Rendez-vous avec la mort: Dix ans d'euthanasie légale en Belgique
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Aperçu du livre
Rendez-vous avec la mort - Etienne Montero Redondo
BIBLIOGRAPHIQUES
Prologue
Un vendredi soir dans un hôpital. Les médecins de garde sont avertis qu’une patiente est sur le point de mourir. Une insuffisance hépatique l’a plongée dans le coma voici quelques jours. Son époux a manifesté le souhait d’exaucer la dernière volonté de la patiente : mourir à la maison. Pressentant sa fin proche, les médecins de garde lui indiquent que le moment est venu de transférer la patiente en ambulance afin qu’elle puisse mourir à domicile. L’époux s’y oppose, visiblement contrarié : il n’est pas disposé à prendre soin d’elle. Rendez-vous a déjà été pris avec le médecin traitant pour pratiquer l’euthanasie lundi matin. D’ici là, les médecins de garde sont priés de la maintenir en vie... La patiente décédera sereinement à l’hôpital dans la soirée du samedi.
* * *
La vie finissante suscite des questions délicates, parfois douloureuses, qui ne s’accommodent pas de réponses simplistes. Elles mettent au défi notre sens de la solidarité et notre ingéniosité pour trouver les voies et moyens d’exprimer, par des gestes dignes, une authentique compassion. À l’aube du 21e siècle, dans certains pays, l’euthanasie s’est imposée comme une solution éthiquement acceptable pour mettre fin à des situations de grande souffrance. Tour à tour, les Pays-Bas (en 2001), la Belgique (en 2002) et le Luxembourg (en 2009) ont dépénalisé cette pratique. À ce jour, aucun autre pays au monde ne s’est engagé dans cette voie.
L’euthanasie continue de faire débat non seulement dans les pays du Benelux, mais aussi dans plusieurs autres États tentés de leur emboîter le pas. Parmi d’autres, la France et le Québec s’interrogent sur l’opportunité de faire droit à l’« aide médicale pour mourir ». Quoi de plus naturel que de tourner le regard vers ces pays qui en font d’ores et déjà l’expérience. On ne compte plus les publications consacrées à ce sujet grave et difficile. Quantité de livres, d’articles spécialisés, de commissions d’experts, d’émissions audiovisuelles… égrènent les arguments pour ou contre l’euthanasie. Tout semble avoir été dit et il n’est pas dans mon intention de ressasser les arguments – connus – du débat. Mon propos est tout autre. Il vise à dresser un bilan critique des dix années d’application de la loi sur l’euthanasie en Belgique afin de dévoiler l’euthanasie en action, telle qu’elle est pratiquée et vécue dans un pays où elle a été dépénalisée.
À l’approche du dixième anniversaire de la loi belge relative à l’euthanasie, l’on a pu assister à une déferlante d’articles de presse visant à célébrer l’événement. La plupart des auteurs se félicitaient de l’adoption de la loi et de sa correcte application. Bilan des plus rassurants. Les strictes conditions légales seraient scrupuleusement respectées. Point de dérives observées. Aucun effet de pente glissante. Et des voix de s’élever pour réclamer un assouplissement des conditions de la loi ou une extension de son champ d’application, en particulier aux mineurs d’âge et aux déments. Échantillon :
« Fin de vie. La loi est appliquée correctement. »¹
« Zéro. C’est le nombre de déclarations que la Commission [de contrôle] a transmises à la justice en 2011. Traduction : les médecins qui déclarent une euthanasie respectent la loi et ses conditions strictes. »²
« L’expérience belge démontre qu’il n’y a pas de pente et que rien ne glisse. »³
On pourrait multiplier les exemples.
Cet optimisme sans bémol sème le doute. Il apparaît comme une invitation à regarder au-delà des discours et rapports officiels, à distance de la vulgate véhiculée par certains médias largement acquis à l’euthanasie. La vocation première de l’universitaire n’est-elle pas d’exercer une vigilance critique ? Après dix ans d’euthanasie légale en Belgique, l’heure n’est-elle pas à une évaluation honnête et sans préjugé ? Foin des opinions peu étayées, biaisées par un positionnement idéologique ou en contradiction avec les faits ! Autant que possible, j’adopterai le point de vue de l’observateur objectif, préférant les textes, faits et données vérifiées aux théories et sondages d’opinion.
Il ne fait aucun doute qu’un certain nombre de médecins et de citoyens est acquis à la pratique de l’euthanasie. Il est certain aussi que des patients formulent une demande d’euthanasie de manière volontaire, réfléchie et lucide, et que leurs proches se félicitent des conditions dans lesquelles celle-ci a été honorée. Pour s’en convaincre, il suffit de se rendre sur le site web de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (A.D.M.D.), où figurent de nombreux témoignages de satisfaction. D’autres publications rassemblent des récits d’euthanasies relatés avec émotion⁴.
Pour autant, peut-on légitimement soutenir que l’euthanasie est adéquatement balisée, sa pratique, rigoureusement contrôlée et ses conditions légales d’application, parfaitement respectées, comme se plaisent à le souligner divers experts ? Peut-on estimer à bon droit qu’aucun effet de « pente glissante » ne se manifeste en Belgique ? Peut-on parler sans fard du « modèle belge des soins palliatifs intégraux », au sens où, dans ce pays, l’euthanasie serait une composante intégrante des soins palliatifs ? Peut-on affirmer en toute certitude que la dépénalisation de l’euthanasie n’a nullement altéré la confiance dans les médecins ?
Pour répondre à ces questions, il sera fait grand cas des rapports officiels de la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’application de la loi relative à l’euthanasie (en abrégé, Commission de contrôle). Les considérations émises dans ces rapports seront appréciées et mises en perspective à la lumière des abondants travaux préparatoires de la loi sur l’euthanasie, qui permettent de dégager l’intention du législateur. Elles seront également contrastées avec d’autres éléments d’information pertinents (données empiriques, publications, enquêtes, témoignages…) ne figurant pas dans les documents d’enregistrement soumis à la Commission de contrôle. On ne saurait oublier, en effet, que le contrôle effectué par ladite Commission porte exclusivement sur les documents d’enregistrement tels que complétés et communiqués par les médecins qui ont pratiqué une euthanasie. Quant aux témoignages recueillis, il en sera fait un usage parcimonieux et sélectif, à des fins d’illustration, et jamais, à eux seuls, de démonstration.
____________
1 Le Soir , 23 août 2011.
2 Le Soir , 9 mai 2012.
3 Dr D. L
OSSIGNOL
, « Soins palliatifs et euthanasie : la fin du conflit », La revue des soins palliatifs en Wallonie, n° 14, 2012, p. 23.
4 Cf. É
QUIPE DE SOUTIEN DU
R
ÉSEAU HOSPITALIER
D
’A
NVERS
– C
AMPUS
M
IDDELHEIM
, Face à la mort – Récits d’euthanasies, analyses de R. P
INKSTEN
, traduction du néerlandais par J.-M. D
EGUELDRE
, préface de J. H
ERREMANS
et avant-propos de W. D
ISTELMANS
, postface de R. M
ATHYS
, Bruxelles, Éd. Aden, 2008 ; « Récits croisés d’euthanasie », Le Soir, 14 avril 2008, pp. 1 à 3 ; J. D
E
C
EULAER
, « Drie dagen voor haar dood : gesprek met een theurapeute die patiënte werd », De Standaard, 14 avril 2012, p. 44 et pp. 46 à 49.
I. INITIATIVES MÉDICALES EN FIN DE VIE
Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde.
Albert Camus⁵
Bien que les études et publications spécialisées sur la fin de vie soient légion, elles restent souvent confinées à différents cénacles. Entre-temps, l’opinion publique continue de naviguer entre malentendus et approximations, et, souvent, la rigueur de la réflexion s’évanouit face aux fantasmes et frayeurs qui entourent la mort. Certains soignants eux-mêmes maîtrisent encore mal les multiples aspects en jeu dans la gestion de la fin de vie. Il n’est donc pas inutile de présenter succinctement la diversité des décisions médicales possibles à l’approche de la mort. Le lecteur averti peut naturellement passer directement au chapitre suivant.
L’euthanasie s’entend couramment comme toute action ou omission qui, de soi et dans l’intention, provoque la mort d’un malade afin de le délivrer de ses souffrances. L’action euthanasique consiste en l’administration, par la bouche ou par injection intraveineuse, d’une drogue létale (barbiturique tel le Thiopental…) ou d’une combinaison de produits toxiques (cocktail létal), éventuellement complétée par l’injection d’un paralysant neuromusculaire. L’omission euthanasique consiste en la privation de soins ou traitements utiles et proportionnés.
Au sens retenu par la loi belge du 28 mai 2002, l’euthanasie désigne plus précisément « l’acte, pratiqué par un tiers, qui met intentionnellement fin à la vie d’une personne à la demande de celle-ci » (article 2)⁶. Le médecin qui pratique une euthanasie active, par l’administration de substances létales visant à provoquer la mort du patient, à sa demande, ne commet pas d’infraction pourvu qu’il respecte les conditions de fond et de procédure prévues par la loi.
L’intention de provoquer la mort est essentielle et distingue clairement l’euthanasie d’autres initiatives médicales parfaitement légitimes, telles que la décision de renoncer à des traitements inutiles ou disproportionnés, l’administration appropriée d’analgésiques en vue de soulager la douleur ou d’autres symptômes et la sédation palliative en phase terminale. Il s’agit, moyennant le respect de certaines conditions, de bonnes pratiques médicales qui ne doivent pas être considérées comme des euthanasies. C’est donc à tort que le refus d’acharnement thérapeutique (omission ou arrêt d’un traitement disproportionné) est parfois appelé « euthanasie passive » et le soulagement (adéquat) de la douleur, ayant hâté la mort sans intention de la donner, « euthanasie indirecte ». Ces expressions malheureuses entretiennent une confusion très préjudiciable à la réflexion sur la fin de vie.
Ces distinctions, quoique très claires, sont, aujourd’hui encore, souvent méconnues du public, voire de certains soignants. Il me revient en mémoire un débat auquel j’ai participé avec un médecin, voici une douzaine d’années, devant un auditoire composé d’étudiants universitaires. Ce médecin insistait fortement sur l’impossibilité, en pratique, de départager l’omission ou l’arrêt d’un traitement chez un patient en phase terminale et le geste euthanasique. Il donnait la nette impression d’avoir été très régulièrement confronté au devoir de pratiquer l’euthanasie et, manifestement, c’est l’idée que les étudiants avaient retenue de son intervention. Sa volonté de convaincre son jeune auditoire de l’opportunité de dépénaliser l’euthanasie n’était sans doute pas étrangère à sa manière de rendre compte de la pratique. Le débat terminé, tandis que je l’accompagnais vers sa voiture, je lui fis remarquer que plusieurs étudiants présents m’avaient confié, avec une admiration mêlée de compassion, combien il devait être pénible pour ce médecin de devoir pratiquer si souvent l’euthanasie. Étonné de l’impression qu’il avait produite, il m’avoua avoir pratiqué une seule euthanasie au cours de sa longue carrière. Où l’on voit qu’il parvenait à discerner très nettement son seul (lourd) geste euthanasique, exécuté avec l’intention de provoquer la mort, des habituelles situations dans lesquelles il avait pris une décision de désescalade thérapeutique.
Cela ne veut pas dire que toutes les décisions médicales en fin de vie soient faciles à prendre. Les principes, aussi affinés soient-ils, sont toujours marqués par une certaine distance au regard de la complexité des détresses particulières. C’est l’évidence. Il n’est pas moins vrai que l’ignorance des distinctions conceptuelles énoncées fausse complètement le débat sur l’euthanasie. Or, par ignorance ou par calcul, une certaine confusion continue de régner en la matière. C’est bien de cela qu’il s’agit : la confusion est absence de clarté, écheveau de notions imprécises, flou intellectuel qui brouille les frontières… Il serait peu démocratique d’en jouer.
A. Le refus de l’acharnement thérapeutique
On entend, par acharnement thérapeutique, le combat exagérément obstiné contre une mort inéluctable. Une saine ténacité dans la lutte contre la maladie est louable. Elle devient néanmoins critiquable lorsqu’elle se traduit par la mise en œuvre de traitements disproportionnés, c’est-à-dire dont le bénéfice espéré est sans commune mesure avec les désagréments qu’ils entraînent. On songe, par exemple, à un traitement lourd (chimiothérapie ou radiothérapie) pour des personnes fort âgées atteintes d’un cancer incurable, qui réagissent mal au traitement et font toutes sortes de complications. La déconnexion d’un respirateur, qui maintient en vie un patient en phase terminale, peut aussi être vue comme un refus légitime d’une obstination déraisonnable. La respiration assistée s’apparente le plus souvent à un moyen disproportionné, même si, au moment décisif, tout dépend des circonstances (la situation médicale du patient, son évolution passée et prévisible…).
On ne saurait nier qu’il fut un temps où les médecins, formés pour guérir, éprouvaient de la résistance à admettre leur impuissance face à une mort inéluctable. La tentation de l’acharnement thérapeutique est le revers des progrès extraordinaires de la médecine, notamment dans le champ de la réanimation. Elle incline une partie du corps médical à déployer des moyens thérapeutiques non proportionnés par rapport à l’état du patient et qui altèrent la qualité de la fin de vie, sans être justifiés par un espoir sérieux de guérison ou même d’amélioration. L’acharnement thérapeutique apparaît comme une forme de rejet des limites, autant celles de l’art de guérir que celles de la condition humaine.
Aujourd’hui, et c’est heureux, il existe une unanimité pour dénoncer les abus de l’acharnement thérapeutique. Après avoir épuisé − en conscience − toutes les ressources raisonnables de l’arsenal thérapeutique et constaté leur inanité, la médecine curative, qui vise à la guérison, accepte désormais de céder le pas à la médecine palliative, qui privilégie la qualité de vie du patient.
Il arrive un moment où l’obstination à vouloir éloigner une mort inéluctable, en un déploiement d’appareils et de traitements aussi inutiles que contraignants et pénibles, n’a plus aucun sens. Or ni la déontologie médicale, ni la morale n’ont jamais obligé le médecin à commencer ou à prolonger un traitement inutile ou disproportionné. Le droit, pour sa part, non seulement n’impose pas, mais prohibe même une telle attitude, étant donné que tout acte médical doit être justifié par une motivation thérapeutique. La décision de ne pas entamer ou de mettre fin à un traitement inutile ou disproportionné entre dans le cadre de la mission générale de la médecine, qui doit prodiguer, ni plus ni moins, des soins consciencieux et conformes aux données de la science. Si, après avoir fait tout ce qui était raisonnablement possible, le médecin constate