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La courte échelle
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Livre électronique420 pages5 heures

La courte échelle

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À propos de ce livre électronique

Que feriez-vous si un commissaire de police, un jardinier au coeur d'or et une vieille dame aux chapeaux colorés venaient tour à tour vous emprunter votre machine à laver, votre potager et votre monospace ?

Alors qu'ils frappent successivement à sa porte, Hélène, dépassée par les événements depuis qu'elle élève seule se enfants, ne s'aperçoit pas immédiatement qu'ils pourraient incarner un hasard providentiel. Heureusement, Charlotte, Inès et Jeanne, ses trois petites filles, ne partagent pas cette certitude et sont déterminées à les laisser entrer dans une maison d'ordinaire si calme. Trop calme.

Laissez-vous attraper par cette histoire drôle et émouvante mais ne vous y trompez pas, grâce à des personnages attachants et une héroïne des temps modernes, l'auteure entend bien insidieusement nous amener à une réflexion plus profonde sur notre empreinte environnementale.
LangueFrançais
ÉditeurMarie Claude
Date de sortie15 avr. 2021
ISBN9782957035052
La courte échelle
Auteur

Marie Claude

D'origine vosgienne, Marie Claude est notaire collaboratrice et maman en phase de transition écologique. La courte échelle est son premier roman. Le second s'appelle Un peu plus loin.

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    Aperçu du livre

    La courte échelle - Marie Claude

    Chapitre 1

    Charlotte, Inès et Jeanne patientaient devant la chambre de leur mère où le sommeil semblait vouloir jouer les prolongations.

    Jeanne, la plus matinale, ayant, du haut de ses cinq ans, entrepris la préparation de son petit-déjeuner, elle avait assez maladroitement essayé d’ouvrir un litre de lait, qui lui avait immédiatement fait comprendre qu’il n’aimait pas être malmené de bon matin. Elle avait ensuite voulu ajouter quelques Chocokrispys qui, eux non plus, ne semblaient pas disposés à vouloir coopérer. Elle avait donc attrapé une paire de ciseaux afin d’éventrer le sachet au milieu de la table de la cuisine puis, jugeant que le taux de glucose de son premier repas de la journée n’était pas suffisamment élevé, elle avait ajouté à son frugal déjeuner quelques cuillères de confiture. Une fois rassasiée, elle avait constaté l’étendue des dégâts et décidé, avec la naïveté propre à son âge, d’accuser Pistache, le félin des voisins. En tout état de cause, qui oserait reprocher à un enfant d’avoir voulu étancher sa soif ?

    Quant à Charlotte et Inès, respectivement âgées de dix et huit ans, elles avaient laissé en paix la gelée de mûres et les céréales au chocolat pour étudier leurs tenues. Tandis que la première optait pour une combinaison d’hiver, un bonnet et des moufles, la seconde enfilait une robe pailletée bleue à fines bretelles, retournant le dressing par la même occasion. Ni l’un ni l’autre de ces affublements ne s’accordaient tout à fait aux prévisions météorologiques de la veille : en plein mois de septembre au beau milieu du massif vosgien, les matinées restaient fraîches sans toutefois nécessiter un tel accoutrement.

    Lorsque Hélène sortit de sa léthargie quelques minutes plus tard, elle ouvrit lentement les yeux et aperçut ses trois filles dans l’embrasure de la porte.

    L’abominable homme des neiges a déserté le Tibet, un petit rat s’est échappé de l’Opéra de Paris et je distingue un troisième être dont j’ignore s’il tient plus d’un bocal de marmelade géant ou d’une petite fille.

    — Maman, dit doucement Jeanne, je crois qu’il est temps que tu te lèves.

    Elle jeta un coup d’œil rapide vers son réveil, s’aperçut qu’il était déjà huit heures et comprit alors qu’il ne lui restait que quelques minutes pour préparer et amener les filles à l’école.

    Garder son calme et définir des priorités. Déjeuner, s’habiller, se brosser les dents, se coiffer, monter dans la voiture et aller à l’école.

    Ce que Hélène n’avait pas inclus dans ce timing serré, c’est le temps qui lui avait été nécessaire pour nettoyer la table de la cuisine après que l’ouragan Harvey lui soit passé dessus et la longue conversation menée avec Inès au sujet du risque d’attraper une broncho-pneumonie lorsqu’on avait décidé de mettre sur son dos une tenue totalement inappropriée.

    Le reste ne fut que cris et pleurs et Hélène fixa l’apothéose de ce grand moment à peu près à l’instant où, dans la précipitation, elle coinça le petit doigt de Jeanne dans le siège auto.

    Lorsqu’elle arriva à l’école, haletante, les cheveux en pétard, son pied droit chaussé d’une pantoufle, le gauche, d’une basket usée, elle trouva les portes closes et alors qu’elle embrassait Charlotte, cette dernière eut la délicatesse de lui murmurer à l’oreille :

    — Maman… ta voix, elle sent pas bon !

    Certes, mais c’est grâce à moi que la température de ton corps ne va pas atteindre 40°C à la récréation.

    — Bonjour madame Bergeron, on ne vous attendait plus, lui dit la directrice qui était venue leur ouvrir la porte.

    L’année scolaire débutait seulement et cet incident se produisait déjà pour la quatrième fois.

    — Bonjour, madame Bousquet

    — Bonjour Maîtresse, commença Jeanne. On s’est brossé les dents ce matin mais on n’a pas mis de dentifrice ! Maman a dit que l’essentiel, c’était de frotter !

    Traître ! Qui a ri comme une hyène tout à l’heure parce qu’elle n’était pas obligée d’utiliser l’infâme dentifrice à la fraise ?

    Madame Bousquet adressa à Hélène un regard assassin.

    Puisque l’éducation nationale et moi-même n’avons pas la même conception d’une bonne hygiène bucco-dentaire, je vais vous laisser.

    Lorsque Hélène rejoignit son domicile quelques minutes plus tard, elle constata qu’en plus du désordre ambiant qui régnait dans la cuisine et le dressing, les pièces de la maison dans lesquelles les filles avaient essentiellement concentré leurs efforts, Patapouf, le doudou de Jeanne, gisait sur le canapé. Peluche sans laquelle elle n’avait aucune chance de trouver le sommeil cet après-midi. Sachant que la moitié de son auriculaire droit gisait dans le siège-auto, il était, de toute façon, inutile de songer qu’elle puisse emmagasiner un peu de repos durant la sieste.

    Désolée, Patapouf, tu vas passer ta journée avec moi. Je vais pleurer un peu, ensuite, c’est promis, on ira faire les courses et j’essaierai de faire un repas qui ne soit pas à base de riz ou de coquillettes.

    Elle se dirigea vers la salle de bains, releva les yeux et se toisa dans le miroir. Elle n’avait pas eu le temps d’arranger ses cheveux coupés courts avant de partir et essaya de discipliner les quelques mèches qui se dressaient en épis au-dessus de sa tête. Elle passa de l’eau froide sur son visage cerné et entreprit d’aller ranger le dressing.

    Son regard fut cette fois-ci attiré par le reflet de sa silhouette dans la porte-fenêtre de la chambre à coucher. Rien ne l’obligeait à passer devant. Elle pouvait ouvrir le volet, tirer le rideau ou continuer son chemin. Mais comme si le spectacle de son teint terne et de ses cheveux désordonnés n’avait pas suffi à la convaincre qu’elle ne prenait plus soin d’elle, elle s’en approcha et se regarda quelques secondes. Elle avait irrémissiblement besoin de focaliser son attention sur l’image que la vitre lui renvoyait. Incapable de bouger, elle voulait mesurer à quel point elle s’était oubliée.

    Son jean ample et sa polaire élimée contribuaient à la faire paraître plus petite encore que ce qu’elle n’était vraiment et cachaient sa silhouette pourtant fine.

    Partagée entre le désarroi et la consternation, elle éclata en sanglots.

    *

    Lorsque Charlotte franchit le pas de la porte quelques heures plus tard et interrogea sa mère sur la consistance du dîner, celle-ci lui répondit doucement :

    — Pâtes, jambon, gruyère…

    Aucun incident notable ne fut à déplorer pendant le dîner.

    Forcément, lorsqu’on achète le silence de ses enfants avec un gratin de macaronis.

    À l’heure du coucher, Hélène alla embrasser Charlotte :

    — Bonne nuit ma puce.

    — Bonne nuit Maman…tu n’as pas eu le temps d’aller faire les courses pour ajouter quelque chose de vert dans le repas de ce soir ?

    Note pour moi-même : faire en sorte que le concept espace-temps reste flou pour l’enfant le plus longtemps possible.

    Elle pénétra ensuite dans la chambre d’Inès :

    — Je te t’aime comme un rhinoféroce Maman.

    Le cœur d’Hélène fondait à chaque fois et, face à cette manifestation de tendresse aussi spontanée que touchante, elle ne trouvait jamais le courage de corriger ces affronts à la langue française.

    — Je te t’aime comme dix néléphants, lui répondit-elle.

    Pardon Madame Bousquet. À l’heure du coucher, je n’inculque ni la grammaire, ni le vocabulaire. À neuf heures le matin, vous ne leur enseignez rien non plus d’ailleurs, parce qu’elles ne sont pas encore arrivées à l’école…

    — Maman… Tu n’oublieras pas ton réveil demain ?

    Elle finit par se rendre chez Jeanne.

    — Tu t’es bien occupée de Patapouf aujourd’hui ?

    Tu m’étonnes ! Une journée sur le canapé à méditer sur le sens profond de la vie. Mais pense peut-être à lui remonter le moral…

    — Oui, ma puce, on a bien rigolé tous les deux…

    — Tu peux demander pardon à mon doigt ?

    Sinon quoi ? Tu vas me mordre ?

    — Pardon, chérie…

    Pardon d’avoir torturé ton petit doigt. Pardon d’être incapable de me tenir à 8 h 30 devant la grille de l’école. Pardon de ne pas inviter les mamans de tes copines à boire un thé pour leur raconter la façon dont j’ai obtenu ma dernière promotion. Tu sais, celles qui arrivent à l’heure, maquillées, coiffées, et juchées sur des escarpins. Le fond de teint et les chaussures qui claquent ne font pas vraiment partie de l’idée que je me fais du bonheur, mais ça a l’air de réussir aux autres.

    — … Bonne nuit mon ange !

    Pardon d’avoir perdu le goût de vivre. Pardon d’être moi.

    Chapitre 2

    C’est quatre ans plus tôt que leur vie avait basculé, lorsque Hélène avait suivi l’intuition qui l’avait poussée à prendre l’appel provenant d’un numéro non identifié. « Nathan Leroy… accident de voiture… mort ». Elle avait eu beaucoup de difficultés à articuler un mot et une fois qu’elle eut raccroché, les quelques phrases échangées avec l’agent de police avaient résonné dans ses tempes comme un écho lointain. Elle tentait de les répéter afin d’en comprendre la portée exacte, comme on pourrait relire cent fois une énigme pour essayer d’en saisir le sens. Les termes employés ressemblaient à ceux d’un banal fait divers, de ceux qu’on lisait de temps en temps dans les journaux pour les oublier aussitôt et vite reprendre le cours de sa vie. Elle devinait que, derrière des sordides nouvelles comme celles-ci, se cachaient des vies brisées mais n’intégrait pas encore que la sienne était, cette fois-ci, devenue la victime de ce violent séisme et allait en subir les répliques.

    La semaine suivante, elle avait retenu ses larmes, muselé sa peine et étouffé son chagrin. Elle était allée faire ses courses au marché comme chaque semaine, avait astiqué la maison du sol au plafond, cuisiné des plats raffinés. Elle avait presque machinalement fait face aux quelques formalités supplémentaires qui s’étaient imposées à elle, de l’organisation des obsèques de Nathan à l’accomplissement des tâches administratives à effectuer en cas de décès.

    Elle voulait immédiatement se confronter au défi qui l’attendait et qui consistait à marcher seule, avec ses filles, sur le chemin de la vie. Mais pour Hélène, il ne s’agissait plus d’un sentier sur lequel elle pourrait un jour encore flâner paisiblement : elle avait désormais l’impression de se trouver au milieu d’un échiquier sur lequel chaque faux pas pourrait lui coûter son roi.

    Tandis qu’Hélène lui murmurait des réponses évasives en la serrant dans ses bras, Charlotte, l’aînée, alors âgée de six ans, l’interrogeait, voulant à tout prix découvrir où se cachait son papa. Bloquée au check-point du déni et immobilisée à la frontière avec la réalité, la vérité ne franchissait pas la barrière qui la séparait de son esprit. Après quelques jours, Charlotte avait fini par en tirer ses propres conclusions et lui avait demandé si son papa reviendrait un jour à la maison. C’est à ce moment-là qu’Hélène s’était effondrée et les médecins ayant jugé son état plus que préoccupant, elle avait séjourné un mois dans un hôpital psychiatrique.

    Une fois qu’elle fut de retour à la maison, sa famille et ses amis lui avaient naturellement proposé leur aide, ce qu’elle avait d’abord accepté. Puis chaque coup de main ayant entaillé un peu plus la maigre estime qu’elle se portait à elle-même, elle avait petit à petit refusé les plats de lasagnes que sa tante lui apportait, ajourné le grand ménage de printemps entrepris par ses cousines et renvoyé à l’expéditeur les chèques de sa mère. Elle avait prétexté des virus hivernaux improbables pour échapper aux invitations à dîner, étant même trop lâche pour avouer qu’elle n’avait plus envie. Face à cette recrudescence inopinée de maladies infantiles, ils avaient compris le message et n’avaient plus voulu lui imposer une présence qu’elle ne jugeait manifestement pas souhaitable.

    Elle s’était coupée de tout le monde et en premier lieu d’elle-même, ne devenant ainsi qu’une simple spectatrice de son existence. En se convaincant de ne plus inspirer que la pitié, elle se tenait à l’écart de la vie, comme si son désespoir l’avait propulsée dans un univers parallèle où il lui était impossible d’agir sur le cours des choses. Elle avait fini par faire de sa douleur un monstre qui ne se nourrissait plus que de la croyance erronée selon laquelle le monde se portait mieux sans elle.

    Nathan avait été son amour de jeunesse. Ils s’étaient rencontrés lorsqu’ils avaient vingt ans, sur les bancs de la faculté de droit où ils étudiaient tous les deux, et ne s’étaient plus quittés depuis. Leur histoire relevait à la fois de la banalité et de l’évidence et les maillons de sa chaîne s’imbriquaient parfaitement les uns avec les autres dans une irrécusable simplicité. Ils avaient d’abord flirté puis, jugeant que la présence de l’un était indispensable à l’autre, avaient emménagé ensemble. Une fois leurs études terminées, ils avaient regagné leurs Vosges natales où ils avaient chacun obtenu leur premier emploi. Un poste de directeur des ressources humaines pour lui, un poste de notaire collaboratrice pour elle.

    Ils jouissaient d’un train de vie relativement confortable et, ce faisant, avaient fait l’acquisition de ce qui allait devenir leur maison familiale. Quelques années plus tard, Hélène était tombée enceinte. Neuf mois après, Charlotte venait au monde, après une grossesse qui n’avait connu aucune complication majeure, puis Inès et Jeanne avaient suivi. Très peu confrontés au deuil et à la maladie, Nathan et Hélène se trouvaient eux-mêmes en parfaite santé. Leur vie se déroulait sans obstacles ni embarras et leur destin était aussi net que le tracé de l’autoroute A7 à qui on aurait enlevé la gare de péage de Vienne-Reventin et le tunnel Saint-Antoine.

    En dépit de cette apparente simplicité, Hélène devait néanmoins reconnaître que l’arrivée de Jeanne avait bouleversé leur vie plus qu’elle ne voulait bien l’admettre. La promesse de ne jamais se quitter fâchés avait volé en éclat depuis sa naissance car la fatigue et les réveils nocturnes les avaient rendus tous deux plus irritables et plus fragiles qu’à l’accoutumée. D’une nature perfectionniste, cette mère de famille aimait planifier les événements et ne laisser aucune place à l’imprévu, Charlotte et Inès cherchaient à trouver leur place à leur manière et Nathan réclamait légitimement lui aussi de l’attention. Hélène cherchait à donner un peu de son temps à chacun, tout en gardant la maison impeccablement propre et rangée et en participant à l’organisation de la kermesse annuelle de l’école. Elle se sentait débordée et avait temporairement mis sa vie de couple entre parenthèses.

    Chaque matin, elle établissait la liste de toutes les tâches qu’elle s’obligeait à accomplir durant la journée et chaque soir, elle culpabilisait parce qu’elle n’avait pu rayer de son catalogue qu’une partie des corvées qu’elle s’imposait.

    15 août

    Ranger le dressing (celui qu’on a rangé le moisdernier)

    Passer l’aspirateur au rez-de-chaussée (pour qu’on puisse manger par terre, on ne saitjamais)

    Prendre rendez-vous chez le médecin pour Jeanne (ne pas oublier le carnet de santé afin de lui laisser une chance de voir un jour la courbe de croissance de son périmètrecrânien)

    Étendre la lessive de blanc, repasser celle de noir, ranger celle decouleur

    Cirer les pompes de Charlotte (au sens propre comme aufiguré)

    À faire depuis le 1er octobre de l’année précédente : mettre les pneusneige.

    Un matin, Nathan avait ajouté sur son post-it : « Ne pas oublier de m’aimer ».

    Lorsqu’il en faisait le reproche à Hélène, et lui affirmait que deux centimètres de poussière sur les meubles et un plat préparé n’avaient jamais décimé une famille entière, elle lui répondait qu’ils avaient toute la vie devant eux. C’était vrai. Sauf que sa vie à lui n’avait duré que trente-cinq ans.

    Lorsque Nathan avait quitté la maison, elle lui avait demandé pourquoi il avait laissé la lessive de la veille dans le tambour de la machine à laver. Il lui avait juste répondu :

    — Je t’aime Hélène.

    Elle l’avait laissé partir, non sans lui avoir adressé un regard chargé de reproches, et depuis, elle ne cessait de se répéter qu’elle aurait pu façonner l’histoire autrement. Elle aurait pu sortir de la maison, le rattraper en courant, et lui susurrer que leur amour valait bien plus que l’immense boule de papier mâché qui gisait dans le lave-linge.

    Hélène aimait croire qu’elle se trouvait placée sous la protection d’une bonne étoile mais s’interrogeait souvent sur la justesse du sort qui s’acharnait parfois sans relâche sur certains et laissait les autres en paix. Intimement convaincue de l’existence d’une sorte d’ordre préétabli en vertu duquel les épreuves s’abattaient sur les plus forts d’entre nous parce qu’ils étaient capables de les surmonter, elle en déduisait logiquement que sa faiblesse la mettait à l’abri des tourments de la vie. C’est la raison pour laquelle il lui avait fallu du temps pour accepter que c’était bien elle, Hélène Bergeron, qui était devenue veuve à l’âge de trente-cinq ans et qui se retrouvait seule pour élever trois petites filles. Elle ne comprenait pas pourquoi le destin de toute leur famille avait chaviré, alors, comme pour défier la bonne étoile qui l’avait abandonnée, elle ne s’était jamais relevée.

    Quatre ans plus tard, elle en était toujours au même point.

    Chapitre 3

    Pourvu qu’elles n’y pensent pas, pourvu qu’elles n’y pensent pas.

    — Pourquoi on n’a pas fait de gâteau d’anniversaire ? questionna Charlotte.

    Zut.

    — Parce que la dernière fois que j’ai vérifié, on n’était pas le 20 septembre… hasarda Hélène.

    — Si, on est le 20 septembre ! Joyeux anniversaire Maman ! hurlèrent ses trois filles en chœur.

    Ça me dépassera toujours : chaque soir, il faut leur rappeler de mettre du savon sur le gant de toilette si elles veulent avoir une chance de laver quelque chose mais chaque année, sans que je ne dise rien, elles pensent toutes les trois à mon anniversaire.

    — Zou Gelusta zil Glou… s’époumona Jeanne au beau milieu du salon.

    — Dans quelle langue est-ce que tu chantes, chérie ?

    — En allemand, bien sûr !

    — Quelle langue veux-tu que ce soit ? la questionna Charlotte.

    Un dialecte tchécoslovaque oublié parlé par un Irlandais né en République moldave ?

    — Que va-t-on cuisiner comme gâteau ? Une charlotte aux fraises ? questionna Inès.

    — On ne va pas commencer à mitonner quelque chose à cette heure-ci. Il est déjà vingt heures et vous devriez être au lit. On va prendre ce dessert, et je vais souffler une bougie, affirma Hélène.

    Éviter de prononcer le nom du dessert en question parce qu’il s’agit d’un yaourt nature.

    — Il y a une bougie crapaud et une bougie princesse, tu veux laquelle ? la questionna Jeanne.

    — La bougie crapaud ! intervint immédiatement Inès qui s’était presque ruée sur sa sœur.

    — Ce n’est pas parce qu’on utilise une fois la bougie princesse que tu ne pourras pas l’avoir à ton tour pour ton anniversaire, affirma Charlotte.

    Qui sait Charlotte ? La puissance de mon expiration va peut-être irrémédiablement l’endommager. À moins que le terrain dans lequel elle tient pour l’instant en équilibre précaire ne s’en charge lui-même.

    Comme pour retenir en elle le bilan qu’elle tirait de cette nouvelle année écoulée, Hélène souffla tout doucement sur la bougie symbolisant les trente-neuf années de sa vie, faisant ainsi à peine vaciller la flamme. C’est en effet à cette date précise qu’elle était sortie de l’hôpital psychiatrique quatre ans plus tôt, se faisant la promesse qu’elle surmonterait cette épreuve et qu’elle reprendrait sa vie en main.

    Elle consulta rapidement son téléphone et constata qu’elle avait deux messages. Le premier venait de sa mère.

    Joyeux anniversaire ma grande. Maman.

    Le second provenait de son amie Marine.

    Joyeux anniversaire ma belle.

    Elles m’ont bien regardée ?

    — On aurait quand même pu faire un gâteau, marmonna Charlotte.

    #Jenelâcherien.

    — Est-ce que tu as assisté à la chute de l’Empire romain ? la questionna Inès.

    Non mais j’ai côtoyé Lucy.

    — On cuisinait avant ! tempêta Charlotte. Tu disais que tu ne voulais pas nous donner de produits industriels sur-emballés bourrés d’additifs et de conservateurs…

    J’ai domestiqué le feu et vous vous plaignez encore.

    — Tiens ! poursuivit Inès. C’est de notre part à toutes les trois. C’est un cadeau fait maison…

    — Merci les filles, je suis vraiment touchée.

    — Tu noteras qu’on n’a produit aucun déchet pour le fabriquer ! ajouta Charlotte.

    Les filles avaient ramassé des feuilles d’automne qu’elles avaient collées sur un bristol blanc afin de former un cœur. Elles avaient ajouté des petites branches sur le pourtour, conférant ainsi un encadrement naturel à leur création. Elles avaient pris leur plus belle plume pour écrire « Joyeux anniversaire Maman ». Hélène reconnaissait les lettres cursives écrites des mains de Charlotte et Inès, puis l’écriture plus approximative de Jeanne.

    Même le papier cadeau répondait à cette logique de récupération dans la mesure où les filles avaient pris soin d’utiliser un vieux journal, qu’elles avaient peint en vert, ce qui se mariait parfaitement avec les couleurs des feuilles mortes.

    — C’est important de sauver la planète, hein Maman ? murmura Charlotte.

    — Bien sûr, chérie.

    Chapitre 4

    — Bonjour Hélène ! Comment allez-vous aujourd’hui ?

    — Bonjour, monsieur Demengel. Bien et vous ?

    Ce n’est que le gérant de la boulangerie que l’on fréquente depuis quinze ans. Nathan et lui refaisaient le monde en buvant des bières. Ça n’aurait tenu qu’à lui, on aurait créé ensemble un habitat partagé. Moi, j’en suis toujours au stade du vouvoiement et je ne l’appelle même pas Marcel …

    — Mon dos me fait souffrir mais on fait aller…

    — Oh !

    — Que vous fallait-il aujourd’hui ?

    Autre chose que la capacité à ne produire qu’une onomatopée lorsque vous me dites que vous avez mal quelque part…

    — Une baguette pas trop cuite, s’il vous plaît.

    — Pour vous, je vais prendre la plus blanche que je puisse trouver !

    Est-ce que cet homme tente de disserter sur mes habitudes alimentaires ?

    — C’est gentil à vous.

    — Vous ne réutilisez plus vos sacs à pain ? Vous étiez la première à le faire autrefois. Vous faisiez les gros yeux à mon employée à chaque fois qu’elle osait vous en mettre un alors que vous étiez venue avec le vôtre. Désormais, de plus en plus de clients adoptent cette pratique. Certains viennent même avec des sacs en tissu et d’autres nous en réclament. J’ai une pensée pour vous à chaque fois.

    — C’est vrai, j’en ai un à la maison mais j’ai perdu cette habitude.

    J’aurais la possibilité de réduire le volume de notre sac jaune. Avant, ça me tenait à cœur. Maintenant, je m’en tape. De ça et de la vie tout court, Marcel.

    — Ça prend du temps de changer nos habitudes… Dites, vous n’avez pas oublié votre parapluie au moins ?

    Si. Il fait une belote avec mon sac en tissu.

    — Belle journée à vous. À bientôt Monsieur Demengel.

    Voyons voir, de quoi aurais-je pu discuter ce matin avec mon boulanger : ses problèmes de vertèbres, la cuisson du pain et les conséquences dramatiques que cela peut avoir sur le cours d’une soirée incluant un repas en famille, la sauvegarde de l’environnement et les nouveaux réflexes à acquérir avec les sacs en papier qu’on vous refile quotidiennement (parce qu’un déchet qui se recycle est toujours un déchet !). Et toujours en bonne place, la météo. Désolée Marcel, je n’ai pas trois heures de temps à tuer. Ah si.

    La face visible de leur couple s’était envolée avec Nathan. Naturellement doué pour nouer des relations et avide de contacts humains, il n’était guère étonnant qu’il ait embrassé une carrière professionnelle dans ce domaine.

    Il se rendait au marché de producteurs, elle le retrouvait au milieu du rayon des légumes en train d’inviter le peintre qui avait refait leur salon cinq années plus tôt à boire un café. Il flânait à la bourse aux vêtements, elle l’apercevait sympathiser avec l’un des bénévoles dont il venait de découvrir qu’il était originaire du même village que lui. Il assistait à une conférence ayant trait à la réduction des déchets, elle le voyait dès le lendemain coanimer un atelier visant à fabriquer ses produits ménagers avec Mathieu, l’un des amis d’enfance qu’il y avait retrouvé par hasard.

    — Comment la vaisselle a-t-elle atterri dans votre conversation ? l’avait interrogé Hélène, qui restait souvent en retrait.

    — Tu ne laisses jamais aucune chance à personne de s’approcher de toi parce que tu te détestes, lui avait murmuré Nathan à l’oreille. L’important est de s’aimer soi-même pour mieux aimer les autres¹. Tu devrais participer à ces ateliers. À vouloir jouer seule l’apprentie chimiste, tu vas produire une réaction en chaîne… l’avait-il prévenue.

    — Le bicarbonate de soude et moi, on a fait la paix, lui avait répondu Hélène.

    — Tu te souviens que la dernière fois que tu as fabriqué ta lessive, l’Etna a fait irruption au milieu de la cuisine ? Es-tu sûre qu’elle sera apte à faire partir les tâches avant d’en faire douze litres ?

    Hélène se méprisait, ce qui expliquait sans doute qu’une sorte de plafond de verre gouvernait son cerveau, ce qui l’entravait et l’empêchait de s’accomplir vraiment. « C’est l’image que nous avons de nous-mêmes qui fait notre destin », écrivait Nathaniel Branden.

    Nathan l’avait bousculée, la poussant à se dépasser, cherchant ainsi à instiller en elle le changement qui devait la mener à s’affirmer et une solide croyance en ses propres aptitudes. Il avait été l’étincelle sans laquelle le feu ne peut s’embraser et le rouage sans lequel le mécanisme ne peut fonctionner mais elle avait cependant si peu de considération pour elle-même qu’elle pensait avoir fait de lui, non son complément, mais une véritable béquille.

    Hélène avait l’impression d’avoir perdu une partie d’elle-même et se pensait amputée d’un morceau dont elle avait fondamentalement besoin pour survivre.

    Sans lui, elle avait préféré fuir et aujourd’hui, il ne restait presque plus personne.


    ¹ Citation de Benoît Lacroix, prêtre, théologien et écrivain

    Chapitre 5

    Jeanne pénétra dans la chambre d’Hélène à pas de loup, se glissa sous la couette et se blottit dans les bras de sa maman. Hélène adorait partager ces moments complices avec sa fille, lorsque cette dernière évoluait encore entre un sommeil léger et un fragile éveil d’autant que par un dimanche matin, son réveil ne lui

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