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Toujours à l'est: Récit d'une aventure en Eurasie
Toujours à l'est: Récit d'une aventure en Eurasie
Toujours à l'est: Récit d'une aventure en Eurasie
Livre électronique426 pages5 heures

Toujours à l'est: Récit d'une aventure en Eurasie

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À propos de ce livre électronique

« Après avoir enfin mangé, nous nous étions couchés chacun dans notre tente, et j’étais heureux de m’imaginer demain à Copenhague. Je me disais que le voyage avait été facile jusque-là, mais étais aussi bien conscient que ce n’était que le début, que nous étions toujours dans un pays dont le fonctionnement ne nous était pas inconnu, parce qu’Européens, et je concevais encore difficilement que dans quelques mois nous aborderions la frontière turque, puis iranienne… Cela me semblait si surprenant, du domaine de l’impossible même, qu’il devait sans doute survenir un événement malencontreux pour nous en empêcher. Notre départ, et l’impossibilité que je m’imposais de revenir en arrière, avaient rapproché cette échéance dans le champ des possibles, et pourtant la hâte que j’avais de l’atteindre se transformait maintenant en peur qu’elle puisse se dérober à nous. »
LangueFrançais
ÉditeurPublishroom
Date de sortie22 févr. 2025
ISBN9782386253669
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    Aperçu du livre

    Toujours à l'est - Paul Soenen

    1.

    Voyageur capricieux

    Cette histoire est celle d’un caprice d’adolescent, de ceux que l’on pardonne parce qu’ils sont à la mode et parce qu’on aurait voulu le réaliser soi-même. Au moment où il me prit, je finissais mes études d’ingénieur, en stage dans une grande entreprise de l’aérospatiale qui pour moi aurait dû être un Graal. J’avais longtemps attendu ce stage, sélectionnant scrupuleusement les offres auxquelles je répondais, me concentrant sur les sujets les plus intéressants et susceptibles de déboucher sur une embauche, si bien que je l’avais commencé avec quelques mois de retard sur la masse de mes camarades. Pendant une demi-année, je m’étais plongé dans des calculs numériques de dynamique des fluides, à mailler des tuyères de moteurs-fusées dans un décor de bureaux des années 1980 au cœur d’une forêt normande. Un bel endroit pour finir sa carrière. Pourtant, je ne me sentais pas de la commencer, pris d’un mal commun à beaucoup de jeunes ingénieurs découvrant un métier ne correspondant pas à l’idée qu’ils s’en étaient fait. Malgré des résultats concluants et des appréciations très favorables, je m’apprêtais à refuser le CDI qu’on me proposait.

    Je n’avais pas pu, durant mes études, faire un semestre à l’étranger, étant de ces dernières promotions pour lesquelles ça n’avait rien d’obligatoire, encore à la bourre sur l’air du temps qui voulait qu’on se disperse aux quatre vents. Ainsi me trouvais-je comme handicapé social. Un sentiment d’incomplétude me saisissait. Il fallait que je prouve, aux autres et à moi-même, que je n’étais en rien inférieur ou incomplet. Que j’étais moi aussi ouvert sur le monde. Et puis, à cela s’ajoutait un chagrin d’amour, premier d’une vie d’adolescent mal dégrossi, encore naïf et incapable de déceler les illusions du cœur les plus évidentes. Je m’étais humilié pour essayer de la récupérer, en vain. Ses arguments n’étaient pas sans fondement, et plutôt que d’accepter notre incompatibilité flagrante, je m’étais entêté dans des démarches d’un romantisme niais. M’étant à ce point avili, je devais laver mon honneur par un pèlerinage expiatoire. Voilà donc l’origine du caprice.

    Je me souviens comme j’étais insouciant en ce temps-là. Je rentrais chez mes parents un week-end sur deux, conduisant leur Renault Espace vieux de plus de vingt ans, approchant des 450 000 km au compteur. Il me fallait près de sept heures pour rejoindre notre village de Charente-Maritime. Je récupérais et déposais sur le chemin de nombreux covoitureurs, à Évreux, Alençon, Le Mans, Angers et Cholet, faisant preuve d’une patience à toute épreuve que j’ai perdue depuis. Pendant un de ces trajets, le câble d’embrayage avait rompu, terminus Angers. C’était déjà un peu l’aventure. Mais cette fois-ci, pour être à la hauteur des enjeux, je ne pouvais me permettre de faire les choses à moitié. Ainsi me décidais-je à entreprendre un voyage au long cours, d’une année à travers le continent eurasiatique. L’idée n’était même pas de moi, je n’avais fait que copier ce qu’une connaissance avait réalisé alors qu’il avait six ans de moins que mes vingt-quatre ans se profilant à l’horizon. M’enfin, je ne cherchais pas à innover. Partir, c’était déjà beaucoup. Je ne pensais pas encore à arriver quelque part.

    Pour finir, je me sentais surtout l’envie de partir vers l’Est, vers cet ensemble de civilisations hétéroclites avec qui nous partagions un continent. Depuis toujours, on sait par chez nous où s’arrête l’Ouest. Mais l’Est, il a fallu bien longtemps avant d’en cerner les limites. Ce fut la voie qu’empruntèrent les grands conquérants, les grands aventuriers, la direction d’où déferlaient les barbares et les maladies mortelles, mais d’où provenaient aussi la soie et les épices. À l’Est, Constantinople, Jérusalem et le Saint Graal ; la Perse et les royaumes grecs des diadoques d’Alexandre. Plus loin encore, des pays qu’on ne s’imaginait pas, où naît le soleil, les rares récits nous étant parvenus nous les décrivant sous des traits fantasmagoriques. Je voulais donc rencontrer cet inconnu et voir de mes yeux ce qu’il pouvait bien s’y dissimuler.

    Tout ça n’était que l’acte d’un égoïste, comme le sont tous les aventuriers. Il s’agissait de vivre pour soi-même, sans rien construire de pérenne. J’aurais voulu risquer ma vie pour imiter quelques héros, historiques ou imaginaires, en pensant bêtement que j’en réchapperais, alors que rien n’était encore écrit et qu’aucun scénariste ne pourrait me protéger d’un destin funeste par la simple sympathie qu’il porterait à mon personnage. Et même en y pensant, mieux valait une belle mort dans l’action qu’une longue vie de passivité. Peu importe qu’il faille mourir pour vivre.

    Voilà le lot de la jeunesse, et il faut bien que jeunesse se passe. Elle est passée, enfin, je crois…

    2.

    Les deux faces

    d’une même pièce

    Laurent et moi ne nous connaissions pas. Nous nous sommes rencontrés par Internet alors que chacun de nous était à la recherche d’un compagnon pour entamer cette aventure encore floue, mais pour laquelle nous avions tout de même évalué chacun de notre côté un budget et un vague itinéraire.

    Il n’avait pas été mon premier interlocuteur. J’avais écumé les petites annonces de la bourse aux équipiers du site du Routard, sur laquelle on trouvait tout pour faire un monde. Idéalistes, adeptes de différents types de spiritualité, touristes, paumés et d’autres qui, se croyant sur un site de rencontre (comment leur donner tort, littéralement, ça l’était), cherchaient un amour à éprouver le temps d’un voyage. Certains composaient avec plusieurs de ces catégories. J’y cherchais pour ma part quelqu’un de mon âge, d’un tempérament aventurier sans être trop allumé. J’étais entré en contact avec quelques personnes, mais aucune ne m’avait semblé suffisamment fiable. Avec aucun d’entre eux, les choses ne s’étaient déroulées aussi simplement qu’avec Laurent. Malgré nos différences évidentes et nos habitudes antagonistes, nous avions été réunis par des caractères accommodants et des objectifs communs. Nous nous préparions à vivre une année comme des vagabonds, ignorants de ce que nous réserverait le jour suivant, parcourant les routes en stop, trimbalant nos sacs sur le dos et couchant à la belle étoile, afin de ne pas dépenser plus que les 10 € par jour et par personne que nous nous étions fixé comme objectif.

    À cette époque, je n’avais qu’une expérience réduite de la vie en pleine nature qui se résumait à quelques vacances passées en camping avec mes frères et mes parents et à quelques randonnées pratiquées les rares fois où nous nous étions rendus en montagne. Je connaissais les bases, la théorie, le ciel étoilé de l’hémisphère nord si cela pouvait nous être utile, et un peu l’histoire, romancée, pour vivre le chemin plus intensément et fantasmer cette aventure.

    Laurent, lui, était d’une culture plus pratique. Habitué aux longues marches en montagne, au camping sauvage, aux feux de camp, bricoleur à ses heures, je lui dois de m’avoir entraîné dans un mode de vie plus rude que ce qu’aurait été ce voyage avec un autre. Il avait confectionné à partir de vieilles boîtes de conserve, un réchaud à bois qui nous permettrait de cuisiner à peu près en toutes circonstances à partir du moment où nous serions en mesure de trouver quelques brindilles et petites branches à brûler. Nous nous soulagions ainsi du poids et de l’encombrement de bouteilles de gaz à transporter, et du souci de nous en procurer de nouvelles, au bon format, sur notre route. Il emportait aussi avec lui lignes et hameçons pour pouvoir pêcher si l’occasion se présentait.

    Moi, l’intello d’humeur souvent casanière porté sur la contemplation et la réflexion, respectueux des normes et des lois ; lui, l’homme des bois partageant son temps entre les festivals de reggae et la montagne, adepte de l’escalade et de l’urbex, fumeur de joints et un peu magouilleur à ses heures ; nous ne nous serions pas trouvés pour autre chose si nous n’avions pas décidé de passer une année ensemble.

    Nous nous rencontrâmes seulement une fois avant le jour du départ, le temps d’un week-end à Paris pour faire nos demandes de visas à l’ambassade d’Ouzbékistan, alors seul pays dont la politique d’immigration nous permettait une certaine souplesse sur nos dates d’entrée. Malgré tout ce qui nous séparait, je sentais que nous pourrions nous entendre et que la manière dont nous comptions voyager, loin de nous éloigner, nous rapprocherait, car c’est ainsi que procède l’adversité sur deux esprits volontaires. Nous nous retrouvâmes pour la seconde fois à Besançon, le point de départ de notre voyage, à la mi-mars 2015.

    3.

    La route du Nord

    Apprentissage et désillusions

    Nous venions de traverser l’Allemagne en un seul jour. À ce train-là, nous serions en Norvège plus tôt que prévu ! Depuis Lörrach, au point de convergence des frontières française, suisse et allemande à l’extrême sud-ouest du pays, nous avions dépassé Hambourg et atteint la ville de Lübeck. Notre dernier conducteur nous avait déposés sur une aire d’autoroute à la nuit tombée. C’est confiants dans notre mode de transport que nous avions monté nos tentes dans un bosquet à l’arrière de la station et cuisiné notre premier repas au réchaud à bois.

    Ce rituel du dîner allait occuper nombre de nos soirées à venir. Ici, au nord de l’Allemagne, le bois était humide et rendait notre tâche plus complexe. La cuisson nécessitait un soin constant pour rallumer la flamme et l’alimenter. Elle produisait une fumée importante qui piquait les yeux quand il fallait souffler dans la boîte pour raviver le feu et pénétrait nos vêtements de son odeur âcre. Comme nous n’avions de courage que pour une seule fournée, nos portions s’en retrouvaient réduites.

    Après avoir enfin mangé, nous nous étions couchés chacun dans notre tente, et j’étais heureux de m’imaginer demain à Copenhague. Je me disais que le voyage avait été facile jusque-là, mais étais aussi bien conscient que ce n’était que le début, que nous étions toujours dans un pays dont le fonctionnement ne nous était pas inconnu, parce qu’Européens, et je concevais encore difficilement que dans quelques mois nous aborderions la frontière turque, puis iranienne… Cela me semblait si surprenant, du domaine de l’impossible même, qu’il devait sans doute survenir un événement malencontreux pour nous en empêcher. Notre départ, et l’impossibilité que je m’imposais de revenir en arrière, avaient rapproché cette échéance dans le champ des possibles, et pourtant la hâte que j’avais de l’atteindre se transformait maintenant en peur qu’elle puisse se dérober à nous.

    Au lever du jour, le second du printemps, le temps était couvert et froid, et devait annoncer les déboires qui allaient suivre. Nous repliâmes nos tentes encore humides, les mains gelées faute de pouvoir les manier habilement avec nos gants. Hier encore, nous nous portions bien en manches courtes.

    Nous ne tardâmes pas à trouver une voiture pour nous conduire jusqu’à Puttgarden, sur l’île de Fehmarn, d’où nous prîmes le ferry pour rejoindre le Danemark, accostant dans le petit port de Rødby. Le port était à l’écart de la ville, de telle manière qu’on ne s’y rendait pas par hasard ; seulement si l’on avait un bateau à prendre. Ainsi, l’ensemble des conducteurs susceptibles de nous transporter avaient traversé la mer avec nous.

    À peine débarqués que nous avions entamé l’auto-stop, nous adressant des pouces aux voitures circulant en un flot ininterrompu régurgité par le navire, passant lentement et au plus près de nous par la seule issue possible de sorte que la tâche devait être aisée. Mais quand le navire eut rendu l’intégralité de son chargement, nous étions encore sur le bord de la route, tentant d’aborder sans désespérer les derniers véhicules de la file, jusqu’à ce qu’ils eussent finalement tous disparu. Une fois battus, mais pas vaincus, nous nous installâmes au débouché d’une petite route de campagne avec l’infime espoir d’être récupérés par quelques habitants d’un village avoisinant – espoir déçu… Une heure plus tard, un second ferry accosta, sans que nous ne soyons plus victorieux. Nous comprîmes bientôt notre erreur. Toutes ces voitures principalement immatriculées au Danemark, et parfois en Suède, étaient remplies de marchandises achetées à moindre coût en Allemagne, de telle manière qu’il était impossible d’y ajouter deux passagers et leurs sacs à dos. Il y eut bien ensuite un homme du coin qui s’arrêta. Pris de pitié, il nous donna 200 couronnes danoises (soit un peu plus de 25 €), révélant au passage, dans sa grande bonté, notre grand amateurisme. Nous avions retiré avant de partir une grosse somme d’argent en euros de manière à ne pas avoir à faire de retraits jusqu’à sortir de Finlande, pensant que le Danemark, la Suède et la Norvège étaient inclus dans la zone monétaire. On nous vantait tellement cette monnaie que je n’avais pas envisagé que des nations européennes développées puissent en utiliser une autre.

    Encore une heure plus tard, un troisième bateau accosta, puis un quatrième l’heure suivante. Le temps s’était gâté. Le vent et le crachin s’intensifiant et le froid commençant à pénétrer nos chaussures, nous avions préféré attendre les prochains débarquements à l’abri dans une petite gare attenante au poste de douane. Je ne sais plus à quel moment nous nous décidâmes à prendre le train. Après le cinquième, le sixième débarquement, peut-être plus, peut-être moins, nous avions perdu tout espoir et avions convenu de cesser nos tentatives et de faire crédit sur le budget de quelques jours à venir pour nous permettre de rejoindre Copenhague dans la soirée. C’est soulagé de n’être plus soumis au hasard de l’auto-stop, d’avoir la certitude de notre destination et de notre horaire d’arrivée que je m’étais assis dans ce train et laissé porter.

    Nous arrivâmes à Copenhague à la nuit tombée, et il nous restait encore à trouver un endroit où dormir. La ville bourdonnait autour de nous, les rues prises de la joyeuse insouciance du samedi soir. Les monuments de briques rouges, illuminés des feux les plus solennels, se portaient garant de la dignité des lieux, laissant aux hommes le loisir de s’oublier. La gare, grosse dame au visage sévère qu’adoucissait le maquillage de ses lumières dorées, veillait impassiblement. Des groupes de jeunes femmes et d’hommes entraient et sortaient des bars dans des éclats de rires et de voix. Laurent et moi, pressés de poser nos paquetages, arpentions les avenues, insensibles à ces légèretés. Après quelques pérégrinations, nous nous étions enfin couchés dans une de ces auberges pour lesquelles le prix d’une nuit engouffrait plus que notre budget journalier. Ainsi, au second jour de notre voyage, nos dépenses se portaient à la hauteur de ce que nos prévisions assignaient à la fin de la semaine. Nous n’étions encore que de bien piètres aventuriers.

    *

    Quelques jours plus tard, nous nous réveillâmes dans un cabanon de tôles ondulées que nous avions investi pour la nuit. Un vague sosie de Zlatan Ibrahimovic nous y avait déposés le jour précédent, sur le bord de la route passant juste derrière la haie. Malmö, que nous avions quitté le matin même, n’était encore qu’à une cinquantaine de kilomètres plus au sud. Nous avions tenté de poursuivre l’auto-stop jusqu’à la nuit noire, dans le défilé éblouissant des phares et le balayage de nos silhouettes en ombres chinoises. Puis, las, plutôt que de nous exposer à planter nos tentes, nous avions préféré nous installer dans cet abri, quasiment vide, qui devait servir à l’exploitation du verger. Nous avions pu nous allonger tête-bêche sur un épais tapis de terre poussiéreuse qui se soulevait en volutes dans nos mouvements trop brusques. Un large jour au bas de la cabane laissait s’insinuer un vent glacial qui traversait nos sacs de couchage. La porte qui ne se fermait que de l’extérieur par un fil métallique servant de cadenas restait entrouverte.

    Le lendemain avait commencé par ressembler au jour précédent. Un Kosovar nous approcha d’Helsingborg, puis nous attendîmes là longtemps, très longtemps. L’air était gris et froid, et gelait nos mains à travers nos gants. Laurent et moi nous séparâmes pour faire du stop chacun de notre côté, à deux entrées d’autoroute différentes pour augmenter nos chances, revenant sur le fonctionnement qu’avait été le nôtre jusqu’à présent d’alterner nos rôles toutes les demi-heures pour que celui qui ne tende pas le bras puisse le reposer et réchauffer ses mains dans ses poches. En vain.

    Dans ces moments de doute, une bête anxiété me prenait. Plus la journée avançait et plus cette inquiétude m’envahissait. Ce fond de peur me rongeait l’estomac. Je sentais de manière insensée que ma survie était en jeu, abandonné, perdu, et bientôt affamé. Manger devenait une obsession, et presque le seul plaisir pour échapper à cette sensation. Petit à petit, les visages derrière les pare-brise devenaient plus haïssables. Puis, le jour disparaissant, les lampadaires s’allumaient et plongeaient le monde dans un insupportable halo orangé. Il n’y avait plus d’hommes à présent, seulement des machines, des orbes éblouissants et le froid de l’acier. Je m’étais aperçu qu’entrer dans une grande surface ou dans une station-service me rassurait. Le temps s’y arrêtait, l’espace s’y dissipait. Partout, du matin au soir, les halogènes plongeaient les rayons dans une ambiance intemporelle, invariable, et calmaient les craintes comme une vision de l’infini soulage la peur de la mort. Misère ! La grande distribution avait le mieux compris les tréfonds de l’homme moderne. Elle seule pourrait unir le genre humain.

    Après cinq heures d’attente, nous avions abandonné et pris le bus pour rejoindre Markaryd dans l’espoir d’y trouver de meilleures conditions. En nous éloignant des grandes métropoles, des habitations traditionnelles apparaissaient isolément, arborant des façades de bois peintes en rouge et des encadrements blancs. Peu à peu, nous quittions les plates terres cultivées du sud pour nous enfoncer dans des forêts de plus en plus denses. La journée était déjà bien avancée lorsque nous reprîmes l’auto-stop, et nous craignions alors de la finir de la même manière que la précédente. Le ciel s’était éclairci et laissait entrevoir quelques parcelles de bleu au travers desquelles s’infiltrait une lumière de fin d’après-midi quand s’arrêta Lars.

    Ce Suédois bedonnant d’une soixantaine d’années avait lui-même beaucoup voyagé dans sa jeunesse et nous rendait aujourd’hui les services que d’autres lui avaient prêtés quelques décennies plus tôt. Lui avait couru les chemins de traverse jusqu’en France, dormi dans des fossés sans même une couverture et fui la police sous les ponts de Paris. « Vous, vous avez des tentes, des sacs de couchage. Moi, je n’avais rien de cela ! » avait-il ajouté comme pour nous remettre à notre place. Il avait bien évidemment remarqué la forte odeur de fumée qui imprégnait nos vêtements et qui embaumait l’habitacle. Comprenant que nous avions dormi dehors les nuits précédentes, il se proposa donc de nous héberger pour celle-ci.

    Lars ne se considérait pas comme un Suédois représentatif du genre, caricaturant ses compatriotes comme timides, introvertis et plutôt peureux – à l’inverse de son caractère expansif – et ce à quoi il attribuait nos déboires d’auto-stoppeurs depuis notre arrivée à Malmö. Il vivait à une quarantaine de kilomètres de Jönköping, dans un hameau de grandes baraques écarlates abritées sous les pins d’une forêt clairsemée et percée de clairières où habitaient des élans, selon ses dires.

    À peine installés dans nos appartements, il insista pour que nous commencions par prendre nos douches et lança une machine avec nos vêtements souillés. Cet homme-là, qui n’avait pas peur de dire les choses franchement, n’hésita pas à nous faire comprendre que nous sentions franchement mauvais. Nous le rejoignîmes ensuite dans sa cuisine où il préparait le dîner. Ce grand bavard était intarissable d’anecdotes sur son pays, ses habitants et leurs coutumes, et sur ses nombreuses aventures passées. Je me souviens ne pas avoir réussi à comprendre quel était son véritable métier tant il semblait en avoir fait des différents, de soudeur à professeur de criminologie. Nous bûmes avec modération du rhum ambré qu’il avait sorti d’un bar en forme de globe terrestre, nous mangeâmes copieusement, une omelette « à la française », comme on l’appelait ici, garnie de lard et de saucisses, de tomates et de pommes de terre.

    Cette soirée fut pour nous un véritable soulagement. Il semblait qu’en Suède, soit on vous donnait tout, soit on ne vous donnait rien. À moins que ce ne soit le fait de l’auto-stop par lequel les jours se suivent, mais ne se ressemblent pas. Chaque matin est un recommencement, où tous les acquis sont remis sur la table et rejoués d’un coup de dés. Tant que le soleil n’est pas couché, tout peut encore être gagné, la fortune pouvant basculer en un instant. Un jour à la rue, le suivant au palace.

    *

    Stockholm, abritée de la mer baltique par de nombreuses îles ciselées comme de la dentelle, n’en respirait pas moins à grandes bouffées les bourrasques que le large lui soufflait. Depuis notre départ, les températures n’avaient cessé de chuter pour passer maintenant dans les négatives. Le vent nous fouettait et nous rougissait la figure. Nous commencions à nous interroger quant à notre course vers le nord, notre but se situant à des latitudes plus septentrionales encore, là où nous pourrions observer des aurores boréales. Tous les jours, nous vérifiions les relevés d’activité solaire pour déterminer si nous pourrions en apercevoir à la nuit tombée. Plus nous nous avancions vers les contrées du nord, plus nous augmentions nos chances de nous situer dans leur zone d’activité, mais plus il faisait froid et plus les nuages obstruaient le ciel.

    Après un nouvel échec de l’auto-stop, nous avions quitté Stockholm par le train et nous étions arrêtés à Gävle afin de réemprunter la route remontant le long du golfe de Botnie. Cette nuit, l’activité solaire devait connaître un pic et provoquer quelques aurores, mais il nous fallait aller encore un peu plus avant. Au coucher du soleil, nous n’avions toujours pas trouvé de conducteur pour nous emmener et commencions à chercher du regard un endroit surélevé où nous pourrions planter les tentes et duquel nous aurions une vue dégagée vers le nord. Je tendis le bras dans un dernier espoir avant d’abandonner complètement et d’aller installer notre campement. Deux voitures s’arrêtèrent alors. Merci, mais je n’en demandais pas tant !

    Encore une fois, ce furent des étrangers qui nous récupérèrent. La description qu’avait donné Lars de ses compatriotes se vérifiait de jour en jour. Les Suédois étaient si peu enclins à l’auto-stop que nous ne pouvions compter sur eux, ou alors fallait-il leur forcer la main. Nous avions dû supplier Yvonne et lui promettre que nous ne voulions ni la tuer ni la voler pour qu’elle accepte de nous conduire. À deux occasions déjà, des Kosovars nous avaient récupérés. Il s’agissait cette fois de Kurdes chrétiens de Turquie qui se rendaient dans la nuit au-delà du cercle polaire pour y revendre une voiture, s’étant établis dans le commerce d’automobile. Ces deux-là avaient des caractères antagonistes, l’un semblant sage et blâmant l’autre pour son attirance pour le jeu qui l’avait conduit à perdre quelques centaines d’euros au casino lors d’un arrêt sur notre route. Je montai avec le sage et Laurent avec le joueur.

    La voie coupait à travers une forêt de jeunes bouleaux et de pins. Elle en ressortait pour aborder les rives des nombreux lacs qui constellaient la région. Les dernières clartés du jour, d’un bleu limpide, auréolaient le ciel de l’ouest, et se reflétaient alors sur ces miroirs de glace, toiles lumineuses sur lesquelles se dessinaient en ombres les roches émergées et au travers des zébrures des arbres en bordure de la route. Devant ce spectacle, mon conducteur poussa un soupir d’admiration. Il existe des choses dont la beauté est tout à fait objective et touche de la même manière les hommes de tous horizons.

    Je tentais de repérer des aurores par la fenêtre. Le temps jouait contre nous, car la météo se dégradait. Je crus en avoir aperçu une sans pouvoir l’affirmer, les lumières parasites des voitures et de la lune m’empêchant de la distinguer clairement. J’avais d’abord pensé qu’il ne s’agissait que d’un nuage, mais sa légère teinte verte et ses mouvements comme un rideau très lentement soulevé par le vent m’avaient finalement convaincu d’une aurore. Elle était cependant beaucoup moins lumineuse que ce que j’avais imaginé. Avant que j’eusse pu m’assurer plus justement de ce que je voyais, la voiture avait tourné, et les nuages nous avaient recouverts.

    De peur que les conditions ne se détériorent plus au nord, nos conducteurs nous assurant que le pays y vivait encore sous deux mètres de neige, nous nous étions arrêtés à la ville d’Umeå, d’où nous pourrions prendre un ferry et passer en Finlande. On nous déposa en centre-ville à 2 h du matin, sans idée d’où dormir, alors que les groupes de fêtards arpentaient les rues en criant leur alcool sur les toits. Nous cherchâmes un endroit isolé et caché des passants pour pouvoir nous reposer.

    Tels des vagabonds débutants dormant dans la rue, nous n’étions pas encore assez habitués pour nous exposer, ni assez expérimentés pour reconnaître les meilleures planques. Si nous trouvions un lieu nous semblant propice, mais que quelqu’un venait à passer et nous remarquait, nous partions chercher ailleurs, presque plus par honte que par peur. Nous nous arrêtâmes finalement derrière la gare de bus, nous couchant sur le sol dans un recoin du portail d’entrée, alors fermé. Elle ouvrit à 5 h et l’on put s’y abriter et somnoler sur un banc en cherchant un couchsurfing en urgence pour les jours suivants. Par chance, David nous répondit et nous recueillit chez lui, où nous passâmes quelques jours à préparer notre traversée vers la Finlande. Nous venions d’atteindre le point le plus septentrional de notre voyage. Il arrivait maintenant que des flocons se mettent à tomber. Grâce à notre hôte, nous avions pu profiter de cette ambiance apaisée qui se dégage d’un jour de neige quand on peut s’en abriter et l’observer au chaud par la fenêtre.

    4.

    Finlande

    Survivre au froid

    sur une étendue gelée

    Nous avions élu domicile sur la petite île de Haukisaari, sur le lac gelé de Konnevesi, que l’on atteignait depuis le village du même nom après une petite dizaine de kilomètres de marche. Nous nous étions installés dans un lavuu, un abri de bois ouvert sur l’un de ses côtés, faisant face à un foyer et couvert par quelques sapins. L’endroit disposait d’une réserve de bois stockée dans une cabane aérée à l’arrière du lavuu. Le lac s’étendait devant nous et on ne pouvait, à ce moment, deviner où il se terminait, un crachin glacé enveloppant dans sa brume l’autre rive jusqu’aux îles les plus proches.

    Faire du feu avait occupé le début de notre première soirée, à fendre des bûches et embraser le foyer afin de réchauffer la place et d’assécher les rondins disposés en cercle qui servaient de banc. La journée était déjà bien avancée, mais là, nous pouvions veiller un peu, obnubilés par les ondulations et les crépitements de la flamme, dans sa chaleur rayonnante, sans avoir besoin de nous cacher d’éventuels passants. Le vent continuait de souffler à la nuit tombée, et jouait avec nous, rapprochant ou éloignant la flamme alternativement, jusqu’à nous brûler, nous enfumer ou nous geler. La neige recommençait à tomber. Quand ce jeu eut fini par nous lasser, nous allâmes nous coucher au fond du lavuu, comblant les jours comme nous pouvions, élevant une de nos couvertures de survie pour nous couper un peu de l’extérieur. Laurent s’enveloppa alors dans la seconde, et moi dans mon sursac de couchage.

    Ce fut une des nuits les plus froides de notre voyage. Une de ces nuits où il vous faut oublier vos pieds incapables de se réchauffer, pénétrés jusqu’à l’os de ce froid intense malgré trois paires de chaussettes enfilées pour pouvoir trouver le sommeil rien qu’un instant. Étant moins bien équipé que moi, Laurent en souffrit plus encore. Nous avions par la suite trouvé une astuce en intercalant des feuilles de journaux, que nous avions récupérées pour allumer nos feux de bois, entre les différentes couches de chaussettes et en bourrant le fond de nos sacs de couchage de papier chiffonné en boule, ce qui nous permettait de nous isoler un peu plus sans résoudre le problème dans son intégralité. Cela faisait déjà quelques jours que nous y étions confrontés, même en journée, et nous faisait envier un futur nous paraissant encore lointain, où nous voyagerons dans des pays exotiques et chauds. Plus il faisait froid ici, ou plus il faisait chaud là-bas, et plus cela nous semblait loin.

    En attendant, nous marchions pour nous réchauffer. Nous arpentions le lac d’îlot en îlot, pierres perçant la glace sur lesquelles avaient poussé de la mousse et quelques sapins encore jeunes et qui paraissaient comme d’étranges oasis dans ce désert blanc. Parfois, ça n’était que quelques roches à nu émergées formant dans un étang noir une colonie de tortues immobiles, dont seules les carapaces pointaient à la surface, ou les écailles dorsales d’un monstre aquatique. La couverture nuageuse assombrissait l’étendue des eaux

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