Qui vivra par le like périra par le like
Par Simon Jodoin
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À propos de ce livre électronique
À l’heure où les accusations et les dénonciations se font sous le sceau du hashtag, peut-on tolérer que des agitateurs profitent de la toute-puissance des plateformes numériques pour exposer des individus à la vindicte populaire? Doit-on, chacun devant son écran, céder à leurs appels au lynchage?
Dénonçant un simulacre de justice qui, loin de contribuer au progrès social, favorise le repli sur soi, l’auteur signe ici une critique sévère de nos rapports avec les médias sociaux.
Simon Jodoin
SIMON JODOIN est auteur, chroniqueur et éditeur. Après des études en philosophie et en théologie à l’Université de Montréal, il a pris part à divers projets médiatiques et culturels, notamment à titre de rédacteur en chef du magazine culturel Voir, où il a travaillé pendant 10 ans. Il est éditeur de la plateforme Tour du Québec (tourduquebec.ca) et chroniqueur régulier à Ici Première.
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Aperçu du livre
Qui vivra par le like périra par le like - Simon Jodoin
Prologue
19 août 2015. À Montréal, une petite tempête éclate sur les médias sociaux. La veille, une jeune restauratrice interpellait une cliente installée à la terrasse de son établissement. Cette dernière avait apporté son propre lait afin d’en faire boire à son enfant pendant le repas. Voyant le contenant posé sur la table, la tenancière du petit restaurant de la rue Fleury, dans le quartier Ahuntsic, a eu l’audace d’apostropher la dame en lui servant quelques remontrances : si elle souhaitait servir du lait à son enfant, il aurait suffi d’en commander. On ne peut pas apporter ses propres aliments dans un restaurant.
Le lendemain, sans doute encore très vexée par cette altercation et n’ayant toujours pas digéré les réprimandes qui avaient accompagné son repas, la dame se rend sur la page Facebook du restaurant pour lui donner la note d’une étoile, la pire, en déplorant dans un commentaire empreint d’amertume le manque de courtoisie de la commerçante. Piquée au vif, cette dernière lui répond illico que cette note lui semble tout à fait injustifiée et que c’est bien plutôt elle, la cliente, qui a fait preuve d’un grand manque de savoir-vivre.
La table était mise pour un étonnant épisode de débandade numérique. Dans les instants qui ont suivi, venus d’on ne sait où, des dizaines et des dizaines d’internautes ont pris d’assaut la page Facebook du restaurant pour blâmer sévèrement la propriétaire et donner la note d’une pauvre étoile à son établissement. L’effet a été immédiat. Il n’a fallu que quelques minutes pour que ce petit resto de quartier devienne le pire endroit de la ville à fréquenter. Des quidams qui ne connaissaient ni la cliente ni la restauratrice et qui n’avaient pas assisté à l’altercation s’affairaient à démolir la réputation, jusque-là tout à fait convenable, de ce commerce où ils n’avaient pas mis les pieds.
Assis devant mon écran, j’observais en silence, de chez moi, cette déconcertante débâcle. Est-ce que tous ces gens étaient conscients qu’en agissant de la sorte, par un inquiétant effet d’entraînement et guidés par une hargne incompréhensible, ils pouvaient aller jusqu’à provoquer la fermeture d’un endroit qu’ils n’avaient jamais visité ?
À un moment donné, constatant que les choses allaient de mal en pis, j’ai cru bon d’écrire quelques lignes sur ma propre page Facebook en posant certaines questions qui me semblaient aller de soi. Se pourrait-il, demandais-je candidement, que cette restauratrice ait simplement eu une mauvaise journée ? Ne serait-il pas tout à fait compréhensible qu’elle ait monté le ton par simple exaspération pour des motifs que tout le monde ignore ? Mais surtout, par quelle sorte de sorcellerie des centaines de personnes qui n’ont rien à voir dans cette histoire peuvent-elles considérer un seul instant qu’elles sont convoquées à une discussion où l’enjeu se résume à une banale querelle à propos d’un insignifiant verre de lait ?
J’ai gardé un souvenir très précis de ce fait divers. J’avais bien évidemment déjà assisté à ce genre de lynchage sur les médias sociaux, mais c’est à ce moment qu’un phénomène nouveau m’est apparu très clairement. En utilisant le dispositif technologique qui permet d’évaluer un commerce, de donner une appréciation de la qualité de ses prestations, des internautes pouvaient éjecter de la place publique un établissement qui leur était jusqu’alors complètement inconnu. J’assistais, ni plus ni moins, à une reconfiguration rapide et spontanée, en temps réel, de l’agora. Il suffisait d’un clic ou deux, lancés par quelques dizaines de personnes, pour sceller le destin d’une restauratrice au moyen d’un message sans équivoque : son restaurant n’est pas recommandable, elle ne mérite pas d’avoir pignon sur rue, allez manger ailleurs.
J’étais à la fois fasciné et effrayé par ce phénomène qui révélait au grand jour la puissance dévastatrice de ces outils détournés de leurs fins premières. Que se passerait-il si, dans l’avenir, on se mettait à faire usage de ces mêmes dispositifs pour sanctionner des gestes beaucoup plus graves, voire des crimes odieux ? Est-ce que le fameux pouce bleu de Facebook, le bouton like, au même titre que les étoiles qu’on donne à des commerces, pourrait devenir un instrument permettant de noter les individus que chacun pourrait manipuler à sa guise ? Serait-il possible qu’en l’utilisant on puisse éjecter, en quelques secondes et sur la base d’informations partielles et non vérifiées, des citoyens de l’agora ? Le cas échéant, est-ce qu’en quelques clics une poignée d’individus suffisamment motivés pourraient parvenir à reconfigurer en temps réel le tissu social, faisant en sorte que des gens deviennent infréquentables pour des milliers d’autres qui n’ont aucun lien avec eux ?
Ces questions, qui me semblaient naguère relever de la science-fiction, sont devenues avec le temps d’une brûlante actualité.
Bienvenue dans ce nouveau monde étrange où tout un chacun peut, en quelques clics, être présumé coupable et être condamné. Permettez-moi de vous accompagner dans ces dédales où il est facile de se perdre. N’ayez crainte. Comme d’autres, je suis passé par là.
Son nom est sur la liste
Dimanche 5 juillet 2020. Je me promène depuis quelques jours sur les routes de Charlevoix. J’ai quitté Montréal au début du mois avec deux collègues et cette sortie nous fait le plus grand bien. C’est le début d’un périple qui va nous mener aux quatre coins du Québec et nous attendions ce moment avec impatience depuis des semaines.
Le confinement et les autres mesures mises en place pour contrer la pandémie de coronavirus étaient des sources de bien des tensions dans la métropole. On répète souvent que le principal avantage de vivre en ville, c’est la proximité des services et les transports en commun. C’est bien vrai, jusqu’au jour où vous devez suivre des règles de distanciation sociale. Dans un tel contexte, l’espace devient vite une denrée rare. Pour ajouter à l’ambiance, comme d’habitude, on voit poindre sur les médias sociaux de multiples appels à la honte envers les gens qui, dans les parcs et les lieux publics, semblent négliger la fameuse prescription des deux mètres. Certains ne se gênent pas pour réclamer une présence policière accrue, voire carrément la fermeture des parcs, encouragés par les grandes déclarations de quelques personnalités du show-business qui, sur Twitter, se transforment volontiers en agents d’hygiène publique. Bref, il n’aura pas fallu beaucoup de temps pour que le sentiment de solidarité devant la crise sanitaire laisse place à un climat de méfiance. Tout le monde est à cran et ça commence à paraître. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le slogan Ça va bien aller ne semble plus faire l’unanimité.
Heureusement, ce début d’été laisse imaginer qu’il sera possible de raccommoder un peu le tissu social passablement décousu. En parcourant les campagnes et les villages, on peut voir la bonne humeur gagner le visage des badauds qui, un peu partout, ne se font pas prier pour aller prendre un bon bol d’air, manger un snack dans une cantine ou boire une bière entre amis. Il suffit d’aller se promener un peu et de rencontrer des gens en chair et en os pour s’apercevoir que l’être humain moyen est plus enclin à vouloir passer du bon temps qu’à déchirer sa chemise sur les plateformes numériques. Redécouvrir cette vérité fondamentale que j’oublie