Donc je suis
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À propos de ce livre électronique
Ici, écrire rime avec réfléchir, et avec exister. Brefs, compacts et chargés, ces vingt-cinq essais philosophiques, qui entremêlent contemplation, opinion, souvenir, et sont magnifiquement couronnés d’exergues tirés de la grande littérature universelle. Ils traduisent une urgence existentielle d’immortaliser noir sur blanc sa pensée, une fébrilité de dire à peine dissimulée dans la main qui tient le stylo, mais aussi un poids de vivre devant le temps qui passe trop vite.
D’un essai à l’autre, Henrie aborde les sujets qui lui sont les plus chers : le vieillissement de l’esprit, le consentement aux lois de la nature qui nous dominent depuis la naissance jusqu’à la mort, une théorie de l’opacité, de la dureté et de la sonorité, la lutte contre l’éparpillement de l’être.
L’essayiste se prononce également sur des sujets plus actuels, comme le phénomène des temples de la renommée, la robotisation envahissante, le mystère de l’engouement pour les œuvres d’art. Il se montre particulièrement clairvoyant quand il parle de la gestion du mérite ou du sort déplorable que la société réserve aux artistes, en particulier les écrivains.
Donc je suis est un ouvrage remarquable, où l’imaginaire, la rêverie et la pensée philosophique règnent en rois. À lire, à la lueur de la flamme d’une chandelle…
Découvrez la version livre audio de ce titre, lu en version intégrale par Étienne Panet-Raymond. (Disponible à l’été 2019)
Maurice Henrie
Maurice Henrie a obtenu une maîtrise en lettres à l’Université d’Ottawa et, après des études à Paris, un doctorat en lettres de la même Université. Il a été professeur à Toronto et aux universités d’Ottawa et de Carleton. Il a travaillé pendant plus de vingt ans dans la Fonction publique fédérale, dont quatre ans à titre de conseiller politique auprès du Premier ministre du Canada. Il a publié vingt-trois livres qui ont reçu plusieurs prix littéraires.
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Aperçu du livre
Donc je suis - Maurice Henrie
Le tapis vert
Le roi Renaud de guerre revint,
Portant ses tripes dans ses mains.
Anonyme, Le roi Renaud
Dans son essai intitulé Pyrrhus et Cinéas, Simone de Beauvoir rappelle une conversation entre le roi Pyrrhus 1er et son ami Cinéas au sujet de futures conquêtes militaires.
– Nous allons d’abord soumettre la Grèce, décida le roi.
– Et après, dit Cinéas.
– Nous gagnerons l’Afrique.
– Après l’Afrique ?
– Nous passerons en Asie, nous conquerrons l’Asie Mineure, l’Arabie.
– Et après ?
– Nous irons jusqu’aux Indes.
– Après les Indes ?
– Ah, dit Pyrrhus, je me reposerai.
– Pourquoi, dit Cinéas, ne pas vous reposer tout de suite ?
Aussi longtemps que je me souvienne et tout au long de mon existence, j’ai été médusé, parfois même paralysé à l’idée que rien ne se termine vraiment et que tout est perpétuel recommencement. Impossible de m’arrêter quelque part sur la ligne mouvante de ma vie. De sorte que, tout comme Cinéas le conseille à Pyrrhus, j’hésite à entreprendre quoi que ce soit de nouveau, sachant qu’il me faudra ensuite aller plus loin et maintenir l’élan que j’aurai moi-même amorcé.
D’où le sentiment que, si je cesse d’être immobile et inactif, que je me mets à bouger, que je me précipite dans l’action, je me condamne moi-même à vivre hors d’haleine, dominé par un train d’évènements qui semble ne devoir jamais s’arrêter. Si Pyrrhus prévoit se reposer après avoir conquis la Grèce, l’Afrique, l’Asie, l’Arabie et les Indes, cela laisse déjà entendre que, tôt ou tard, il repartira en guerre.
Durant notre jeunesse, le passage du temps ne nous inquiète que très peu. Nous avons l’illusion que nous baignons dans une durée infinie. Tout au moins, la question n’en est pas une d’actualité ni une dont nous devons nous soucier. Nous avons tendance à partager l’enthousiasme de Pyrrhus et à former des projets qui supposent une existence non pas infinie, sans doute, mais dont nous n’apercevons pas la fin.
Quelle que soit la forme changeante que prend l’action, elle ne nous fait pas peur et ne nous rebute pas. Au contraire, nous avons pour elle un appétit quasi insatiable. Nous montons, nous descendons, nous tournons à gauche, ensuite à droite, puis sans raison, nous freinons, nous revenons sur nos pas, nous prenons une direction nouvelle. Nous sommes en proie à ce que le cliché appelle la fièvre du printemps.
Il semble n’y avoir aucune limite à l’énergie que nous ressentons en nous et que nous sommes impatients de dépenser. Bien plus, la manière dont nous la dépenserons nous importe assez peu, pourvu que nous éprouvions quelque soulagement à lâcher un peu notre fou et à dissiper la tension qui monte en nous. Autant gérer cette tension le mieux possible plutôt que de la laisser nous échapper et causer des dommages peut-être irréversibles.
Il semble n’y avoir non plus aucun projet qui nous paraisse impossible ou irréalisable. Notre ambition est telle que nous nous attaquons à tout et à n’importe quoi, avec des résultats plus ou moins heureux. Nous sommes ce jeune épagneul qui poursuit tous les canards à la fois plutôt que de n’en prendre un seul pour cible et de ne jamais le perdre de vue. Ce n’est que plus tard que nous apprendrons à faire des choix, à choisir une cible et à canaliser notre énergie.
Durant ces années tumultueuses, nous n’endossons pas du tout la sagesse un peu cynique de Cinéas, qui prêche un renoncement systématique à toute entreprise, quelle qu’elle soit. Un renoncement qui mène à l’inaction, à l’immobilité totale. Non, nous misons sur l’action plutôt que sur la passivité, même si nous ne savons pas au juste où elle nous mènera. Autrement, cela équivaudrait à nous exclure volontairement de la vie sous toutes ses formes. Cinéas n’est peut-être pas aussi sage qu’on le croit au premier abord.
Il ne comprend pas que les hommes n’ont pas le choix, qu’ils doivent jouer le jeu que la vie leur propose, qu’elle leur impose. Impossible de rester en arrière, de se réfugier dans l’immobilisme, de se croire supérieur du simple fait qu’on s’exclue volontairement de tout mouvement, de toute action. Contrairement à ce que Cinéas laisse entendre, il n’y a pas de sagesse à laisser passer la vie et à s’abstenir d’agir. Il faut jouer le jeu, qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas !
Que ferait Pyrrhus s’il restait assis dans son palais ou dans sa tente à ne rien faire ? Que réaliserait-il de supérieur ? Pas grand-chose. Peut-être rien du tout. Pour lui, la grandeur et le succès s’obtiennent avant tout par des campagnes militaires. La guerre est ce qu’il conçoit de plus grand, de plus admirable. C’est l’activité qui lui semble, à lui et à son époque (et même à toutes les époques !), la plus propre à se réaliser, à laisser la marque de son passage sur la terre.
Bien sûr, la guerre fera des morts. Des centaines de morts, peut-être des milliers. Mais pour lui, les morts n’ont que peu d’importance et que peu de conséquences en comparaison de l’objectif qu’il cherche à atteindre. La vie des autres n’a de sens que dans la mesure où elle l’aide à réussir la sienne. Elle lui permet de se réaliser, de trouver un but et une direction à sa propre vie.
Il est même possible que ses campagnes militaires débouchent non pas sur la victoire, mais sur une ou même plusieurs défaites. Mais même la défaite est secondaire, pourvu que Pyrrhus en tire un sens à sa vie, ce qui est bien son objectif ultime.
On l’aura déjà deviné : malgré les apparences, c’est Pyrrhus qui a raison, et non Cinéas. Son impétuosité n’est qu’apparente et l’emporte sur la soi-disant sagesse de son ami. Intuitivement, Pyrrhus sait qu’il lui faut jouer le jeu et lancer ses dés sur le tapis vert. Et advienne que pourra !
C’est aussi ce que fera Jules César, deux siècles plus tard, quand il lancera son fameux Alea jacta est (« Les dés sont jetés ») avant de traverser le fleuve Rubicon avec ses troupes, faisant fi de l’interdit que lui imposait le Sénat romain. Les deux grands hommes avaient compris d’instinct qu’il fallait courir le risque et que le succès, s’il devait venir, viendrait de l’audace et non du renoncement.
Post mortem
– Bonjour, dit le grand banquier.
– Que fais-tu ? demanda le Petit Prince.
– Je prête de l’argent à qui en veut. Aux riches, qui m’en rendront davantage, et aux pauvres qui m’en rendront encore plus, avec des intérêts importants.
Antoine de Saint-Exupéry, Le Petit Prince
Les gens d’affaires, les administrateurs, les fonctionnaires connaissent bien l’exercice qu’ils appellent communément un « post mortem ». C’est celui où, après le succès ou l’insuccès d’une certaine initiative ou d’une quelconque entreprise, ils font le bilan des causes qui ont donné les résultats, bons ou mauvais, qu’ils constatent. Dans le cadre d’une séance de remue-méninges, ils examinent les raisons qui ont mené à une réussite inespérée ou, au contraire, à un échec désastreux.
Dans l’un et l’autre cas, le but est le même. Il s’agit de revoir l’ensemble du processus qu’on a suivi pour l’exercice en question et d’identifier clairement les raisons du triomphe ou de l’échec. Une fois cet examen terminé, il faut prendre les mesures nécessaires pour remédier aux lacunes identifiées ou, au contraire, faire ce qu’il faut pour maintenir et renforcer les éléments qui ont contribué à la réussite.
Qu’il soit positif ou négatif, un tel exercice s’inscrit dans la durée. Avant que le projet n’ait lieu, il y avait du temps en abondance pour s’y préparer. De même, après que le projet est terminé, il y a amplement de temps pour rajuster le tir et apporter les changements jugés nécessaires. De sorte que ceux qui s’affairent autour du projet vivent comme dans une bulle sans parois. Ils flottent non pas comme dans l’espace d’une salle d’apesanteur, mais bien dans le magma compressible et extensible du temps.
Le temps les protège en les entourant de tous côtés d’un nombre apparemment infini de minutes, d’heures, de jours et d’années. Les protagonistes sont vraiment choyés. Ils le sont tellement qu’ils ne se rendent même pas compte qu’ils jouissent d’une aussi ample durée. Pour eux, le temps va de soi et semble sans limites. Ce n’est pas la peine de s’y arrêter ni même d’y penser.
Mais notre durée a toujours une limite quelconque, si lointaine puisse-t-elle être. Et il arrive un jour qu’on se bute contre elle. Parfois même, on la pressent avant que se produise l’irrémédiable. C’est-à-dire avant qu’on bascule dans la mort ou dans quelque chose de semblable. Quelque chose de brutal, d’imprévu et de définitif.
On a alors l’impression d’avoir été pris par surprise et de ne pas avoir eu l’occasion de s’y préparer. Et l’on s’en veut de ne pas avoir été plus clairvoyant, de ne pas avoir vu venir l’échéance, c’est-à-dire la fin de la durée. Ce qui est souvent tragique, puisqu’il y a de graves conséquences à cet aveuglement, qu’il soit le résultat de la négligence ou de l’inattention.
Si les gens d’affaires, les administrateurs, les fonctionnaires jouissent de tout le temps nécessaire pour faire un « post mortem » et corriger la trajectoire de projets encore à venir, il n’en est pas de même pour celui ou celle qui atteint la fin de sa durée sur terre, quel que soit le nombre d’années que la nature lui consente. Sans doute peut-il faire le « post mortem » de ses années antérieures, ce qui peut être intéressant ou même satisfaisant. Mais comme la durée est sur le point de cesser pour lui et qu’il est arrivé à la fin de son écheveau, il ne peut rien faire pour modifier et améliorer son avenir. Son bilan est unidirectionnel et porte uniquement sur le passé.
Quelques-uns sont plutôt contents de leur inventaire. Ils acceptent volontiers la reconnaissance de la société. Elle se manifeste, par exemple, sous forme d’une médaille épinglée au revers de leur veston, d’une fête organisée en leur honneur par des amis ou d’un certificat portant le sceau du pape ou du gouverneur général.
C’est dans cet esprit que se termine le récit intitulé Thésée d’André Gide, qui écrit avant de mourir : « C’est consentant que j’approche la mort solitaire. J’ai goûté des biens de la terre. (…) Pour le bien de l’humanité, j’ai fait mon œuvre, j’ai vécu. » Un sentiment de satisfaction clairement exprimé et qu’on ne rencontre pas souvent.
Ce sont plutôt des regrets que l’on trouve chez ceux qui, en faisant le bilan de leur vie, se rendent compte soudain qu’ils sont incapables de modifier le passé et que l’avenir leur est fermé. Ils peuvent seulement regarder en arrière et faire le décompte de leurs succès et de leurs échecs. Car la matière qu’ils ont sous la main est inerte et figée dans le temps. Déjà elle se fossilise.
Ils sont mécontents de ne pas avoir accepté tel emploi qui les aurait menés à un plus grand succès. Ils s’en veulent de ne pas avoir choisi plutôt telle carrière qui, croient-ils, les aurait conduits plus loin dans la vie. Ils se reprochent de ne pas avoir fréquenté ou épousé telle femme ou tel homme quand ils en ont eu l’occasion.
Ces mêmes gens éprouvent quelque chose de désespérant à la pensée que les choix qu’ils ont faits dans un passé lointain les rattrapent et les hantent, mais ils n’ont d’autre option que celle de s’incliner face à l’irrémédiable. Ont-ils raté telle occasion inespérée ? Ont-ils manqué tel virage sur la route de leur destin ? Pendant que leur durée menace de s’arrêter, ils ne sont sûrs de rien.
Il existe dans toute vie, surtout à ses débuts, un instant privilégié où l’on fait un choix déterminant qui décide de tout son avenir. Si on le rate, on ne peut plus jamais y revenir.
Une pluie tiède
Allez ! Tout fuit ! Ma présence est poreuse,
La sainte impatience meurt aussi !
Paul Valéry, Le Cimetière marin
Je n’ai jamais su à quel moment une connaissance, un camarade devient suffisamment présent, suffisamment proche pour que je me mette à le considérer comme un ami. Et à l’appeler ainsi. Au contraire, l’amitié