Mémoire vive
Par Sophie Parlatano
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À propos de ce livre électronique
« C’est à la fois peu et amplement suffisant, car l’écriture a la faculté du feu, celle de partir de presque rien. » Au fur et à mesure du récit émerge la voix résiliente de Sofia.
« On écrit pour faciliter les passages. Pour déjouer les serres du silence, pour aérer ce qui s’asphyxie, pour libérer le flot de paroles comme un flux de sang empêché d’irriguer le corps qu’il doit nourrir. »
"Mémoire vive" intègre des éléments narratifs, mais aussi les rêves nocturnes et les réflexions suscitées par le processus d’écriture. Le texte affirme globalement l’existence d’une mémoire psychocorporelle et rend hommage aux gens dits « de l’ombre ».
À PROPOS DE L'AUTRICE
Après des études de Lettres, Sophie Parlatano s’est formée à l’accompagnement spirituel de la personne, proposé par l’Association AASPIR, ainsi qu’à la relation d’aide (Carl Rogers). Elle habite la région nyonnaise où elle recueille les récits de vie d’autrui et anime des ateliers d’écriture. Elle est l’autrice du récit « Petite Voie intérieure » (Editions 5 sens) ainsi que de trois recueils de poèmes (Editions des Sables).
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Aperçu du livre
Mémoire vive - Sophie Parlatano
Sophie Parlatano
Mémoire vive
Du même auteur
– Petite Voix intérieure
5 Sens Editions, 2017
« Il n’y a plus beaucoup de vivants, de morts, de femmes mûres, d’hommes mûrs. Il y a des étreintes, des enfants qu’on vénère plus que des ancêtres, des disparus dont on ne conserve même plus les portraits ».
Pascal Quignard, Vie secrète.
Nous revenons à nous,
à l’intime des mots
dénouant les saccages.
Nous revenons à nous
comme à l’épaule nue
d’une terre où rêver
Jean-Christophe Ribeyre, Une leçon de sève
PREMIÈRE PARTIE
La mémoire humaine est vive. Elle a beau être ancienne, et réunir parfois plusieurs âges sans établir de hiérarchie entre eux, elle n’en est pas moins terriblement vivante et surprenante, prête à jaillir dans le présent. Dans le jargon informatique, la mémoire vive d’un processeur se caractérise par sa rapidité d’accès, nécessaire pour fournir les données utiles, mais aussi par sa volatilité.
Les informations sont perdues en cas de coupure d’électricité, par exemple. On l’oppose à la mémoire morte, dont le contenu serait fixé d’avance et ne pourrait plus être modifié.
Dans le phénomène qu’est l’existence, il n’est pas de mémoire morte. Car on ne pourra jamais ni figer celle-ci, ni s’en débarrasser, même avec la plus tenace des volontés.
Quand nous essayons d’oublier, pris par ce sentiment bien connu de devoir « tourner la page », l’exercice nous réussit plus ou moins bien. On fait erreur, en réalité, croyant avoir le dernier mot sur un phénomène rattaché à l’ordre du vivant.
Sauf en cas de pathologie, la mémoire est là, à fleur de peau comme dans chaque noyau de cellule, réactive, rebelle s’il le faut, prête à se mouvoir et à émouvoir, indocile à l’inattention et résistante à l’oubli.
Des dalles rectangulaires, déclinées dans les tons gris, sable et violet. Posées droites ou de biais sur toutes les places, dans toutes les ruelles. Des pierres patinées, lustrées par les pas. Des surfaces pleines d’histoires. Sur leurs faces, des taches de vin, de sang, d’huile. Des impacts, des traces, une mémoire figée et contenue dans le marbre. Le regard de Sofia peine à se détacher du sol. Il balaie chaque facette, scrute les interstices, comme si un pan d’une vérité qui lui échappe allait soudain surgir de l’assemblage de pierres. Sur des dalles de la même patine, à moins de cent kilomètres de là, i nonni, ses grands-parents, se sont rencontrés.
À force d’être piétinée, la pierre a acquis de la douceur. Comme ces dalles qu’on a foulées, la mémoire se laisse modeler, tout au fond de soi, par le poids des êtres qui nous ont précédés. Les histoires passées se mêlent à la nôtre, se superposant en couches successives. Il arrive qu’on perçoive la densité de leurs strates. Finalement, il est même permis de croire que la toute première cellule organique est en réalité déjà une mémoire à elle seule, qui s’est entourée peu à peu de matière pour constituer ce qu’on appelle le corps.
L’après-midi est déjà bien avancée, mais le soleil est encore chaud. Dans un coin ombragé de la cour, quelques pigeons trottinent sur le bitume. De l’immeuble d’en face parviennent les pleurs réguliers d’un bébé.
Au rez-de-chaussée d’un immeuble d’un quartier populaire de Milan, penché sur une modeste table en bois, un homme écrit une lettre. Sa plume tremble et griffonne des lettres d’encre dans un fébrile va-et-vient. Certains groupes de mots se détachent, marqués d’un trait plus épais et plus appuyé. Légèrement inclinées vers le haut, les barres des T pointent comme des sabres. Des mots sont soulignés, une, deux ou trois fois, d’autres sont à peine esquissés, formant des vaguelettes à la crête instable. De temps en temps, l’homme relève sa plume, jette un coup d’œil par la fenêtre, passe une main dans ses cheveux gris. Il a cinquante-quatre ans, mais son visage marqué, ses joues creuses et son dos voûté lui donnent plutôt l’apparence d’un vieillard.
Il reprend l’écriture, pressé de terminer sa lettre. À la cinquième page, il écrit la nostra sfortunata famiglia, notre famille malheureuse. Plus loin, il conclut une phrase par dimenticatemi, oubliez-moi. Vite, il scelle l’enveloppe avant le retour de son épouse et de ses enfants et la glisse dans un tiroir.
C’est un jour de marché, dans une des rues périphériques de la ville de Lecce. Les cheveux noirs noués sur sa nuque en un chignon, une jeune fille aide à dresser l’étalage de fruits d’une épicerie. Elle se penche pour ranger les citrons, les oranges et les figues de barbarie dans leur caissette de bois. Elle travaille soigneusement. Son regard est très doux. Si doux qu’il semble caresser et envelopper toutes les choses sur lequel il se pose. Tout de suite, il aime cette douceur, ces yeux sombres, cette peau lumineuse et ces lèvres parfaitement ourlées.
Le lendemain, il revient à l’épicerie. Elle est là, à nouveau. Elle le