Découvrez des millions d'e-books, de livres audio et bien plus encore avec un essai gratuit

Seulement $11.99/mois après la période d'essai. Annulez à tout moment.

Le récit de Jao Cariakol
Le récit de Jao Cariakol
Le récit de Jao Cariakol
Livre électronique386 pages5 heures

Le récit de Jao Cariakol

Évaluation : 0 sur 5 étoiles

()

Lire l'aperçu

À propos de ce livre électronique

Est-il possible de survivre loin des démons de son passé? Jao Cariakol se pose cette question depuis qu’il a été forcé à l’exil, loin de la ville souterraine où il est né. Quinze années d’errance à la surface, au travers des contrées magnifiques de Licoranthéa, à sans cesse ruminer ses sombres souvenirs; est-ce vraiment possible d’ignorer puis d’oublier ce qui a détruit notre passé? Aux dire de Koorage DeSafphez, c’est impossible. Voilà pourquoi il poussera Jao à retourner d’où il vient et à affronterune bonne fois pour toute ce qui le ronge depuis quinze longues années. Certaines choses seront révélées, d’autre tenues au secret jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’autre choix; grâce au précieux soutien de Koorage, Jao reprendra enfin sa destinée en main et ira directement confronter les rsponsables de sa déchéance.
LangueFrançais
Date de sortie27 sept. 2012
ISBN9782896835140
Le récit de Jao Cariakol

Auteurs associés

Lié à Le récit de Jao Cariakol

Titres dans cette série (1)

Voir plus

Livres électroniques liés

Romance fantastique pour vous

Voir plus

Articles associés

Catégories liées

Avis sur Le récit de Jao Cariakol

Évaluation : 0 sur 5 étoiles
0 évaluation

0 notation0 avis

Qu'avez-vous pensé ?

Appuyer pour évaluer

L'avis doit comporter au moins 10 mots

    Aperçu du livre

    Le récit de Jao Cariakol - Laura-Lou Fortin

    Chapitre 1

    Âme lourde

    Le soleil se levait sur Infah, charmante petite ville de l’Ouest licoranthéen. Lovée entre les montagnes de la chaîne Ydan, elle abritait environ trois mille personnes. Les demeures étaient toutes de forme rectangulaire, constituées en majeure partie de bois et coiffées par de grands toits en tôle. Il était facile de reconnaître les résidences les plus anciennes, car certains de leurs murs étaient construits en pierres taillées et leur toiture, couverte par la rouille. Sur le versant des montagnes, une route serpentait en longeant des grottes qui servaient de réserves. Des ponts de planches et de cordes descendaient de ces grottes jusqu’à la ville, permettant aux gens de s’y rendre facilement à pied. Au centre d’Infah, se dressait un arbre gigantesque autour duquel une grande place dallée et circulaire avait été aménagée. Son tronc prenait la forme d’une poire jusqu’à sa cime, d’où émergeaient d’épaisses branches retombant autour de lui comme un palmier. Son écorce sèche possédait d’innombrables craquelures, et il n’arborait aucun feuillage. Les touristes demandaient souvent si l’arbre était mort, mais on leur répondait qu’il vivait toujours, habité par un esprit bienveillant depuis déjà un bon nombre d’années.

    L’une des demeures en particulier, dotée de deux immenses fenêtres ouvertes sur le ciel, était située en bordure de la grande place dallée. Koe-Oragen DeSafphez, surnommé Koorage par tout le monde, habitait là depuis un an. Dans l’une des pièces du deuxième étage, il dormait d’un sommeil paisible, Dareza roulé sur ses chevilles. Aujourd’hui âgé de vingt-cinq ans, Koe-Oragen avait une chevelure brun sombre légèrement ondulée retombant sur son visage, et puisqu’il était un cavalide¹, elle prenait racine sur sa nuque et suivait son échine jusqu’en bas de son dos. Deux longues tresses nouées avec des fils colorés passaient derrière ses oreilles équines et descendaient sur son torse. Sur son œil gauche était tatoué en bleu clair le symbole de Selthena, la vie. Contre la table de nuit était appuyée Emhenlydenn, l’épée dont il ne se départissait jamais. Son fourreau recouvert de tissu noir était orné de longues tiges en or qui tournoyaient en spirales, terminées par des feuilles taillées dans une pierre verte translucide. La lumière du soleil reluisait avec force sur l’or de la garde de l’épée, incrustée d’une grosse émeraude heptagonale. Le pommeau taillé dans un bronze cabossé représentait la Roue-Mandorle. Emhenlydenn était un terme dans une langue inconnue de Koe-Oragen, mais il savait que cela signifiait « Celle qui ne dort jamais ». Il était en possession de cette épée depuis aussi loin qu’il pouvait se le rappeler. Enfant, il ne pouvait dormir sans ressentir l’arme contre lui, comme si elle le protégeait de vilains cauchemars. Meldania, la dame qui s’occupait de Koe-Oragen, n’arrivait pas à saisir ce comportement et s’en inquiétait. Toutefois, elle l’avait accepté, et dès que l’enfant fut en âge d’apprendre à la manier, elle l’avait conduit chez l’un des plus grands épéistes de la ville pour qu’il y reçoive ses enseignements.

    1. Pour tous les mots en gras, référez-vous au Guide à la fin du roman. Ils sont répertoriés dans l’ordre de votre lecture.

    Koe-Oragen ouvrit lentement les yeux, le sommeil encore pesant sur les paupières. Les rayons du soleil firent aussitôt miroiter ses

    iris vert écl… oh non. Ses yeux n’étaient pas verts. Ils étaient encore plus verts que le vert lui-même. Ils étaient de la couleur d’une émeraude, la plus pure des émeraudes, et striés de lignes solaires spiralées ; des yeux comme on n’en voyait jamais. Ils brillaient naturellement, comme si deux petites lumières éternelles avaient pris place derrière ses iris. Koe-Oragen cligna, puis aperçut Dareza, déjà perché au bord de la fenêtre, qui émit un roucoulement à son endroit. L’animal était en fait un iué, un serpent ailé originaire de Carablynth. C’était un grand ami de Meldania, qui avait ramené la petite bête de l’un de ses nombreux voyages dans le pays voisin. Ses ailes membraneuses reluisaient de bleu pastel et de rose métallique, brillantes comme les nageoires d’un exocet.

    — Koorage ! Es-tu éveillé ?

    Le jeune homme reconnut la voix de Dame Dendria, sa grande amie, et sauta aussitôt hors de son lit. Il prit un court instant pour s’étirer, enfila une ceinture autour de son pantalon, attrapa sa chemise rouge vin et sortit de la pièce, Dareza s’envolant à sa suite. Koe-Oragen dévala les escaliers tout en terminant de s’habiller et atteignit la porte d’entrée après avoir traversé la cuisine. Il l’ouvrit en affichant son plus beau sourire.

    — Bonjour, chère dame ! dit-il. Vous êtes matinale.

    Puisque sa langue maternelle était le licoranthéen, il avait un accent particulier, cassant un peu les syllabes et accentuant les voyelles. Dendria s’approcha de lui, les mains jointes sur son menton dans une expression de timidité amusée. Personne n’avait jamais pu dire à quelle espèce elle appartenait : son teint naturellement verdâtre et ses jambes se terminant par deux larges feuilles d’arbre attiraient la curiosité des regards. Ses yeux sans pupille, ornés de petites pattes d’oies, brillaient d’un jaune doré comme le soleil. Son embonpoint marqué par de belles joues rondes lui donnait un air jovial. Un châle lui recouvrait la tête et les épaules, forçant ses longues oreilles en forme de tiges à retomber contre sa poitrine. À son bras était accroché un panier duquel une goûteuse odeur se dégageait.

    — Je suis désolée, admit Dame Dendria avec un sourire. Mais comme tu as l’habitude de te lever en même temps que le soleil, j’ai tenté ma chance et je suis venue…

    Koe-Oragen sortit, la brise chaude se faisait attirante. Il referma la porte derrière lui pendant que sa visiteuse fouillait dans son panier. Dareza ne tarda pas à s’engouffrer par la fenêtre ouverte et alla se percher sur l’épaule de son maître. Dendria sortit un petit quelque chose emballé dans du papier brun et le lui tendit.

    — Je suis allée les cueillir cette nuit, tout juste avant l’aube, expliqua-t-elle alors que Koe-Oragen défaisait l’emballage. Comme tu me l’as conseillé ! Il est vrai que les fleurs sont bien plus grandes et parfumées à ce moment que durant la journée.

    Le jeune homme découvrit dans le paquet deux gros fruits à l’apparence molle et visqueuse. Leur chair orangée tirait sur le violet à mi-hauteur et dégageait une odeur sucrée enivrante.

    — Ces gudabs sont énormes, s’étonna Koe-Oragen alors que ses oreilles équines se redressaient. Où êtes-vous allée ?

    — Juste en bordure du lac, près des petits rochers pointus. Les vignes ont considérablement grossi depuis le mois dernier. J’ai été aussi surprise que toi lorsque je les ai vues ! Et je te les offre.

    Avant que le cavalide puisse répliquer, Dendria s’empressa d’ajouter :

    — Si, si ! Je sais à quel point tu raffoles de ces fruits, je te les offre !

    Koe-Oragen la regarda avec tendresse, puis referma le papier et l’enlaça d’un bras.

    — Merci beaucoup, dit-il en relâchant son étreinte.

    — Tout le plaisir est pour moi, mon chéri, répondit la dame avec un immense sourire. Tu viendras ce midi, je vais préparer un de ces pâtés et je veux absolument ton avis !

    Les deux amis éclatèrent de rire. Dendria s’apprêtait à faire une plaisanterie dans le même ordre d’idées, mais s’en abstint, et son visage s’assombrit. Koe-Oragen le remarqua, mais n’ajouta rien. Un silence s’écoula, troublé par les roucoulements de Dareza.

    — J’ai vu Jao lorsque je suis allée au lac, finit-elle par expliquer. Il semblait très songeur… J’ai hésité à lui parler.

    Après un soupir, Koe-Oragen laissa son regard vagabonder sur l’horizon. Lorsqu’il avait discuté avec Jao durant la nuit, ce dernier lui avait paru mélancolique, voire affligé. Mais ce n’était pas nouveau. Son regard semblait terni depuis plusieurs semaines déjà.

    — Tu, enfin… hésita Dendria. Tu es proche de lui, tu pourrais sans doute lui parler…

    — C’est ce que je vais faire, garantit le cavalide pour la rassurer. Et merci encore pour les fruits…

    La dame sourit tendrement, déposa un baiser sur sa joue, puis réajusta son châle avant de s’en aller. Quant à Koe-Oragen, il resta immobile quelques minutes, ses doigts jouant distraitement avec le papier de son cadeau. Il retourna ensuite à l’intérieur.

    * * *

    Jaovoh Cariakol était encore un mystère pour Koe-Oragen. Le minotaure faisait partie de sa vie depuis environ un an ; les deux hommes s’étaient rencontrés dans des circonstances inusitées. C’était le

    27 avril 1236 de l’ère fendal, après minuit, que leurs regards s’étaient croisés pour la première fois. Il pleuvait à verse, des rivières d’eau serpentant entre les dalles de la grande place. Koe-Oragen, incapable de fermer l’œil, était sorti et laissait la pluie tiède ruisseler sur sa peau. Dans l’obscurité, malgré les claquements bruyants de l’orage, il avait perçu des bruits de sabots, près de la grande arche définissant l’entrée de la ville. Un cheval nerveux venait d’y apparaître, et sa tête ballottait de tous les côtés. Son cavalier, n’ayant plus aucune prise, s’était mis à vaciller pour ensuite s’effondrer par terre, la boue virevoltant autour de lui. Koe-Oragen s’était précipité vers l’inconnu, pieds nus dans l’eau, inquiet qu’il ne soit blessé. Effectivement, celui qui s’avérait être un minotaure portait de profondes et douloureuses marques de combat, et sa respiration trahissait une lourde fatigue. Koe-Oragen avait pris le temps de calmer le cheval, gardant sa main sous sa tête et caressant son chanfrein, lui murmurant de douces paroles en licoranthéen. Puis, il s’était penché vers l’homme pour l’aider. Depuis cet instant, les deux alliés ne s’étaient plus jamais quittés.

    Dareza toujours enroulé sur son épaule, Koe-Oragen se rendit au bout de la ville jusqu’aux ponts de cordes et passa en dessous pour ensuite bifurquer vers la droite. Près de l’entrée de la route qui montait jusqu’aux grottes de la montagne, le cavalide emprunta un petit passage qui s’enfonçait parmi les plantes géantes. Il parcourut une courte distance, parfois fouetté au passage par les feuilles tombantes, et atteignit le lac Infadrid. Les vaguelettes, bercées par la brise, roulaient sur la berge rocailleuse, là où était assis Jao. Les montagnes d’Ydan encadraient le lac, majestueux pics de rocs brunâtres élevés dans le ciel. Plus loin sur la berge, il y avait une rangée de monolithes pointus délimitant l’accès à une petite forêt de vignes, là où Dame Dendria et certains habitants allaient cueillir les fruits appelés gudabs. Koe-Oragen fit ses pas le plus discrets possible alors qu’il s’avançait vers le lac, mais Jao remarqua vite sa présence. Il était enveloppé dans son éternelle cape en peau de rukh recouverte de belles plumes brunes et beiges, la capuche étant la tête évidée de l’animal. Ses cornes de taureau recourbées prenaient racine dans ses tempes et remontaient au-dessus de sa tête avec élégance, même si elles étaient craquelées et usées par le temps. Sa peau entièrement basanée, presque dorée, son torse très large et sa musculature évidente lui donnaient l’allure d’une statue de bronze. Bien que costaud, il possédait une taille plutôt fine, et n’était vêtu que d’un pantalon en cuir coupé à la hauteur des genoux, laissant paraître ses longues pattes de bœuf recouvertes d’un poil brun. Ses cheveux marron frisés dévalaient en abondance sur ses épaules, et ses yeux orangés brillaient sous des sourcils toujours froncés. Il était pourvu d’un grand nez aquilin ainsi que de joues creuses. Le symbole de Drakavë, la magie, était tatoué en violet sur son œil droit.

    — Vous avez vu Dame Dendria un peu avant l’aube ? rappela Koe-Oragen en s’approchant à pas lents.

    Jao passa ses bras autour de ses genoux, sa queue de bœuf entièrement couverte d’un bandage en cuir balayant les petites roches derrière lui. Ce simple geste suggéra au cavalide qu’il pouvait s’avancer plus près. Dès qu’il fut à sa hauteur, il ajouta :

    — Elle m’a ramené deux gudabs, ils sont gigantesques…

    Jao tourna les yeux vers lui avec un mince sourire, puis son regard retourna vers l’horizon. Koe-Oragen, comme il l’avait fait durant la nuit, s’assit à ses côtés. La brise jouait doucement dans leurs cheveux.

    — Vous avez toujours adoré ces fruits, finit par dire Jao. C’est une chance.

    La voix du minotaure était grave, très grave. Koe-Oragen aimait penser qu’elle était assez profonde pour être l’écho des entrailles souterraines où Jao était né. Il eut un tendre sourire et reprit :

    — Écoutez. Nous nous connaissons depuis peu de temps, moins d’un an en fait. Mais… si vous avez un ennui… une préoccupation… croyez-moi, vous pouvez m’en faire part.

    Jao croisa à nouveau son regard alors qu’il ajoutait :

    — Je ne juge pas, vous savez.

    — Je sais, murmura le minotaure.

    La discussion s’évanouit dans le silence, les deux hommes absorbés dans l’écoute apaisante du bruissement des vagues. Dareza finit par ramper le long du bras de son maître, descendit vers sa jambe et prit place sur la berge. Il étira ses grandes ailes membraneuses et les fit battre en roucoulant. Koe-Oragen passa ses doigts sur la tête de l’iué, qui reçut cette caresse avec plaisir.

    — Je vous ai parlé de souvenirs, finit par déclarer Jao en se levant. Peut-être était-ce davantage des démons.

    Le cavalide l’imita dans un bond, ses oreilles équines légèrement penchées vers l’arrière.

    — Des démons intérieurs ? suggéra-t-il.

    — Ceux… de mon passé, spécifia son allié avec un certain malaise.

    Il joignit les mains dans son dos, écartant distraitement du sabot la rocaille qui l’empêchait d’avoir une position stable. C’était déjà difficile d’y penser, voilà qu’il essayait pour la première fois d’en parler avec Koe-Oragen… Devait-il oser ? Une sensation de vide tomba sur son plexus. Il n’était pas certain de pouvoir trouver les mots justes. Son regard fuyait ; il le força à se lever vers le jeune homme. Les yeux d’émeraude de celui-ci avaient quelque chose de rassurant, telle une force apaisante inexplicable. Jao savait que la confiance de Koe-Oragen était sans faille, ce n’était pas cela qui l’effrayait : il craignait plutôt que ses démons, comme il les avait qualifiés, ne reprennent le dessus sur lui. Il avait mis tant d’années à se reconstruire. Il ne pouvait pas se permettre d’éclater à nouveau.

    — Si je peux vous aider, commença Koe-Oragen en posant sa main sur l’épaule de son ami, j’aimerais le faire. Mais si vous avez besoin de… vous comprenez, simplement réfléchir… alors je ne vous poserai plus de questions.

    Sur ce, il s’apprêta à reculer, mais Jao eut un soubresaut, que le cavalide interpréta comme un désir de le voir rester. Dareza émit un nouveau roucoulement, occupé à fouiller parmi les cailloux humides pour trouver de minuscules coquillages déposés par les vagues.

    — Je ne peux croire… que je suis le seul détenteur de cette sensation, murmura le minotaure. Cette sensation de lourd regret. D’une douleur qui, avec le temps, ne voudra jamais s’effacer.

    Koe-Oragen joignit les mains, écoutant avec attention son allié. Après que celui-ci se soit tu, il attendit un moment et dit :

    — Est-ce quelque chose… vous dites un regret… cela s’est produit dans votre passé ?

    Tout cela, pourtant d’une grande simplicité, était déjà trop difficile à supporter pour Jao. Il fit un aller et retour sur la berge, sa queue s’agitant derrière ses pattes, et il s’immobilisa à une certaine distance du jeune homme. Trouver les mots… trouver les mots… voilà ce que Jao ne réussirait jamais à faire. Malgré les forces importantes qu’il déployait en lui pour éviter le sujet, il se sentait faiblir. Koe-Oragen se tenait là, tout bonnement, sans faire aucun geste, et malgré tout, une puissance sans nom émanait de lui, ce qui faisait en sorte qu’on avait presque automatiquement une grande confiance en lui. Jao admira le lac reluisant sous le soleil, puis sans se retourner, il dit :

    — Tout cela me ronge.

    L’oreille attentive, il crut que Koe-Oragen allait ajouter quelque chose, ce qu’il ne fit pas. Dareza vint ramper jusqu’aux sabots du minotaure.

    — On m’a détruit.

    Jao se mordit la lèvre inférieure, presque furieux contre lui-même d’avoir osé dire ces mots. Il entendit Koe-Oragen s’approcher et passa une main nerveuse sur sa nuque, les dents serrées.

    — Puis-je oser suggérer que certaines personnes vous ont fait du mal ? dit le cavalide d’une voix douce.

    — Vous le pouvez, confirma Jao en essayant de cacher son malaise.

    Songeur, Koe-Oragen observa un moment son allié, le menton entre les doigts. Il reprit :

    — Depuis mon enfance, Dame Dendria m’a souvent répété que les plus mauvaises pensées ne peuvent disparaître que si elles sont racontées.

    Le minotaure fit volte-face vers lui avant qu’il n’ajoute autre chose, une lueur de détermination dans les yeux.

    — DeSafphez, j’ai eu d’énormes ennuis. Et j’ai de la difficulté à supporter la moindre pensée à ce propos. Je ne suis pas prêt à en parler…

    Il laissa sa phrase en suspens, incapable de savoir ce qu’il désirait réellement. Koe-Oragen acquiesça d’un signe de tête.

    — Vous vous rappelez ce que vous m’avez dit, le matin de notre rencontre ? commença-t-il. Après que vos blessures aient été pansées… Nous étions à ce même endroit, sur la berge du lac, et je vous ai demandé ce qui vous avait conduit jusqu’à Infah. Vous m’avez répondu avoir été aux prises avec d’énormes ennuis par le passé, et que même aujourd’hui vous aviez de la difficulté à seulement y penser.

    Jao se rappela ses paroles et eut un petit sourire en coin. Il venait de répéter presque les mêmes mots sans le vouloir. Un signe, peut-être. Qu’importe ce qu’il voulait dire.

    — Nous avons tous nos ennuis, poursuivit Koe-Oragen. Mais par là je ne veux pas dire que les vôtres sont de moindre importance, s’empressa-t-il de rectifier. Simplement… j’aimerais pouvoir vous écouter.

    — C’est apprécié, assura le minotaure. Toutefois, le moment actuel n’est pas le plus propice.

    Sentant que son maître était sur son départ, Dareza déploya ses ailes et s’envola vers son épaule.

    — Je comprends, admit Koe-Oragen.

    Sur ces mots, il tourna les talons, parcourut une certaine distance vers le chemin qui menait à la ville, puis s’immobilisa. Ses yeux contemplatifs étaient rivés sur le lac scintillant de lumière.

    — Je sais que vous ne croyez pas particulièrement à l’influence que peuvent avoir les seigneurs élémentaux sur nos vies, lança-t-il d’une voix assez forte pour que Jao l’entende, mais parfois, il ne suffit que d’une prière pour trouver nos réponses.

    Puis, il s’en alla. Les poings serrés, Jao réprima un juron. Depuis des mois, une folle envie de parler à Koe-Oragen lui prenait par moments. Peut-être avait-il trop besoin de se confier, à cause de toutes ces dernières années qu’il avait passées sans la moindre oreille attentive près de lui. Les vagues vinrent rouler jusqu’à

    ses sabots, déposant un joli coquillage rosacé qu’il remarqua parmi tant d’autres. Il se pencha et le prit entre ses doigts pour l’admirer silencieusement. Les minotaures ne croyaient pas aux seigneurs élémentaux ni à l’existence de la Roue-Mandorle, mais depuis un an, Jao ne faisait plus partie de son peuple. Peut-être pourrait-il faire une prière… peut-être.

    Chapitre 2

    Honteux

    Le temple d’Infah était situé derrière la ville, dans une plaine de terre meuble, parmi d’immenses rochers effilés et gravés d’innombrables symboles élémentaux. Construit en bois et d’allure sobre, il possédait une vaste et unique salle baignée par la lumière matinale qui passait au travers des vitraux dorés. Tout au fond du temple se trouvait une immense statue en bois représentant Malgapond, la nature, accompagnée par deux beltroies redressées. À ce moment de la journée, soit au petit matin, rares étaient les personnes présentes. Quelques chèvres circulaient librement dans les environs, à l’extérieur, en broutant ce qu’elles trouvaient. Dans le temple, une table basse était placée en bordure d’un tapis vert qui traversait toute la salle, et sur celle-ci s’entassaient des parchemins près d’une plume trempée dans un encrier. Le disciple de la Roue, Qiruz Cordedor, était agenouillé devant la table, frottant quelque chose entre ses mains en lui murmurant des paroles licoranthéennes. Vêtu d’un long manteau brun clair à capuchon, il avait des yeux bleu-gris peu lumineux qui contrastaient avec sa peau blême parsemée de taches de rousseur. Sur son front, dans l’ombre de sa capuche rabattue sur sa tête, passait un large bandeau en cuir serti de pierres polies vivement colorées. L’esthétique de son manteau était typique de ceux portés par les disciples de la Roue, arborant des bandes verticales le long du corps remplies de dessins et de symboles. À son cou pendaient d’innombrables talismans, bijoux et médaillons à l’effigie des éléments immatériels. Ceux-ci cliquetaient joliment au rythme de ses gestes. Qiruz finit par jeter sur la table ce qu’il tenait entre ses mains, soit deux petites roches et un saphir. Il émit aussitôt un marmonnement sourd, comme un juron étouffé.

    — Ce n’est pas bon, grommela-t-il en reprenant le saphir.

    Il se redressa, traversa la salle jusqu’à la grande statue de Malgapond, le frottement de ses pieds nus sur le bois se répercutant dans le silence, et il s’immobilisa devant elle. Il leva le poing dans lequel il tenait le saphir.

    — Si tu pouvais changer cela… lança-t-il à l’intention de la statue.

    Évidemment, il ne reçut aucune réponse. Qiruz s’empressa de retourner à la table basse, fouilla parmi tous les parchemins accumulés, et en trouva un qu’il revint lire devant la Malgapond de bois.

    Ki Golda², la belle et la traîtresse.

    2. Ki Golda signifie L’eau. Il est rare que les Licoranthéens s’adressent aux quatre éléments matériels en ne les nommant pas dans la langue de leur pays natal.

    Le disciple suspendit sa lecture là, ayant changé d’idée. Le regard vagabond, comme s’il était toujours attentif à autre chose, il jeta d’un geste distrait le parchemin et reprit :

    — Tu comprends, je ne peux annoncer de telles nouvelles au maire d’Infah…

    Il s’approcha de la statue et passa ses doigts sur la main de Malgapond qui tenait une torche éteinte, puis murmura :

    — Il a foi en mes prédictions, mais je ne suis qu’un humble disciple… Si je lui dis que mes talismans me prédisent l’eau qui s’enfuit…

    Il frappa soudainement sur la statue avec sa paume, dans un geste indiquant qu’il venait d’avoir une vive idée. Ses yeux parcoururent les murs de la salle, et il écouta avec attention le bruit des sabots de chèvres sur la terre feutrée, à l’extérieur.

    — Il va croire que la saison sèche arrivera beaucoup trop tôt, reprit Qiruz sur un ton presque imperceptible. Et si…

    Il s’interrompit en voyant quelqu’un s’approcher du temple. Ses doigts saisirent le poignet de Malgapond, et son autre main se porta à son cœur.

    — Par les treize éléments ! s’exclama-t-il d’une petite voix. J… je ne suis point prêt !

    Nerveux, Qiruz s’empressa de retourner à la table basse pour empiler proprement ses parchemins. Il rangea le saphir et les deux cailloux dans la poche de son manteau, retira son capuchon, écarta du pied la table qui empiétait un peu sur le tapis, et se racla la gorge. Prêt à recevoir le visiteur, le disciple resta immobile, enfin détendu, quand il se rappela tout à coup qu’il devait allumer la torche dans la main de la statue. À nouveau énervé, il courut pour accomplir sa tâche juste à temps. Jao entra dans le temple, après avoir caressé une chèvre au passage. Il essuya ses sabots à l’entrée par politesse personnelle et fut aussitôt accueilli par Qiruz.

    — Bienvenue, mon frère !

    Les mains tremblantes, il tenta de se calmer devant le regard impassible du minotaure.

    — Je ne t’avais encore jamais vu au temple, admit-il sur un ton plus contrôlé. Est-ce la première fois que tu y viens ?

    Jao inclina un peu la tête en guise de réponse et se dirigea vers la grande statue de Malgapond, suivi par le disciple, qui, apparemment, avait bien de la difficulté à gérer sa nervosité. Il fallait l’admettre, Qiruz avait beau faire ce métier depuis huit ans, il n’avait jamais été adroit avec le public, et s’adresser aux gens lui donnait le trac.

    — Je vous laisse seul ! finit-il par dire, incapable de trouver mieux. Je… vais aller nourrir les chèvres. Que… que la Roue-Mandorle vous protège.

    Ne recevant aucune réponse du visiteur, le disciple s’empressa de s’incliner et quitta le temple en vitesse. Jao attendit que le bruit de ses pas s’évanouisse à l’extérieur pour lever les yeux vers la géante Malgapond de bois. Il admira son immense chevelure nouée en spirale derrière son dos, ses oreilles équines trahissant sa race, et le magnifique regard que lui avait conféré le sculpteur. Il finit par se sentir un peu mal à l’aise, comme si on l’épiait. Pourtant, il était seul et devait se ressaisir. Les minotaures étaient élevés à ne pas connaître la peur ou à la refuser lorsqu’elle était imminente… élevés pour défendre les plus faibles… élevés pour être puissants. Jao, en particulier, avait reçu des enseignements encore plus sévères et les respectait avec noblesse. Il fit un pas vers la statue, ses yeux orangés fixés sur le visage en bois de la dame élémentale. Le silence qui suivit fut long.

    — La nature… murmura-t-il sans se soucier par où commencer. Vous devez déjà tout savoir de moi.

    Il jeta un petit coup d’œil derrière lui pour vérifier si le disciple de la Roue était toujours loin à l’extérieur. Il ne voulait pas être entendu, surtout pas en ce moment.

    — Mais laissez-moi vous dire que je suis peu croyant, reprit-il. Les souterrains où je suis né ne croient qu’en l’influence des quatre éléments matériels, et encore. Les minotaures ne croient qu’en peu de choses, sauf la puissance et la terre. Ainsi que la survie, peut-être. Il faut leur pardonner…

    Malgré le silence de la statue, Jao avait l’impression de percevoir une oreille très attentive penchée vers lui. Fervent croyant, Koe-Oragen avait une grande confiance en la Roue-Mandorle et les éléments. Il avait souvent dit à Jao que les seigneurs élémentaux pouvaient se manifester d’une manière très forte seulement avec certaines personnes. Jao ne savait pas s’il devait y croire, pourtant aujourd’hui, tout lui semblait possible.

    — J’ai besoin de réponses, admit-il, incapable de formuler sa demande autrement.

    Tout d’un coup, ses pattes se mirent à trembler, et il dut se laisser tomber à genoux pour les arrêter. Malgapond était la dame élémentale de la nature profonde, elle savait tout de l’origine et le véritable caractère des gens. Depuis des millénaires, le peuple d’Infah la considérait gardienne de leurs terres.

    — Je m’agenouille devant vous, reprit Jao. Humblement. Pardonnez-moi si… je ne sais comment m’y prendre. J’ai besoin

    de savoir… oui, j’ai besoin de vous… pour savoir si j’ai la force de continuer.

    Plus il parlait, plus le minotaure voulait en dire davantage. La simple présence de cette gigantesque statue le faisait faiblir, ou plutôt déplaçait ses forces : celles-ci, qui avaient toujours servi à le défendre contre les démons de son passé, se concentraient maintenant pour l’aider à parler.

    — Je voudrais pouvoir tout expliquer à DeSafphez, poursuivit Jao avec enfin la certitude que quelqu’un l’écoutait. Mais qu’en

    pensera-t-il ? Que dira-t-il de moi après avoir entendu mon passé ? Il y

    Vous aimez cet aperçu ?
    Page 1 sur 1