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Les Quatre Cavaliers
Les Quatre Cavaliers
Les Quatre Cavaliers
Livre électronique288 pages4 heures

Les Quatre Cavaliers

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À propos de ce livre électronique

Rio de Janeiro, Août 2016. Les jeux de la XXXIe Olympiade commencent par l’épreuve mythique du marathon. Stephen, le Kenyan, pénètre détaché dans le Sanbodromo où est jugée l’arrivée. Mais il est victime d’une soudaine défaillance et s’effondre, avant d’avoir franchi la ligne d’arrivée. La victoire est promise à l’un de ses poursuivants, Clément le Français, Gary l’Américain et Yori le Japonais. Pourtant, sous l’influence de Clément, les trois marathoniens adoptent spontanément un comportement inattendu. « On peut gagner sans dominer ! », dira Clément.
LangueFrançais
Date de sortie12 mars 2013
ISBN9782312008912
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    Aperçu du livre

    Les Quatre Cavaliers - Patrick Maitre

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    Les Quatre Cavaliers

    Patrick Maître

    Les Quatre Cavaliers

    LES ÉDITIONS DU NET

    22 rue Édouard Nieuport 92150 Suresnes

    © Les Éditions du Net, 2013

    ISBN : 978-2-312-00891-2

    Avant-Propos

    L’histoire se déroule à Rio de Janeiro, pendant la quinzaine des Jeux olympiques de 2016. On y rencontre une piquante journaliste australienne, quatre marathoniens au comportement étrange, un couple de médecins dévoués, des abeilles tueuses et autres calamités et un pasteur qui a découvert dans la lecture de saint Jean l’identité des quatre cavaliers.

    Les valeurs de l’olympisme qui tentent de redonner un souffle à une société sans âme, la liberté des hommes confrontée au destin qui les manipule, la fin d’un monde et la fin du monde, tels sont les thèmes de ce roman qui donne un éclairage sur la réalité d’aujourd’hui par le biais de l’anticipation.

    Les trois jours d’avant

    En cette année 2016, Rio était en train de vivre une véritable renaissance.

    Depuis plus d’un demi-siècle, l’ancienne capitale du Portugal, puis du Brésil, vivait recroquevillée sur les fastes de son passé glorieux et l’organisation de son carnaval légendaire. Les pouvoirs politique et administratif avaient été transférés à Brasilia, cette curieuse ville nouvelle construite en mille jours, au milieu de nulle part, dans la forêt amazonienne. Le développement économique se concentrait sur Sao Paulo qui avait su attirer les investissements étrangers avec ses industries du textile et de l’alimentation, du pétrole et de l’automobile.

    Le symbole du renouveau de la ville carioca fut l’organisation des Journées Mondiales de la Jeunesse en 2013, puis de la Coupe du Monde de football l’année suivante. Pour ces événements, qui avaient attiré des millions de personnes, la ville avait dû se transformer. Les bataillons de chocs de la police, les BOPE, furent chargés de libérer les favelas des narcotrafiquants qui avaient transformé nombre de quartiers en zone de non-droit. Les événements programmés à Rio se déroulèrent sereinement, l’organisation rigoureuse n’empêcha pas l’expression chaleureuse du public, qui trouva son apogée lors de la finale du Mondial de football au stade Maracaña.

    Cette décennie lumineuse pour la grande ville carioca allait trouver son point d’orgue dans quelques jours, le 5 août, avec l’ouverture des Jeux de la XXXIe Olympiade. Rio s’apprêtait à présenter fièrement au monde son paysage de carte postale : des kilomètres de plages paradisiaques, surplombées par des pitons rocheux vertigineux, tandis qu’une jungle fourmillant de singes et de toucans pénétrait largement dans la ville…

    Katy s’engagea sur l’échelle de coupée du trimaran géant, loué par les équipes du journal de Sydney The Australian. Elle leva la tête pour offrir son visage aux premiers rayons du soleil et sourit. Ce serait une belle journée ! Elle saisit son vélo et fila vers le village olympique, le long de la plage de Barra Da Tijuca, pour réaliser sa première interview.

    Gary Parker l’attendait en lisant Sports Magazine dans les salons de réception de l’équipe américaine. Katy, qui avait reconnu le célèbre marathonien, s’avança vers lui et rappela d’emblée le propos de ce rendez-vous.

    – Je voudrais réaliser une interview miroir des quatre principaux favoris du marathon des Jeux, en posant les mêmes questions à chacun.

    Lorsqu’il découvrit Katy, Gary fut immédiatement séduit : cette jeune fille avait beaucoup d’allure, c’était exactement le genre de personne qui lui plaisait.

    – Vous êtes journaliste à The Australian, c’est bien cela, mademoiselle, ou, peut-être, madame…

    – Mademoiselle, je m’appelle Katy Anderson. Je suis journaliste depuis peu dans le grand journal de Sydney et j’ai la chance d’avoir été choisie pour suivre les Jeux ! Pour tout vous dire, je viens juste d’obtenir mon diplôme et vous êtes la première personnalité que je vais interviewer à l’occasion de ces Olympiades !

    Gary sourit et invita Katy à prendre place sur le canapé.

    – Pour commencer, je voudrais vous interroger sur vos débuts, savoir comment vous êtes venu à cette discipline ingrate, presque inhumaine, qu’est le marathon.

    – Je suis fasciné par les gens qui arrivent à sourire tout en parlant, comme vous le faites Katy. C’est… charmant. Bien, voici donc la merveilleuse histoire de Gary Parker…

    Fils de pasteur presbytérien d’origine irlandaise, il avait vécu une enfance calme et studieuse dans la ferme de son Montana natal. Les études, la prière et le sommeil, furent les trois activités principales de sa jeunesse, ce qui laissait peu de place à l’imprévu et à la fantaisie. La journée commençait avant le lever du soleil et se terminait également tôt, par un coucher rapide après le dîner.

    Le premier loisir proposé à Gary fut la pêche au lancer que son père apprit à ses trois fils, dès qu’ils furent en âge de se tenir debout dans les remous de l’eau de la rivière toute proche. L’intention du pasteur n’était pas de rapporter des truites à la maison, mais d’apprendre à ses fils la technique d’un geste poussé à la perfection pour atteindre un idéal de beauté et de pureté. Ses deux frères se passionnèrent vite pour cette activité qui donnait lieu, chaque dimanche, dès le printemps venu, à un joyeux pique-nique familial, prétexte à l’organisation d’un « championnat du monde de pêche au lancer » acharné. Rapidement, ses frères trouvèrent le bon geste à réaliser avec précision et maîtrise. Sous les regards admiratifs des parents, ils déployaient plusieurs dizaines de mètres de soie dans un arc de lumière qui venait raser la surface de l’eau, doucement, avec un léger sifflement caractéristique. Pendant ce temps, Gary s’emmêlait dans ses fils, pestait et finissait par jeter tout son attirail sur la berge, avec des hurlements de rage, que couvraient à peine les rires moqueurs de la famille.

    Rapidement, le jeune garçon se découvrit un territoire dans lequel il excellait et qui lui permettait de prendre sa revanche : la terre ferme et le « jeu des voleurs », dans lequel il courait si loin et si vite que ses frères n’arrivaient pas à le rattraper. Nerveux et actif, il ne supportait pas les activités de concentration et d’habileté. Il avait besoin de se dépenser. Grand et maigre, il était peu attiré par les travaux de force des champs. Ce qu’il voulait, c’était courir à perdre haleine, à travers collines et vallons, ignorant les railleries de ses frères qui l’avaient surnommé Forest Gump.

    Ces parents eurent l’ouverture d’esprit nécessaire pour accepter, puis encourager, les goûts et les aspirations de l’enfant.

    – Puisque tu veux te dépenser, fais-le, mon fils, mais pas comme un jeune écervelé. J’ai parlé à Bob à la fin du culte. Il est d’accord pour s’occuper de toi, lui annonça Charles, son père.

    Bob Hungelhard était le coach d’athlétisme de l’université voisine, une sommité locale en matière d’entraînement fractionné, technique qu’il avait rapportée de sa Scandinavie natale. Quand il vit le jeune Gary, il lui demanda de se déchausser et fit la grimace en voyant les pieds de l’enfant.

    – Tes pieds sont bizarres, regarde tes métatarses, ils ressemblent à des accents circonflexes !

    Les pieds de Gary présentaient effectivement une curieuse position de crispation, provoquée par une malformation congénitale…

    – Puisque tu aimes courir, voyons maintenant comment tu te débrouilles, Gary. Rendez-vous sur la piste dans cinq minutes !

    C’est alors que Bob découvrit ce qu’il présenta comme un miracle au pasteur, mais qui était simplement une compensation de dame Nature. La déformation des pieds de Gary l’avait amené à adapter son style de course à son handicap. Il prenait contact avec la surface par les talons et ses bouts de pied effleuraient le sol sans s’y appuyer, d’où sa propension naturelle à réaliser des foulées aériennes, totalement étrangères au standard du coureur de fond. Bob n’en revenait pas, mais il n’était pas au bout de ses surprises.

    L’entraîneur nota rapidement que Gary possédait une autre caractéristique naturelle. Il avait une VO2max (c’est-à-dire une puissance respiratoire) plutôt moyenne, ce qui a priori était une seconde mauvaise nouvelle. Mais, encore une fois, le corps de l’enfant avait développé une adaptation originale à cette contrainte naturelle. Gary était doté d’une capacité de résistance exceptionnelle, qui lui permettait de maintenir le même effort maximum sur une longue période. De toute évidence, le garçon n’était pas fait pour courir un cent mètres, mais il pouvait écœurer ses adversaires sur les longues distances.

    Bob avait vu juste. Rapidement le jeune garçon aligna des performances, sur piste et sur route. Sa foulée originale et ses victoires lui attirèrent l’intérêt des médias. Nike lui fabriqua des chaussures spéciales qui ne corrigeaient pas sa malformation congénitale, mais soulageaient son squelette plus exposé aux risques de blessures. Rapidement, l’Amérique s’intéressa à ce jeune garçon, en qui elle se reconnaissait lorsqu’il expliquait devant les caméras de télévision qu’il devait ses victoires à Dieu qui le guidait, au sommeil qu’il s’imposait, et aux études qu’il poursuivait.

    – Pour digérer un dix mille mètres, mieux vaut dormir ou réviser un examen que de se vautrer devant la télévision ou avaler des produits non naturels !

    S’il est un sujet que Gary n’éludait pas, c’était celui du dopage. Pendant trois ans, il accepta des responsabilités au sein du syndicat des athlètes américains pour promouvoir la lutte contre les substances interdites et s’imposa, entre deux périodes d’entraînement, de sillonner le pays pour responsabiliser les milieux sportifs et éducatifs.

    – Il faut être sans pitié pour les tricheurs et les réseaux du dopage ! C’est en appliquant des mesures d’une extrême sévérité que le cyclisme a pu être sauvé. Et cette politique répressive doit être générale et ne tolérer aucun débat. La justice doit frapper sans état d’âme !

    Katy, qui avait noirci de notes son bloc, releva la tête, impressionnée par la véhémence des propos de Gary.

    – Bien, je vous propose d’aborder un autre sujet, avec la seconde question que je voudrais poser à chacun des favoris du marathon : pendant ces 42,195 kilomètres, soit un peu plus de deux heures d’efforts, votre corps souffre, mais votre esprit travaille, alors à quoi pensez-vous pendant tout ce temps ?

    – Vous savez, la course est exigeante et on n’a pas le temps de réfléchir à grand-chose d’autre, surtout durant une compétition. Au départ, il faut rester très concentré, regarder à droite, à gauche, devant, pour anticiper la bousculade et la chute. Quand on sort du stade et qu’on rejoint la route, il faut veiller à éviter d’autres dangers : les trottoirs, le revêtement de la chaussée, les spectateurs indisciplinés. Tant que les coureurs sont encore en peloton, il faut surveiller l’allure des adversaires, être prêt à contrôler un coup d’épaule ou de pointes. Bien saisir au vol les gobelets de boisson, boire ce qu’il faut, mais pas plus. Après, lorsqu’on se retrouve en petit groupe avec les favoris, on peut alors laisser son cerveau divaguer. Mais moi, à dire vrai, je m’efforce de faire le vide, de ne penser à rien. Regardez, j’ai un secret…

    Gary plongea la main dans la poche de son survêtement.

    – Voici l’électronique qui m’accompagne à chaque course. Une montre sophistiquée à plusieurs fonctions : vitesse, kilométrage, fréquence cardiaque, rythme des foulées. J’ai déjà téléchargé l’itinéraire du marathon de Rio que j’ai enrichi de la stratégie de course que je projette. Durant l’épreuve, je recevrai dans mes oreillettes des alertes pour m’indiquer les consignes, les temps de passage à chaque kilomètre, l’arrivée de zones sensibles comme les ravitaillements, les passages-clés… L’écran de ma montre est équipé d’une diode dont la couleur détermine un type d’action : rouge, je dois attendre ; vert, j’ai prévu d’attaquer. Enfin, je peux communiquer avec des personnes dont j’ai programmé les coordonnées, les commandes sont ici intégrées à la montre, je peux aussi écouter de la musique, la radio… La plupart des marathoniens préfèrent ne pas se charger d’un seul gramme inutile. Je suis quasiment le seul avec mon ami Tanaka, à avoir choisi cette option d’équipement. Bien sûr, je parle très peu pour ne pas perdre le rythme de respiration, j’écoute surtout les gens que j’aime, l’entraîneur qui me conseille, la musique que j’apprécie… Cela me permet d’éviter de me focaliser sur mes douleurs, à partir du trentième kilomètre. Parce qu’un marathon, ça commence après les trente…

    Katy s’était emparée de la montre que Gary lui tendait et la soupesait pour constater sa légèreté.

    – C’est un bijou technique breveté que m’a offert mon ami Mark Zuckerberg, vous savez, le fondateur de Facebook.

    Gary était fier de pouvoir impressionner la jeune journaliste.

    – Nous avons le même âge et nous nous sommes connus à Harvard. C’est lui qui a repris contact avec moi il y a quelques années. Il était le plus jeune milliardaire du monde, mais n’était pas très populaire. Il m’a proposé de me sponsoriser. Il était convaincu que, dans ma discipline, le seul titre de gloire était celui de vainqueur du marathon des Jeux. Pourquoi les hommes des hauts plateaux africains trustaient-ils les lauriers dans les courses de longues distances ? Avant Abebe Bikila, l’icône éthiopienne qui courait pieds nus, lauréat en 1960 à Rome et quatre ans plus tard à Tokyo, l’Amérique avait compté de grands marathoniens comme Frank Shorter, qui remporta l’épreuve aux jeux de Munich, ou Bill Rodgers, « the King of the road », quatre fois vainqueur à New York et Boston. Les scientifiques ont analysé le métabolisme des hommes des hauts plateaux. Ils n’ont rien trouvé. Simplement, vivre et courir en altitude dans une atmosphère pauvre en oxygène, donne un formidable booster lorsqu’on descend au niveau de la mer. Alors, pourquoi un homme des montagnes américaines ne pourrait-il pas de nouveau s’imposer ?

    – Certes, mais comment expliquer que les Boliviens ou les Péruviens, les Suisses ou les Autrichiens, ne rencontrent pas le même succès sur les longues distances ?

    – Excellente remarque ! L’altitude n’explique pas tout. D’autres pays africains, voisins du Kenya et de l’Éthiopie et bénéficiant des mêmes conditions géographiques et climatiques, n’ont pas généré de grands champions. Un autre facteur est déterminant pour façonner des vainqueurs : la qualité de l’entraînement spécifique à ce type de course. Dans les années 1920, c’est grâce à des méthodes révolutionnaires que les athlètes finlandais ont dominé le fond et le demi-fond. Dans les années 1990, c’est l’entraînement naturel et collectif des Kenyans qui a montré la voie d’un nouveau progrès.

    Katy eut envie de lancer le débat sur ce sujet, mais elle préféra laisser Gary poursuivre son exposé.

    – Mark m’a offert tous les moyens matériels pour relever le défi de gagner la médaille d’or, ici, à Rio. J’ai pu revenir dans le Montana, car il a fait réhabiliter les installations vétustes du stade local et construire une piste couverte et chauffée pour que je puisse m’entraîner dans les meilleures conditions, même en hiver. Nous avons fait venir dans les Rocheuses les meilleurs entraîneurs éthiopiens et kenyans pour assimiler les mêmes méthodes de préparation que les Africains. Nous avons réuni une équipe médicale composée de spécialistes de cet effort particulier et notamment un ostéopathe tchèque renommé. Les résultats ont vite suivi.

    – Justement Gary, quel est, selon vous, votre principal adversaire pour la course de la semaine prochaine ?

    Gary ne prit pas le temps de réfléchir.

    – Pour moi, le grand favori est Yori Tanaka, dont je viens de vous parler. Nous avons fait connaissance au marathon de New York, il y a trois ans. Il venait de gagner les courses de Tokyo et Nagano au Japon et voulait me défier sur mes terres. Et bien, il a gagné et largement ! Même résultat à Boston. Il aurait pu prendre le temps de lacer ses chaussures aux pires moments de la course ou de se soucier de son coup de peigne avant de couper la ligne, tant sa domination était écrasante. Si le Yori de Rio vaut celui d’alors, il n’y aura pas de course !

    Un petit homme s’approcha de Gary en montrant sa montre et en s’excusant avec un grand sourire et un haussement d’épaules.

    – Entraînement oblige ! Je suis désolé Katy, j’aurais voulu poursuivre cette conversation. Nous avons beaucoup parlé de moi et je ne sais rien de vous… Nous pourrions nous revoir, qu’en pensez-vous ? Voici mon numéro de portable, si vous ne m’avez pas appelé avant ce soir, je fais un scandale à votre journal !

    Katy rangea ses affaires dans son sac gibecière et sortit son téléphone pour appeler Yori Tanaka, sans succès. Elle laissa un message en se présentant et réitéra sa demande de rendez-vous pour une interview. Puis elle se dirigea vers l’immeuble qui abritait les délégations éthiopienne et kenyane.

    Elle demanda à la réception où elle pourrait trouver Stephen Meftah, le marathonien kenyan. L’officiel lui désigna un groupe d’athlètes qui plaisantaient et riaient à gorge déployée. Elle différencia facilement les Kenyans des Éthiopiens : les premiers avaient la peau noire comme le cafezinho, la boisson typique de la région de Rio ; les seconds un teint plus clair, semblable au flat white australien, le célèbre café-crème de Sydney.

    Un jeune homme se dégagea du groupe et s’adressa à elle dans un anglais presque parfait.

    – Bonjour, je suis Stephen et je pense que vous êtes la journaliste australienne avec qui j’ai rendez-vous, n’est-ce pas ?

    Katy acquiesça, en souriant.

    – C’est vous la star, c’était à moi de vous reconnaître ! J’espère ne pas vous avoir fait trop patienter, en tous cas, merci de me recevoir…

    Elle hésita, et se dirigea vers deux fauteuils libres, suivie par le jeune athlète.

    – Je voudrais aborder avec vous trois sujets : vos débuts dans les épreuves de longue distance, votre course, comment vous occupez ces deux heures, et puis vos adversaires, quel est celui que vous redoutez le plus. Pouvez-vous tout d’abord me dire comment vous êtes venu au marathon ? Souvent, cette discipline n’est pas le premier choix. On commence par la piste sur cinq et dix mille mètres et ensuite, on se lance éventuellement dans l’aventure du marathon, quand on a acquis maturité et résistance. Gary Parker et Yori Tanaka par exemple ont dépassé la trentaine…

    – Si vous me permettez mademoiselle, ceci est – ou plutôt était – le schéma de l’évolution des athlètes occidentaux. Chez vous, le coureur au long cours était considéré comme fou. Pourquoi s’infliger tant de souffrances dans cette épreuve que l’on ne peut courir que trois ou quatre fois par an maximum ? Pas d’intérêt pour les sponsors, pas d’argent à gagner. Alors, c’était bon pour les Africains… Et puis les deux hommes que vous avez cités ont tout changé dans vos pays. Avec eux, le marathon est devenu un business lucratif. Chez vous, les stars gagnent autant que les rois du sprint ! Courir quelques marathons dans l’année est plus rémunérateur qu’une saison de meetings ! Les « fous » se sont donc multipliés et, depuis quelques années, la souffrance du marathon n’est plus réservée aux seuls Africains.

    Le jeune Kenyan était petit et maigre, avec un visage émacié, éclairé par un regard foncé et mobile. Stephen respirait l’intelligence.

    Il expliqua qu’il était originaire de la vallée du Rift, le berceau de l’humanité. Sur les quinze pré-humains connus aujourd’hui, onze proviennent de cette région de l’Est africain. C’est le long de cette faille, en Tanzanie, au Kenya, en Éthiopie, que l’homme est apparu puis s’est levé, a marché et enfin, couru.

    – Pour répondre à votre première question, il me faut remonter à la préhistoire ! La vallée du Rift est un lieu où le souffle de la course a toujours existé. C’est cela qui fait notre force ! Aucun champion kenyan ou éthiopien ne vient des plaines. Tous sont originaires de ces hauts plateaux, qui protègent du paludisme et de la maladie du sommeil. Je suis né dans un village mythique qui s’appelle Eldoret, le berceau des grands champions d’athlétisme : Kipchoge Keino, double lauréat olympique en 1968 et 1972, ou Moses Kiptanui, triple champion du monde sur le steeple ou encore Noah Ngeny. Je cours depuis que j’ai quatre ans. Ici au Brésil, les gamins tapent dans un ballon de football dès leur plus jeune âge, chez nous les enfants courent dans la montagne, c’est naturel ou culturel, je ne sais pas, mais c’est un fait…

    Tous les matins au lever du soleil, je pars avec mon groupe d’entraînement, sur le chemin de terre rouge latéritique qui monte à près de trois mille mètres, jusqu’à l’église qui domine la vallée. Cela fait une vingtaine de kilomètres de course, toujours en montant. Ce travail de côte répond à la nécessité de renforcer et développer la puissance des muscles des cuisses. Dans vos pays, les athlètes vont dans des salles de sport faire du squat, nous avons la chance de pouvoir utiliser des moyens naturels. Quand nous sommes arrivés en haut, nous admirons l’espace infini devant nous, nous mangeons et nous redescendons, toujours en courant.

    Chez nous, les entraînements sont sauvages ! Pas de chronomètre, de plan de course. Au début, on part doucement, ce sont les anciens qui donnent le rythme, ensuite on accélère, on cherche à faire exploser les autres. Si l’un parvient à prendre de l’avance, les autres ont le devoir de chercher à combler l’écart et si un athlète est en difficulté, il a pour obligation de ne pas céder. Même si on a le cœur qui bat à mille à l’heure comme un tambourin, on doit toujours lutter pour gagner sa place dans le groupe ; ne rien lâcher, jamais ; être à fond, toujours…

    Rares sont les Blancs qui sont venus courir avec nous et qui ont pu résister à cette vie, sans confort ni notoriété. Je me rappelle d’un entraîneur italien qui avait refusé d’envoyer ses athlètes chez nous, parce qu’il avait trouvé que la pente était irrégulière, le revêtement instable, propre à occasionner des entorses et des accidents musculaires, et les conditions d’hébergement trop spartiates. Cela nous avait bien fait rire… Ses maîtres mots étaient progressivité, individualisation, récupération ; chez nous, c’est collectif, naturel et lutte. Notre coach lui a répondu : « Pourquoi voulez-vous apprendre à courir lentement ? Nous savons courir lentement ; ce que nous voulons, c’est apprendre à courir vite ! » C’est pour cela que nous resterons les plus fort, mademoiselle. Vous pouvez copier nos techniques, vous ne prendrez pas notre âme, issue de nos traditions.

    Katy était impressionnée par la détermination du jeune garçon. Mal à l’aise, elle enchaîna sur la

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