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Cinq nouvelles historiques: Recueil de nouvelles
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Livre électronique318 pages4 heures

Cinq nouvelles historiques: Recueil de nouvelles

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À propos de ce livre électronique

Cinq nouvelles historiques est un recueil de nouvelles qui couvre un peu plus d’un siècle de l’histoire de la France et du monde à travers divers sujets : la politique, les guerres, l’alpinisme, les rapports entre la métropole et l’outre-mer ou encore la vie des familles nobles à la Belle-Époque. Ces nouvelles ont en commun, d'une part le souci de la vérité historique et d'autre part l’intensité des destins individuels des personnages et le souci didactique afin de replacer l’action dans un contexte plus large, pour permettre au lecteur de mieux appréhender la période considérée.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Après avoir publié ses premières nouvelles et une saga historico-familiale en quatre tomes, Marc Bénassy propose aujourd’hui cinq nouvelles historiques portant sur des thèmes variés, lesquels illustrent pleinement sa passion pour l’Histoire, la sociologie, la géographie et la psychologie des personnages.
LangueFrançais
Date de sortie3 févr. 2021
ISBN9791037719775
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    Aperçu du livre

    Cinq nouvelles historiques - Marc Bénassy

    Du même auteur

    Nouvelle I

    Première partie

    L’art de vivre à la belle époque

    Sur la côte Atlantique, à l’extrémité occidentale de la plage de La Baule, près du chenal du Pouliguen se dresse encore aujourd’hui une magnifique villa balnéaire, la villa Christine. Les immenses baies vitrées donnant sur la mer, les imposants toits d’ardoises et les gigantesques cheminées en font un amer reconnaissable à des kilomètres par les marins et les promeneurs ou les pêcheurs à marée basse, lorsque la mer se retire sur de grandes étendues de sable. À la belle époque, l’entretien de cette vaste et agréable demeure, des dépendances, des écuries et du yacht nécessitait l’emploi de pas moins de soixante domestiques. Un ballet sans fin de berlines hippomobiles plus ou moins luxueuses défilait aux abords de la grille d’entrée du domaine qui accueillait parfois de nombreuses fêtes mondaines et parfois même des concerts privés ou des représentations théâtrales.

    Construite à la fin du XIXe siècle par un industriel du sucre sous le nom de villa Thérèse, la demeure changea de nom lorsqu’elle fut rachetée par un Marquis, par ailleurs député de Loire-Inférieure, qui la rebaptisa du nom de son épouse issue de la prestigieuse lignée des de Wendel comme l’avait déjà fait son prédécesseur. Ce dernier, directeur général d’un puissant groupe sucrier, avait mis fin à ses jours en 1905 après avoir engagé imprudemment l’argent de son entreprise dans des spéculations désastreuses sur le cours du sucre. On ne sait pourquoi le sucre a souvent été choisi comme un produit apte à la spéculation et de là vient probablement l’expression « se sucrer » ! En l’espèce, l’anticipation sur une mauvaise récolte cette année-là l’avait conduite à acheter un important stock de sucre. Or contrairement à ses prévisions, la récolte fut abondante cette année-là entraînant la mévente et la baisse des cours. Quelques années plus tard, la villa, n’ayant trouvé entre temps aucun acquéreur, fut rachetée finalement par le Marquis. Il résidait jusqu’alors dans la ville voisine du Pouliguen. Toutefois, comme il s’y trouvait trop à l’étroit, il racheta le domaine afin d’y mener une vie fastueuse avec sa famille et ses invités en dehors des sessions parlementaires. Bien que revendu plusieurs fois et devenu de nos jours un hôtel de luxe, cet ensemble architectural d’exception dominant le remblai de la plage Benoît a conservé son nom et son caractère malgré ses multiples propriétaires. Ainsi, les baies vitrées des salles de réception du rez-de-chaussée continuent d’éclairer le bord de mer à la nuit tombée tandis que les toits d’ardoises se confondent avec l’obscurité au fur et à mesure que la soirée s’avance.

    Nous sommes pendant l’été 1912, la belle époque est à son apogée et nul ne peut imaginer dans quelles horreurs – ni pour combien de temps – l’Europe est prête à basculer d’ici deux ans. Or pour le moment, l’heure est à l’insouciance et tout le monde entend profiter du beau temps, des plaisirs de la plage ou de la pêche à marée basse, du bateau et de la magnifique vue sur l’océan. Certes, le naufrage du Titanic en avril au large de Terre-neuve a déjà résonné comme un coup de semonce, le Marquis ayant d’ailleurs perdu un de ses principaux associés dans cette tragédie, alors qu’il partait conquérir le marché américain. Il était donc bouleversé par cette catastrophe qui écornait de surcroît le sentiment alors fréquent d’une marche accélérée et sans limites vers le progrès avec en particulier la domestication de l’électricité, l’invention du téléphone, du phonographe, de l’automobile ou de l’avion. Chacun avait le sentiment que l’élévation du niveau de vie et l’automatisation de certaines tâches permettraient à chacun de se procurer de quoi satisfaire ses besoins essentiels, de vivre plus longtemps, d’être en meilleure santé, de travailler moins, d’avoir des loisirs et de se reposer davantage à la fin de sa vie.

    Ainsi, même si les conditions de vie et de travail des gens du peuple n’étaient guère enviables au regard des standards contemporains, le progrès pouvait cependant bénéficier à tous, y compris aux plus humbles. Les femmes de ménage utilisaient désormais un nouvel outil, le balai à succion mécanique, l’ancêtre de l’aspirateur que leur maître compatissant leur avait offert au début de l’année en guise d’étrennes collectives. Avec cet outil révolutionnaire, les poussières étaient emprisonnées dans un sac au lieu d’être simplement dispersées dans la pièce, et le temps nécessaire au nettoyage quotidien des sols était considérablement réduit. Ainsi, les domestiques en charge du ménage et de l’entretien pouvaient consacrer davantage de temps et de soin aux lustres, bibelots et tableaux qui garnissaient abondamment les murs et les plafonds. Soucieux d’épouser son siècle et d’alléger au maximum la tâche de ses employés de maison, le Marquis rêvait également à un appareil similaire permettant de laver automatiquement la vaisselle, mais les premiers modèles élaborés aux États-Unis à partir de 1850 ne donnaient pas encore pleine satisfaction. En revanche, le maître de céans n’envisageait pas d’acquérir une automobile, à la fois afin de sauvegarder l’emploi de ses cochers et pour ne pas rompre l’harmonie des lieux par des pétarades intempestives, sans oublier les risques élevés de panne mécanique et d’accident. Pour lui, la Côte-Sauvage voisine en direction du Croisic, la station balnéaire en plein essor grâce au chemin de fer ainsi que la plage de La Baule devaient être préservées le plus longtemps possible des bruits et des nuisances urbaines. Il appréciait d’autant plus le calme des lieux rythmé par le seul bruit de la mer, que les vibrations et les nuisances olfactives ou sonores de Paris lui devenaient de moins en moins supportables au fur et à mesure qu’il vieillissait. En outre, le Marquis et la marquise étaient attachés à leurs deux landaus à cheval auxquels s’ajoutait un tombereau à roulettes réservé aux approvisionnements en denrées alimentaires et en combustibles, ainsi qu’au transport des marchandises ou des bagages. Le petit landau servait à emmener les enfants à l’école communale ou à la gare et à leurs déplacements d’agrément. Le grand landau quant à lui était réservé aux déplacements des maîtres et de leurs invités, notamment à chaque fois que le Marquis prenait le train vers Paris ou en revenait. Sauf exception, les enfants n’y étaient pas admis. Il fallait donc au total trois cochers, deux garçons d’écurie et un charron afin de pourvoir à leur entretien et à leur utilisation. Toutefois, l’un des jeux favoris des enfants était de se promener dans le tombereau en maniant eux-mêmes l’attelage, avec l’accord des parents qui veillaient simplement à ce qu’ils ne salissent pas leurs habits en mettant des feuilles de journaux au fond de la carriole et sur le siège réservé habituellement au cocher. En apparence, la vie à la villa n’était que luxe, calme et réjouissances.

    Pourtant, même dans le cadre privilégié de cette demeure étincelante de beauté et de sérénité, malgré ces progrès techniques continus, la liesse n’était pas toujours aussi omniprésente qu’on pourrait l’imaginer. Edgar le majordome, chef du personnel de maison, régnait sans partage sur la domesticité et se montrait volontiers tyrannique vis-à-vis des femmes de chambre, des cuisinières ou des cochers à la moindre incartade et au moindre manquement dans le service. Ayant commencé comme modeste employé de maison faisant fonction de valet de chambre et d’homme à tout faire dès la construction de la villa, il en connaissait les moindres recoins et se montrait particulièrement pointilleux dans ses inspections quotidiennes. Il vénérait ses maîtres et pour leur confort et leur tranquillité, il ne tolérait pas la moindre insuffisance ni la moindre maladresse, proposant le renvoi séance tenante des serviteurs fautifs réels ou supposés. Le moindre manquement à la propreté, à la sécurité, à l’honnêteté ou aux bonnes manières des domestiques faisait l’objet de commentaires sarcastiques ou humiliants et de réprimandes dans un vocabulaire fleuri. Toutefois à sa décharge, et contrairement à beaucoup de ses collègues dans d’autres maisons prestigieuses, il s’était toujours interdit de lever la main sur un membre du personnel, laissant cette responsabilité au Marquis le cas échéant. D’ailleurs, la réputation du domaine en ville n’était pas mauvaise à une époque où, bien des hôtels particuliers avaient une réputation de bagne. Il valait mieux alors éviter de s’y faire engager à moins d’y être contraint par la nécessité économique ou la décision des parents, soucieux de « placer » leur progéniture dès l’âge de 13 ou 14 ans afin de compléter leurs revenus.

    Edgar était par ailleurs le seul à loger au même niveau que ses maîtres et leur famille, au premier étage, l’étage noble dans toutes les demeures de ce genre, tandis que le reste du personnel logeait sous les combles ou dans les dépendances. Ces pièces réservées à la domesticité étaient au contraire vétustes, mal meublées, parfois ouvertes à tous les courants d’air, peu ou mal chauffées en hiver. C’est en vain que les domestiques réclamaient à leur chef d’intercéder auprès de ses patrons pour que leur sort quotidien soit amélioré, mais le majordome zélé désirait avant tout éviter de mécontenter ses employeurs ou de laisser déraper les dépenses quotidiennes, et faisait à chaque fois la sourde oreille. De la même façon, les domestiques avaient souvent des habits élimés ou déchirés, et les femmes avaient la plupart du temps des trous dans leurs bas noirs car la dotation réservée à l’habillement du personnel n’était pas réévaluée chaque année malgré la hausse des prix. Alors, les robes, les vestes, les pantalons et les autres habits étaient indéfiniment ravaudés, rapiécés, raccommodés ou les bas remaillés, jusqu’à ce que le ou la domestique passe littéralement à travers en raison de l’usure extrême. De la même façon, les journées de travail étaient longues, le service exigeait des stations debout pénibles, les pauses octroyées rares et courtes, et les journées rallongées sous le moindre prétexte par l’intraitable majordome. Après quelques années de service, les maladies professionnelles faisaient parfois leur apparition. Les visites médicales étaient irrégulières, payantes et laissées à l’appréciation exclusive des maîtres en l’absence de toute médecine du travail. Pourtant le Marquis et sa femme étaient des personnes d’un commerce agréable et la beauté de la villa ajoutée aux effluves iodés de la mer rendait supportables bien des excès de labeur, des humiliations et des réprimandes d’Edgar. De ce fait, les démissions étaient très rares, sauf bien entendu en cas de mariage ou de maternité pour les femmes, et les renvois restaient exceptionnels. Par ailleurs, la plupart des employés restaient célibataires toute leur vie pour une raison simple : ils ne voyaient jamais personne en dehors de la villa et ne pouvaient donc guère se marier qu’entre eux !

    Il est inutile de préciser que le soir à l’office, cela jasait sec au sujet du majordome honni, qui cristallisait toutes les rancœurs et toutes les frustrations du personnel. Les domestiques se racontaient avec délectation ses turpitudes ou ses écarts de conduite réels ou supposés, guettant une occasion de le surprendre en flagrant délit de malversation afin de pouvoir le dénoncer auprès du couple régnant et de le faire renvoyer à son tour. On racontait notamment qu’il goûtait volontiers aux bouteilles de vin entamées lorsqu’elles étaient revenues de la salle à manger en remplaçant le précieux nectar des maîtres par le vin plus commun réservé aux employés, ou qu’il frôlait d’un peu trop près la maîtresse de maison ou ses filles aînées lorsqu’ils se croisaient dans l’escalier. Pourtant, il ne s’agissait que de ragots d’arrière-cuisine et rien de tout cela n’avait été étayé par le moindre commencement de preuve. Quant à l’espionnage de sa vie privée lors de ses rares moments de détente ou de ses jours de congé, il n’avait donné aucun résultat tangible. Lorsque ses maîtres lui accordaient un congé – car il ne les sollicitait jamais lui-même –, Edgar disparaissait le plus souvent pour la journée en prenant le premier train du matin vers le Croisic, Saint-Nazaire ou Nantes, où il se fondait dans la masse pour profiter de sa journée de détente. Les rares fois où il avait été aperçu en ville, il était toujours seul lisant un journal dans un jardin public ou à la terrasse d’un café fumant la pipe ou déjeunant tranquillement dans un restaurant sans personne à ses côtés. Sa seule passion connue hormis son travail était la pétanque, qu’il pratiquait volontiers avec des amis le dimanche après la messe dans le parc Benoît voisin de la villa ou sur le boulodrome de Saint-Nazaire. Il avait même eu son jour de gloire lorsque son équipe avait gagné un concours de doublette l’année précédente, son nom et sa photo étant publiés dans le Petit Écho Baulois. Ses patrons l’avaient appris grâce au couple de gardiens qui étaient abonnés à ce journal, et Edgar avait reçu les félicitations de ses maîtres. Il avait été rouge de confusion et cela n’avait fait qu’exciter davantage la jalousie du personnel à son encontre. Le majordome présentait donc un abord excessivement lisse qui ne donnait pas prise aux jugements malveillants ni même à la moindre anecdote croustillante ! Outre son autoritarisme et sa dévotion à ses maîtres, sa légende tenait surtout à ce qu’on ne savait pratiquement rien de lui, et que chacun spéculait indéfiniment à ce sujet, en particulier lorsqu’il recevait à la loge des visites d’amis, de connaissances ou de parents éloignés.

    Nul ne connaissait ni son âge exact ni son lieu de naissance précis. On savait simplement qu’il était né dans la région des vignes du muscadet et qu’une fois orphelin, il avait été recueilli par le précédent propriétaire et bâtisseur de la villa à qui il avait servi d’homme de confiance. Son premier maître, après avoir connu ses succès dans ses affaires, l’avait engagé d’abord comme factotum puis comme majordome lorsqu’il s’était installé à demeure sur la côte. Lors du suicide par pendaison de son précédent employeur, c’est lui qui avait découvert et décroché le corps avant de devoir annoncer la terrible nouvelle à sa famille et de prévenir la police afin qu’elle enquête sur l’origine exacte du décès, même s’il n’y avait en l’espèce guère de doute possible. Très attaché à son maître dont il était devenu l’ami et le confident au fil des années, il avait été bouleversé par cette disparition précoce. Il s’était retrouvé brutalement sans emploi et avait alors sombré dans une profonde dépression dont seul le Marquis était parvenu à le guérir en l’engageant à nouveau, après avoir racheté la villa à peine achevée. Sa déférence et sa fidélité de chien de garde pour son nouveau maître, sa femme et leurs huit enfants avaient donc quelques fondements. Dieu seul sait ce qu’il serait devenu sans cette heureuse opportunité !

    Comme on peut l’imaginer, le fonctionnement quotidien d’une aussi grande maison n’allait pas sans difficulté et Edgar s’était fixé une règle intangible : rien de toutes les questions d’intendance ne devait parvenir aux oreilles des maîtres. Ainsi, il prenait sur lui la responsabilité de régler les incidents, n’hésitant pas à remplacer lui-même une servante maladroite ou souffrante si besoin, quitte à l’admonester vertement par la suite à l’office. Levé dès l’aube et couché tard le soir, il gardait l’œil sur tout et ne se reposait que rarement. Vieux garçon devant l’éternel, il gardait en permanence une certaine distance vis-à-vis de la gent féminine et ne profitait guère des plaisirs balnéaires y compris pendant ses rares jours de repos.

    Les domestiques étaient répartis entre cinq escouades : les femmes de chambre et les femmes de ménage ; les cuisinières, les servantes et le sommelier ; les bonnes d’enfants et la camériste des maîtres ; les ouvriers d’entretien des extérieurs, couvreurs, jardiniers et les gardiens du domaine ; enfin les cochers, palefreniers et les marins du yacht. Ces derniers étaient enviés pour leur distance avec Edgar, lequel avait le mal de mer dès qu’il naviguait. Certains marins s’étaient même vantés de n’avoir croisé Edgar qu’une fois durant un mois entier pour recevoir leurs gages. Il n’y avait pas de chef d’équipe à proprement parler ; toutefois, c’était le ou la domestique ayant le plus d’années de service au sein de chaque escouade qui jouait ce rôle, filtrant les récriminations ou les doléances du personnel et essayant de régler les difficultés quotidiennes à son niveau afin de ne pas déranger ni risquer d’irriter Edgar pour des affaires de faible importance. De ce fait, on peut dire que le majordome régnait sans partage sur la domesticité pour la plus grande satisfaction de ses maîtres qui lui avaient même délégué la paie hebdomadaire du personnel, grâce à une délégation de signature sur le compte courant du Marquis, alimenté principalement par son indemnité parlementaire et secondairement par des revenus du capital foncier ou des valeurs mobilières. Chaque soir, après le dîner des domestiques à l’office, leur chef récapitulait le bilan de la journée et élaborait avec son maître ses directives pour le lendemain. Avec la cuisinière et les marmitons, il procédait à la vérification des provisions subsistantes au cellier et à l’arrière-cuisine et ils arrêtaient de concert les menus du jour suivant afin d’en déduire les achats à effectuer par les cochers dès le lendemain matin. Il énumérait les incidents et les mesures à apporter pour y remédier, ainsi que le matériel usé ou défectueux dont le remplacement était à envisager. Puis il allait souhaiter le bonsoir à la marquise, installée généralement à son boudoir où elle lisait, écrivait du courrier, chantait ou jouait de la musique. Il lui montrait sa feuille pour approbation, le plus souvent tacite. Ce n’est qu’après cette ultime validation vespérale qu’Edgar commençait à penser à se détendre un peu et partait faire un tour sur le remblai ou en ville lorsque le temps le permettait ou rejoignait un café du centre-ville dans le cas contraire, avant d’aller enfin se coucher.

    La maîtresse de maison avait entièrement confiance en Edgar et elle pouvait ainsi mieux se consacrer à l’éducation des enfants, aux arts d’agrément telles la peinture, la photographie ou la musique, ainsi qu’aux réceptions mondaines, à la correspondance et à l’art de la conversation, sans oublier les visites de charité, les bonnes œuvres et les offices religieux. Le maître de céans quant à lui était souvent absent, tantôt à Paris lorsqu’il y avait une séance à la Chambre des députés, tantôt retenu par ses affaires en divers lieux, tantôt enfin en train de naviguer à bord du yacht dans la baie de La Baule, au large de la péninsule du Croisic ou de l’estuaire de la Loire avec ses invités. Nombre de contrats avantageux avaient ainsi été signés dans le carré du commandant de bord à l’issue d’une journée de pêche et de navigation, et après un dîner de poissons et de fruits de mer généralement bien arrosé au muscadet ou au gros-plant. Bien qu’il ait récemment rebaptisé son yacht du nom de sa dernière fille, les femmes et les jeunes filles n’étaient que rarement admises à bord et il régnait toujours au sein de l’équipage une ambiance virile de franche camaraderie, ponctuée de chansons de marins aux paroles souvent osées ou irrespectueuses vis-à-vis de la gent féminine, des puissants, de la maréchaussée, de l’Église ou des corps constitués. Dans ce cas, le Marquis, doté d’une belle voix de ténor, n’était pas le dernier à pousser la chansonnette avant d’offrir une tournée générale, car tout ceci lui rappelait sa jeunesse et notamment ses années de conscrit. De plus, cela le distrayait des soucis liés à ses affaires ou à la conjoncture politique. Le matin, avant de se mettre aux fourneaux, le cuisinier du bord laissait traîner ses lignes de pêche dans le sillage du bateau et s’il était chanceux, une friture d’une fraîcheur exceptionnelle et d’une qualité incomparable venait agrémenter le déjeuner. Enfin, si le temps se dégradait ou si le vent venait à manquer, un moteur auxiliaire à essence permettait tout de même de regagner à temps le port du Pouliguen afin d’éviter tout risque de s’échouer sur le sable en cas de profondeur insuffisante du chenal.

    Les huit enfants du couple régnant, cinq filles et trois garçons étaient tous scolarisés ; en pension ou en résidence chez des amis pour les aînés et à l’école primaire de La Baule-Benoît pour les derniers. Les trois filles aînées étaient particulièrement ravissantes et apportaient à chaque période de vacances une touche supplémentaire de grâce et de gaieté à la paisible demeure, avec leurs robes longues bleu clair à rayures blanches, leurs bottines à lacets serrés, leurs chapeaux blancs à voilette et leurs ombrelles. Leurs visages harmonieux dégageaient une grande bonté et une grande confiance devant la vie et accusaient une troublante ressemblance, de sorte que seule la couleur de leurs cheveux permettait aux visiteurs épisodiques, aux amis lointains ou aux obligés de la famille de les différencier de manière certaine. L’aînée, Hélène, était brune avec des cheveux d’un profond châtain, généralement roulés en chignon. Elle était aussi la plus élancée et la plus mince des sœurs et pratiquait avec bonheur la gymnastique ainsi que l’escrime. La seconde Camille était blonde, plus petite que son aînée et plutôt bien en chair. D’allure encore plus sportive que ses sœurs, elle portait les cheveux assez courts, souvent retenus par un simple bandeau ou un serre-tête et pratiquait assidûment la natation et le tennis. Enfin la troisième, Madeleine était sans contestation possible la plus jolie des jeunes filles en fleurs. Elle était une sorte de synthèse de ses deux aînées avec ses magnifiques cheveux roux ondulés tirant sur le blond à la belle saison, sa taille extrêmement fine digne de Sissi d’Autriche et ses hanches rebondies. En dehors de ses longues marches méditatives sur la plage ou les rochers de la Côte Sauvage, elle n’était pourtant pas aussi sportive que les deux autres. Toutes les trois chantaient merveilleusement en voix de soprano et jouaient fort bien de la musique, l’aînée au piano ou à l’harmonium d’église, la seconde au violon ou à la guitare et enfin la cadette à la flûte traversière ou au hautbois. Toutefois, leur mère tenait à ce qu’elles ne se cantonnent pas aux arts d’agrément ni aux divertissements, mais se préparent à exercer un métier, afin de ne pas être confrontées plus tard au dilemme classique des jeunes femmes de bonne famille : le mariage ou le couvent. Ainsi Hélène suivait des cours à l’école normale de Nantes afin de devenir institutrice, Camille une formation d’infirmière à Saint-Nazaire et Madeleine envisageait d’étudier les belles lettres et de devenir journaliste, sans avoir encore commencé sa formation. En attendant, elle suivait sans entrain excessif, sa scolarité

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