Le Monde selon Cheng: Un conte contemporain
Par Stéphane Reynaud
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À propos de ce livre électronique
Cheng, un jeune ficeleur d’asperges né dans l’empire de Camelote, s’endort malencontreusement dans un container rempli de légumes pour se réveiller à l’autre bout du monde. Dérivant dans un univers où tout est devenu low cost, il vogue de rencontre en rencontre et tente de comprendre qui tire les ficelles de cette société à la recherche perpétuelle du coût le plus bas. Le Monde selon Cheng est un conte contemporain aigre-doux sur le thème de la valeur. Poussant à l’extrême la logique mercantile du monde tel qu’il tourne, il explore avec brio et simplicité les abysses vers lesquels nous entraîne la quête effrénée du moindre coût.
Une dystopie qui expose et dénonce implicitement les valeurs sociales de notre époque
EXTRAIT
Nous vivons comme des brutes, disait mon père. Depuis que le monde a changé, nous vivons comme des brutes et plus rien n’a de valeur. Quand il parlait ainsi, il prenait un air grave, mais la plupart du temps, c’était un homme joyeux, surtout avec moi. Je m’appelle Cheng l’Asperge, je suis haut comme trois pommes, je sais à peine lire, je sais compter. Je suis né au royaume de Camelote mais j’ai vécu ailleurs. Mon père est ficeleur d’asperges, comme ma mère et mes soeurs. Jusqu’à mon départ, je passais mes journées sur la zone de conditionnement, entre le port et l’aéroport, entre ciel et mer. Avec mon père, ma mère et mes soeurs. Le matin, nous nous levions tôt, nous buvions du soda en regardant des jeux sur le poste de télévision, et nous partions tous ensemble attendre le camion. Il faisait encore nuit. D’abord, nous entendions le moteur, les grincements des suspensions qui ressemblaient à des souffles d’épuisement, ces bruits nous parvenaient par vagues successives, puis nous apercevions les rais des phares qui partaient dans tous les sens parce qu’il y avait des trous énormes dans la route, et enfin nous sentions l’odeur d’huile chaude de la machine. J’aimais m’asseoir à côté de mon père sur le plateau du camion. Mes soeurs dormaient contre ma mère, qui dormait aussi. Pas mon père. Ni moi. Mes soeurs et moi faisions partie des enfants qui n’allaient pas à l’école. Il y avait de plus en plus d’enfants qui n’allaient plus à l’école depuis qu’elle n’était plus obligatoire dans notre région. Mon père m’apprenait à compter. À trois ans, je savais compter jusqu’à cent mille. À quatre ans, j’ai compris l’infini. L’infini, c’est quand on ne peut plus compter. Cela donne le vertige et cela fait peur aussi.
CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE
- "En moins de cent pages, Stéphane Reynaud a réussi à raconter le monde tel qu’il ne va pas. Une réussite." (Mohammed Aïssaoui, Le Figaro)
- "Un conte cruel, doublé d’un joli premier roman." (VSD)
- "Micromegas futuriste et malheureusement très plausible sous de nombreux aspects, Le Monde selon Cheng pose la question de la valeur, et fait le lien entre le côté marchand et le côté éthique de cette notion fondamentale. Un livre incisif et élégant." (Yaël Hirsch, Toute la culture.com)
- "Une dérive désenchantée qui flingue les ayatollahs du coût bas." (Télé Poche)
A PROPOS DE L'AUTEUR
Stéphane Reynaud est journaliste, rédacteur en chef des pages « Style et Art de Vivre » au Figaro. Il est l’auteur de plusieurs essais dont Glamour business (2008), et No Low Cost (2009). Il a également publié Dans les cuisines de la République (2010). Le Monde selon Cheng est son premier roman.
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Avis sur Le Monde selon Cheng
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Aperçu du livre
Le Monde selon Cheng - Stéphane Reynaud
À Pascale, Louise et Faustine.
Un mensonge peut tromper quelqu’un mais il vous dit la vérité : vous êtes faible.
Tom Wolfe
CHAPITRE 1
LE GRAND VOYAGE
Nous vivons comme des brutes, disait mon père. Depuis que le monde a changé, nous vivons comme des brutes et plus rien n’a de valeur. Quand il parlait ainsi, il prenait un air grave, mais la plupart du temps, c’était un homme joyeux, surtout avec moi. Je m’appelle Cheng l’Asperge, je suis haut comme trois pommes, je sais à peine lire, je sais compter. Je suis né au royaume de Camelote mais j’ai vécu ailleurs. Mon père est ficeleur d’asperges, comme ma mère et mes sœurs. Jusqu’à mon départ, je passais mes journées sur la zone de conditionnement, entre le port et l’aéroport, entre ciel et mer. Avec mon père, ma mère et mes sœurs. Le matin, nous nous levions tôt, nous buvions du soda en regardant des jeux sur le poste de télévision, et nous partions tous ensemble attendre le camion. Il faisait encore nuit. D’abord, nous entendions le moteur, les grincements des suspensions qui ressemblaient à des souffles d’épuisement, ces bruits nous parvenaient par vagues successives, puis nous apercevions les rais des phares qui partaient dans tous les sens parce qu’il y avait des trous énormes dans la route, et enfin nous sentions l’odeur d’huile chaude de la machine. J’aimais m’asseoir à côté de mon père sur le plateau du camion. Mes sœurs dormaient contre ma mère, qui dormait aussi. Pas mon père. Ni moi. Mes sœurs et moi faisions partie des enfants qui n’allaient pas à l’école. Il y avait de plus en plus d’enfants qui n’allaient plus à l’école depuis qu’elle n’était plus obligatoire dans notre région. Mon père m’apprenait à compter. À trois ans, je savais compter jusqu’à cent mille. À quatre ans, j’ai compris l’infini. L’infini, c’est quand on ne peut plus compter. Cela donne le vertige et cela fait peur aussi.
Avec mon père, j’ai appris à compter le nombre de fois où le camion s’arrêtait. À chaque pause, d’autres familles montaient. Cela sentait mauvais à cause de la fumée d’échappement qui remontait à l’arrière, piquait les yeux et la gorge et faisait tousser. Je connaissais chacun des passagers par son nom. Trente-sept arrêts au village, dont un devant le magasin où mon père nous achetait le soda de la journée, le blanc à bulles dans une bouteille en plastique mou qui tient à peine debout toute seule quand elle est vide, trois autres arrêts à la sortie du village, à côté de l’usine de sacs d’aspirateurs aux odeurs de carton recyclé, et puis onze autres encore. Je comptais les départs, et en même temps, les passagers qui montaient. À la fin, nous étions entre cent trente-huit et cent quarante-trois.
Enfants comme adultes, nous étions tous habillés de la même façon. Avec des pantalons et des chemises en coton de couleur violette. À côté du village, il y avait un autre village avec une teinturerie qui ratait parfois sa teinture. La teinturerie jetait alors dans une grande cuve rouillée les vêtements sur lesquels la teinture avait mal pris. Les gens des villages alentours les récupéraient. Les vêtements étaient tous un peu les mêmes, il y avait des vestes en coton rêche avec des manches larges et très courtes, un col qui aurait dû protéger le cou mais qui ne faisait que le gratter, et trois gros boutons devant qu’il fallait recoudre avec du fil qu’on trouvait sur de vieux emballages. Les pantalons avaient deux poches et ils se resserraient à la taille avec une cordelette. Ces vêtements étaient solides, mais ils déteignaient. Dès que nous suions un peu, notre peau devenait violette. Or, nous étions dégoulinants toute la journée. Les plus vieux avaient la peau très violette et la couleur ne partait plus jamais. Les plus jeunes étaient plus clairs. C’est à cela que nous pouvions deviner l’âge des gens du village. Ici, quand le violet devenait trop foncé, on mourait.
Je ne dormais jamais le matin. Mon père non plus. Nous voyagions dans un état de semi-conscience rassurant, en famille, habitués au défilement du paysage embrumé, aux fossés encombrés de ronces, de détritus et de carcasses de véhicules. C’était notre univers et nous l’aimions. Ma mère et mes sœurs se réveillaient à l’avant-dernier arrêt, ou au précédent. Jamais au dernier. Émerger trop tard, cela signifiait être piétiné par cent trente-huit à cent quarante-trois personnes qui descendaient du camion. Sur la zone de conditionnement, des dizaines de camions arrivaient en même temps. Un jour, j’en ai compté deux cent vingt-trois. Des camions de ficeleurs et des camions d’asperges. Toute la journée nous étions dehors, au grand air. C’était bien parce que dans cette région du royaume de Camelote, il fait presque toujours chaud. Mais parfois il pleuvait, alors le matin, sur la plate-forme du camion, nous nous abritions sous une grande bâche. Et la journée aussi. Nous empilions des bidons de deux cents litres de conservateur pour monter trois ou quatre colonnes de fortune et nous tendions une grande toile en plastique dessus. Quand il ne pleuvait pas, pendant les pauses, avec les autres enfants nous jouions à faire rouler ces mêmes bidons de conservateur, et nous sautions dessus pour faire des numéros de cirque, comme dans les émissions que nous regardions à la télévision le soir. Je comptais à voix haute le temps que chacun d’entre nous passait en équilibre sur le bidon pendant que les autres le poussaient, de plus en plus vite. C’était l’un de nos jeux préférés sur la zone de conditionnement. Et puis après, nous fumions en cachette des cigarettes que certains ficeleurs devaient cacher dans les bottes d’asperges.
La journée, je préparais des bottes d’asperges. Comme mon père, ma mère et mes sœurs. Les asperges arrivaient en camion avant d’être entreposées sur la zone de conditionnement. Les premiers camions déchargeaient chacun à leur tour et alignaient leur cargaison sur une immense ligne de plusieurs dizaines de mètres. Les autres venaient ensuite épaissir cette ligne jusqu’à ce qu’elle forme un carré. Les camions suivants montaient sur cet énorme carré et continuaient. Le matin, c’était une montagne d’asperges derrière laquelle se levait le soleil. C’était très beau. Quand il n’y avait pas de brouillard, les couleurs du ciel, celle des asperges et la teinte de nos vêtements se mélangeaient. Bien plus tard, quand Ingrid m’a expliqué ce qu’était l’harmonie, je me suis souvenu de ces aurores où tout mon univers était violet. J’aimais bien ce moment-là. Je respirais fort et l’air frais me rentrait dans le nez. Plusieurs fois, avec d’autres garçons, à notre arrivée le matin, nous avons grimpé au sommet de cette montagne violette ; je me sentais fort. Tout autour il y avait la brume qui se déchirait. Et au loin, c’était l’infini.
Quand le