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Les Constitutions arabes et l'Islam: Les enjeux du pluralisme juridique
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Livre électronique423 pages4 heures

Les Constitutions arabes et l'Islam: Les enjeux du pluralisme juridique

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La lecture des Constitutions arabes -de leur lettre comme de leur pratique- par le biais du pluralisme juridique permet de comprendre la nature et la portée des transformations qui sont à l'œuvre dans ces États, tant ceux qui restent essentiellement attachés à des valeurs traditionnelles que les plus avancés dans les processus de démocratisation et de protection des droits fondamentaux.
LangueFrançais
Date de sortie22 avr. 2011
ISBN9782760527867
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    Aperçu du livre

    Les Constitutions arabes et l'Islam - Sabine Lavorel

    Nations

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    Introduction

    « Une Constitution ? Pour quoi faire ? », demandait en 1966 le roi Fayçal d’Arabie Saoudite, « le Coran est la Constitution la plus vieille et la plus efficace du monde1 ». La promulgation du Statut fondamental du Royaume saoudien, le 1er mars 1992, n’infirme en rien cette doctrine : au contraire, en disposant dans son article premier que l’Arabie Saoudite « a pour Constitution le Livre de Dieu et la Sunna de son Prophète2 », le Statut témoigne de l’orientation moniste de la culture juridique islamique, défendue par une partie des théologiens musulmans. L’autorité ainsi investie dans les règles d’origine divine conduit à dénier toute force juridique aux textes fondamentaux de source populaire ou étatique : si le Coran est l’unique Constitution des États se réclamant de l’Islam, l’existence même d’un droit constitutionnel formel dans les pays arabes est inconcevable3.

    Cependant, la persistance des mouvements constitutionnalistes dans le monde arabe tend à réfuter ces positions extrémistes : l’ensemble des pays arabes s’est en effet doté de lois fondamentales écrites précisant les règles de dévolution et d’exercice du pouvoir politique. Ces textes, auxquels s’ajoutent les coutumes et pratiques constitutionnelles ainsi que la jurisprudence des cours constitutionnelles établies, présentent des caractéristiques propres à l’ensemble des États arabes : au-delà des inévitables particularismes nationaux, les différents droits constitutionnels offrent des traits communs dont l’étude est révélatrice d’une culture juridique et politique originale, soumise à des influences multiples. Le système constitutionnel des pays arabes se caractérise en effet par la coexistence de normes d’origines diverses : leur corpus constitutionnel regroupe à la fois des règles traditionnelles de source coranique et des règles juridiques d’influence libérale. Cet assemblage témoigne du pluralisme juridique qui touche toutes les branches du droit dans les pays arabes : à l’instar du droit civil, du droit pénal ou du droit administratif, le droit constitutionnel est composé de normes provenant de systèmes juridiques différents. Bien qu’elles disposent formellement de la même valeur constitutionnelle, ces normes bénéficient d’une force juridique différenciée, proportionnelle à la légitimité reconnue à leur source. Ainsi, le pluralisme constitutionnel dans les pays arabes se manifeste par des sources juridiques diversifiées, auxquelles correspond une normativité constitutionnelle différenciée.

    DES SOURCES

    DE DROIT DIVERSIFIÉES

    La violence politique et le terrorisme exercés par les courants islamistes ont focalisé la réflexion contemporaine relative au monde arabe sur la question politico-religieuse4. Cette polarisation du débat intellectuel tend à imposer les éléments religieux comme principes fondamentaux du pouvoir dans le monde arabe. Cependant, si les pays arabes se caractérisent indéniablement par un « lien étroit et même insécable entre État, droit et religion5 », ce schéma explicatif du système arabo-musulman paraît restrictif dans la mesure où il semble pouvoir s’appliquer à tout État musulman, ignorant ainsi les caractéristiques purement arabes des pays étudiés. En effet, une analyse des spécificités du pouvoir et du droit dans les États arabes ne peut négliger de prendre en considération le nationalisme arabe, « expression politique et représentation collective de l’arabité, [qui] commande, au-delà des particularités de chaque État, les traits de comportement politique, les formes d’organisation institutionnelle et les modes d’exercice de l’autorité⁶ ».

    La définition de cette « arabité » permettrait dès lors de déterminer les particularités et l’originalité de la culture politico-juridique des États arabes, dont le système constitutionnel est le reflet. Dans cette perspective, l’imprégnation des valeurs islamiques dans le système juridique arabe est incontestable et constitue la première spécificité fondamentale de ce système. Pour autant, l’étude du droit constitutionnel des pays arabes ne saurait être ramenée à la seule question de l’influence – voire de l’autorité – des règles religieuses sur le droit positif. En effet, le corpus juridique de ces pays intègre également des normes exogènes d’influence libérale, importées par les puissances européennes dès le XIXe siècle. L’intégration de références occidentales dans le droit des pays arabes, en particulier dans leur droit constitutionnel, constitue ainsi la seconde particularité majeure de la culture juridique de ces États.

    L’imprégnation des valeurs arabo-musulmanes

    Le monde arabe constitue un ensemble hétérogène d’États dont le critère distinctif est l’usage de la langue arabe⁷. Ces États, qui se sont

    6. PALAZZOLI, Claude, « Existe-t-il une spécificité du pouvoir dans les pays arabes ? », dans Le pouvoir. Mélanges offerts à Georges BURDEAU, Paris, LGDJ, 1977, p. 733.

    7. Comme l’indique l’Encyclopædia Universalis, « les Arabes ne forment pas une race, c’est-à-dire une unité anthropologique stable définie par des caractères physiques relativement constants qui leur appartiendraient en propre. En réalité, la plupart des membres de l’ethnie arabe sont des arabisés », ce qui explique le fait que la langue constitue le lien principal entre les peuples arabes. L’utilisation du critère linguistique permet dès lors de distinguer vingt États, où l’arabe classique est la langue officielle, administrative, littéraire et culturelle, et où la population dans sa majorité parle des dialectes arabes : l’Algérie, l’Arabie Saoudite, Bahreïn, Djibouti, l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Irak, la Jordanie, le Koweït, le Liban, la Libye, le Maroc, la Mauritanie, Oman, le Qatar, la Somalie, le Soudan, la Syrie, la Tunisie et le Yémen (Encyclopædia Universalis, édition 2004, article « Arabe »). Ces États, qui enregistrent des taux de croissance démographique particulièrement élevés (compris entre 1,9 % par an en moyenne pour l’Afrique du Nord et 2,7 % pour le Proche-Orient arabe), comptent actuellement un total de 330 millions d’habitants (L’état du monde 2004. Annuaire économique géopolitique mondial, Paris, La Découverte, 2003, p. 599-600).

    regroupés en mars 1945 au sein de la Ligue des États arabes6, ont pour référent commun l’Islam, bien que la religion ne puisse être considérée comme le principal critère de l’arabité7. À l’exception notable du Liban, les Constitutions des pays arabes font ainsi référence, à des degrés divers, à l’Islam et au droit islamique, la Charia8. À cet égard, les États arabes disposent d’un référent islamique commun (1), tout en conservant des conceptions politiques diverses (2).

    Un référent islamique commun

    Les pays arabes partagent les mêmes références juridiques, fondées sur le Coran qui transcrit la parole de Dieu révélée au Prophète Mahomet et sur la Sunna qui retrace les paroles et les actes du Prophète. Ce droit islamique, inchangé depuis son établissement au VIIe siècle de l’ère chrétienne, revêt une légitimité religieuse qui explique sa valeur et sa stabilité. Pour autant, la Charia est susceptible de s’adapter aux réalités matérielles et aux évolutions sociales, par le biais notamment du raisonnement juridique, l’Ijtihâd ; ce travail d’adaptation des juristes constitue la jurisprudence islamique, le Fiqh9. La Charia indique les principes directeurs devant guider les musulmans dans leur vie quotidienne, que ce soit sur le plan politique, économique, social ou culturel. Ainsi, le dogme islamique dépasse les simples préceptes religieux. Il est à la fois « croyance, législation et système de gouvernement10 » : tout en ne déterminant pas un modèle précis d’organisation politique, le Coran impose certains principes généraux d’exercice du pouvoir11.

    La religion islamique a constitué le principal, mais non l’unique facteur d’unité du monde arabe. En effet, l’État théocratique établi par Mahomet à Médine dès 622 et regroupant l’ensemble des tribus de la péninsule arabique a connu une forte extension territoriale jusqu’au XIe siècle : la conquête du Croissant fertile¹⁴, du monde nilotique¹⁵ puis du Maghreb¹⁶, engagée par les successeurs du Prophète, a conduit à l’arabisation des populations par la diffusion de la langue arabe et la conversion à l’Islam¹⁷. Ainsi, au-delà des références islamiques, la Nation arabe, sur laquelle se fonde le pouvoir dans les États arabes, se caractérise par une histoire propre, une continuité géographique, une langue identique malgré la déclinaison en dialectes locaux et un sentiment de commune appartenance qui se manifeste par une remarquable aspiration à l’unité.

    Ces éléments sociologiques se combinent à des particularismes économiques et sociaux qui influent également sur la forme du pouvoir. De manière générale, les régimes politiques arabes se caractérisent par l’autoritarisme, la limitation des libertés et l’absence de véritable contrôle populaire¹⁸. Ces restrictions semblent trouver une explication dans le faible niveau de développement des États arabes : la fragilité économique présente en effet des incidences dommageables sur la libéralisation politique de ces États¹⁹. Pour autant, la vitalité des groupes

    14. La zone du « Croissant fertile », aussi désignée par le terme arabe « Machrek » (« Levant »), recouvre les territoires actuels de la Jordanie, du Liban, de la Syrie et de l’Irak.

    15. La zone nilotique comprend actuellement deux États : l’Égypte et le Soudan.

    16. Le terme « Maghreb » (« Ouest ») était employé par les géographes arabes pour désigner la partie nord de l’Afrique, à l’exception de l’Égypte. Lors de la colonisation, les Français désignèrent par ce nom la région placée sous leur domination (l’Algérie, le Maroc et la Tunisie). À l’indépendance de ces trois États, l’expression désigna à nouveau l’ensemble de la région, en incluant la Mauritanie. Voir BONIFACE, Pascal (dir.), Atlas des relations internationales, Paris, Hatier, 1997, p. 130-137.

    17. Sur l’expansion territoriale de l’Empire arabe, voir LEMARCHAND, Philippe (dir.), Atlas géopolitique du Moyen-Orient et du monde arabe, Paris, Éditions Complexe, 1994, p. 29-32.

    18. Voir SALAMÉ, Ghassan, « Sur la causalité d’un manque : pourquoi le monde arabe n’est-il donc pas démocratique ? », RFSP, no 41, juin 1991, p. 307.

    19. Le débat sur la relation entre libéralisme et démocratie est particulièrement animé depuis la fin de la guerre froide. Zaki Laïdi parle de « démocratie de marché » pour désigner le lien supposé vertueux entre le libéralisme politique et le libéralisme économique. Selon cette conception dominante, le marché accompagne ou conduit à la démocratie : les États non démocratiques qui acceptent l’économie de marché seraient poussés inéluctablement vers la démocratie à partir du moment où ils respectent la propriété privée. Ainsi, l’idéologie de marché et la démocratie « sont organiquement associées, au point qu’il existe une relation circulaire entre marché, développement et démocratie. Ce serait ainsi le respect des signes du marché qui générerait le développement, développement qui, à son tour, deviendrait politiquement impensable sans le respect scrupuleux du pluralisme. » LAÏDI, Zaki (dir.), L’ordre mondial relâché. Sens et puissance après la guerre froide, Paris, Presses de la FNSP, 1992, p. 39.

    sociaux, qu’il s’agisse de familles, clans, confessions ou tribus, s’accompagne d’un certain dynamisme politique : les populations arabes, dont le comportement politique et social est conditionné par la force des symboles et par l’importance de la parole et de l’éloquence verbale, se rassemblent autour de patriarches dont le rôle de leaders politiques ou d’agents électoraux est essentiel, notamment au Maroc, au Liban et dans la péninsule arabique. Ainsi, l’affectif et le spontané régissent les rapports entre la base et le sommet, et fondent un mode particulier de légitimité12. Il existe donc bien une spécificité du pouvoir dans les pays arabes, qui se traduit par des particularismes constitutionnels notables. Cependant, cette spécificité n’implique pas une uniformité : elle se manifeste au contraire par des conceptions politiques diverses.

    Des conceptions politiques diverses

    Les divergences juridiques et politiques actuelles entre les pays arabes s’expliquent en grande partie par l’histoire du monde arabe. L’expansion territoriale, opérée dès le VIIe siècle, s’est accompagnée d’un phénomène d’arabisation ; ce processus s’est traduit culturellement par la diffusion de la religion islamique et de la langue arabe, et politiquement par l’imposition de l’organisation musulmane fondée sur le califat13. Les califes successifs exerçaient donc leur autorité politique sur l’ensemble des populations dominées par une puissance étrangère. Cependant, si l’organisation théocratique musulmane s’est rapidement imposée au Machrek, elle a rencontré des résistances affirmées au Maghreb : les Berbères, divisés en tribus fidèles au rite kharidjite, ont toujours refusé de se soumettre aux califes omeyades, abbassides ou ottomans14. Ces divergences expliquent en partie que les États du Golfe aient conservé une organisation monarchique autocratique – royaume, sultanat ou émirat –, tandis que les États du Maghreb ont généralement opté pour des régimes républicains, reconnaissant la souveraineté du peuple15. À cet égard, le professeur Palazzoli a supposé qu’il existait une sorte de gradation entre les pays bordant la Méditerranée « en fonction d’un conditionnement géographique qui voudrait que des régimes comme ceux du Maghreb, de l’Égypte, du Liban demeurent plus proches de nous que d’autres, et qu’au contraire, à mesure que vers l’Est on s’éloigne, une originalité croissante se manifeste, dont la violence et l’instabilité irako-syriennes ou les monarchies bédouines et théocratiques de la péninsule fourniraient le témoignage16 ».

    Sans cautionner la thèse de l’existence d’un déterminisme géographique, il apparaît que dans les pays arabes certaines pratiques politiques traditionnelles, comme la glorification du chef, l’autocratie ou la violence politique, coexistent avec des éléments de modernisation. Les pays arabes pourraient alors se différencier par la référence au passé et la persistance des traditions culturelles ; la distinction s’effectuerait alors entre les régimes bâtis sur le modèle traditionnel du pouvoir califal – où, par conséquent, l’originalité du pouvoir a été en grande partie préservée – et les régimes recherchant une certaine modernité politique, sous l’influence des modèles étrangers et des impératifs du développement – et dont l’originalité serait moins sensible, du fait de la volonté réformatrice. Cette perte d’originalité provient en partie de l’influence exercée par les puissances européennes sur le monde arabe dès le XIXe siècle : le système juridique des pays arabes, en particulier leur système constitutionnel, a en effet été fortement marqué par les valeurs occidentales17. Pour autant, l’intégration des références libérales s’est réalisée de manière spécifique, souvent différenciée selon les États considérés ; elle s’est traduite par une évolution de la culture juridique arabe qui a néanmoins conservé ses particularités essentielles.

    L’intégration des références occidentales

    Le déclin de l’Empire ottoman s’est soldé par l’influence croissante des puissances européennes en Afrique du Nord et au Proche-Orient : engagé au début du XIXe siècle, le processus de colonisation s’est soldé par la domination de la Grande-Bretagne et de la France sur la majeure partie du monde arabe18. Les puissances coloniales ont tenté d’introduire un nouvel ordre social et d’imposer un droit et des institutions européennes aux populations sous leur domination : cette emprise s’est manifestée par l’avènement de l’organisation étatique dans le monde arabe et par l’adhésion des pays arabes au constitutionnalisme libéral.

    L’avènement de l’organisation étatique

    Soumis à l’influence culturelle puis politique du monde occidental, les régions arabes de l’Empire ottoman ont progressivement adopté le modèle d’organisation étatique, « érigé au XIXe siècle comme la seule référence obligée de développement19 ». Tout au long du XIXe siècle, les acteurs politiques et les philosophes arabes se sont ainsi affranchis du concept d’Oumma, pourtant fondamental en Islam20, et ont progressivement développé des référents nationaux, fondés non plus sur l’appartenance religieuse mais sur la solidarité communautaire (asabiya)21. Cette intégration de l’idée nationale a donc eu pour conséquence la marginalisation du référent islamique. Elle a également contribué à raffermir la capacité mobilisatrice des régimes arabes : dès le début du XXe siècle, les mouvements indépendantistes ne font « qu’opposer à l’Occident le principe de souveraineté nationale qu’il avait forgé22 ». Ainsi, la décolonisation a débouché sur l’adoption du modèle étatique : pas un seul des territoires nouvellement indépendants n’a pris une autre forme que celle de l’État souverain, rejoignant ainsi le droit commun international.

    Pour autant, l’État en tant qu’organisation politique territorialisée n’a jamais acquis de légitimité dans le monde arabe. En effet, le mythe de l’unité de l’Oumma tend à remettre en cause l’existence même des États arabes, perçus comme des structures temporaires. Ce mythe, omniprésent dans la symbolique islamique, a été utilisé dès les années 1930 par les mouvements socialistes d’obédience chrétienne-orthodoxe : sous l’influence notamment du parti Baath (parti de la Renaissance arabe), fondé en Syrie en 1940 par Michel Aflak, la référence à l’unité de l’Oumma a laissé la place au thème de l’unité de la nation arabe, une telle sécularisation du discours favorisant l’association des minorités non musulmanes aux ambitions panarabes du parti23. Ainsi, la nation arabe est progressivement devenue « cette polysémie utilitaire qui la fait recouvrir tantôt les identités particulières des États-nations, tantôt celle de nation arabe et de nation islamique24 ». Cette ambivalence se retrouve dans les textes constitutionnels eux-mêmes, qui affirment l’indépendance et la souveraineté de l’État, tout en faisant référence à l’unité de la nation arabe25. L’aspiration du monde arabe à l’unification s’est concrétisée dès les années 1950 par plusieurs tentatives de regroupement ; ces unions territoriales se sont cependant soldées par des échecs et ont eu pour effet d’aviver les tensions entre les États arabes26. Le recul de l’utopie panarabe a désormais laissé la place à des formes de coopération internationale plus modestes dans leurs objectifs, telles que la Ligue des États arabes, le Conseil de coopération des États arabes du Golfe ou l’Union du Maghreb arabe27. Ainsi, malgré le manque d’enthousiasme des populations28, la structure étatique s’est imposée de fait dans le monde arabe ; cette institutionnalisation du pouvoir politique a été renforcée par l’adhésion des différents pays arabes au constitutionnalisme libéral.

    L’adhésion au constitutionnalisme libéral29

    Les mouvements constitutionnalistes visant à limiter le pouvoir des gouvernants sont apparus dans le monde arabe avant la période coloniale, en réaction notamment contre l’autoritarisme ottoman30 de marché » pour désigner le lien supposé vertueux entre le libéralisme politique et le libéralisme économique. Selon cette conception dominante, le marché accompagne ou conduit à la démocratie : les États non démocratiques qui acceptent l’économie de marché seraient poussés inéluctablement vers la démocratie à partir du moment où ils respectent la propriété privée. Ainsi, l’idéologie de marché et la démocratie « sont organiquement associées, au point qu’il existe une relation circulaire entre marché, développement et démocratie. Ce serait ainsi le respect des signes du marché qui générerait le développement, développement qui, à son tour, deviendrait politiquement impensable sans le respect scrupuleux du pluralisme : la Constitution tunisienne de 1861 et la Constitution ottomane de 1876 ont constitué à ce titre des expériences significatives bien que limitées à quelques mois31. Cependant, c’est sous l’influence des pays européens que se sont véritablement répandues les aspirations libérales : il s’est ainsi opéré un transfert plus ou moins marqué du constitutionnalisme occidental aux États arabes, perceptible dès les années 1920 en Égypte, en Irak, au Liban et en Syrie, premiers pays arabes à être dotés d’une Constitution écrite32. Ces mouvements constitutionnalistes se sont renforcés avec la fin de la période coloniale : l’accession à l’indépendance dans les années 1960 a incité les nouveaux États arabes à codifier leurs règles constitutionnelles33.

    Ces différents textes fondamentaux, qu’ils aient été accordés par la puissance mandataire (Liban), octroyés par le souverain (Arabie Saoudite, Émirats arabes unis), élaborés par une assemblée constituante (Tunisie, Jordanie, Soudan) ou adoptés par référendum (Algérie, Maroc, Égypte, Somalie, Bahreïn et Qatar), répondent matériellement à la définition communément admise dans les démocraties occidentales de la Constitution, à savoir « l’ensemble des règles relatives à la dévolution et à l’exercice du pouvoir politique, aux libertés et droits fondamentaux des citoyens34 ». En effet, toutes les Constitutions des États arabes organisent la répartition des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, et font référence à un certain nombre de libertés publiques et de droits fondamentaux des individus. Ainsi, « la quasi-totalité des pays arabes […] ont adopté une conception positive du constitutionnalisme et, en conséquence, ont suivi le mouvement universel de constitutionnalisation35 ».

    Les formes actuelles du constitutionnalisme des pays arabes se comprennent donc en grande partie par l’intégration des références constitutionnelles occidentales36, au point que certains auteurs affirment que « la totalité de ces textes (occidentaux et arabes) appartient à une même conception du constitutionnalisme37 ». De fait, les textes constitutionnels des États arabes sont révélateurs d’une préoccupation libérale de limitation du pouvoir, caractéristique du constitutionnalisme occidental. Cette conception partagée se traduit notamment par la référence à la souveraineté nationale, l’affirmation du principe de séparation des pouvoirs et la proclamation de libertés publiques38. Pour autant, les références traditionnelles n’ont pas disparu des Constitutions arabes ; bien au contraire, la survie des valeurs juridiques non occidentales suscite des interactions entre le droit importé et le droit autochtone. Ainsi, l’existence de sources de droit diversifiées dans les pays arabes conduit à l’émergence d’une normativité constitutionnelle différenciée.

    UNE NORMATIVITÉ CONSTITUTIONNELLE

    DIFFÉRENCIÉE

    Le constitutionnalisme des pays arabes s’avère être « le produit d’une histoire spécifique, d’une histoire irréductible à celle de l’Occident, qui a engendré un mode et une idéologie de gouvernement propres39 », fondés sur des relations complexes entre deux sources de droit complémentaires et parfois opposées : l’Islam et l’État. L’Islam produit une conception spécifique de l’État et du droit, caractérisée par la confusion des champs religieux et politiques ; cette absence de laïcité dans les systèmes politiques arabes constitue le fondement des divergences avec les modèles occidentaux. Il apparaît donc nécessaire de ne pas appréhender les concepts juridiques islamiques en fonction des références occidentales – bien que la tendance naturelle soit d’étudier les cultures juridiques étrangères au travers des catégories analytiques occidentales40. Une telle réflexion comparatiste conduirait inévitablement à raisonner en termes de déficit démocratique ou d’absence de respect des droits de l’homme – la violation quotidienne des droits fondamentaux dans la grande majorité des pays arabes étant malheureusement un fait établi41. Cependant, l’adoption d’une démarche analytique « islamique » se révélerait tout autant réductrice. Elle se heurterait en effet à l’écueil consistant à privilégier les caractéristiques musulmanes des pays étudiés, au détriment de leurs spécificités proprement arabes ; elle conduirait également à exclure de l’étude le Liban, dont l’identité arabe n’est pourtant pas remise en cause42.

    Dès lors, la recherche d’une nouvelle approche du droit constitutionnel des pays arabes s’avère nécessaire afin d’aborder ce système juridique spécifique sous l’angle de ses particularités et non – systématiquement – de ses lacunes. La démarche adoptée ne vise pas à récuser l’Islam comme fondement du pouvoir et du droit dans le monde arabe, ce qui serait un non-sens. Elle tend cependant à refuser que la religion représente le seul facteur d’explication du système constitutionnel actuel des États arabes : au même titre que l’Islam, les valeurs libérales, révolutionnaires ou socialistes s’intègrent au référent traditionnel pour former un système normatif plural. Ce pluralisme juridique est au cœur de toute analyse portant sur le droit constitutionnel des pays arabes : il contribue en effet à résoudre la question de l’effectivité relative des normes constitutionnelles, en posant comme hypothèse la valeur modulée de ces normes.

    L’effectivité relative des normes constitutionnelles

    Ainsi que le remarque le directeur de l’Institut de recherches et d’études sur le Monde arabe et musulman (IRENAM), Ahmed Mahiou, « l’État de droit n’a prévalu et ne prévaut pour le moment, même s’il y a quelques velléités, dans aucun pays arabe43 ». Ce constat catégorique est révélateur d’un décalage flagrant entre la théorie et la pratique constitutionnelles dans le monde arabe. Baudouin Dupret dénonce à cet égard « l’interprétation laxiste » dont les dispositions constitutionnelles sont l’objet : « les différents principes de souveraineté nationale, séparation des pouvoirs et libertés publiques se matérialisent dans des pratiques qui les privent de leur contenu habituel de prévision et de garantie, alors que ce contenu doit être envisagé en théorie comme une manifestation de la limitation que l’État s’impose à lui-même44 ». De fait, la Constitution est perçue moins dans son aspect normatif que dans ses aspects fonctionnels : elle ne constitue pas une barrière juridique à l’exercice du pouvoir mais un instrument que le pouvoir met au service de ses objectifs, faisant ainsi prévaloir une lecture opportuniste du texte fondamental. Il s’établit dès lors entre le texte constitutionnel et la pratique politique un compromis dont gouvernants et gouvernés semblent s’accommoder aisément – la recherche de l’efficacité primant sur le respect des formes procédurales.

    Cette effectivité limitée du droit constitutionnel des pays arabes, qui se traduit par l’inapplication d’un certain nombre de dispositions constitutionnelles, soulève plusieurs interrogations. En premier lieu, le recours formel au constitutionnalisme libéral ne semble pas changer, dans la plupart des États étudiés, la conception autocratique du pouvoir, qui se manifeste notamment par la prééminence du chef de l’État, l’absence de contrôle populaire effectif et la restriction des droits fondamentaux : l’État de droit, considéré comme « un État régi par le droit [et] assujetti au droit45 », apparaît vidé de sa substance. Dès lors, on peut s’interroger sur la raison d’être des Constitutions dans ces pays : leur apparente absence d’effectivité remet en cause les choix constitutionnels opérés par les divers organes constituants, voire l’existence même de ces textes fondamentaux.

    Le questionnement, récurrent chez les théologiens musulmans (les Ulémas), sur l’existence d’un droit constitutionnel arabe constitue un second point de réflexion. Bien que ce raisonnement paraisse discrédité par la tendance des pays arabes à se doter de Constitutions écrites, sa persistance dans le débat juridique conduit à s’interroger sur la nature de ces Constitutions qui s’apparentent à des fourre-tout juridiques, culturels, voire idéologiques, intégrant des normes de sensibilité pour le moins différentes. Dès lors, les références à l’Islam et à la Charia, présentes dans toutes les Constitutions à l’exception de celle du Liban, relativisent la portée des autres normes constitutionnelles en leur déniant toute suprématie46. L’absence de laïcité, qui altère ainsi la légitimité des règles juridiques non chariatiques, pose la question de la valeur et de la portée des normes constitutionnelles dans les pays arabes.

    Enfin, il est notable que les textes et les pratiques constitutionnelles diffèrent selon les pays considérés. Pour autant, le professeur Palazzoli se demandait déjà, en 1977, si l’on ne pouvait pas « considérer que la spécificité du pouvoir tend, dans le monde arabe, à s’amenuiser ou à se résorber, au fur et à mesure que certains types de régimes disparaissent et que partout, à la faveur d’une certaine interpénétration des expériences à l’échelle internationale […], le passé recule47 ». Cette perte d’originalité peut sembler d’autant plus inéluctable que, malgré la décolonisation, l’influence de la culture politico-juridique occidentale s’est renforcée par le biais du processus de mondialisation : l’universalisation du modèle libéral et démocratique, dont la légitimité s’est imposée dans les années 1960, a donné lieu à la remise en cause des modèles traditionnels d’exercice du pouvoir48. Cette préoccupation soulève alors une troisième série de questions, de nature prospective cette fois, relatives à l’évolution des pratiques constitutionnelles dans les pays arabes : on peut se demander si une telle homogénéisation du droit constitutionnel des États arabes – au cas où

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