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Aventures et mésaventures de deux profs hilares et déconfits: Témoignages
Aventures et mésaventures de deux profs hilares et déconfits: Témoignages
Aventures et mésaventures de deux profs hilares et déconfits: Témoignages
Livre électronique252 pages3 heures

Aventures et mésaventures de deux profs hilares et déconfits: Témoignages

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À propos de ce livre électronique

Ils sont profs. Ils travaillent, comme des centaines d’autres enseignants, dans des établissements scolaires que vous avez tous fréquentés. Cauchemars pour certains élèves, modèles pour d’autres, ils se dévouent dans les différentes sections qui font les joies de l’usine à gaz de ce qu’on appelle, selon les pays, l’Éducation Nationale, ou encore l’Instruction Publique.
Ils soulèvent, dans leur témoignage, les questions suivantes :
Si les professeurs ont encore le droit d’enseigner, ont-ils gardé celui de sanctionner ?
Le travail d’enseignant se résumera-t-il bientôt, dans certains établissements, à une simple fonction de garderie, voire, quelquefois, de gardiennage ?
Comment motiver les élèves venus confronter leur idéologie, leur philosophie et leurs conditions sociales à l’épreuve de l’école ?
Et puis... devrons-nous craindre, chaque jour, qu’une arme entre dans nos lycées ?
LangueFrançais
Date de sortie7 mai 2020
ISBN9782390094494
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    Aperçu du livre

    Aventures et mésaventures de deux profs hilares et déconfits - Antoine Gallez

    déconfits

    prologue

    C’est l’histoire de deux profs : il y a Lui, et il y a Elle. Tous deux travaillent aujourd’hui dans un énorme bahut : ce bahut, on l’appellera le lycée Paul Deschanel. Dans cet établissement fourre-tout, on trouve les mille et une formes d’enseignement que les ministères de l’Éducation successifs ont pu inventer depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, à travers tous les pays francophones que compte la Terre.

    Évidemment, puisque nous sommes dans un lycée, nous ne parlerons pas des classes de maternelles et de primaires, sur lesquelles il y aurait certainement bien des choses à dire. Mais bon, un lycée est un lycée. On n’y a que des classes de l’enseignement secondaire, inférieur et supérieur, de la sixième à la terminale.

    Au lycée Paul Deschanel, il y a des sections dites « générales », dans lesquelles on étudie – enfin, dans lesquelles on fait étudier – les maths, le grec, l’histoire, le latin, l’anglais, l’allemand, la littérature française, la géographie, la physique, la philosophie (en dernière année) et la chimie. Le but est d’envoyer, par l’intermédiaire d’un baccalauréat encore respectable (quoique...), un maximum d’élèves à l’université, ou dans une grande école, ou dans une haute école.

    Ils deviendront avocats, ingénieurs, enseignants, financiers, ministres peut-être.

    Il y a aussi des classes d’enseignement secondaire qualifié de « technique », aux ambitions plus modestes : le jeune qui y fait ses études peut espérer trouver, au sortir du lycée, un emploi qui le nourrira correctement – voire qui le nourrira très bien. Il pourra, lui aussi, se diriger vers des études supérieures, dans le but d’obtenir un diplôme universitaire. Mais alors, il devra vraiment s’accrocher.

    Il y a encore des sections d’enseignement professionnel et même des sections dites de promotion sociale. Au lycée Paul Deschanel, dans le cadre de ces deux sections, nous avons les options couture (leurs élèves rivaliseront peut-être un jour avec Karl Lagerfeld et Christina Cordula), soins à la personne (de futures aides-soignantes, sans doute), esthétique (ces demoiselles finiront possiblement stylistes ongulaires, maquilleuses, ou épilatrices dans un centre de beauté), carrosserie et, enfin, travail du bois.

    Les trois premières options sont principalement destinées aux filles ; les deux dernières, aux garçons.

    À la fin de ces études, si on a été en mesure de s’accrocher jusqu’au bout et qu’on a fait partie des premiers de la classe, on a un raisonnable espoir de se trouver un job, au salaire probablement modeste, avec une possibilité de progression minime. Mais c’est infiniment mieux qu’un chômage à vie. Ne serait-ce que pour la manière dont on se perçoit.

    Dans le dernier type de formation – la promotion sociale, je veux dire –, on peut suivre des cours de jour comme des cours du soir. Le bâtiment qui accueille ces cours est massif, vieillot. Il date du Second Empire. Les élèves qu’on y rencontre sont parfois de jeunes adultes, mais ils peuvent aussi avoir presque l’âge de la retraite. Ce sont quelquefois, mais pas toujours, des gens au parcours de vie chahuté, qui essaient, de façon louable, de (re) devenir cette personne qu’ils pourraient, qu’ils voudraient être. Et c’est alors très bien : c’est pour ces gens-là que l’enseignement de promotion sociale existe.

    Comme cela a été signalé plus haut, ce lycée est implanté dans une grande ville quelconque. Et on l’a baptisé Paul Deschanel.

    Pourquoi ce nom ? Parce qu’en France, on peut avoir l’absolue certitude que jamais un établissement scolaire ne sera ainsi baptisé. Tout le monde se souvient des péripéties qui ont marqué la présidence de Paul Deschanel – un homme qui, selon l’immortel principe de Peter, avait manifestement atteint son niveau d’incompétence. On le voit encore suivant la voie ferrée, vêtu de son seul pyjama, alors qu’il était tombé nuitamment de son train. On le voit reçu aux petites heures par un garde-barrière qui, ainsi qu’il l’explique au journaliste à l’époque, avait tout de suite deviné qu’il s’agissait d’un monsieur bien, car il avait les pieds propres, glissés dans des pantoufles cirées. On sait aussi qu’il était courant que le président Paul Deschanel hurle à la lune, perché sur un arbre dans les jardins du Palais de l’Élysée. Bref, c’est un président dont la France pourrait difficilement s’enorgueillir, même si depuis, on a pu faire pire, avec un François Hollande.

    Revenons-en à nos deux narrateurs. Lui a commencé à travailler dans les phalanstères de l’éducation au début des années quatre-vingt. Quant à Elle, elle est devenue enseignante pas loin de trente ans plus tard.

    Marié un temps, il était devenu veuf, avait quitté le lycée Paul Deschanel pour travailler une quinzaine d’années à l’autre bout du monde, histoire de se changer les idées. Dans de lointains pays, il était aussi enseignant. On ne se refait pas... Puis il est rentré en Europe et a recommencé à travailler dans un lycée Paul Deschanel quelconque. On était en 2010.

    Si, après dix ans d’ancienneté dans l’enseignement, en ayant débuté dans les années quatre-vingt, il avait eu le bonheur de sortir peu à peu des classes les plus pourries, celles qu’on laisse invariablement aux petits nouveaux, son absence l’avait ramené à ces classes. Son ancienneté disparue, on lui avait refourgué les sections que les profs plus anciens ne souhaitent pas avoir.

    Quant à elle, en cette même année 2010, elle finissait ses études dans le but de devenir enseignante. C’est alors que lui et elle se sont rencontrés, à l’occasion d’une réunion solennelle, ou d’une distribution des prix, un peu par hasard. Ils se sont plu, ils se sont fréquentés, ils se sont mariés. Ils continuent à travailler dans ce même établissement.

    On dit toujours qu’il est dangereux pour un couple de vivre trop l’un sur l’autre : même vie sentimentale et même vie professionnelle. Tôt ou tard, on en arrive à se taper sur les nerfs en se marchant sur les pieds à chaque instant. Cette opinion qui serait probablement défendable si nous parlions d’un boulanger avec sa boulangère, d’un restaurateur avec sa restauratrice, d’un patron avec son employée, n’est (heureusement pour Lui et Elle) que très médiocrement pertinente dans le cas du lycée Paul Deschanel : l’établissement est gigantesque et réparti sur plusieurs bâtisses ; les sections sont bien soigneusement cloisonnées. Ils ne se rencontrent que rarement dans l’établissement, puisqu’il est prof de philo-lettres, en sections générales et assimilées. Quant à elle, elle est prof de soins, parfois dans les sections professionnelles, mais le plus souvent en promotion sociale (sous-section « aide à la personne »).

    Ils se voient parfois, rarement, dans une salle des profs, souvent singulièrement vide.

    Vu la taille éléphantesque du lycée, il y a en réalité deux salles des profs, bien éloignées l’une de l’autre. La première est fréquentée principalement par les profs des sections dites générales ; dans la deuxième, on rencontre surtout les formateurs des sections techniques et professionnelles, ainsi que les enseignants de promotion sociale. On croirait qu’il y a des sections qui ne souhaitent pas être mélangées à d’autres. On ne sait jamais, peut-être certaines fréquentations pourraient-elles conduire à la perte de capacités cognitives. Évidemment, il n’est pas interdit de fréquenter une autre salle de profs que celle qui est dévolue par l’habitude. C’est juste qu’on n’y trouve aucun collègue immédiat.

    Il est installé dans l’une, alors qu’elle est en train de corriger dans une autre... pour peu que leurs horaires coïncident. La salle des profs dans laquelle il travaille, selon les enseignants de promotion sociale, ressemble à une vieille bibliothèque de Cambridge. Selon lui, qui a fréquenté cette université, on est loin, mais alors, vraiment loin du compte.

    Dans les deux salles, il y a une machine à café, un four à micro-ondes, un réfrigérateur, et des casiers. Dans celle qui est dévolue à la section « promotion sociale », on ne trouve aucun livre, aucune revue, pas même celle qui serait apportée occasionnellement par un prof. Un recueil de sudoku abandonné, parfois.

    On y mange, on y boit, on y dort même, quand on n’y cancane pas. Selon lui, si on ajoute un travail de correction plus volumineux, c’est à peu près ce qu’on fait aussi dans sa salle des profs à lui.

    Lui et elle se revoient bien plus probablement le soir, à la maison, où ils essaient d’éviter les sujets qui fâchent (la visite de belle-maman, la poubelle à descendre) et où ils échangent les challenges et les anecdotes qui leur permettent de continuer à voir leur travail comme un hobby, un plaisir, parfois même comme une mission.

    Puis, l’un et l’autre se mettent à leurs corrections, interrompues par un repas souvent pris sur le pouce et, si on a le temps, par un arrêt devant la télévision, pour le journal télévisé.

    De beaux moments dans la vie professionnelle des enseignants, il y en a, évidemment : les corrections et les vacances, par exemple... ou encore des enfants que l’on voit arriver misérables, perdus et qui évoluent bien, qui réussissent brillamment – ou qui réussissent, pour le moins –, alors qu’en début d’année, on n’aurait vraiment pas donné cher de leur peau.

    Mais voilà, il n’y a pas que ça.

    Voici donc le récit qui illustre une partie de leur vie professionnelle, à Lui et à Elle, et des raisons pour lesquelles tout n’est pas nécessairement rose dans le quotidien de ce qu’on appelle Instruction publique, ou Éducation nationale, qu’elle soit française ou autre.

    Ce livre est écrit en cordial souvenir à la notion d’effort, devenue obsolète, aux connaissances, devenues indésirables, aux diplômes, qui n’ont plus de valeur.

    Honneur aux anciens :

    Lui : Je suis Charlie... ou pas

    En hommage amical à Zineb El Rhazoui, évidemment

    En fait, il semble que dans la vie des enseignants qui professent de nos jours, il y a un avant et un après, qu’on divisera, par facilité, avec une date.

    La date est celle du 7 janvier 2015. Il s’agit du jour où Charlie Hebdo a été attaqué, où son équipe a été décimée par un commando de jeunes gens qui n’aimaient pas le genre d’humour pratiqué par ce magazine. Bilan : douze morts.

    Je ne vais pas, ici, me lancer dans de filandreuses considérations concernant ce qu’est l’humour, ou pas ; ce que devrait être le droit à la parole, ou non ; quand on peut rire de tout, et quand il est interdit de se moquer de quoi que ce soit. En effet, les modes de l’humour, les cibles des quolibets, l’objet du scandale et les lois changent d’année en année. Les vaches sacrées d’aujourd’hui ne sont pas celles d’hier ni celles de demain.

    Tout ça pour dire que, le lendemain de l’attentat, tout le monde se prétendait Charlie. Enfin, plus précisément, certains enseignants, dans la salle de classe, étaient Charlie. D’autres se taisaient, par indifférence principalement même si, par ailleurs, cet attentat en plein Paris nous avait tous effarés. Ceux qui étaient Charlie n’avaient, par ailleurs, pour la plupart, probablement plus ouvert un Charlie Hebdo depuis des années. Je dois imaginer cela, quand on sait quels étaient les chiffres de distribution du magazine : qui le lisait encore ?

    Qui ? Eh bien, apparemment, juste des gens qui adoraient le détester, et quelques fidèles, quand même. Mais je n’en connaissais aucun dans mon entourage ni dans la salle des profs. Trois ans plus tard, je n’en vois toujours aucun.

    Alors, oui, évidemment, avant le 7 janvier, nous avions des élèves qui avaient leurs défauts. La clientèle des lycées situés dans les grandes villes est devenue, pendant mes quinze ans hors Europe, très différente de celle que j’avais connue avant mon départ.

    Oui, bien entendu, les élèves d’avant – je veux dire d’avant le 7 janvier 2015, de longtemps avant cette date en réalité –, pouvaient déjà être pestes, agaçants, bavards et pas toujours extrêmement agréables entre eux. Ils avaient cependant, pour la plupart, une réelle curiosité en ce qui concernait la matière enseignée. Ces élèves de classes dites générales venaient parfois contre leur gré à l’école, tirés et poussés par des parents soucieux de leur avenir. Néanmoins, une fois assis dans la classe, ils faisaient contre mauvaise fortune bon cœur. À la fin de l’année, tout le monde, profs comme élèves, avait eu l’impression d’avancer.

    Ici, depuis mon retour aux affaires, enseignant dans ces classes dites à discrimination positive, il me faut noter que les cours sont considérablement ralentis. Presque plus rien n’intéresse les élèves. La faute aux programmes ? La faute aux parents ? La faute aux professeurs ? La faute à la société ? Aux réseaux sociaux ? Aux distractions électroniques, tout simplement ? Quoi qu’il en soit, les gosses, quelle que soit la section dans laquelle ils sont inscrits, ou presque, manifestent leur désintérêt par le sommeil, dans le meilleur des cas, par le bavardage sans gêne, par le tripotage permanent de leur téléphone portable, ou encore par des interruptions oiseuses.

    Le ministère parle de pédagogie spécifique à la discrimination positive ; élèves et parents parlent de sections-poubelles. Ils ne veulent pas voir que la poubelle, si poubelle il y a, est créée par les élèves eux-mêmes.

    À Paul Deschanel, cet établissement de grande ville, le cheptel scolaire est devenu presque entièrement un magma de gosses paumés, d’origine étrangère, qui ont perdu leur culture d’origine, n’ont pas adhéré à celle de leur pays d’accueil, et sont devenus des enfants-rois, aussi bien dans la rue qu’à la maison et à l’école. À l’école justement, la critique et la sanction ont disparu, réglementairement, face à des positions de plus en plus discutables de la part des enfants, des élèves. Le challenge est intéressant.

    Bilan des courses : les premiers jeunes gens qui sont sortis de l’école au cours de cette dernière décennie n’y avaient rien appris : rien de factuel, rien de culturel, rien de sociétal, rien de ce qui constitue le monde des adultes, celui dans lequel ils allaient entrer. De ce fait, ces jeunes gens n’ont pas trouvé d’emploi, sinon dans le cadre de postes peu valorisants, dont ils étaient, qui plus est, rapidement éjectés.

    Pour prendre un exemple qui peut sembler ridicule, la plupart d’entre eux avaient totalement négligé le fait que, le jour où ils travailleraient, la ponctualité serait essentielle. Quand on dit qu’il faut arriver à huit heures, terminer à dix-sept heures, et qu’il faut gagner sa croûte entretemps, c’est quelque chose qui est devenu incompréhensible pour certains… Par conséquent, quand ils ont décroché un emploi, après quelques jours où ils ont systématiquement connu des pannes d’oreiller, ils sont fichus à la porte.

    Ainsi, à leurs yeux, la société qui ne les accueille pas est nécessairement discriminante, fasciste, raciste. Et s’ils ne mettent pas ces mots sur les choses, ils estiment en tout cas qu’elle leur est hostile.

    D’abord initiée par les « grands » qui ont quitté l’école sans culture et sans diplôme, cette opinion est maintenant largement partagée par un groupe important d’élèves de Paul Deschanel : la société dans laquelle ils vivent ne les a pas reçus comme elle l’aurait dû. Pire encore, elle les hait – du moins, c’est ainsi qu’ils le voient. Tout est foutu. Quand je suis revenu « aux affaires », nous avions une troupe serrée de paumés paresseux qui était en train de se constituer. Ces derniers, à la recherche d’un coupable quant à leur position sociétale décevante, ont bien naturellement décidé que ce n’étaient pas eux les responsables, mais la société qui les entourait. Rien n’est plus confortable que la position victimaire : elle autorise, que dis-je, elle justifie la vengeance.

    Ce lendemain de l’attentat de Charlie Hebdo, donc, l’école bruisse de rumeurs et de chuchotements alarmés. C’est dans les différentes salles des profs que l’on murmure et que l’on échange des propos à mi-voix. On y fait les comptes entre l’attentat qui a décapité Charlie Hebdo, quelques rafales de fusil d’assaut dans la rue, et encore le coup spectaculaire de l’hypermarché Kasher. Certains se demandent jusqu’où les terroristes iront. Certains cherchent les responsables. D’autres se demandent pourquoi. D’autres encore – la majorité, en fait – se contentent de préparer des discours lénifiants à prononcer en classe, l’allumage de bougies, l’achat d’ours en peluche. Un professeur plus bisounours que les autres a déjà apporté sa guitare, proposant que l’école entière se réunisse à midi pour chanter Imagine, de John Lennon.

    Spectacle : les terroristes émus, en sanglots, arrivant en troupe serrée, jetant leurs armes à nos pieds, implorant notre pardon et promettant de ne plus jamais recommencer, parce que nous avons chanté en chœur, dans une forêt de peluches made in China et de lumignons enflammés.

    Donc, pendant que les salles des profs bruissent de murmures effarés, madame la directrice, claquemurée dans son bureau, prépare fiévreusement la mise en place d’un ordre du jour apparemment envoyé par le rectorat.

    Pour les rumeurs, ce sont les couloirs. Et des couloirs, elles vont vite arriver dans les salles de classe où il sera impossible, ce jour-là, de donner cours. Les élèves, pour une fois, semblent intéressés par ce que les enseignants, les adultes responsables pourraient avoir à dire... pour autant que ces adultes confirment par leurs propos, par leurs réponses, ce qui est déjà une évidence dans les couloirs et dans la rue – dans leur rue. Et c’est ainsi que, quand nous sommes enfin réunis dans la salle de cours, ma première classe du matin et moi-même, ça donne ceci :

    — M’sieur, c’est vrai que les attentats, c’est les Juifs ?

    — Euh... comment ça ?

    — Ben, ce sont les Juifs qui sont derrière tout ça... C’est vrai ?

    Que répondre à cette question ridicule, sinon expliquer que la manigance des Juifs est très peu probable dans cette affaire ? Mais les gosses y tiennent, mordicus. De toute manière, puisque les Juifs sont des criminels qui font souffrir les Palestiniens, rien ne pourrait surprendre de leur part. Certainement, les services secrets israéliens ont aussi fomenté cette prise d’otage, à l’Hyper Kasher, dans le but de redorer le blason d’Israël.

    D’ailleurs, c’était déjà le cas lors des attentats de New York, provoqués et organisés par les Juifs. Comme tout le monde le sait – ou, tout du moins, comme mes élèves le savent –, les deux tours du World Trade Center auraient dû être pleines de Juifs qui, ce jour-là justement, ont décidé de ne pas aller travailler, car ils avaient été prévenus par le Mossad…

    Puis ils en reviennent à Charlie Hebdo. Là, pas de Juifs pour ce que l’on en sait. Par contre, les journalistes et les caricaturistes tués dans les bureaux du journal n’étaient pas des anges. Ainsi que me l’expliquent les élèves, l’islam est, certes, une religion de paix, d’amour et de tolérance. Mais enfin, vu les nombreuses critiques proférées par le magazine, et de manière particulièrement grossière et répétitive dans des caricatures d’une vulgarité révoltante, ces gens-là, on peut dire qu’ils l’ont bien cherché, même si ce n’est pas très gentil de les avoir éliminés.

    Il y a quand même, dans la classe, en total désaccord avec ce raisonnement, une jeune fille, effondrée, en colère, musulmane et qui, dressée contre tous ses camarades, assure que ces gens qui viennent d’assassiner ainsi la quasi-totalité des journalistes de Charlie Hebdo ne peuvent être des musulmans. L’islam, ce n’est pas ça.

    Patatras ! Si j’excepte cette jeune fille – et encore –, deux heures de philo par semaine, depuis quatre mois, volent à la poubelle. Alors, bien calmement, je leur explique que moi non plus je n’aime pas Charlie Hebdo. C’est un hebdomadaire exprimant des opinions qui me sont étrangères et que je ne partage pas. Mais des revues, des magazines, des journaux affichant des idées auxquelles je n’adhère pas, il y en a treize à la douzaine en France : Gala, Charlie Hebdo,

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