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Les Houilleurs de Polignies
Les Houilleurs de Polignies
Les Houilleurs de Polignies
Livre électronique318 pages4 heures

Les Houilleurs de Polignies

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À propos de ce livre électronique

Dans le bassin du Hainaut, la houille s'infiltre partout. Les usines aux hauts fourneaux, les maisons, les ouvriers et les mineurs sont noirs de charbon. Mais plus noirs encore sont les cœurs des travailleurs acharnés, payés au rabais, éloignés de leur famille, traversés nuit et jour par l'angoisse du chômage, et de périr au fond des mines ou de faim.Cette sombre fresque des mines de charbon du XIXe siècle inspirera Zola pour « Germinal ». Tour à tour, la vie des ouvriers comme des patrons est étalée au grand jour, et leur condition de travail pointée du doigt comme l'on montre la mort.-
LangueFrançais
ÉditeurSAGA Egmont
Date de sortie20 déc. 2021
ISBN9788726657548
Les Houilleurs de Polignies

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    Les Houilleurs de Polignies - Élie Berthet

    Élie Berthet

    Les Houilleurs de Polignies

    SAGA Egmont

    Les Houilleurs de Polignies

    Image de couverture : Shutterstock

    Copyright © 1887, 2021 SAGA Egmont

    Tous droits réservés

    ISBN : 9788726657548

    1ère edition ebook

    Format : EPUB 3.0

    Aucune partie de cette publication ne peut être reproduite, stockée/archivée dans un système de récupération, ou transmise, sous quelque forme ou par quelque moyen que ce soit, sans l'accord écrit préalable de l'éditeur, ni être autrement diffusée sous une forme de reliure ou de couverture autre que dans laquelle il est publié et sans qu'une condition similaire ne soit imposée à l'acheteur ultérieur.

    Cet ouvrage est republié en tant que document historique. Il contient une utilisation contemporaine de la langue.

    www.sagaegmont.com

    Saga est une filiale d'Egmont. Egmont est la plus grande entreprise médiatique du Danemark et appartient exclusivement à la Fondation Egmont, qui fait un don annuel de près de 13,4 millions d'euros aux enfants en difficulté.

    Les Houilleurs de Polignies

    I

    Le charbonnage.

    Le voyageur qui se rend de France en Belgique ne peut manquer de remarquer les vastes plaines qui s’étendent de Valenciennes à Mons, et se prolongent même au delà. Ce n’est pas que ce pays soit digne d’attention par son aspect pittoresque ; il est plat et tout nu. Les marécages qui le couvraient lorsque César envahit les Gaules, les forêts immenses à travers lesquelles les soldats romains durent se frayer un passage, la hache à la main, et où les Moriniens et les Nerviens, ces courageux enfants du sol, se défendirent avec tant d’énergie, ces marais et ces bois, disons-nous, ont disparu depuis longtemps. Il n’y a plus à leur place que de rares bouquets d’arbres, puis des cours d’eau soigneusement contenus par des digues et devenus esclaves de l’industrie.

    On assure que ce pays est fertile, que ses champs produisent un tabac délicieux, des colzas de première qualité, des lins recherchés par tous les filateurs de France et d’Angleterre : c’est possible ; mais qui s’occupe, bon Dieu ! de ce qui s’y récolte à la surface du sol, sous les rayons du soleil ? Nous sommes ici dans le Borinage, au centre de ce bassin houiller du Hainaut, un des plus riches du monde par le nombre et la puissance de ses couches de charbon. Ce n’est pas dans la plaine que se trouve la richesse, c’est à trois ou quatre cents mètres plus bas, au fond de ces puits effrayants où travaillent nuit et jour des populations entières. Aussi tout appartient-il au charbon dans cette contrée étrange, les choses et les hommes. Les villages sont habités par des houilleurs, appelés Borains, au milieu desquels les familles agricoles ne forment qu’une infime minorité. Les usines, les hauts fourneaux, les cheminées colossales dont la campagne est parsemée semblent être autant de temples élevés à la gloire du dieu charbon. Les barques pesantes, glissant à la surface des canaux, ne contiennent que de la houille ; les petits chemins de fer, sur lesquels un cheval traîne un convoi de wagonets, servent uniquement au transport de la houille. La houille pénètre partout, s’infiltre partout, comme l’air et la lumière. Les maisons sont noires ; les eaux courantes, la poudre des chemins, tout est noir. Le feuillage des arbres demeure couvert de la poussière fine et brillante du charbon. Il n’y a pas jusqu’au soleil lui-même qui ne prenne une teinte charbonneuse, quand les innombrables cheminées dont nous avons parlé inondent l’atmosphère de fumée épaisse, produit de la combustion de la houille.

    C’est au centre de cette contrée industrielle, non loin de la frontière française, que se trouve la mine de houille ou charbonnage où, vont se dérouler les événements de cette histoire.

    Ce charbonnage s’appelait Polignies, du nom d’un village situé à deux ou trois cents pas des bâtiments principaux d’exploitation. Ce n’était pas un des plus considérables que l’on pût trouver dans le canton ; néanmoins sa concession comprenait une large surface, et outre le groupe de constructions que nous venons de mentionner, on apercevait çà et là, dans les environs, les fours à coke, les puits d’extraction ou d’aérage, qui en étaient les dépendances. Aucun canal navigable n’existait à portée de cette mine, ce qui était un désavantage réel pour ses produits, privés ainsi d’un moyen de transport économique ; en revanche, un de ces petits chemins de fer particuliers, à une seule voie, si communs dans le pays, partait de la fosse principale et allait rejoindre l’Escaut, d’où les houilles de Polignies pouvaient se répandre dans le monde entier.

    Du reste la campagne environnante n’était pas dénuée de tous charmes, malgré son uniformité. Entre les bâtiments largement disséminés de la concession, s’étendaient de beaux champs de lin, d’onduleuses moissons ; les panaches élégants de quelques arbres s’alignaient sur la limite des héritages. Le village surtout avait un aspect pittoresque avec ses maisons basses, recouvertes en tuiles ouvragées, avec sa place plantée de vieux ormes, sous lesquels les mineurs venaient jouer aux boules le dimanche, avec son ancienne église que surmontait un clocher délabré de forme bizarre, enfin avec ses nombreux petits jardins où les ménagères cultivaient des légumes et des fleurs derrière les haies de sureaux et de troènes. Mais ce n’est ni de la campagne ni du village que nous devons nous occuper pour le moment ; l’usine, qui domine l’une et l’autre, comme une impérieuse reine, réclame notre attention, et c’est à l’usine que nous allons d’abord nous rendre.

    Rien d’imposant comme la vue de la grande cour, où on pénétrait librement par une porte cochère ouverte jour et nuit. A gauche se trouvait un lourd bâtiment en briques, percé d’immenses fenêtres sans vitres, et flanqué d’une cheminée colossale. Dans ce bâtiment étaient la bure principale du charbonnage et la machine à vapeur destinée à extraire la houille en même temps qu’à épuiser les eaux souterraines. En face, s’étendaient d’interminables hangars, renfermant des amas de charbon, des machines en construction et surtout des monceaux de ces bois de charpente de toute sorte qui sont d’un usage continuel dans les puits et les galeries des houillères. A droite, s’élevait un pavillon servant de demeure au directeur de la mine ainsi qu’aux principaux fonctionnaires de l’exploitation ; ce corps de logis, comme les hangars, comme les bâtiments de toutes formes et de toute destination, était noir, brûlé, imprégné de charbon, / et se confondait avec eux dans une sombre uniformité.

    La cour, au moment où commence notre histoire, était pleine de mouvement et de bruit : hommes et machines travaillaient à la fois. La vapeur sifflait, les fourneaux ronflaient ; rouages et pistons étaient en jeu ; on entendait le cliquetis des chaînes servant à élever les bennes, le roulement des wagonets sur les rails. Des sons sourds et réguliers montaient des profondeurs de la terre qui paraisait trembler sous les pas. Les eaux, vomies par les pompes puissantes de la machine d’épuisement, grondaient au fond d’un conduit et allaient former dans la campagne un ruisseau bourbeux, qu’aucune fleur marécageuse n’essayait de cacher, dont aucun arbre ou arbuste n’ombrageait les rives stériles.

    Sous les hangars, dans les ateliers faisant suite à la cour, même agitation, même tumulte. Charpentiers et forgerons accomplissaient leur tâche. Là, les marteaux s’abattaient sur le fer rouge ; des étincelles éblouissantes jaillissaient comme d’une source de feu. Plus loin, on était assourdi par le grincement des scies, par le fracas des haches. Des femmes, des enfants, des ouvriers non classés, travaillaient à l’envi ; et l’imagination demeurait confondue quand on songeait que cette activité, cette effervescence fiévreuse qui se produisaient à la surface du sol, se manifestaient avec non moins d’énergie au fond de la mine où s’agitaient plusieurs centaines de travailleurs.

    Du reste, une circonstance particulière semblait distraire ce jour-là tous les ouvriers du charbonnage. Dans la plupart des groupes, on causait à voix basse et avec une extrême vivacité ; des hommes allaient sans cesse de l’un à l’autre, comme pour demander ou pour répandre des nouvelles, et les regards se portaient avec une ardente curiosité vers le pavillon du directeur. Les travaux eussent même été interrompus si les maîtres ouvriers n’avaient de temps en temps gourmandé l’inactivité et le relâchement de leurs gens ; scies et marteaux continuaient donc leur vacarme, mais la préoccupation des ouvriers ne cessait pas et devenait à chaque instant plus visible.

    Un jeune homme, debout à l’entrée de la grande cour, contemplait ce spectacle animé, nouveau pour lui sans doute. Ce jeune homme, en effet, était étranger à l’usine et au pays, quoique son costume, comme son équipement, pût le faire prendre pour un de ces ouvriers houilleurs qui vont de mine en mine chercher de l’ouvrage. Il était vêtu d’un pantalon de gros drap et d’une blouse, serrée à la taille par un ceinturon de cuir ; il avait pour coiffure un chapeau de feutre mou et portait sur le dos un sac de soldat qui contenait son mince bagage. Cependant, en l’examinant avec attention, on devinait en lui quelque chose de plus qu’un simple ouvrier. Il avait une figure belle et régulière, aux traits délicats et fins, sa barbe était soyeuse, bien entretenue ; ses yeux bleus ; francs et clairs rayonnaient d’intelligence ; enfin on découvrait darts toute sa personne je ne sais quoi de distingué et d’élégant qui prévenait en sa faveur. Son costume lui-même, malgré sa simplicité, présentait certaines particularités remarquables : il portait une chemise bien blanche, dont le col se rabattait sur une cravate de soie, nouée négligemment autour du cou. Tous ses vêtements paraissaient neufs, et quoiqu’il fût robuste, ses mains n’étaient nullement endurcies par le contact journalier de la pioche et de la rivelaine. Enfin, ce jeune homme était vraiment le houilleur le plus coquet, le plus soigneux de sa personne, qu’on eût jamais vu dans les charbonnages de France et de Belgique.

    Comme nous l’avons dit, il demeurait sur le seuil de l’usine, regardant toutes choses d’un air de curiosité et peut-être d’embarras. Cependant il finit par prendre son parti, entra dans la cour et se dirigea vers le pavillon du directeur. A peine avait-il fait quelques pas, que le portier, vieux manchot qui était évidemment un mineur estropié par accident, sortit d’une logette voisine et lui demanda en flamand ce qu’il souhaitait. Le jeune homme ne paraissant pas comprendre cette langue, le portier répéta sa question en français, et alors l’inconnu lui dit d’une voix douce et harmonieuse :

    « Monsieur Van Best, le directeur de ce charbonnage, est-il chez lui ?

    Oui, oui, l’ami, répliqua le portier auquel l’équipement du nouveau venu n’inspirait qu’un médiocre respect ; vous trouverez M. Van Best dans son bureau, là, au rez-de-chaussée. Il a du monde pour le quart d’heure, les délégués des ouvriers.… Mais ce qu’ils disent au directeur, ajouta le vieillard tristement, n’est un secret pour personne, et j’imagine qu’il vous recevra tout de même. »

    L’inconnu remercia par un signe de tête et se disposait à passer outre, quand le portier reprit en élevant la voix :

    « Ah çà ! si vous veniez pour de l’ouvrage, ce ne serait pas la peine de déranger M. Van Best ; vous pourriez vous adresser à l’inspecteur, ou bien.…

    — C’est à M. Van Best en personne que je désire parler.

    — C’est différent ; alors, entrez au bureau. »

    L’inconnu se hâta donc de gagner la salle du rez-de-chaussée, qui servait de sanctuaire à l’administration de l’usine.

    Cette salle était divisée par des cloisons et des treillages en compartiments égaux, occupés par des employés subalternes. Caissier, contrôleurs, comptables se trouvaient à leur poste derrière les guichets ; mais nous devons dire qu’en ce moment leurs écritures ne paraissaient pas les absorber exclusivement. Ils écoutaient une conversation animée qui avait lieu à l’extrémité de la salle, dans une pièce où se tenait d’ordinaire le chef du charbonnage. Or, cette conversation présentait un tel intérêt pour eux qu’aucun n’eut l’air de remarquer la présence du nouveau venu. Celui-ci s’approcha d’un des commis et demanda timidement M. Van Best.

    « C’est bon…, tout à l’heure, lui fut-il répondu avec un peu d’impatience ; M. Van Best a du monde, attendez. »

    Et le commis désigna une banquette graisseuse, adossée à la cloison. Le jeune homme, sans se formaliser de cette brusquerie, se laissa tomber sur la banquette, détacha son sac et parut se résigner patiemment à attendre son tour. Puis, comme la porte de la pièce où se tenait le directeur était ouverte et laissait voir tout ce qui s’y passait, comme d’ailleurs on y parlait à haute voix, sans s’inquiéter d’être entendu, il ne se fit aucun scrupule, lui aussi, de regarder et de prêter l’oreille.

    Le cabinet de M. Van Best n’avait d’autres ornements que d’immenses pancartes en papier gommé, représentant des plans de la mine, les coupes du terrain houiller, les dessins de diverses machines en usage dans l’exploitation. Quant au mobilier, il se composait des mêmes tables, des mêmes casiers en bois de sapin que ceux des bureaux, avec l’accompagnement obligé de cartons étiquetés et de gros livres à fermoirs de cuivre. L’administration du charbonnage ne sacrifiait pas beaucoup à la forme, et le luxe en était d’autant plus banni que la poussière métallique du charbon, ce fléau local, n’eût pas manqué de flétrir en quelques heures un mobilier somptueux.

    Mais l’examen du nouveau venu se porta tout d’abord sur M. Van Best lui-même, qui était assis dans un fauteuil de cuir, derrière un massif comptoir. Ce chef tout-puissant de plusieurs centaines d’ouvriers n’avait rien de majestueux : c’était un gros Flamand, âgé de cinquante ans environ, aux manières simples, au langage familier, à la mise négligée. Sa large figure n’eût exprimé que de la bonhomie si les rides qui se montraient à son front, aux commissures de sa bouche et de ses yeux, n’eussent révélé les soucis qui troublaient parfois la quiétude de son tempérament. Enfin M. Van Best offrait le type exact de l’industriel dans les contrées du Nord, et en le voyant, on cherchait machinalement des yeux la pipe et la chope de bière, attributs obligés de ce type si connu. La pipe, un énorme instrument qui contenait une poignée de tabac, M. Van Best la tenait en ce moment à la main ; quant à la chope, elle n’était pas loin et se dressait sur la table, avec un énorme broc encore à moitié plein d’une liqueur écumeuse.

    Les délégués des ouvriers, dont la mission auprès du patron causait tant d’émoi aux gens de l’usine, étaient seulement au nombre de deux. L’un, grand et beau garçon de vingt-cinq ans environ, avait fait quelques frais de toilette pour la circonstance. Il portait une courte redingote noire en velours de coton, rehaussée de boutons argentés, un pantalon de même étoffe, et il tortillait entre ses mains une casquette neuve qui devait lui donner un air fort crâne quand il la posait sur son oreille. Son visage, à l’expression ouverte et souriante, avait été rasé le matin même par le barbier du village. Ce jeune houilleur, qui s’appelait Antoine Robin, était un des meilleurs contre-maîtres de l’exploitation et il représentait, parmi les ouvriers de Polignies, la partie laborieuse, intelligente et sagement progressive.

    Son compagnon, au contraire, délégué par la partie turbulente et déraisonnable, n’avait pas pensé que sa dignité lui permît de faire quelques frais de toilette en cette occasion. Aussi avait-il gardé son costume de travail, veste et pantalon de toile serrés au corps, ceinturon de cuir et barrette de cuir avec le tuyau destiné à recevoir la lampe de mineur, le tout largement saupoudré de l’inévitable poussière de houille. Comme ses mains et son visage étaient également d’une complète noirceur, cet homme, qui avait une taille colossale, semblait être la personnification d’un de ces grands diables noirs représentés dans certains tableaux du moyen âge. Les bourgeons répandus sur son nez trahissaient chez lui, comme sa voix rauque et dure, des habitudes d’ivrognerie ; en ce moment même, il était à moitié ivre, bien qu’il essayât de conserver son aplomb et sa gravité. Il s’appelait Léopold Buhner ; mais ses camarades l’appelaient familièrement Grand-Léopold, ou lui donnaient un nom flamand que l’on pourrait traduire en français par celui de « Lampe-Tout. » Dans le charbonnage, il exerçait les fonctions de maître sondeur.

    Outre M. Van Best et les délégués, il y avait dans le cabinet du directeur une quatrième personne que l’on ne pouvait voir et qui demeurait immobile et silencieuse ; toutefois elle devait jouir d’une certaine autorité, car les deux mineurs et Van Best lui-même se tournaient fréquemment vers elle d’un air de déférence, comme pour solliciter son approbation.

    Antoine Robin, le jeune ouvrier à la jaquette de velours, avait cent fois plus de bon sens et de savoir-vivre que son robuste compagnon ; cependant il laissait la parole au maître sondeur, dont il connaissait l’influence sur ses camarades et dont il redoutait les rapports si la mission commune venait à échouer. Grand-Léopold, debout devant M. Van Best, disait donc de sa voix enrouée, en s’écoutant parler :

    « Tels que vous nous voyez, monsieur, nous sommes chargés par les borains, aussi bien par ceux de la coupe à la veine que par ceux de la coupe à terre, de vous communiquer certaines choses. Peut-être savez-vous déjà de quoi il retourne ; mais pas moins il faut vous narrer l’affaire en détail, afin que ce soit bien entendu, n’est-ce pas ?

    — Bon ! répondit laconiquement le directeur en envoyant vers le plafond une grosse bouffée de tabac.

    — Eh bien !.donc, monsieur Van Best, Robin est là pour vous dire que le métier de mineur est joliment dur. Toujours travailler à mille pieds sous terre, au risque d’être écrasé par les éboulements, ou noyé par les eaux qui envahissent tout à coup les galeries, ou brûlé par le feu grisou ! Si encore, quand on remonte en haut, on avait de quoi se mettre sous la dent, de quoi vêtir les jeunes et les vieux, quelquefois même un coup à boire, passe encore ; mais il n’en est rien, et si en bas on trouve le travail, en haut on trouve la misère.… voilà.… Or, vous comprenez, monsieur, que ça ne peut pas aller ainsi.

    — Bon !… après ? grommela le patron.

    — Si nous sommes d’accord sur ce point, poursuivit l’orateur, les choses vont marcher rondement. Il ne faut pas que tout soit pour les uns et rien pour les autres. Vous gagnez des millions dans ce charbonnage, et vraiment à certains jours l’argent tombe ici comme s’il en pleuvait. Pour nous autres, au contraire, les temps deviennent de plus en plus mauvais ; tout renchérit : le pain, la bière, les habits, les logements ; le diable sait où cela s’arrêtera ! Nous ne pouvons donc continuer à travailler aux conditions actuelles, nous finirions par y laisser la peau. Les mineurs des charbonnages voisins gagnent plus que nous ; pourquoi ne nous traiterait-on pas comme eux ? Nous venons donc vous demander une augmentation sur les salaires de tous les ouvriers de Polignies.… Oh ! quelques centimes seulement par journée d’homme ; ce sera peu pour vous et nous nous en trouverons mieux. Si vous repoussez notre demande, ça se gâtera, je vous en avertis. »

    Le maître sondeur s’arrêta, enchanté de lui-même, et promena autour de lui un regard de triomphe.

    « Tu ne me dis pas, Grand-Léopold, reprit M. Van Best, à quel chiffre se monte l’augmentation réclamée par mes ouvriers ?

    — Bah ! une bagatelle ; pas plus de dix pour cent sur le prix actuel des salaires.… Nous nous en contenterons.… du moins pour le moment.

    — Dix pour cent ! répéta le directeur.

    — Dix pour cent ! » murmura une voix douce avec un accent de tristesse.

    Grand-Léopold se dandinait nonchalamment tandis qu’un sourire moqueur apparaissait sous son masque de charbon.

    Après avoir aspiré quelques bouffées de tabac, M. Van Best se tourna vers l’autre mineur.

    « Eh bien ! et toi, Antoine Robin, demanda-t-il, n’astu rien à ajouter ?

    — Pas grand’chose, monsieur, répondit Antoine avec modestie ; le maître sondeur vous a très-bien exposé la demande des camarades ; cependant il aurait pu vous parler plus doucement, car on sait combien vous êtes brave homme, bon et paternel pour nous autres.… et aussi l’excellente mademoiselle Amélie, votre fille, que nous aimons tous. Elle envoie chaque jour des friandises et du vin vieux à ma mère paralytique ; elle donne de l’ouvrage à Gertrude, ma parente, et pour cela elle peut être sûre.… »

    Antoine s’attendrissait ; Grand-Léopold lui lança un regard si railleur, si menaçant, que le pauvre garçon domina son émotion et reprit d’un ton plus ferme :

    « Ainsi, monsieur Van Best, vous voyez pourquoi nous sommes venus. Les ouvriers souffrent, comme vous a dit le maître sondeur et il ne faut en vouloir ni à eux ni à nous. Si donc la chose est possible, nous espérons que vous voudrez bien accorder l’augmentation. »

    Avant de répondre, Van Best s’approcha d’une ardoise suspendue à la muraille, et traça rapidement quelques chiffres avec un crayon blanc.

    « Si vous avez besoin d’un jour ou deux de réflexion pour faire vos calculs, reprit Antoine avec empressement ne vous gênez pas.… Nous engagerons les amis à prendre un peu de patience.

    — Qu’est-ce que tu dis, toi ? interrompit Grand-Léopold avec colère ; ne sais-tu pas que les autres veulent en finir ? M. Van Best doit se décider à l’instant.… Est-ce donc si difficile de dire oui ou non ?

    — Aussi n’ai-je pas besoin de réflexions, répliqua tranquillement Van Best en reprenant sa place ; c’est tout vu et tout réfléchi.… Écoutez-moi ; j’ai à lutter sur tous les marchés contre les houilles françaises et anglaises, qui sont en ce moment cotées très-bas ; il ne m’est donc pas permis de hausser mes prix, sinon pas une tonne de mes charbons ne se vendra. D’autre part, nul n’ignore que ce charbonnage est établi dans les conditions les plus onéreuses. Le charriage seul élève de deux pour cent notre prix de revient par tonne de charbon. Ensuite, nos tailles sont à chaque instant envahies par les eaux ou par le feu grisou, ce qui nous oblige à des frais considérables en machines d’aérage et d’épuisement. Je ne retire pas trois pour cent de l’énorme capital employé dans cette mine. Je n’ai pas voulu interrompre l’exploitation, ce qui eût été un désastre pour le pays, mais Dieu sait au prix de quels efforts et de quels sacrifices j’ai pu réunir, à certains jours de paye, l’argent qui a tant ébloui Grand-Léopold. Voilà quelle est la situation, et elle n’est pas brillante. Maintenant, si la main-d’œuvre, comme le demandent mes ouvriers, était augmentée de dix pour cent, je ne pourrais plus soutenir la concurrence contre les houilles étrangères, et je serais dans l’obligation de vendre à perte. Or, vendre à perte c’est se ruiner, et vous ne pouvez raisonnablement me demander ma ruine, car, vous aussi, vous en éprouveriez le contrecoup. »

    En même temps, il se renversa dans son fauteuil et se remit à lancer de la fumée comme une locomotive en marche.

    Antoine avait parfaitement compris la réponse du directeur ; mais Grand-Léopold n’ayant pas la même habitude du langage administratif, paraissait éprouver des doutes sur la décision réelle de M. Van Best.

    Ah çà ! reprit-il, expliquons-nous clairement.… Voulez-vous, oui ou non, accorder l’augmentation demandée ?

    — Impossible, répliqua Van Best.

    — De grâce, monsieur, dit Antoine avec un accent d’inquiétude, pensez-y encore.… Les ouvriers sont montés, et ils seraient capables.… Tenez, si vraiment l’augmentation est trop forte, ne pouvez-vous du moins concéder cinq pour cent en attendant mieux ? On tâchera de décider les camarades à s’en contenter.

    — Ni cinq, ni trois, ni un sou, ni un centime, répliqua Van Best d’un ton péremptoire ; j’ignore si, même au prix actuel de la main-d’œuvre, je pourrai tenir encore longtemps. En acceptant vos conditions, je ne ferais qu’accélérer ma ruine, je vous l’affirme de nouveau. »

    Antoine poussa un profond soupir qui fut répété faiblement à l’autre bout de la salle, comme par un écho.

    Le maître sondeur fronça le sourcil et ses yeux paraissaient tout blancs sur sa face noire.

    « Ah ! c’est comme ça ? s’écria-t-il d’un ton insolent ; et l’on s’imagine que, nous autres travailleurs, nous nous laisserons ainsi exploiter par les riches qui ne font rien ? On nous croit par trop bêtes ! On regorge d’argent, on vit dans l’abondance, tandis que nous sommes abîmés de travail et que nous avons à peine un morceau de pain pour nous nourrir. Ça ne peut pas durer longtemps comme ça, ni ici, ni ailleurs.… Les pauvres auront leur tour contre ceux

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