujours.

    — Malgré ma correspondance enflammée? dit-il en clignant l’œil.

    Les joues en flammes, elle baisse momentanément les yeux. Avec douceur, il lui relève le menton.

    — Aurélie...

    — Je ne sais ce que je serais devenue sans

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