La tibétaine: Journal d’une nonne de Lhassa devenue mannequin à Shanghai
Par Thierry Daullé
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Professeur de chinois à Montpellier, Thierry Daullé, passionné d’humanisme et de voyages, nous emmène une fois encore à la découverte de nouveaux univers.
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Aperçu du livre
La tibétaine - Thierry Daullé
Le Commissaire Yao
S’il existe en Chine un officier de Police judiciaire, particulièrement fier de sa récente évolution de carrière, c’est bien le Commissaire de troisième rang Yao Hen. Tout juste nommé à Shanghai, après des années passées comme inspecteur, à Lhassa, capitale régionale du Tibet, ce petit homme sec aux épaules tombantes en forme de bouteille de Fenjiu, au teint olivâtre révélant de sérieuses difficultés biliaires ou hépatiques, au sourire grimaçant et forcé, contre nature, aux dents pointues et irrégulières et aux cheveux déjà poivre et sel, alors qu’il approche à peine de la cinquantaine, se regarde chaque matin dans la glace de sa salle de bain en ressentant une grande satisfaction.
— Pas mal, tout de même, mon petit Yao, se dit-il à lui-même. Cette dernière enquête si décisive, menée tambour battant, à Lhassa. L’interrogatoire de cette Mentok, cette tcheula – c’était bien comme cela qu’ils appelaient leurs jeunes nonnes, à Lhassa, n’est-ce pas ? – la découverte de la fuite du jeune couple, en train, jusqu’à Lanzhou, puis en avion, et enfin l’arrestation, in extremis, de ce Tang Cheng, à l’aéroport de Pudong, à Shanghai. Joli coup, réussi de justesse, vraiment de justesse. Avec ce brillant succès, ma demande de mutation ne pouvait plus être refusée par mes chefs, et ma promotion n’avait plus aucune raison d’être une nouvelle fois ajournée. Et tout a été très rapide, ensuite, heureusement. Oh, ces années passées à Lhassa, quelle horreur ! Quel enterrement de première classe ! Ah, vraiment, « La montagne est haute, l’empereur est loin »², c’est bien ce que l’on dit chez nous, quand on est, comme je l’étais là-bas, éloigné de tout, et ça, j’ai pu le goûter amèrement. Heureusement que ma femme a toujours été à mes côtés. Aujourd’hui, elle a bien mérité de jouir de la vie shanghaïenne. Et moi aussi. Quoique… tout ce qui m’importe, dans le fond, c’est de mettre un point final à la toute dernière partie de cette enquête, celle qui aura sauvé ma carrière. Je ne les lâcherai jamais, ces deux petits escrocs, qui ont cru un moment être plus malins que Yao Hen, et plus forts que la Police chinoise. Je dois retrouver au plus vite où se cache cette petite nonne renégate. Et je vais te la renvoyer à Lhassa vite fait, celle-là.
Mais si seulement on pouvait cuisiner, comme il le faudrait, ce jeune blanc-bec de Tang Cheng, au lieu de le laisser, bien tranquille, dans sa cellule, à la prison, j’aurais vite fait, moi, de savoir où se trouve cette fugitive, qui profite aujourd’hui honteusement d’une fausse identité, qui se promène en ville avec de faux documents d’identité, un faux hukou³, et qui jouit d’une liberté totalement indue.
Cette rage, qui habite sans cesse Yao depuis plus d’un trimestre, tourne maintenant à l’obsession. Il se réveille très souvent la nuit, sortant d’un même rêve, plusieurs fois revenu dans son esprit : le voilà qui arrive à l’entrée d’une station de métro de Shanghai, du côté de Waitan, du Bund, apparemment, et il voit surgir devant lui, souriante, grande et belle, malgré ses cheveux rasés, une grande nonne tibétaine, en robe grenat. Et elle lui tend la main, dans la foule des passagers, en lui disant en souriant avec malice :
Ce songe amèrement délicieux, Yao a dû le faire et refaire vingt fois, se réveillant chaque fois en sueur. Bien entendu, le travail à assure à la Sécurité publique municipale de Shanghai, pour le commissaire de troisième rang Yao, ne peut certainement pas se limiter à achever son enquête sur la disparition de la chöla Tashi Jampa, vingt ans, il y a un peu plus de quatre mois, à Lhassa, à quatre mille deux cents kilomètres de la capitale économique chinoise. Il y a tout de même le courant à assurer, les recherches, les affaires en cours, qui lui sont confiées et qui s’accumulent sur son bureau du 128, rue Wuning sud. La photo d’identité de la moniale de Lhassa, que lui avait confiée le bureau du lama Tsering, au couvent Ani Tsangkhung Si, et qu’il a fait agrandir au format carte postale, trône sur sa table de travail, suscitant souvent des questions et les moqueries de ses collègues, tous plus jeunes que lui.
Quand il rentre chez lui, regagnant son immeuble neuf de l’arrondissement de Changning, il retrouve sa femme, Wang Xiaoming, qui l’accueille, comme chaque jour, avec sa gentillesse toujours un peu rude :
— Coucou, vieux Yao ! Tu es revenu ? C’est bien. Allons, mets vite tes chaussons. Tu sais, je t’ai préparé pour ce soir ton plat favori, des crevettes sautées. On mange à six heures quarante-cinq, cela te va ? Tu as le temps de prendre une douche. Je n’ai pas envie de sentir les odeurs de la Police sur toi. Vas-y vite !
Et puis, un peu plus tard, passant à table, après avoir pris le temps de fumer avec délice une cigarette américaine, Yao, qui aimerait tant souffler un peu, après sa journée de travail, va devoir subir l’interrogatoire rituel, toujours un peu fiévreux, de son épouse.
— Alors ? As-tu avancé, mon vieux ? Qu’est-ce que tu as vu d’intéressant aujourd’hui ? Pas trop de sang, pas de crime ? Et au fait, ta nonnette de Lhassa ? Du nouveau ?
— Non, rien de nouveau du côté tibétain. Nous avons eu pas mal de travail, un vol à l’arraché, sur la promenade du Huangpu. Une rixe, sur le pont Waibadu, entre deux Américains ivres et une bande de coquins de l’arrondissement de Huangfu. Et puis, cet après-midi, encore des voleurs, rue de Nankin, chez plusieurs commerçants. Incroyable ! Ce sont de jeunes provinciaux. Ils ont de l’argent dans leurs poches, mais cela les amuse d’essayer de voler. C’est ridicule, et cela peut leur coûter cher. Heureusement, un marchand de fritures, un type très décidé, en attrapé deux, avec l’aide d’un client, et je n’étais pas loin de là, avec deux collègues. En tout, cela nous a fait quelques interpellations, et de la procédure, bien sûr. Le plus ennuyeux, cela a été une vieille dame, qui a été renversée par un SUV électrique à un carrefour. Elle a traversé sans regarder, et elle n’a pas entendu arriver la grosse voiture. Elle était blessée au genou et à la hanche. Rien de très grave en réalité. Mais on a dû intervenir parce qu’en attendant l’ambulance, les passants voulaient faire la justice à leur manière, en violentant le conducteur du SUV qui n’avait pourtant commis aucune faute. On a pu vérifier ça sur les bandes des caméras de surveillance. Il avait bien mis son clignotant, il avait bien tourné lentement au feu vert, et c’est la vieille dame, sans doute un peu sourde, qui s’était jetée devant son parechoc.
— Tu vois, dit aussitôt Madame Wang, le problème, avec ces véhicules électriques, c’est qu’on ne les entend pas venir du tout, qu’on soit sourd ou non. Cela finit par être un peu dangereux, non ?
— C’est vrai, tu as raison, répond Yao avec calme. Cependant, on ne peut pas tout avoir. D’une part, la protection de l’environnement, et la diminution spectaculaire de la pollution atmosphérique, ici, en ville, et d’autre part le bruit des moteurs. L’électrique, silencieux, c’est une nouvelle habitude à prendre. Il faut que tout le monde redouble de prudence et d’attention. Voilà tout.
— Dis-moi, vieux Yao, je sais que tu penses sans cesse à ton histoire de Lhassa… tu as du nouveau, non ?
— Non, rien, répond le commissaire, boudeur. D’ailleurs, je n’ai pas eu une minute à moi, aujourd’hui, pour m’en occuper.
— En fait, c’est bien un couple, que tu recherchais, quand nous étions encore à Lhassa, n’est-ce pas ?
— Oui, je te l’ai dit mainte fois, ma petite Wang. Il s’agissait d’un jeune Chinois han et d’une Tibétaine, une nonne. Le Chinois, un étudiant Shanghaien, un dénommé Tang Cheng, tu le sais parfaitement, lui, je l’ai bien eu. J’ai fait en sorte qu’il soit serré en arrivant à l’aéroport de Pudong, fin août. C’est fait. La fille, la nonne, donc, a réussi à se faufiler, je ne sais pas comment elle a pu faire pour passer entre les mailles du filet. Ils se sont présentés séparément, à coup sûr. Nous, on a attentivement regardé les vidéos de chaque comptoir de la Police de l’aéroport. On a vu défiler beaucoup de jeunes hommes, tous banals, normaux. Beaucoup de jeunes femmes, aussi. Aucune n’avait la tête rasée, pas une seule n’avait l’allure d’une religieuse bouddhiste.
— Et alors, ce fameux étudiant, tu ne l’as pas fait parler ?
— Oh, si, bien sûr. Je l’ai déjà entendu quatre fois. Ses réponses sont toujours identiques. Selon lui, il a peut-être pris le train, en même temps qu’une Tibétaine de vingt ans, effectivement, mais il ne la connaît absolument pas, personnellement. Il ne se souvient pas d’elle, une fois monté dans son wagon. De plus, il n’a jamais réservé deux places côte à côte, dans le vol Lanzhou-Shanghai, c’est facile à vérifier. Et c’est son argument pour nous dire qu’en fait, il est bien arrivé seul à Shanghai Pudong. C’est un petit malin. Attention, il est déjà très diplômé, à son âge.
— Mais, alors, vieux Yao, dit vivement Madame Wang, va donc chercher cette fille à Lanzhou, précisément là où ce jeune Tang avait pris l’avion, seul, selon lui. Elle est peut-être restée là-bas, après tout, non ?
— Toutes les options sont sur la table. Elle pourrait être restée à Lanzhou, effectivement, mais là-bas, elle ne connaît strictement personne, d’après sa famille. Ce serait compliqué.
— Alors, elle pourrait être retournée au Tibet, pour s’y cacher ? C’est possible, après tout, non ? demande alors l’épouse du commissaire, en fronçant les sourcils.
— Bien sûr, ma petite Wang, que c’est possible. Tout est envisageable, je te dis. Mais moi, Yao Hen, dit le commissaire en se touchant le front énergiquement, je t’affirme que je sais, moi, qu’elle est bien arrivée ici, avec Tang Cheng, sur le même vol, et qu’elle vit ici, à Shanghai. C’est ma forte intuition, et c’est même mon intime conviction.
— Dis-moi, ce Tang Cheng, demande alors la maîtresse de maison en apportant enfin sur la table les crevettes sautées fumantes, comment se fait-il que tu n’en tires rien, de ce jeune homme ? Il y a quelque chose de spécial, à son propos ?
— Je t’en avais déjà parlé, au début. Mais tu as dû oublier, petite Wang. Ce Tang Cheng est le propre fils d’un des importants directeurs du Service Communication de la Municipalité. Autant dire que je dois sans cesse prendre des baguettes, pour le croquer, ce gamin, tu vois ce que je veux dire ? Je dois penser aussi à ma situation et à mon avenir. En fait, c’est un dossier très délicat et très chaud.
— … Qui finit par te donner mal à la tête, Yao Hen, soupire l’épouse, en tendant la main vers son mari au-dessus de la table. Donne-moi ton bol. Et mange ces bonnes crevettes sautées pendant qu’elles sont chaudes. Tiens ! Il y a des oignons, du céleri, du maïs, du gingembre. Tu devrais te régaler… Tu penseras à tes amoureux fugitifs un peu plus tard.
Tout en dégustant l’un des plats préparés par sa femme qu’il adore, le commissaire de troisième rang Yao ne peut s’empêcher de réfléchir à haute voix, sans cesse habité qu’il est par son enquête, si difficilement engagée.
— Tu sais, ma petite, je risque gros dans cette histoire. S’attaquer au rejeton d’un cadre supérieur du Parti communiste, ça peut s’avérer très lourd de conséquences, je le sais.
— Alors, dans ce cas, dit soudain Madame Wang en voyant son mari froncer une nouvelle fois les sourcils en silence, laisse tomber, vieux Yao. Laisse tomber, je te dis. Tu as obtenu ta mutation, tu as été félicité, loué, promu, nommé très rapidement commissaire. C’est peut-être justement pour que tu te tiennes tranquille. Qu’as-tu à gagner à t’acharner de la sorte, dis-moi ? Pense un peu à moi. Nous serons bientôt à la retraite, et nous pourrons enfin jouir d’une fin de vie paisible, avec des moyens financiers suffisants pour être heureux, tous les deux. Pourquoi prendre des risques ? Laisse tomber cette bonzesse défroquée ! Fais ton boulot quotidien tranquillement, les voyous, les voleurs, et ça suffit. Dis, tu m’entends, Yao Hen ?
— Ng ? Oui, Wang Xiaoming, je te comprends. Mais tu dois savoir que jamais, au grand jamais, je ne laisserai tomber cette enquête. J’en fais une affaire personnelle. J’ai bien vu qu’à Lhassa, tout le monde s’en fichait éperdument. Le commissaire en tête. Pour moi, cette fille, dont nous parlons, cette nonne, elle est malhonnête, elle a de faux papiers, elle porte un faux nom. Tout est faux chez elle. Même ses cheveux étaient faux lorsqu’elle est arrivée ici, tu vois. Mais elle se cache, ici même, à Shanghai, je le sens, j’en suis sûr. Et elle est certainement hébergée secrètement, protégée. Mais par qui ? Tu ne devines pas ? Par des rebelles, bien sûr, des dissidents, très probablement, des anticommunistes notoires, des sympathisants du Dalaï-lama, ou tout cela à la fois, j’en suis intimement persuadé. Non ! On ne peut pas laisser se balader librement dans les rues de Shanghai cette fille qui représente un danger aussi évident pour la société, un exemple intolérable pour la jeunesse. Quant au fils Tang… je ne crains qu’une chose.
— Laquelle ? demande l’épouse du commissaire.
— Que le directeur Tang, son père, fasse jouer ses relations pour faire élargir son gamin délinquant, ce menteur et ce mal éduqué, tiens, bien sûr !
— Je pense, mon vieux Yao, que si c’était le cas, s’il avait voulu faire libérer son fils, depuis quatre mois, ce cadre supérieur du Parti, comme tu dis, il l’aurait déjà fait. Peut-être au contraire que ce père est mécontent de son fils, et qu’il attend que la Justice lui donne une bonne leçon. Tu ne crois pas ?
— En tout cas, dis-toi bien que, pour ma part, je ne lâcherai pas cet os, sous aucun prétexte. J’en fais une affaire personnelle, je te l’ai déjà dit. Et surtout, ne sois pas négative ni pessimiste. Crois un peu en mes intuitions. Si je sortais de cette affaire, comme on dit, par le haut, avec un succès retentissant, cela pourrait me valoir une retraite de commissaire de deuxième, ou même de premier rang. Alors, encourage-moi plutôt à être tenace, à ne rien lâcher. Demain, je remets l’ouvrage sur le métier, et je mets deux hommes sur les dossiers des jeunes résidents à Shanghai, en provenance du Tibet. Les commerçants, les entrepreneurs, les ouvriers, nous allons tout éplucher, en regardant attentivement leur cercle de relations, cela prendra le temps qu’il faudra, mais je finirai fatalement par tomber sur une jeune femme, arrivée à Shanghai, juste au même moment que Tang Cheng. Il ne faut pas se décourager à l’avance ni craindre quoi que ce soit. Sinon, à quoi sert notre haut niveau d’informatisation, hein ?
— C’est toi qui vois, vieux Yao, dit doucement Madame Wang. Mais je t’en supplie, ne te laisse pas emporter par ta haine ou par ta passion. Garde ton sang-froid… et pense un peu à moi, à ce que je t’ai dit. Non ?
***
Journal de Tashi Jampa : Mon Tang Cheng, mon précieux Tang Cheng, le jeune homme qui a pris tant de risques pour m’amener, en sécurité de Lhassa jusqu’à Shanghai, dans sa famille, et qui se trouve aujourd’hui en prison, m’avait toujours mise en garde contre la police, car mon départ de l’Ani Tsangkhung Si n’était absolument pas autorisé, j’en ai parfaitement conscience. Nous avons assurément fait tous les deux quelque chose qui n’est pas permis. Mais il n’existait aucun moyen légal, pour Tang Cheng, de me faire sortir du couvent, et du Tibet, en si peu de temps, avant la fin de son délai d’autorisation de séjour là-bas. Nous n’avons insulté, volé ni agressé personne. Nous n’avons commis aucun acte illégal contre qui que ce soit. Les nonnes de l’Ani ne m’aimaient pas du tout, elles ont refusé de m’écouter et de me comprendre, et elles voulaient à toute force me maintenir enfermée, malgré moi. Or, je n’avais pas encore prononcé mes vœux. J’affirme que ma foi n’est pas en cause. Je suis et resterai toujours une pieuse, une sincère et une fidèle bouddhiste, mais je sais aujourd’hui que je ne suis pas faite, en tant que femme, pour vivre cette foi, enfermée et séparée de l’homme que notre grand Bouddha lui-même a voulu me faire rencontrer. Telle est la pure vérité. Un policier a certainement enquêté au couvent, à Lhassa. Il a dû faire parler les nonnes, et aussi mon amie Mentok. Elle a sûrement été obligée de tout raconter. Voilà pourquoi Tang Cheng était attendu à l’aéroport. Moi aussi, certainement. J’ai eu beaucoup de chance. Ou bien ai-je été protégée. Cependant, je sais que je suis en danger, maintenant, car ce policier me recherche encore. Je n’ai aucun doute sur ce point. Et je prie.
Chapitre 2
Tang Cheng et les siens
La rue Huaihai, à Shanghai, est l’une des plus élégantes artères de la mégapole de l’est de la Chine. Elle traverse de part en part tout l’ancien quartier autrefois appelé Concession française, bâti, aménagé et développé depuis le XIXe siècle, et jusqu’en 1949 par les riches colons français. Une autre époque. Tous les noms des rues à consonance française ont disparu et la prestigieuse avenue Joffre est donc devenue rue Huaihai, du nom d’une victoire militaire communiste, pendant les dernières années de la guerre civile, menée par Mao contre le Guomintang, le parti nationaliste du président Jiang Kaishek.
C’est dans cette belle et large rue bordée de platanes français centenaires qu’habite la famille de Tang Cheng, le brillant étudiant dont nous parlons, et qui a été interpelé et incarcéré, à sa descente de l’avion en provenance de Lanzhou et du Tibet, trois jours avant la rentrée universitaire.
Un trimestre a déjà passé. L’hiver arrive. Le temps s’écoule, dans l’angoisse et la peine, pour la maman de Tang Cheng, Madame Ding Hongming. Directrice de la DMA, l’une des plus réputées et des plus efficaces agences de mannequins de Shanghai. Cette femme brillante, aussi ravissante que dynamique, qui approche de la cinquantaine, est rongée par l’inquiétude, pensant chaque jour que son fils se trouve enfermé dans une cellule de la prison municipale, au milieu d’une vingtaine ou d’une trentaine de détenus de droit commun, avec un seul WC et une seule douche pour tout le groupe, un couchage sommaire, un maigre matelas posé à même le sol. De sombres pensées qui ne peuvent que s’obscurcir un peu plus chaque jour.
Madame Ding Hongming n’a plus revu son fils depuis presque six mois, depuis ce jour du début de l’été dernier, où, une fois ses diplômes brillamment obtenus, Cheng avait enfourché son beau vélo Giant tout-terrain jaune, pour se lancer, pendant l’été, sur les routes de la Chine, et parcourir, seul en selle, quatre mille deux cents kilomètres en direction du Tibet. La dernière conversation téléphonique entre la mère et le fils date de la veille de son départ de Lhassa, juste avant son retour en train, au terme de sa période de séjour autorisée. Presque quatre mois ! Madame Ding n’a obtenu aucune explication, elle ne comprend rien à cette situation inacceptable. Pour quel crime, pour quel délit ce garçon si bien éduqué, si timide et si discret de nature, peut-il avoir été mis en prison ? Ce ne peut être qu’une erreur. Le plus préoccupant est que le père du garçon, le directeur Tang, son mari, a décidé de ne pas intervenir, de laisser la situation évoluer normalement, à la vitesse de la justice, qui n’est pas réputée pour sa précipitation. Bien sûr, les désaccords, les affrontements et les accrochages sont devenus fréquents entre les deux parents. Monsieur Tang Weifeng a choisi la non-intervention, il laisse le procureur agir, et refuse de mettre son nez dans une affaire qui pourrait très facilement lui nuire, politiquement et professionnellement. Après tout, Cheng n’avait pas formellement demandé son avis à son père, avant de s’embarquer dans cette folle traversée de la Chine à vélo, jusqu’aux plus hautes routes du monde. Ce qu’il a pu commettre comme délit, au fond, c’est l’affaire de ce fils, majeur et responsable, qui a décidément bien changé depuis qu’il a brillamment réussi ses diplômes d’anglais à la prestigieuse Université Fudan. Pourtant, celui que tout le monde appelle Directeur Tang, sans en parler davantage à sa femme, si angoissée, refuse de croire que son fils Cheng ait pu, se montrer volontairement malhonnête, et encore moins commettre un crime… Que s’est-il donc passé, entre Lhassa et Shanghai, pour que ce garçon, exemplaire à tous égards, ait pu être mis en prison ? Madame Ding supplie chaque soir son mari de s’informer, de poser des questions, de faire jouer ses nombreuses relations, si bien placées. Directeur Tang lui explique avec méthode et patience qu’il n’est pas question pour lui de s’en mêler. Déjà bien beau que son collègue de la Commission municipale des prisons ait bien voulu l’informer discrètement de l’incarcération de son fils unique. Et chaque soir, les deux époux, épuisés, finissent par cesser de s’affronter, et ils s’endorment en silence, en se tournant le dos. La situation est devenue proprement invivable dans le bel appartement du quatorzième étage au sol de marbre blanc de l’immeuble de la rue Huaihai.
Outre ses deux parents, Tang Cheng, le jeune étudiant incarcéré, a toujours noué des liens francs et étroits avec le frère cadet de son père, Tang Weiling. Ce quadragénaire ouvert et généreux, professeur de littérature russe, se distingue de son frère aîné, d’un naturel plutôt dur et renfermé, par une personnalité au contraire naturellement empathique, souple et communicative. Le fait que cet homme bienveillant et doux soit un bouddhiste pratiquant n’est peut-être pas étranger à l’impression générale qu’il donne autour de lui.
N’y tenant sans doute plus, Madame Ding a réfléchi longuement à une solution susceptible de débloquer cette situation, qu’elle ne peut plus supporter. Alors, elle a résolu, à la fin de la troisième semaine de décembre, précisément le soir de Dongzhi⁴, de provoquer une rencontre entre son mari et son beau-frère, et de créer un moment d’échange entre adultes, enfin propice à une réflexion, à l’élaboration d’une
